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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />
ce long processus stabilisateur trouve sa plus parfaite réalisation dans le cogito de<br />
Descartes : « je pense donc je suis ». A la question « que suis-je », Descartes<br />
répond : « une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une<br />
raison » 1 . L’auteur du Discours de la Méthode énonce par ces termes l’essence<br />
métaphysique enfin stabilisée de l’homme : son identité philosophique.<br />
La sédentarisation de l’homme sur un espace géographique, historique et<br />
politique déterminé accompagne logiquement le centrage de l’homme sur une<br />
essence métaphysique dont, bien avant Descartes, Aristote avait été le premier à<br />
proposer une synthèse de grande ampleur. Le mouvement commencé<br />
géographiquement et politiquement en Mésopotamie trouve chez Aristote sa réussite<br />
dans la philosophie. Descartes cependant pousse ce mouvement à son point-limite :<br />
l’homme « animal raisonnable » d’Aristote devient chez le « père de la philosophie<br />
moderne » (selon la formule de Hegel), le « je » assimilé à la raison. Descartes<br />
prétendait quêter un point d’Archimède avant d’affirmer l’avoir trouvé avec le<br />
Cogito : « Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un<br />
autre lieu, ne demandait rien qu’un point qui fût ferme et immobile ; ainsi j’aurais<br />
droit de concevoir de hautes espérances si je suis assez heureux pour trouver<br />
seulement une chose qui soit certaine et indubitable » 2 écrit-il dans les Méditations<br />
métaphysiques. On ne saurait proposer métaphore plus parlante pour signaler la<br />
parenté entre les deux versants du double mouvement, géographique (politique et<br />
historique également) et métaphysique, de fixation de l’homme. Descartes cherche à<br />
accomplir définitivement dans la philosophie un mouvement qui a été accompli dans<br />
l’histoire-géographie-politique bien avant lui. Souvent trop superficiels, les<br />
historiens de la philosophie ont coutume de voir dans Descartes une rupture<br />
métaphysique et épistémologique radicale. La réalité profonde s’avère bien plus<br />
complexe que les gadgets disruptifs de certains philosophes : Descartes s’inscrit<br />
dans une coulée fixatrice et essentialisante bien antérieure à Aristote lui-même, qui<br />
débuta avec les prémices de la civilisation occidentale en Mésopotamie et dont<br />
l’architecture marqua l’ébranlement. La fixation aristotélico-cartésienne de<br />
l’essence de l’homme n’est rien d’autre que sa sédentarisation métaphysique. La<br />
clôture de la définition métaphysique de l’homme sur son essence et sa fixation sur<br />
le socle qu’elle constitue – autrement dit, cette direction philosophique qui porte le<br />
nom d’humanisme – désigne le même mouvement que celui de la territorialisation<br />
géographique, historique et politique, qui, dès l’aube de la sédentarisation<br />
occidentale, donna naissance à l’Etat. L’essence, voilà le nom philosophique du<br />
territoire : sur la lancée de la fondation cartésienne, le sujet humain finit, au moment<br />
de l’Aufklärung, par obtenir une souveraineté métaphysique sur lui-même analogue<br />
à celle, territoriale, des Etats. C’est ce double mouvement de territorialisation<br />
politique et philosophique de l’homme qui, architecture aidant, a permis à l’homme<br />
de s’habiter lui-même (Aristote, Descartes) tout en habitant l’espace (les territoires,<br />
les Etats). La théologie (fixer les dieux dans des temples) et la politique (fixer les<br />
peuples dans des territoires) se continuent dans la philosophie (fixer l’homme à une<br />
essence). L’essence métaphysique est alors la métaphore du temple théologique et<br />
de l’habitation anthropologique/politique quand la philosophie est la métaphore de<br />
l’architecture.<br />
1 René Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Paris, Hatier, 1983, page 49.<br />
2 René Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Paris, Hatier, 1983, page 47.<br />
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