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Ville

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LES EMPREINTES DE LA VILLE : ECRITURE DE L’ESPACE URBAIN…<br />

un va-et-vient qui mène de la ville à ses environs », et il faut « qu’un espace<br />

illimité fasse contrepoids [à la ville] 1 ». Similitude, contraste, assimilation<br />

d’un espace par un autre, influence mutuelle, ce double jeu d’identité et<br />

d’opposition crée un lien paradoxal très étroit. Cette spécularité semble se<br />

formuler dans un langage qui met en dialogue la Pampa et la ville sur le lieu<br />

même de leur frontière… Lorsque Borges chante les ruelles de Buenos Aires,<br />

le charme nostalgique des faubourgs et des patios, il envisage très souvent<br />

leur ouverture sur l’horizon de la Pampa où elles semblent se déverser, se<br />

perdre, évoque par exemple sa « ville qui s’ouvre claire comme une pampa »,<br />

ou énonce : « Voici encore au vague horizon/la certitude de la pampa 2 » ; ou<br />

bien il s’adresse directement à l’immensité : « Pampa,/Je ressens ton ampleur<br />

qui creuse les faubourgs,/Et mon sang coule à tes couchants 3 . »<br />

Mais entrons à présent dans la Buenos Aires contemporaine<br />

décrite par César Aira, dans le quartier de Flores, au sud-ouest de la capitale,<br />

où il vit et où il situe l’action de plusieurs de ses romans. Si cette<br />

connaissance intime du « théâtre » de ses récits se retrouve dans l’exactitude<br />

de certaines descriptions, elle s’avère être, parfois d’entrée de jeu, un moyen<br />

d’aller d’autant plus loin dans la mise en fiction de cet espace : dans les rues<br />

de Flores, quels sont les lieux qui lui donnent cette impulsion créatrice ?<br />

De l’obscurité crépusculaire des rues à la luminosité artificielle<br />

des espaces clos, ce sont des lieux symboliques de la modernité urbaine, des<br />

« non-lieux » pour reprendre l’expression de Marc Augé 4 , supermarché, fastfood,<br />

gymnase désert, qui s’opposent à la lumière et à l’ordre naturels,<br />

amplifiant par cette dualité la tension dramatique des intrigues qui s’y<br />

nouent. Mais loin de toute vacuité ou de tout non-sens, le quartier argentin va<br />

être le lieu idéal d’une saturation labyrinthique de signes et de langages :<br />

dans les romans de Aira, les rencontres et les dialogues précèdent et<br />

annoncent des agressions, déluges, incendies, meurtres, épisodes<br />

fantastiques, qui impriment leur rythme nouveau et insolite dans la<br />

succession chronologique d’une routine. Le roman Le Rêve 5 se déroule<br />

entièrement dans un carré urbain autour d’un petit kiosque à journaux qui est<br />

une caisse de résonance pour la « symphonie d’accents provinciaux » des<br />

habitants du quartier, une « usine à thèmes » et à potins 6 . Il est tenu par un<br />

1 Pierre Sansot, chapitre « La dérive de l’homme traqué », in Poétique de la ville (1996), p. 124-<br />

125.<br />

2 Poème de Jorge Luis Borges, « Carrefour rose », du recueil Lune d’en face (1925), in Œuvre<br />

poétique 1925-1965 (traduction de Ibarra, 1970, édition originale Obra poética, 1965), p. 31-32.<br />

3 Poème de Jorge Luis Borges, « A l’horizon d’une banlieue », ibidem, p. 33. La ville semble<br />

trouver une certaine cohérence dans son opposition à ce qui lui est extérieur. L’écriture en exil<br />

par laquelle se sont illustrés de nombreux auteurs du Río de la Plata, est une modalité<br />

intéressante de re-création des langages de et sur la ville. Dans la double dynamique de<br />

l’éloignement du regard et du sentiment d’absence où naît le désir d’une réappropriation des<br />

lieux chers, Buenos Aires, Montevideo, etc., acquièrent des reliefs et des contours nouveaux et<br />

très personnels. L’imaginaire, voire le fantastique, peuvent ainsi inventer, réinventer à l’infini ce<br />

dialogue entre la Pampa et la métropole, recréer les langages de la ville…<br />

4 Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité (1992).<br />

5 Je traduis littéralement le titre de ce roman intitulé en espagnol El Sueño ; je ferai de même<br />

avec les titres de romans de César Aira non encore traduits en français cités au cours de cette<br />

étude. Pour les romans déjà traduits, on trouvera en bibliographie leurs références exactes et<br />

celles de leur traduction.<br />

6 El Sueño, p. 21-22, je traduis.<br />

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