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LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE…<br />
au lieu de la conscience de culpabilité, c’est le langage cynique du mensonge<br />
éhonté.<br />
Le respect de la mémoire des morts est un des thèmes importants du roman<br />
et il s’exprime, le plus souvent, par un langage symbolique. Ce thème apparaît à<br />
plusieurs reprises, chaque fois sous un angle différent :<br />
Le contraste était frappant, surtout entre le visage presque angélique du petit soldat<br />
de l’encadrement, pas une ride sur son front, et les visages sales, pleins de rides et de boue des<br />
deux sœurs. Tante Bella : son corps affaissé près du fossé, puanteur d’urine, puanteur de<br />
souffrance, et alors tante Stefi qui voulait l’enterrer, quoi l’enterrer, juste gratter à la main<br />
quelques mottes de terre mélangées à la neige sale, la neige jaune brune de vomissures et de<br />
merde… Stefi, Stefike, accroupie, le petit soldat derrière elle, debout, la frappant avec la crosse<br />
de son fusil, pour achever ensuite par une balle ce sale et maigre quelque chose, ce quelque<br />
chose de squelettique, en épouvantail. Car tout vêtement propre et décent devient épouvantail<br />
après trois jours de marche forcée dans la boue et dans la neige. […] cet amas de tissu sale<br />
mélangé avec de la chair encore vivante qui bougeait si drôlement, après les deux coups de<br />
crosse dans le dos, qu’il fallait quand même lâcher une balle dans le dos (il visait la nuque),<br />
« car nous, guerriers preux et valeureux, c’est comme ça que nous ont enseigné nos supérieurs<br />
aux exercices du LEVENTE ou dans l’Armée, nous ne devons laisser agoniser personne, même<br />
pas une sale juive. Pour sûr que le premier que j’ai fusillé tout au début, à la sortie d’une<br />
banlieue de Budapest, eh ben alors j’ai dégueulé un peu, mais mon cap’taine, un volontaire,<br />
étudiant en médecine, m’a expliqué que ce n’est rien, que ses camarades en passent par là, lors<br />
du premier cours de dissection presque tout le monde dégueule, mais après ce n’est rien :<br />
« C’est comme si l’on découpait un poulet rôti sur le plateau d’argent posé sur la table par la<br />
bonne au tablier blanc et au fichu blanc, ha-ha-ha, nous autres on aime pincer les cuisses de la<br />
petite bonne à tout faire. » (p. 97)<br />
Ainsi surgit dans la mémoire de la vieille dame la mort de ses deux tantes.<br />
Tante Bella est morte d’épuisement pendant la déportation à pied vers la frontière<br />
autrichienne et tante Stefi, sa sœur, voulait l’enterrer près du fossé. Enterrer les<br />
morts fait partie des civilisations qui remontent à la préhistoire. Dans toutes les<br />
civilisations, dans toutes les croyances ou, dans les temps modernes mêmes chez les<br />
gens détachés de la religion, existent des langages symboliques, des gestes, des<br />
manières d’enterrer les morts, ou de les incinérer, en signe d’un dernier hommage.<br />
Ce geste, ce langage symbolique était celui de tante Stefi. C’était le langage de la<br />
dignité, du respect des morts qui fait partie du respect de la vie. Cependant, le soldat<br />
de l’encadrement assassine tante Stefi et les cadavres sans sépulture restent au bord<br />
de la route. Le meurtre et le « geste » symbolique de ne pas enterrer les morts existe<br />
également depuis des millénaires, mais ce langage est celui des courants historiques<br />
rétrogrades, c’est souvent l’expression du mépris, la volonté de considérer l’autre<br />
comme un objet, comme un numéro, qui ne mérite pas un traitement humain. Dans<br />
l’Antiquité c’était le traitement des esclaves révoltés, ou, sous les régimes féodaux,<br />
celui des serfs désobéissants ou alors des criminels exécutés dont les cadavres<br />
restaient sous les gibets en proie aux oiseaux rapaces. Les génocides modernes<br />
constituent le langage absolu de blasphème à propos de la mort.<br />
Les antonymies inversées. Revenons à la scène de la mort de tante Bella et<br />
tante Stefi. Le meurtrier est un jeune soldat de l’encadrement nazi dont le texte dit :<br />
« Le contraste était frappant, surtout entre le visage presque angélique du petit<br />
soldat de l’encadrement – pas une ride sur le front – et les visages sales, pleins de<br />
rides et de boue des deux sœurs. » Ce contraste est très important dans le roman et il<br />
revient à plusieurs reprises. Ce sont les images concrètes d’une réalité historique qui<br />
caractérisent la barbarie fasciste. Ce n’est pas seulement l’uniforme impeccable,<br />
propre des SS, ce n’est pas seulement le visage presque angélique des bourreaux, ce<br />
n’est pas seulement le bouquet de fleur tendu par une charmante fillette au dictateur<br />
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