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Ville

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SYMBOLIQUE DE LA VILLE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE JEAN ROUAUD<br />

P. Bourdieu (2002, nouv. éd.) met clairement en évidence cette double<br />

hiérarchie en montrant que les paysans s’inféodent aux villageois, qu’ils envient<br />

tout en les critiquant, parce qu’ils sont souvent engagés dans une carrière qu’ils<br />

jugent plus intéressante et valorisante que le travail de la terre, et que les villageois<br />

s’inféodent eux-mêmes aux « véritables » citadins. Ainsi, appliqué au microcosme<br />

du narrateur, le système de domination décrit subordonne Random à Riancé qui<br />

passe pour citadine, mais qui reste un bourg au regard de Nantes.<br />

« NANTES NOTRE CAPITALE, NANTES L’ULTIME RECOURS »<br />

L’archétype de la ville topographiquement la plus proche est Nantes. La<br />

vraie capitale, en qualité de première ville de France, intervient certes à un endroit<br />

du roman Des hommes illustres, mais elle apparaît comme une exception : Parisville<br />

mythique, ville lumière de tous les fantasmes, ne peut en aucun cas s’abaisser à<br />

entrer en concurrence avec celle qui représente déjà, pour le narrateur, le pôle de la<br />

modernité : elle est hors-concours.<br />

Au sommet de la hiérarchie, donc, Nantes est cette espèce de phare local,<br />

qui jette parfois ses éclats en direction de l’obscurantisme rural environnant. S’y<br />

trouvent concentrés tous les pouvoirs locaux 1 : culturels, économiques, sociaux,<br />

religieux, tous aptes à maintenir et à reproduire le système de valeurs de l’idéologie<br />

dominante. Comme le souligne B. Lamizet (2002, p. 179), « La ville est ainsi,<br />

véritablement, l’espace où les formes et les signes de la puissance et du politique<br />

sont mis en scène, exprimant, par-là même, les logiques des acteurs et des<br />

pouvoirs. »<br />

L’autorité religieuse est évoquée de manière très circonscrite à travers<br />

l’anecdote des représentations théâtrales montées par l’abbé de Random, du temps<br />

de la jeunesse du grand Joseph, père du narrateur. Le curé de la paroisse avait dû<br />

plaider auprès de l’évêque de Nantes pour obtenir de lui le droit de faire jouer, dans<br />

une représentation de la Passion, des femmes et non des travestis :<br />

« (…) Mais le jeune abbé ne s’était pas embarqué dans sa requête à la<br />

légère : « Sans doute, Monseigneur, mais avez-vous songé à l’effet désastreux sur<br />

nos fidèles, habitués aux belles madones des églises, d’une Vierge imparfaitement<br />

rasée, avec du poil sur les mains et chaussant du quarante-trois ? » (DHI, p. 127)<br />

Et de fait, l’abbé obtient gain de cause et arrache trois actrices dont deux<br />

ayant atteint l’âge canonique (soit 40 ans en ce début de XX° siècle). Hormis cela,<br />

les pratiques religieuses décrites sont bien celles de la campagne : ce sont les<br />

femmes qui fréquentent avec assiduité les églises, et les hommes les cafés. Cela<br />

correspond à l’importance du rôle éducatif prioritairement dévolu à la mère, qui<br />

reste au foyer pour élever ses enfants en étant le vecteur privilégié des valeurs<br />

morales et religieuses. Le narrateur rapporte ainsi le calvaire dominical d’une<br />

villageoise attendant son mari après la messe :<br />

« A Random, dont le bourg pourtant modeste compta jusqu’à dix-sept<br />

cafés, on pouvait déterminer le moment de la journée en fonction de l’état d’ébriété<br />

des plus assidus. Le dimanche, par exemple, on savait qu’il était deux heures de<br />

l’après-midi, […] [quand] nous venions d’en terminer avec nos éclairs au chocolat<br />

1 Il faut noter que le narrateur ne développe pas l’aspect de la supériorité linguistique de la ville sur la<br />

campagne. Il l’évoque de manière anecdotique dans Des hommes illustres, p. 128, au sujet d’une<br />

représentation de la Passion du Christ : « […] Il est vrai qu’il n’y avait pas là de quoi choquer<br />

l’assistance habituée à parler et entendre le patois vernaculaire. » (c’est moi qui souligne).<br />

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