11.04.2016 Views

Ville

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Borges et d’Adolfo Bioy Casares, pour ne citer que deux grandes figures de<br />

la littérature argentine, s’inscrit dans une lignée prestigieuse et dynamique<br />

qui se révèle florissante, même et peut-être surtout en cette période de crise<br />

qui plonge le pays dans une recherche accrue de réponses nouvelles.<br />

Loin d’une transposition réaliste de sa ville, la plume de César<br />

Aira explore l’urbanité de manière très imaginative, jouant avec les<br />

thématiques spatiales et temporelles tout en menant de véritables réflexions<br />

sur la pratique même de l’écriture littéraire. Je vais tenter de voir dans quelle<br />

mesure on peut dire que chez lui, les langages de la ville se trouvent à la<br />

croisée des rues qu’il décrit, mais aussi d’une pensée qui imprime son propre<br />

mouvement dans l’espace.<br />

Car l’écriture de César Aira, plus que suivre « les empreintes de<br />

la ville », tente de déconstruire jalons et repères traditionnels dans une vision<br />

subvertie de l’espace urbain. Et nous allons voir comment, dans cette<br />

déconstruction subtile, diverses empreintes culturelles ressurgissent pour<br />

venir s’inscrire dans cet espace fictionnel. Le mot « empreintes » évoque<br />

bien l’idée d’un lieu visible, visualisable, ce qui souligne l’optique de cette<br />

étude 1 . Je me suis attachée à choisir des exemples dont la portée peut<br />

dépasser le cadre de cet écrivain et celui même de la littérature.<br />

Buenos Aires, située au bord de l’Atlantique et dont on dit<br />

qu’elle a tourné le dos à son port, est bordée par la Pampa. Cette plaine<br />

désertique située pratiquement aux portes de la ville s’étend à perte de vue,<br />

c’est le royaume des « gauchos », les « cow-boys » argentins. Cet espace réel<br />

mis en fiction et mythifié par la littérature et par l’histoire, exerce sur les<br />

hommes une fascination perpétuellement renouvelée. Son intemporalité est à<br />

la mesure de son immensité spatiale, et son langage ne peut être déchiffré<br />

que par le « rastreador », le guide de la Pampa, expert en lecture des signes<br />

du désert et chargé d’y orienter la trajectoire des hommes 2 . Nulle empreinte<br />

urbaine, nulle trace de civilisation, ciel et terre se confondent même, et<br />

pourtant la Pampa est là, aux confins de la ville, d’où l’on sent sa présence<br />

comme on peut sentir celle de la mer, défi lancé aux limites de l’espace…<br />

Si j’ai commencé par évoquer la Pampa, c’est qu’elle a toujours<br />

été indissociable de la métropole à plan quadrillé, dans une dynamique<br />

« traditionnelle » d’opposition entre la barbarie et la civilisation 3 . Comme l’a<br />

bien exprimé le sociologue Pierre Sansot dans Poétique de la ville, « il existe<br />

1 Ceci dit, plutôt que de prendre une loupe pour suivre une logique de détective ou cheminer<br />

géographiquement, voire géométriquement, dans le texte, on examinera, dans le sens d’une<br />

« poétique de la ville » de César Aira, les constructions-déconstructions urbaines mises en œuvre<br />

par une écriture qui amplifie, creuse et distorsionne tout horizon spatial et rationnel.<br />

2 En espagnol, « rastro » signifie « trace », « piste », et le « rastreador » est celui qui suit la trace,<br />

détermine le chemin à suivre. Il apparaît comme personnage littéraire dans des œuvres-clef<br />

depuis longtemps, Facundo de Domingo Faustino Sarmiento (1845), Don Segundo Sombra de<br />

Ricardo Güiraldes (1926), L’Armée des cendres, de José Pablo Feinmann (1986).<br />

3 Voir l’essai de Ezequiel Martínez Estrada, Radiografía de la Pampa (1933). Dans sa thèse<br />

L’invention de l’espace dans la littérature argentine (1921-1963). Borges, Bioy Casares,<br />

Cortázar (1993), Yves Germain montre comment l’espace argentin a été d’une certaine façon<br />

imaginé avant d’être vécu, en soulignant l’empreinte-emprise « civilisatrice » de Buenos Aires<br />

comme pôle autour duquel l’espace argentin a été envisagé et construit, en opposition à l’espace<br />

lointain et « barbare » de la Pampa, et les diverses évolutions de cette opposition dans la<br />

littérature du XX e siècle.<br />

128

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!