11.04.2016 Views

Ville

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE…<br />

langues artificielles sont des outils, des instruments, fabriqués, inventés par<br />

l’homme, comme par exemple la signalisation routière, mais les langues dites<br />

naturelles, le français, le russe, le chinois ou le hongrois, etc., ne sont pas des outils,<br />

c’est-à-dire ne doivent pas être considérées comme des objets fabriqués, inertes.<br />

« Langue-outil », cette vision vient des survivances médiévales ou antiques, où les<br />

gens disaient : la main est un outil dirigé par l’intelligence, pour exécuter ses ordres,<br />

etc. Non, les langues et les langages naturels sont des systèmes vivants, évolutifs, et<br />

leur évolution à la fois dépend de l’homme et échappe à l’homme, tout comme<br />

l’histoire, comme les phénomènes culturels. L’homme fait l’histoire, mais l’histoire<br />

le dépasse – dit Hegel, et c’est valable également pour les langues et les langages.<br />

Les langages sont là. Le langage des nazis hongrois en 1944 était là, ils ne l’ont pas<br />

créé, inventé par une volonté consciente et en même temps, oui, ils l’ont façonné<br />

selon leur idéologie tout en dégradant, détruisant la langue hongroise. Deux<br />

langages, combinés avec une même langue, le hongrois ? Ou, peut-être, il serait plus<br />

juste de considérer qu’il s’agirait de deux rapports différents entre le signifiant et le<br />

signifié ? Si je travaille avec l’hypothèse de deux langages, cela correspond<br />

davantage à la structure narrative de mon roman qu’à des considérations de la<br />

linguistique contrastive. Ne confondons pas la totalité du monde romanesque ayant<br />

sa propre « logique » autonome (v. : La théorie du roman de G. Lukacs), avec la<br />

totalité historique du réel. En tout état de cause, le langage de la cruauté, du<br />

génocide, celui des bourreaux, faisait partie d’un système, d’une mentalité, d’une<br />

idéologie, complètement différents de celui des victimes. Du côté des victimes, leur<br />

langage n’était pas issu, bien sûr, d’une idéologie commune. Les persécutés<br />

appartenaient à des courants de pensée, des convictions, très variés. On trouvait<br />

parmi eux des juifs orthodoxes, très attachés à la religion, des néologues (ce terme<br />

est utilisé en hongrois pour désigner les Hongrois de religion judaïque, partisans de<br />

la laïcité et attachés à des valeurs culturelles hongroises), nombre de ces gens issus<br />

de familles juives, certains ni pratiquants, ni même croyants, n’étaient donc pas<br />

« juifs » selon une définition normale, démocratique et laïque, mais l’ambiance<br />

antisémite, raciste, les lois raciales, les nombreuses discriminations humiliantes ont<br />

fait qu’ils étaient « juifs » malgré eux. Enfin, parmi les persécutés se trouvaient des<br />

gens d’appartenances ou de convictions politiques très diverses ; des conservateurs,<br />

des sociaux-démocrates, des communistes et même exceptionnellement quelques<br />

populistes, comme György Sarközi (peut-être de la même famille que le politicien<br />

français : la variante orthographique de la terminaison en i ou en y est courante en<br />

hongrois), poète, homme des lettres de grande culture, traducteur (de Petrarque,<br />

Goethe, Thomas Mann, Barbusse, Mauriac, etc.). Le populisme en Hongrie des<br />

années trente avait une aile gauche et une aile droite, cette dernière flirtant avec le<br />

racisme. Sàrközi, victime de la barbarie raciste en 1943, avait côtoyé ses bourreaux<br />

dans les années trente : une leçon de l’histoire ? Parmi les écrivains, poètes, artistes,<br />

musiciens, savants, hommes de théâtre, médecins hongrois, on trouve un grand<br />

nombre de personnes issues de familles de religion judaïque. Nombre d’entre eux<br />

étaient des anciens officiers de la Première Guerre Mondiale, décorés pour leur<br />

courage patriotique, ce qui n’a pas empêché qu’ils aient été également déportés à<br />

Auschwitz. Enfin, il y avait des Hongrois de religion catholique ou protestante<br />

persécutés, car selon les lois raciales, une personne de religion catholique ou<br />

protestante ayant un de ses parents ou grands-parents juif est considérée comme<br />

juive. Un fait historique accablant pour l’Eglise : les lois raciales rétroactives ont été<br />

49

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!