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LA VILLE ILLISIBLE : CURIOSITÉ, VOYEURISME ET DÉGUISEMENT…<br />
Neuzeit, 1 a décrit les étapes principales du développement de la curiosité théorique<br />
dans la philosophie occidentale, de Socrate jusqu’à Feuerbach. A travers un<br />
processus lent et compliqué, la curiosité s’est de plus en plus dégagée du catalogue<br />
chrétien des vices au point d’être valorisée en tant que vertu. La différence entre<br />
envie de savoir et curiosité devient de plus en plus subtile. En ce qui concerne le<br />
voyeurisme ou scopophilie, ce terme a été utilisé d’abord dans le domaine de la<br />
psychanalyse. Freud a défini le voyeurisme dans l’ouvrage Drei Abhandlungen zur<br />
Sexualtheorie, ‘Trois essais sur la théorie sexuelle’, publié pour la première fois en<br />
1905. 2 A l’origine, le mot ‘voyeurisme’ était employé afin de désigner une<br />
perversion purement sexuelle, à savoir une pulsion dans laquelle l’activité préférée<br />
d’un individu consiste à regarder les organes ou les activités sexuelles des autres.<br />
Toutefois, le pouvoir métaphorique de ce terme s’est de plus en plus accru, à mesure<br />
qu’il est employé afin de désigner toutes les situations dans lesquelles l’envie de<br />
regarder essaie d’enfreindre l’interdiction par laquelle elle est à la fois frustrée et<br />
stimulée. Le voyeurisme a besoin de secrets, et plus il en dévoile, plus il doit en<br />
retrouver, ou même en créer. Pour le monde occidental, dont les communications de<br />
masse ont brisé et réduit en marchandise tous les secrets de la connaissance et du<br />
regard, les villes cachées et interdites de l’Islam sont la ressource ultime du<br />
voyeurisme et de la curiosité.<br />
Certes, la culture occidentale, qui considère Prométhée et Ulysse comme<br />
des héros, plutôt que comme des voyous ou des curieux, est scandalisée par les<br />
interdictions musulmanes qui limitent l’envie et la liberté de savoir et de connaître.<br />
Par exemple, le maqam Ibrahim (le lieu de prière d’Abraham), un petit pavillon<br />
situé devant la façade nord-orientale de la Ka‘ba, contient une pierre où se<br />
trouverait l’empreinte du pied d’Abraham. La tradition musulmane affirme<br />
qu’Abraham, quand il fonda le culte de la Ka‘ba, et aussi en l’occasion d’autres<br />
rituels, posait ses pieds sur cette pierre. Elle contient aussi une inscription dont<br />
l’analyse serait probablement utile à reconstruire l’histoire du pèlerinage et de<br />
certains de ses rites. Cependant, la dernière copie de cette inscription remonte à l’an<br />
870, quand l’historien arabe de la Mecque, al-Fakihi, eut la possibilité de voir et de<br />
copier l’inscription pendant une restauration du pavillon. Puisque les orientalistes ne<br />
peuvent lire la copie d’al-Fakihi que dans des manuscrits postérieurs, très abîmés, ils<br />
tireraient beaucoup d’avantage s’ils pouvaient lire l’inscription directement sur la<br />
pierre, là où se trouve l’empreinte du pied d’Abraham. Toutefois, cette nécessité<br />
scientifique se heurte à la sacralité inviolable du lieu de culte : la Mecque demeure<br />
une ville illisible.<br />
Je voudrais terminer cet article par l’histoire d’une autre empreinte. Au<br />
mois de mai 2002, le parlement italien a promulgué une loi qui impose la<br />
registration des empreintes digitales des extra-communautaires, qui outrepassent les<br />
frontières du territoire italien. L’Occident est scandalisé par l’impénétrabilité rituelle<br />
des lieux sacrés de l’Islam, mais n’ouvre ses villes qu’à ceux qui peuvent acheter<br />
leurs droits de citoyens. Devant cette ville occidentale qui pousse son regard<br />
1 BLUMEMBERG, H. Die Legitimität der Neuzeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1966, trad. fr.<br />
de la 2e éd. allemande par M. Sagnol, J.-L. Schlegel et D. Trierweiler, avec la collab. de M. Dautrey La<br />
légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard, 1999.<br />
2 Leipzig, F. Deuticke, 1922 (5ème éd.), trad. fr. par P. Koeppel Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris,<br />
Gallimard, 1995.<br />
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