11.04.2016 Views

Ville

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE…<br />

elle n’est pas dite, mais pensée. Elle ne peut pas la prononcer physiquement, car à<br />

cause de la torture, sa bouche, sa langue, ses lèvres tuméfiées, pleines de sang,<br />

l’empêchent de parler. Elle ne dirait, sans doute, cette phrase, même si elle le<br />

pouvait, par dignité, par mépris envers ses tortionnaires : on ne demande rien à<br />

l’ennemi. Les bourreaux veulent prolonger la souffrance d’Eva, et elle est privée de<br />

la dernière parcelle de liberté : la possibilité de raccourcir sa propre souffrance par<br />

la mort. Sa souffrance physique est prolongée par ses tortionnaires et dans un délire<br />

d’agonie elle repense et revoit des images du passé, qui est si loin maintenant :<br />

La douleur imaginaire de l’attente n’est rien par rapport à la douleur réelle<br />

emplissant tout mon corps. Un cri, une sorte de hurlement continu et inarticulé sort de ma<br />

bouche semi ouverte. Pendant que le temps s’arrête, je me vois, je sens, j’entends, je touche ma<br />

propre vie qui s’en va. Je vois, à travers les larmes et le sang, face à moi, le visage tuméfié de<br />

mon ami. Ne pouvant supporter cette vision, je baisse la tête et, comme les condamnés à mort<br />

avant l’exécution, je vois pendant une fraction de seconde le passé, notre passé heureux. Il se<br />

penche maladroitement sur moi et caresse mes cheveux. J’entends la coulée d’un ruisseau que<br />

nous avions découvert ensemble pendant une excursion dans les montagnes de Börzsöny. Je sens<br />

la chaleur de ma propre peau au contact infiniment doux de ses mains. Je vois le dessin bizarre<br />

formé par le bois du bureau du Docteur Pickler, notre médecin de famille. Le dessin représente<br />

un drôle d’animal qui ressemble à une locomotive à deux têtes ou, selon un autre angle, une<br />

grosse vache au chapeau haut de forme. J’entends la voix de Julia, celle qui est au<br />

Conservatoire. Je viens de lire — me dit-elle — l’analyse de la « Symphonie Fantastique » dans<br />

un écrit de Robert Schumann. Les yeux rieurs de Julia se décomposent comme si des gouttes<br />

d’eau tombaient sur une aquarelle. Toutes ces images, ces sensations se déroulent en moi en une<br />

fraction de seconde. C’est la cave. C’est mon ami, mon fiancé. Ce sont mes bourreaux. Ils sont<br />

en train de me torturer devant lui, et personne ne pourra plus jamais savoir ce que je vis<br />

maintenant. Si, ma petite sœur, Juci*, elle sentira tout, elle souffrira ma souffrance. La douleur<br />

arrache tout de moi, dans moi. Par moments je crois que c’est fini, que ça ne peut plus grandir,<br />

mais ça grandit encore et encore. Mon corps est secoué par des spasmes et j’espère que l’agonie<br />

ne sera pas longue. (p. 59)<br />

Les images, les pensées du passé qui reviennent avant la mort : il s’agit<br />

d’un motif élaboré par les classiques (p.e. dans le chapitre sur la bataille de<br />

Borodino dans Guerre et Paix) qui ne pouvait pas être absent dans Le Journal d’une<br />

folle, lorsque dans la mémoire de la « Vieille dame » surgissent les chambres à gaz.<br />

…la crampe mortelle dans le cœur et dans les poumons des martyrs des quatorze<br />

chambres à gaz d’Auschwitz. Les enfants de moins de quatorze ans jetés vivants dans les<br />

flammes pour économiser le gaz. Cent fois, mille fois, apparaissaient dans ma mémoire visuelle<br />

les chambres à gaz. Je voyais d’immenses portes coulissantes comme pour les hangars d’avion.<br />

Et voici, elles se referment avec un fracas métallique sur des hommes, femmes, vieillards<br />

dénudés, squelettiques. Ils attendent que l’eau de la douche se mette à couler. Même humiliés<br />

déjà par tout ce qu’ils ont vu et subi précédemment, même si depuis la descente du wagon<br />

quelques autres malheureux ont réussi à leur communiquer que ce ne sont pas de vraies<br />

douches, qu’ils seront tous gazés, même malgré cela, même déjà enfermés, ils espèrent toujours :<br />

peut-être ne s’agit-il que de rumeurs ? Peut-être se trouvent-ils maintenant dans cette immense<br />

salle, conformément à l’esprit méthodique de propreté et d’organisation germaniques, afin de se<br />

doucher pour être préparés à un travail, certes dur, par exemple dans une usine militaire, mais<br />

un travail tout de même ?… Cet espoir va durer deux ou trois minutes à peine. Ils lèvent leur<br />

regard au plafond, les têtes de « douches » crachent des nuages jaunâtres, ils sentent déjà la<br />

puanteur piquante du gaz, ils suffoquent, la respiration devient douloureuse, les mamans se<br />

penchent sur le petit corps de leur bébé ; dans un dernier sursaut de l’instinct maternel elles<br />

veulent les protéger. Des gestes qui s’arrêtent à mi-temps, car elles-mêmes tombent sur le corps<br />

de leur enfant. Des milliers d’hommes et de femmes, pendant les quelques minutes de l’agonie,<br />

dans les convulsions causées par la douleur physique, revoient une dernière fois quelques scènes<br />

de leur propre vie. Les uns voient le visage de leur mère, ou de leur père, d’un mari ou d’une<br />

femme. Les autres se revoient au temps du premier amour, un autre voit un sentier forestier avec<br />

des fleurs sauvages, un autre entend distinctement les airs d’une sonate de Beethoven ou d’une<br />

symphonie de Mahler. Mais la plupart de ces gens étaient très pauvres, de petites gens humbles,<br />

et maintenant le petit tailleur de la Grande Plaine Hongroise pense à la commande d’un<br />

57

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!