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SYMBOLIQUE DE LA VILLE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE JEAN ROUAUD<br />
La description corrélative des deux maisons, celle de la jeunesse et celle de<br />
la nouvelle épousée, met clairement en évidence les conditions sociales respectives,<br />
la spécificité de chaque bâtisse étant révélatrice et même redondante du mode de vie<br />
qu’elle abrite 1 :<br />
« D’autant qu’il n’est pas dit qu’il ne souffre pas secrètement de l’avoir fait<br />
un peu déchoir de son rang, le petit Loup, en l’entraînant sur ses terres<br />
campbonnaises. La maison du grossiste en vaisselle et articles de ménage n’a pas le<br />
standing de celle du tailleur. Les deux escaliers, par exemple, ne se comparent pas<br />
[…] » (Cadeaux, p. 73)<br />
Dans la description menée ensuite par le narrateur, tout ce qui caractérise<br />
l’escalier et la demeure paternels est empreint de grâce : chaleur du bois, aisance de<br />
la volée de marches, profusion de pièces, lieu que l’on n’envisage que sur le mode<br />
ascensionnel. La description de l’escalier conjugal, au contraire, est marquée par<br />
l’austérité, voire une structure tout juste bonne pour les casse-cou, et inversement au<br />
précédent, met en scène la descente. Le narrateur ne s’étend pas davantage sur le<br />
détail, mais résume en quelques lignes les signes extérieurs de distinction :<br />
« Et ainsi de suite, point par point, dimension, confort esthétique, charme,<br />
agrément, le bénéfice de cette mise en parallèle revient à la maison du tailleur – y<br />
compris les jardins (notre pauvre jardin tout en longueur et qui, en dépit de quelques<br />
aménagements floraux, a du mal à camoufler son appartenance à la classe<br />
laborieuse, entrepôt, hangars, cartons, caisses, brouette, atelier de bricolage, […]. »<br />
(Cadeaux, p. 73)<br />
Le pluriel qui dénote le jardin paternel, façon Versailles, réussit à écraser<br />
par une seule description définie – les jardins – la conglobation parfaitement<br />
hétéroclite associée à ce qui ne parvient pas à remplir sa fonction d’agrément dans la<br />
maison des jeunes époux. Le narrateur en conclut de manière lapidaire, (Cadeaux,<br />
p. 75) : « Ainsi notre maman perdait beaucoup en s’installant dans la maison de<br />
Campbon […] » Pour preuve incontestable, une photo prise à cet endroit :<br />
« Il y a une photo d’elle prise dans la cour, à Campbon, […]. Notre mère en<br />
blouse, à moins de penser qu’à Riaillé [Riancé] ils ne prenaient des photos qu’en<br />
tenue du dimanche, c’est de l’inédit. […] on ne peut s’empêcher de penser, devant<br />
cette relative déperdition, qu’entre son ancienne et sa nouvelle vie, d’un strict point<br />
de vue vestimentaire, elle a perdu au change. La coiffure aussi est moins savante,<br />
moins apprêtée, si l’on compare avec celle du temps de ses fiançailles. A sa<br />
décharge, la mode a évolué, on ne roule plus les cheveux façon studio d’Harcourt, et<br />
la commune recense deux coiffeurs pour hommes, dont l’un est sabotier et l’autre<br />
maraîcher – […]. » (Cadeaux, pp. 99-100)<br />
En d’autres termes, l’environnement a déteint sur l’élégance originelle de la<br />
jeune femme : le bourg de Campbon/Random est inférieur à Riaillé/Riancé, au point<br />
qu’il est indispensable de recourir aux services de Nantes pour pallier les<br />
déficiences rurales, et du coup, la maison elle-même et tout ce qu’elle signifie<br />
socialement disent le déclassement d’Anne/Annick.<br />
On le voit, les langages de la ville et de la campagne s’expriment aussi bien<br />
par les objets que par les corps. C’est sans compter sur l’extraordinaire force de<br />
1 A la décharge de la nouvelle famille installée à Randon/Campbon, il faut préciser que les Rouaud<br />
comptent parmi les quelques nantis, au début des années soixante, qui bénéficient du téléphone, ce qui les<br />
rattache à l’aristocratie locale (cf. les pages incipit du roman Des hommes illustres).<br />
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