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Ville

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LA GRANDE VILLE S’EVAPORE/ET PLEUT A VERSE SUR LA PLAINE…<br />

crever d’envie les païs, dont elles sont les Capitales […] » (p. 16). On est tenté de<br />

prendre « cadavre » dans le sens de corps putride, dont les parties se délitent<br />

lentement, n’étant plus articulées par aucun principe unificateur. La corruption<br />

ronge les organes, désorganise les tissus et livre à une vie protéiforme des cellules<br />

retournant peu à peu à l’état de composant premier. La matière revient à la nature,<br />

mais à une nature perçue comme informe, à un état sans clôture et sans principes,<br />

dépourvu de repères topographiques, dangereusement ouvert sur la terra incognita,<br />

le chaos et l’anarchie. Dans une intéressante réflexion sur « site » et « paysage »,<br />

Anne Cauquelin observe, qu’entre autres définitions possibles, le site est ce qui peut<br />

être appréhendé d’un regard circulaire, à partir d’une position dominante : « Roc.<br />

Phare. <strong>Ville</strong> au sommet d’une colline chez les peintres florentins. Le site donne à<br />

voir quelque chose qui n’est pas lui, quelque chose de son environnement, ses<br />

alentours » (2002, p. 27). Redescendu dans la plaine, l’observateur n’a plus qu’une<br />

vision immédiatement bornée par les obstacles les plus anodins, rideaux d’arbres,<br />

constructions ou talus. Sa perception, tout à l’heure à l’échelle d’une contrée, est<br />

brusquement restreinte à l’immédiate proximité visuelle et physique, à ce qui ne<br />

mérite plus le nom de site, mais seulement celui d’emplacement, voire de point. Dès<br />

lors, l’étendue n’existe plus, le regard devient autistique et le lieu où l’on se trouve,<br />

perdu au milieu de mille autres, ne se distingue de ce qui l’entoure immédiatement<br />

que par quelques traits modestes. En ce sens (dans le sens de Ledoux ou de<br />

Lemaître), la campagne n’existe pas sans la ville, le village n’est rien s’il ne se<br />

rattache à une entité plus vaste et plus centrale. Philippe Jaccottet l’a très bien senti,<br />

qui note dans Paysages avec figures absentes : « Qu’est-ce qui fait qu’en un lieu<br />

[…] on ait dressé un temple, transformé en chapelle plus tard : sinon la présence<br />

d’une source et le sentiment obscur d’y avoir trouvé un centre ? […] Une figure se<br />

crée dans ces lieux, expression d’une ordonnance. On cesse, enfin, d’être désorienté.<br />

[…] On éprouve une impression semblable à celle que donnent les grandes<br />

architectures ; il y a de nouveau communication, équilibre entre la gauche et la<br />

droite, la périphérie et le centre, le haut et le bas » (1976, p. 128). La<br />

« désorientation » est ce qui caractérise d’abord l’homme dépourvu d’instrument de<br />

mesure ; là où le mètre-étalon fait défaut, il ne peut y avoir d’ordre, car la société<br />

locale, celle du village ou du petit bourg, n’est plus en mesure de générer une<br />

norme, sociale ou linguistique, tous les regards et toutes les aspirations étant tournés<br />

vers le chef-lieu qui, lui-même, ne fournit plus de référence stable. La copie des<br />

habitus urbains les plus divulgués (cf. Bonnot & Petey-Hache, 1995) gangrène petit<br />

à petit l’ancienne solidarité entre villageois, qui cherchent à reproduire, souvent de<br />

façon cocasse et burlesque, le luxe des demeures patriciennes et bourgeoises ; ainsi<br />

des cours et des façades où prolifèrent, avec le printemps, nains de jardin, cygnes,<br />

cigognes en plastique et colonnettes en ciment imitation marbre surmontées de petits<br />

Amours.<br />

DE L’ANTHROPOPHAGIE URBAINE ET DE LA CIVILITÉ<br />

LA TÊTE ET LE VENTRE DE LA CITÉ<br />

Dès lors que l’on interroge les statistiques, on comprend mieux le rôle<br />

quasi fantasmatique que la « ville » a pu jouer, au moins jusqu’à la fin du<br />

XVIII e siècle. Roncayolo (1997, p. 40) souligne que, jusqu’au début de l’ère<br />

industrielle, l’urbanisation reste très faible, ne dépassant qu’exceptionnellement les<br />

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