Les Collections de L’Histoire

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28e
FESTIVAL
INTERNATIONAL
DU FILM
D’HISTOIRE
Pessac | 20 · 27 novembre 2017
So british !
Création graphique : Floc’h
110 FILMS · 40 DÉBATS · 25 AVANT-PREMIÈRES
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LES COLLECTIONS
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Rédaction : Julia Bellot, Lucas Chabalier,
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Directrice artistique : Marie Toulouze (19 57)
Directrice artistique adjointe pour ce numéro :
Valentina Léporé
Service photo : Jérémy Suarez (19 58)
Révision : Hélène Valay
Comité scientifique : Pierre Assouline, Jacques Berlioz,
Patrick Boucheron, Catherine Brice, Bruno Cabanes,
Johann Chapoutot, Joël Cornette, Jean-Noël Jeanneney,
Philippe Joutard, Emmanuel Laurentin, Julien Loiseau,
Pap Ndiaye, Séverine Nikel, Olivier Postel-Vinay, Yann Potin,
Yves Saint-Geours, Maurice Sartre, Laurent Theis,
Annette Wieviorka, Olivier Wieviorka, Michel Winock
Correspondants : Dominique Alibert, Claude Aziza,
Vincent Azoulay, Antoine de Baecque, Esther Benbassa,
Jean-Louis Biget, Françoise Briquel-Chatonnet,
Guillaume Calafat, Jacques Chiffoleau, Alain Dieckhoff,
Jean-Luc Domenach, Hervé Duchêne, Olivier Faron,
Christopher Goscha, Isabelle Heullant-Donat, Édouard Husson,
Gilles Kepel, Matthieu Lahaye, Marc Lazar, Olivier Loubes,
Gabriel Martinez-Gros, Marie-Anne Matard-Bonucci,
Guillaume Mazeau, Nicolas Offenstadt, Pascal Ory,
Michel Porret, Yann Rivière, Pierre-François Souyri,
Sylvain Venayre, Catherine Virlouvet, Nicolas Werth
Ont collaboré à ce numéro :
Bruno Bourgeois (infographie), Marius Kesmedjian,
Sophie Suberbère (iconographie)
Fabrication
Responsable de fabrication : Christophe Perrusson (19 10)
Activités numériques : Bertrand Clare (19 08)
Services administratifs et financiers
Responsable administratif et financier :
Nathalie Tréhin (19 18)
Comptabilité : Teddy Merle (19 15)
Ressources humaines : Agnès Cavanié (19 71)
Marketing direct et abonnements
Responsable du marketing direct : Linda Pain (19 14)
Responsable de la gestion :Isabelle Parez (19 12)
Ventes et promotion
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Ventes messageries : VIP Diffusion Presse,
Frédéric Vinot (N° Vert 08 00 51 49 74)
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Communication : Isabelle Rudi (19 70)
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mediaobs.com
AVANT-PROPOS
Le Royaume
désuni ?
Depuis l’écrasement du pays de Galles, au xiii e siècle, c’est dans la guerre que
les Anglais ont bâti le Royaume-Uni. Ce « premier empire britannique », construit
dans la violence, a pourtant fini par se forger une identité commune à la fin du
xviii e siècle. Au fondement de cette nation britannique, le protestantisme, la fierté
coloniale, le libéralisme mais aussi une haine commune : celle de la France perçue
comme le pays du despotisme.
Au Moyen Age pourtant, après la conquête de Guillaume le Conquérant en 1066,
la noblesse anglaise était aussi une noblesse normande et parlait français, langue
des élites, du droit et des lettrés. Avec la montée sur le trône en 1154 d’Henri II
Plantagenêt, régnant à la fois sur l’Angleterre, l’Aquitaine et la Normandie, se
dessina un empire transmanche. Ce lien consubstantiel entre l’île et le continent
prit fin avec la guerre de Cent Ans. Et la rivalité avec la France fut longtemps le
ciment de la nation en construction.
Après la Glorieuse Révolution de 1688, l’antagonisme entre les deux pays
prend une nouvelle dimension. En Amérique et jusqu’en Inde, il s’agit à présent
de lutter pour la prédominance mondiale. C’est une « guerre totale » qui se solde
en 1815 par la défaite de la France.
Berceau de la révolution industrielle, la Grande-Bretagne devient au
xix e siècle la première puissance mondiale. Les Anglais construisent alors avec
les Écossais, les Gallois et les Irlandais le plus vaste empire colonial, rassemblant
400 millions de personnes. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Empire
fait place au Commonwealth of Nations. Mais le Royaume-Uni peut encore
compter sur ses groupes de rock, ses équipes de foot, la solidité de ses institutions
ou le charisme de la reine pour en imposer au monde.
Avec le Brexit, cette union pourrait bien se déliter : les nationalistes rêvent d’une
Écosse indépendante et européenne. Tandis que pointe la menace en Irlande du
renforcement de la frontière entre le Nord et le Sud. En tournant le dos à l’Europe,
l’Angleterre a pris le risque de redéfinir aussi les liens séculaires construits avec
les trois autres nations du Royaume-(dés)uni. n
EN COUVERTURE :
En haut : portrait de la reine Élisabeth II, photographiée en février 1996 ;
en bas : scène de la bataille de Trafalgar opposant l’HMS Temeraire et l’HMS Victory où mourra Nelson
face au Redoutable de la marine française, peinture de Louis-Philippe Crepin, 1806,
Paris, musée de la Marine (Brian Aris/Camerapress/Gamma-Rapho – Deagostini/Leemage).
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 3

Sommaire
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2017
Les Anglais
La nation impériale
6 Carte : un État, trois pays,
une province
7 Chronologie
Origine du papier : Allemagne
Taux de fibres recyclées : 0 %
Eutrophisation : PTot = 0,016 kg/tonne de papier
Ce magazine est imprimé chez
G. Canale & C. (Italie), certifié PEFC
8 Écosse, pays de Galles, Irlande.
Le « premier empire britannique »
par JEAN-PHILIPPE GENET
❙ La province qui voulait quitter
l’Empire romain
par YANN RIVIÈRE
❙ Les quatre piliers de l’identité
britannique
❙ Lord Macaulay, historien national
ABONNEZ-VOUS PAGE 93
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1. NAISSANCE
D’UNE NATION
18 Les Plantagenêts :
de part et d’autre de la Manche
par MARTIN AURELL
❙ Débat : Henri II, roi ou empereur ?
par DAVID BATES, MATHIEU ARNOUX
et JEAN-PHILIPPE GENET
24 Et s’ils avaient parlé français ?
par AUDE MAIREY
❙ Quiz : connaissez-vous
l’anglo-normand ?
26 Guerre de Cent Ans :
la fin du rêve continental
par CHRISTOPHER FLETCHER
❙ Cartes : trois cents ans de repli
30 Pourquoi Shakespeare est
devenu grand
par FRANÇOIS-JOSEPH RUGGIU
Ce numéro comporte un encart abonnement L’Histoire
sur les exemplaires kiosque France et étranger (hors
Belgique et Suisse) et un encart abonnement Edigroup
sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse.
THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE – HERITAGE-IMAGES/THE PRINT COLLECTOR/AKG
4 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

StoreLH.indd 1 08/10/2015 15:24
2. RULE, BRITANNIA !
34 Un modèle de gouvernement
par PHILIPPE CHASSAIGNE
❙ Une révolution, mais glorieuse
❙ Parlement : naissance d’une institution
❙ Élisabeth II : le règne le plus long
PARIS, ARCHIVES DE GAULLE/BRIDGEMAN IMAGES – PETER NICHOLLS/REUTERS LONDRES, APSLEY HOUSE, THE WELLINGTON MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES
42 La tolérance, avant tout le monde !
par FRANÇOIS-JOSEPH RUGGIU
44 France-Angleterre.
1755-1815 : duel au sommet
par PIERRE SERNA
❙ Carte : une lutte pour
la domination du monde
50 Un empire pacifique ?
par PIERRE SINGARAVÉLOU
❙ Carte : un quart des terres émergées
58 Comment ils ont inventé l’industrie
par FABRICE BENSIMON
❙ 1851-1951 : d’une « expo » à l’autre
par PHILIPPE CHASSAIGNE
66 L’Irlande, une colonie comme
les autres ?
par GÉRALDINE VAUGHAN
❙ L’Angleterre a-t-elle affamé les Irlandais ?
3. APRÈS L’EMPIRE
70 1914-2017.
L’art britannique de la guerre
par BRUNO CABANES
❙ Ce que la Résistance doit aux Anglais
entretien avec JEAN-LOUIS
CRÉMIEUX-BRILHAC
❙ Le sacrifice des diggers
78 Football, la fin du
« people’s game »
par PAUL DIETSCHY
82 1964, les Beatles ou
la « British Invasion »
par OLIVIER JULIEN
❙ De gentils prolétaires qui ont réussi
par BERTRAND LEMONNIER
86 L’Europe en solitaire
par MAURICE VAÏSSE
❙ Débat : Brexit, so what ?
entretien avec ROBERT TOMBS
et JOHN HORNE
❙ Carte : un vote de classe ?
94 Lexique
96 A lire, voir et écouter
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 5

Chronologie
VII e SIÈCLE AV. J.-C. PREMIÈRES
TRACES de culture celtique.
I er SIÈCLE AP. J.-C.
CONQUÊTE ROMAINE de
la grande île (jusqu’aux
frontières de l’Écosse).
406 DÉPART des dernières
légions romaines, qui
contiennent déjà des
auxiliaires germaniques.
VI e -VII e SIÈCLE EXTENSION
DES TERRITOIRES des chefs
saxons qui créent de petits
royaumes et repoussent vers
l’ouest et au nord-ouest les
principautés bretonnes.
1066 A HASTINGS, le duc
Guillaume de Normandie
est vainqueur d’Harold.
Il devient roi d’Angleterre.
1154-1189 HENRI II Plantagenêt
règne sur un immense empire
transmanche.
1337 ÉDOUARD III, petit-fils
de Philippe le Bel par
sa mère, prend le titre de
roi de France, d’où la guerre
de Cent Ans.
1536 LA PRINCIPAUTÉ DE
GALLES est incorporée au
royaume d’Angleterre.
1541 LE ROI D’ANGLETERRE
devient roi d’Irlande à titre
personnel.
1558 LE « RÈGLEMENT
ÉLISABÉTHAIN » refuse
l’obéissance au pape
en engageant l’Église
d’Angleterre dans la voie
d’un protestantisme
modéré.
1564-1616 VIE DE WILLIAM
SHAKESPEARE, monument de
la littérature anglaise.
1603 JACQUES VI STUART,
roi d’Écosse, devient
roi d’Angleterre : union de
facto des deux royaumes.
1607 INTENSIFICATION DES
« PLANTATIONS » EN ULSTER,
colonisation en masse de
protestants sur les terres
confisquées aux catholiques
irlandais rebelles.
1649-1660 GUERRE CIVILE.
Charles I er est décapité (1649).
République dirigée par
Cromwell.
1660 RESTAURATION de la
monarchie avec Charles II.
1679 LE PARLEMENT vote
l’Habeas corpus, qui garantit
la liberté individuelle.
1688 JACQUES II S’EXILE.
Guillaume d’Orange devient
roi d’Angleterre en 1689
sous le nom de Guillaume III.
Naissance de la monarchie
parlementaire.
1707 L’ACTE D’UNION dote le
Royaume-Uni d’Angleterre et
d’Écosse d’un seul Parlement.
1756-1763 GUERRE DE SEPT ANS.
La Grande-Bretagne s’assure
la suprématie en Amérique
du Nord, dans les Antilles et
en Inde.
1770 JAMES COOK à Botany
Bay : début de la colonisation
anglaise en Australie.
1776-1783 GUERRE
D’INDÉPENDANCE des Treize
Colonies américaines.
1801 UNION entre la Grande-
Bretagne et l’Irlande.
1815 DÉFAITE DE NAPOLÉON
à Waterloo : la Grande-
Bretagne ressort victorieuse
de la guerre qui l’opposait
à la France depuis la guerre
de Sept Ans.
1830 PREMIÈRE LIGNE
DE CHEMIN DE FER entre
Liverpool et Manchester.
1842 LA CHINE cède Hongkong
aux Britanniques en
concession pour 155 ans.
1845-1851 GRANDE FAMINE
en Irlande : 1 million de morts,
1,5 million d’émigrants.
1851 PREMIÈRE EXPOSITION
universelle à Londres qui
attire 6 millions de visiteurs.
1877 VICTORIAimpératrice
des Indes.
1916 BATAILLE DE LA SOMME ;
60 000 hommes des forces
britanniques tombent le
premier jour dont 20 000 tués.
1919-1921 GUERRE
D’INDÉPENDANCE irlandaise.
1922 NAISSANCE DE L’ÉTAT
LIBRE d’Irlande.
1927 NAISSANCE DU ROYAUME-
UNI de Grande-Bretagne et
d’Irlande du Nord.
ET LA GRANDE-BRETAGNE EST DEVENUE UNE ÎLE
Il y a plus de 450 000 ans, la Grande-Bretagne était reliée
au continent par une crête de craie (nommée Weal-Artois)
qui s’étendait du sud-est de l’Angleterre au nord-ouest de la
France. La Terre connaissait alors une période glaciaire et
le niveau des mers était très bas. La Manche était à sec. De
l’autre côté de la Weal-Artois se trouvait un vaste glacier qui
englobait la Grande-Bretagne et toute la Scandinavie. Ce sont
des inondations cataclysmiques qui ont, il y a 450 000 ans,
libéré l’eau du lac glaciaire dans la Manche. Puis, sans doute
il y a 140 000 ans, un deuxième épisode d’inondation a
détaché la Grande-Bretagne du continent. C’est à ce moment
là que la Grande-Bretagne est vraiment devenue une île.
1931 STATUT DE WESTMINSTER.
Le Royaume-Uni reconnaît
la souveraineté de pays
membres de l’empire
britannique (dominions).
1940, 7 SEPTEMBRE
PREMIÈRE ATTAQUE aérienne
allemande sur Londres ;
27 MAI-3 JUIN sauvetage
du corps expéditionnaire
de Dunkerque. La Grande-
Bretagne fera partie des trois
vainqueurs. Premier ministre
depuis 1940, Churchill
siège dans les conférences
de Téhéran (1943) et
Yalta (1945).
1947 INDÉPENDANCE DE
L’INDE et du Pakistan.
1949 L’EMPIRE BRITANNIQUE
laisse place au
Commonwealth of Nations.
1953 ÉLISABETH II est
couronnée reine.
1956 CRISE DE SUEZ.
La Grande-Bretagne
en sort humiliée.
1968-1998 TROUBLES
en Irlande.
1973, 1 er JANVIER LE ROYAUME-
UNI entre dans la CEE.
1997-1999 RÉFORME
INSTITUTIONNELLE : l’Écosse
et le pays de Galles ont
chacun un gouvernement
et une assemblée
représentative législative.
L’Irlande du Nord en
bénéficie depuis 2011.
2001, 2003, 2011 INTERVENTIONS
en Afghanistan,
en Irak, en Libye.
2013, AOÛT LE PARLEMENT
BRITANNIQUE s’oppose à
une intervention en Syrie.
2016, 23 JUIN LE BREXIT
(« British exit ») est voté
par référendum à 51,9 %.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 7

Danois
Écosse, pays de Galles, Irlande
Le « premier empire
britannique »
La domination des Anglais sur les îles Britanniques au
Moyen Age a fini par forger une nation. Dont le Brexit a
brutalement mis au jour les fragilités historiques.
Par JEAN-PHILIPPE GENET
Professeur émérite à l’université Paris-I,
Jean-Philippe Genet a notamment
publié Les Iles Britanniques au Moyen Age
(Hachette, « Carré histoire », 2005).
Légendes Cartographie
Océan
Atlantique
200 km
Norvégiens
Celtes (VIII e siècle)
Britons
Pictes
Gaëls (dont Scots)
NORTHUMBRIE
Angles et Saxons
(VIII e siècle)
Mur d’Hadrien
York
MERCIE
ESSEX
Londres
WESSEX
1066 Normands
Anglo-Saxons
Expansion
anglo-saxonne
EST-
ANGLIE
Vikings
(IX e siècle)
Invasion
Colonie
Des îles et plusieurs peuples
Au moment de la conquête normande, la Grande-Bretagne
se compose du royaume anglais peuplé d’Anglo-Saxons, Celtes,
et Scandinaves ; du pays de Galles celte ; de l’Écosse unifiée
en 843 par les Scots mais qui abrite aussi des Scandinaves et des
Anglo-Saxons ; de l’Irlande divisée en plusieurs royaumes celtes.
C’est le paradoxe du Brexit : en tournant
le dos à l’Europe au nom de l’« intérêt
national du pays », le gouvernement du
Royaume-Uni de Grande-Bretagne et
d’Irlande du Nord – telle est son appellation
officielle – fait rejouer de vieilles
fractures. En témoignent la demande, dès le 31 mars
2017, d’un nouveau référendum sur l’indépendance
de l’Écosse ou la crispation des positions politiques en
Irlande du Nord (le parti catholique Sinn Féin et les
protestants orangistes).
Le Royaume-Uni peut-il être désuni ? Dans leur
volonté de se tourner vers l’avenir, les politiques ont parfois
la mémoire courte : la construction de la « nation »
est un processus long et complexe dans tous les pays
européens, et c’est encore plus vrai pour le Royaume-
Uni. Cette construction est-elle pour autant fragile ?
QUATRE NATIONS POUR UN ROYAUME
En France, on parle de Royaume-Uni, de Grande-
Bretagne, ou d’Angleterre, comme si ces mots désignaient
le même objet. Anglais, Britanniques voire Anglo-Saxons
sont des termes quasi interchangeables. Ils désignent
pourtant des réalités bien différentes. Oublions « Anglo-
Saxons », cher au général de Gaulle, qui suscite le rire
outre-Manche où l’on sait ce qui sépare les Américains
des Britanniques, et ne veut rien dire, à moins de désigner
par là les anglophones, et remontons le temps.
8 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

SoumiSSion En 1292, le roi d’Écosse John Balliol rend hommage à Édouard I er d’Angleterre (miniature du xiv e siècle). Le
Royaume-Uni a été bâti par les Anglais par la force, de l’écrasement du pays de Galles en 1282 au partage de l’Irlande en 1920.
THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE
Le Royaume-Uni est un État, la Grande-Bretagne
est la plus grande de ses îles. Depuis les réformes de
1997-1999, font partie du Royaume-Uni trois pays,
l’Angleterre, l’Écosse et le pays de Galles, ainsi qu’une
province, l’Irlande du Nord. Ces trois dernières entités
ont chacune un gouvernement et une assemblée représentative
pourvue de pouvoirs législatifs : l’Écosse a
son Parlement à Holyrood, un quartier d’Édimbourg,
le pays de Galles son Assemblée nationale à Cardiff et
l’Irlande du Nord son Assemblée à Belfast. Le Parlement
britannique siège à Westminster, à Londres, si bien que
l’Angleterre est le seul pays à ne pas avoir d’assemblée
propre, d’où une certaine frustration.
Les quatorze territoires britanniques d’outre-mer
(surtout des îles des Caraïbes et de l’Atlantique mais
deux d’entre eux sont contestés, les Falkland par l’Argentine
et Gibraltar par l’Espagne), anciennes colonies
qui n’ont pas accédé à l’indépendance, sont sous
la souveraineté du Royaume-Uni ; l’île de Man et les
îles Anglo-Normandes dépendent directement de la
Couronne : les lois britanniques (et a fortiori européennes)
ne s’y appliquent pas, ce qui, entre autres,
leur a permis de devenir des paradis fiscaux.
L’actuelle dénomination de « Royaume-Uni de
Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord » ne date que
de 1927, quand l’indépendance de l’Eire (Irlande du
Sud), acquise en 1922 après des troubles sanglants,
a rendu caduque l’appellation de « Royaume-Uni de
LES PEUPLES
Anglo-Saxons
On regroupe sous ce nom les groupes germaniques,
originaires du littoral entre Rhin et Jutland, qui, au
vi e siècle, s’installent en Angleterre, repoussant toujours
plus vers l’ouest les populations romano-celtiques.
Britons
Les populations celtiques de l’île jusqu’au ix e siècle
(non compris les Pictes et les Scots). La Bretagne et les
Bretons du continent sont dits eux Brittany et Bretons.
Gaëls
Les Gaëls, présents en Irlande et en Écosse, sont
considérés comme celtes en raison de leur langue
(le gallois).
Pictes
Population indigène de langue celtique distincte
des Britons, qui vit au nord de l’Écosse avant l’invasion
des Scots qui unifient le royaume en 843.
Scots
Population irlandaise parlant la langue celte gaélique,
distincte des Britons. Les Scotti s’installent au iii e siècle
sur les côtes ouest, au nord du mur d’Hadrien, et ont
donné leur nom à l’Écosse (Scotland).
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 9

Jusqu’à la fin du iii e siècle la province
romaine de Britannia prospère avec
plusieurs grandes cités, dont Londres
Héritages celtiques Avant l’arrivée des groupes
germaniques, les îles Britanniques se rattachent à
la civilisation celtique comme le montre cette anse
anthropomorphique d’un vase du i er siècle av. J.-C.
Grande-Bretagne et d’Irlande ». L’union entre la Grande-
Bretagne et l’Irlande remontait au 1 er janvier 1801. Elle
faisait suite à la grande rébellion irlandaise de 1798,
beaucoup d’Irlandais étant séduits par les idéaux révolutionnaires.
Auparavant, et depuis 1541, le roi d’Angleterre
était à titre personnel roi d’Irlande. Mais, pour
marquer sa sujétion, le royaume d’Irlande ne faisait
pas partie du Royaume-Uni d’Angleterre et d’Écosse,
doté d’un seul Parlement depuis 1707 à la suite de la
Glorieuse Révolution qui, en 1688, avait entraîné le
renversement de Jacques II et l’arrivée sur le trône de
Guillaume d’Orange.
L’union de facto des deux royaumes d’Angleterre
et d’Écosse datait, elle, de 1603 : une seule et même
personne était à cette date devenue roi d’Écosse et roi
d’Angleterre par l’accession au trône d’Angleterre de
Jacques VI Stuart, roi d’Écosse (arrière-petit-fils de
Marguerite Tudor, la sœur d’Henri VIII). Il succédait
ainsi à Élisabeth I re , la dernière Tudor.
Pour l’Écosse comme plus tard pour l’Irlande,
l’union est une union des Couronnes et implique la
participation au Parlement britannique à Westminster.
Le royaume d’Angleterre et celui d’Écosse étaient euxmêmes
composites. Le premier avait incorporé en
1536 la principauté de Galles, créée en 1284 après sa
conquête par Édouard I er au prix de deux guerres. Le
royaume d’Écosse avait annexé quant à lui en 1471 les
Shetlands et les Orcades norvégiennes, et incorporé en
1493 la seigneurie des Iles (les îles de l’ouest de l’Écosse
et une partie des Highlands).
Mais ce dénombrement des différentes composantes
du Royaume-Uni ne suffit pas à donner une
compréhension en profondeur des mouvements de
peuplement et des formes politiques qu’ils ont engendrées.
Il faut pour cela revenir loin en arrière.
DES CELTES ET DES ROMAINS
En raison de la grande glaciation (survenue entre
120 000 et 100 000 avant notre ère), l’Angleterre n’a
été réoccupée par l’homme qu’à partir de 14 000 av.
J.-C., soit tardivement par rapport au reste de l’Europe.
Plusieurs cultures s’y sont succédé avant que la
culture celte s’impose au vii e siècle av. J.-C. A l’époque
de la conquête romaine au i er siècle ap. J.-C., on distingue
deux groupes identifiés par leur langue celtique,
le gaélique en Irlande et le brittonique en Grande-
Bretagne. Elles contiennent des éléments préceltiques,
preuve que les Celtes ont absorbé les populations
précédentes.
LONDRES, BRITISH MUSEUM ; ERICH LESSING/AKG – MANUEL COHEN
The wall La conquête romaine ignore l’Irlande et s’arrête
au nord de la Grande-Bretagne, où l’empereur Hadrien fait
construire en 122 ap. J.-C., sur environ 120 km, un immense
mur pour se protéger des « barbares » : les Pictes.
CRÉDIT
10 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

BILDARCHIV STEFFENS/AKG
CRÉDIT
La conquête romaine ignore l’Irlande et s’arrête au
nord de la Grande-Bretagne, où, en 122, l’empereur
Hadrien fait construire un gigantesque mur, de l’embouchure
de la Solway à celle de la Tyne. Plus au nord,
dans l’actuelle Écosse, s’autonomise progressivement
une population, les Pictes, dont la langue semble être
restée essentiellement celtique.
INVASIONS GERMANIQUES
La province romaine de Britannia (qui a donné
« Bretagne ») prospère avec plusieurs grandes cités
(dont Londres, Londinium) jusqu’à la fin du iii e siècle :
elle est ensuite menacée par les Scotti (les Scots), des
Irlandais gaéliques qui s’installent sur la côte ouest, au
nord du mur, et par les peuples germaniques de la mer,
appelés Jutes, Angles ou Saxons dans les sources, sans
que l’on sache très bien ce que recouvrent ces termes.
Comme partout dans l’empire, les Romains
recrutent des auxiliaires germaniques pour assurer la
défense de la Britannia, si bien que l’implantation germanique
(Francs, Anglo-Saxons) est déjà importante
avant qu’en 406 leurs généraux entraînent la plupart
des légions sur le continent pour prendre part à la lutte
pour le titre impérial, abandonnant aux élites romanoceltiques
une (Grande-)Bretagne déjà christianisée.
Les rivalités des chefs romano-celtiques qui
embauchent de nombreux mercenaires saxons font
péricliter civilisation urbaine et culture romaines : dès
le début du vi e siècle, des groupes germaniques s’installent.
S’agit-il d’une conquête soudaine par des tribus
venues de la mer comme le racontent la Chronique
La province qui voulait
quitter l’Empire romain
Les îles Britanniques, pourvoyeuses d’étain, furent découvertes
par les Phéniciens au viii e siècle av. J.-C. Dès le vi e siècle
av. J.-C., les géographes grecs distinguaient l’Irlande
(Hibernia) de la Grande-Bretagne (d’abord nommée Albion,
elle fut ensuite appelée Britannia). De part et d’autre de la Manche,
les échanges entre Celtes insulaires et ceux du continent étaient
florissants. En 55 et 54 av. J.-C., les deux débarquements de César
dans le sud de l’île visèrent à rompre les soutiens que les Galli
pouvaient recevoir des Britanni. Cependant, la véritable conquête
ne fut lancée qu’un siècle plus tard, en 43, sous l’empereur Claude.
Depuis le Kent, elle progressa par taches d’huile vers le nord
et l’ouest, jusqu’aux victoires d’Agricola entre 78 et 83 :
envisageant un moment d’envahir l’Irlande, il fit le tour
de l’Écosse et découvrit les Orcades.
Cependant les Romains durent ensuite abandonner
sa « ligne des Highlands » et se replier sur l’isthme Tyne-Solway
où fut édifié le mur d’Hadrien dès 122. Pourtant, même au
sud de cette ligne, la romanisation des territoires administrés
depuis Londres demeura limitée. En 410, alors que l’autorité
de Rome était ébranlée depuis la mer du Nord par les Angles et
les Saxons, que les Pictes d’Écosse et les Scots d’Irlande
multipliaient leurs assauts, les légions firent défection pour
protéger dans l’urgence la frontière rhénane.
Les Britanni décidèrent alors de se défendre et de
se gouverner eux-mêmes : la Britannia fut la seule province
qui décida volontairement de quitter l’Empire romain !
Ci-dessus : la ville de Bath fondée par les Romains au i er siècle
de notre ère. Profitant de ses ressources d’eau chaude, ils en firent
une station thermale.
Yann Rivière, EHESS
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 11

La conquête de 1066 amène de nouveaux
groupes : des continentaux, Normands,
Bretons, Aquitains et Flamands
anglo-saxonne et Bède le Vénérable ? Il y eut en effet plusieurs
expéditions. Mais l’infiltration avait commencé
avant 406. Aux vi e et vii e siècles, les chefs germaniques
étendent leurs territoires, créant des petits royaumes et
repoussant vers l’ouest (Cornouaille et pays de Galles)
et au nord-ouest (Galloway) les principautés bretonnes.
Une partie des populations celtes migre vers la côte de
l’Armorique, qui y gagne le nom de Bretagne et une nouvelle
langue. Cette situation se stabilise vers 700-750 :
les petits royaumes anglo-saxons ont alors été absorbés
par les plus grands, comme la Mercie et le Wessex dont
le roi Edgar est le premier à gouverner toute l’Angleterre
à partir de 959.
LE CHOC VIKING
Depuis plus d’un siècle, Celtes et Anglo-Saxons
ne sont plus seuls face à face. Les Vikings, venus de
Norvège, sont apparus le long des côtes à la fin du
viii e siècle, d’abord pour piller, puis s’installant là où
ils le pouvaient : en Irlande, ils fondent les premières
villes sans se mêler à la population. Au contraire, ils
imposent la langue norroise dans les îles (Shetland,
Orcades, Hébrides, Man) et sur les côtes du nord et de
l’ouest de l’Écosse (les futures Highlands). Et ils s’établissent
à York (867) et au nord de l’Angleterre.
La rivalité des deux royaumes vikings de Dublin
et de York permet aux rois anglo-saxons d’éliminer
le royaume d’York, mais le peuplement scandinave
demeure. Les Scandinaves sont de retour en
980 et Knud, le roi du Danemark, s’empare de la couronne
d’Angleterre en 1016. Certes, la dynastie de
Wessex récupère son trône dès 1042 avec Édouard le
Confesseur. Mais le peuplement scandinave de ce que
l’on appelle le Danelaw (« pays de loi danoise ») s’est
encore renforcé : les liens entre les régions de l’ancien
Danelaw, la côte est de l’Angleterre et l’Écosse avec
la Norvège resteront vivaces jusqu’au xiii e siècle.
Avant la conquête normande de 1066, en
simplifiant et en laissant de côté l’Irlande divisée
en plusieurs royaumes celtes avec des villes
scandinaves, la « Grande-Bretagne » se compose
: 1. du royaume anglais, avec ses populations
celtes (Cornouaille), germaniques
(Anglo-Saxons, majoritaires) et scandinaves
(East-Anglie, Yorkshire) ;
2. du pays de Galles celte ;
3. du royaume d’Écosse,
unifié pour la première
fois en 843 par des Celtes
venus d’Irlande (les Scotti
qui donnent leur nom au royaume), des Celtes
de la même origine que les Gallois (le Galloway),
des populations scandinavo-gaéliques (les îles
du nord et de l’ouest), et des populations germaniques
(Anglo-Saxons), installées dans les
Lowlands de l’est et du sud.
La conquête normande va à la fois complexifier et
simplifier les choses. Elle complexifie, car elle ajoute
une nouvelle couche de population : des continentaux,
Normands, mais aussi Bretons, Aquitains et Flamands.
Le bouleversement social est important, sans commune
mesure avec le petit nombre des arrivants : le Domesday
Book (1088), qui recense comté par comté et localité
par localité le nom du seigneur qui tient chaque terre
et de celui qui la tenait avant la conquête, montre que
seuls 5 % des manoirs et des domaines importants sont
restés en possession des Anglo-Saxons. Tout le reste est
passé aux mains des nouveaux venus ou de l’Église, dont
la plupart des dirigeants sont aussi des continentaux 1 .
Cette élite restera longtemps francophone. Mais la
langue anglaise commence une mutation qui l’éloigne
de ses racines germaniques et la transforme par l’absorption
d’un vocabulaire d’origine latine. Le même
phénomène s’observe dans une moindre mesure
en Écosse, qui connaît une « normanisation » sans
conquête : de nombreux chevaliers continentaux
s’intègrent aux anciennes élites au fur et à mesure
de la féodalisation du pays. Ainsi, lorsque la dynastie
écossaise s’éteint en 1286,
la couronne est disputée
entre les Balliol et les Bruce,
familles originaires du continent
(Bailleul en Ponthieu
et Brix en Normandie) ; et
Christianisation Croix anglo-saxonne
du vii e siècle, qui reste d’inspiration celtique.
C’est de l’Irlande que sont venus les premiers
missionnaires, comme saint Patrick.
VILLE DE BAYEUX – UNIVERSITY OF OXFORD, ASHMOLEAN MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES
12 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Les Normands débarquent La broderie de Bayeux montre la traversée de Guillaume, duc de Normandie, pour conquérir l’Angleterre.
La victoire d’Hastings, en 1066, débouche sur l’installation d’une élite normande, qui bouleverse une nouvelle fois le destin de l’île.
l’ancêtre des souverains écossais Stewart/Stuart est le
sénéchal (steward), qui commande l’armée féodale de
l’évêque de Dol en Bretagne.
Mais la « normanisation » permet aussi le développement
d’États intégrateurs. Le roi des Anglais (par la
« grâce de Dieu » depuis Guillaume II le Roux en 1087)
est duc des Normands, puis à partir d’Henri II (1154-
1189) duc des Aquitains et comte des Angevins, et avec
Jean sans Terre en 1199 (qui substitue « Angleterre » à
« Anglais ») seigneur d’Irlande. Cette titulature montre
qu’au sein de l’empire normand puis angevin les entités
restent autonomes. Mais elles se centralisent par
de nouvelles structures administratives. Les élites du
royaume anglais s’opposent aux exactions des souverains
et développent ainsi leur cohésion : elles rendent
les institutions héritées des Anglo-Saxons (shires transformées
en comtés, rôle du sheriff, etc.) et militairement
revivifiées par la féodalisation, plus efficaces que celles
des autres États médiévaux.
A partir de Jean sans Terre, cet antagonisme entre
les élites de l’Angleterre et la dynastie Plantagenêt en
guerre dans ses territoires français avec le roi capétien
s’exacerbe. Philippe Auguste a en effet confisqué en
1204 une partie des biens continentaux de Jean sans
Terre (Normandie, Maine, Anjou, Touraine), que celuici
n’aura de cesse de récupérer, comme ses successeurs,
au point qu’Édouard III, petit-fils de Philippe le Bel par
sa mère, prend en 1337 le titre de roi de France, déclenchant
la guerre de Cent Ans (1337-1453).
Si les souverains imposent un système fiscal qui
va permettre leurs succès militaires anglais durant la
guerre, leurs sujets obtiennent en contrepartie un système
politique représentatif unique en Europe, avec un
parlement où siègent à côté des barons (les Lords) vassaux
du roi, des représentants de la population des villes
et des comtés (les Communes). Dans ce cadre, une nouvelle
identité anglaise se dégage à partir du xii e siècle.
Dans son Histoire des rois de Bretagne (vers 1136),
largement romancée, Geoffroy de Monmouth, qui se
pose en véritable historien exploitant des sources galloises
(en fait surtout imaginaires), présente la succession
des rois de (Grande-) Bretagne, de l’arrivée d’un
mythique prince venu de Troie, Brutus (d’où Britannia),
jusqu’à la fin du vii e siècle. Brutus aurait débarqué dans
l’île d’Albion où n’habitaient que des géants qu’il élimine.
De lui descendent les rois bretons, dont Arthur. Geoffroy
exalte leur héroïsme et la grandeur du passé britannique,
diminuant d’autant le mérite des rois saxons :
tout ceci ne pouvait que plaire aux Normands, en faisant
de tous les Anglais, quelle que soit leur origine, les
héritiers du mythique Brutus.
Sur cette histoire se greffe une vision valorisante de
l’Anglais face à ses ennemis celtes, écossais ou scandinaves.
Guillaume le Conquérant s’est arrêté à la frontière
galloise, laissant les Marcher Lords, les barons
normands de la frontière (la Marche), libres de se lancer
dans une conquête à leur compte. La guerre est quasiment
continue sur cette frontière comme elle l’est
avec celle de l’Écosse, refuge des derniers soutiens de
la dynastie du Wessex.
Du pays de Galles, les Marcher Lords ne tardent
pas à passer en Irlande où ils sont relayés en 1171 par
NOTE
1. Voir
L’Histoire n° 424
sur Guillaume
le Conquérant.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 13

Toutes les îles Britanniques sont
dominées par les Anglais,mais les nations
et les identités sont restées distinctes
Henri II et son fils Jean. Ces ennemis sont perçus comme
des Barbares : ils continuent à pratiquer l’esclavage, et,
comme ils n’ont pas de châteaux, ils massacrent les
enfants et les vieux, invendables. Ils ignorent le combat à
cheval et les usages chevaleresques. Attachés à des structures
ecclésiastiques archaïques, se mariant entre cousins
à des degrés de consanguinité prohibés, ils sont à peine
chrétiens et font obstacle à la réforme grégorienne. Par
contraste, une identité positive et valorisante se dessine
pour les Anglais, qui ont désormais une histoire nationale
commune, quelles que soient leurs origines.
Sur ces bases, les Anglais construisent ce que sir
Rees Davies a appelé en 1998 2 le « premier empire britannique
» : le droit de bourgeoisie dans les villes créées
après la conquête du pays de Galles en 1284 est réservé
aux Anglais, les Gallois n’ont pas le droit d’y pénétrer.
Les terres qui leur sont confisquées vont à des Anglais
ou à des Flamands qui forment une nouvelle gentry à
laquelle des Gallois ne s’intègrent qu’en renonçant à
leur droit et à leurs coutumes.
La participation des archers gallois à la guerre de
Cent Ans favorise cependant l’intégration : une gentry
galloise apparaît, qui a bien compris à quel point le droit
d’aînesse favorise l’accumulation de la fortune familiale
contrairement au partage égalitaire celtique. Les
Tudors, d’origine galloise, et qui montent sur le trône
anglais en 1485 pour cent dix-huit ans, en sont un bel
exemple. Mais même cette gentry n’est pas anglicisée.
SÉPARÉS DES IRLANDAIS
La division est encore plus nette en Irlande : Irlandais
et Anglais constituent deux peuples séparés. Les Anglais
se sont repliés sur le Pale, une zone défendue par une
palissade autour de Dublin où s’exerce le pouvoir royal,
et sur quelques ports : en dehors, les chefs irlandais se
considèrent toujours comme des rois indépendants. Pour
rivaliser avec eux, les nobles anglo-irlandais adoptent
certains de leurs usages, au point d’être considérés
comme des Anglais « dégénérés » par le pouvoir royal.
En Écosse, les souverains reconnaissent la suzeraineté
anglaise au xii e siècle si bien que le roi Édouard I er
tente de profiter de la fin de la dynastie de Dunkeld
en 1286 pour soumettre le royaume en choisissant son
héritier. En vain. Les Anglais doivent reconnaître la nouvelle
dynastie nationale des Bruce (à laquelle succèdent
les Stuarts) au traité de Northampton en 1328, mais
la zone frontière reste zone de non-droit, ravagée par
des raids incessants.
Un empire britannique, certes, mais seulement au
sens géographique : toutes les îles Britanniques sont
dominées par les Anglais, mais les nations et les identités
sont restées distinctes.
NOTES
2. R. R. Davies,
The First English
Empire. Power
and Identities
in the British Isles,
1093-1343,
Oxford
University
Press, 1998.
3. Cette
violente révolte,
suscitée par
les exigences
fiscales de
Stafford, le
gouverneur
envoyé par
Charles I er ,
a échoué en
partie à cause
de la division
entre les élites
« Old Irish »
croyant encore
à une entente
possible avec
les Anglais,
et les éléments
populaires
menés par
Owen Roe
O’Neill, formé
dans l’armée
espagnole, qui
voulait rompre
tout lien avec
l’Angleterre.
Les quatre piliers de l’identité britannique
A
partir du xvi e siècle, la domination
des Anglais s’accompagne d’une
puissante identité commune.
C’est cette identité britannique
qui est aujourd’hui menacée par
le Brexit. Quatre expériences
communes ont contribué à
rapprocher les quatre nations :
La Réforme : Henri VIII,
qui a engagé l’Angleterre
sur la voie de la Réforme en
rompant avec Rome et en devenant
le chef de l’Église d’Angleterre
(Act of Supremacy, 1534), instaure
l’anglicanisme. Les idées protestantes se
répandent alors rapidement en Angleterre
et au pays de Galles, tandis qu’en Écosse la
pensée de Luther et de Calvin est diffusée par John Knox
(ci-contre, en médaillon) à partir de 1547. Seule
l’Irlande reste profondément attachée au catholicisme.
L’empire colonial : à partir de 1707,
2. Gallois, Écossais et Irlandais participent
massivement à l’expansion de l’empire ultramarin :
1.
tous, marins, soldats, administrateurs
ou missionnaires, se mêlent dans le creuset
colonial qui leur offre des débouchés
providentiels.
La France comme ennemi
3. commun : après la victoire de
1588 sur l’« Invincible Armada »
espagnole et catholique de Philippe II,
c’est la France, perçue comme le pays
du despotisme, qui cristallise la haine
commune. Quant aux catholiques,
marginalisés depuis la déposition de
la reine Élisabeth par Pie V en 1570, ils
sont exclus de la vie publique de 1688 à
1829.
Le libéralisme : transcendant
les partis politiques, l’audience que
4.
rencontre au xix e siècle l’ouvrage de lord Macaulay
l’Histoire d’Angleterre depuis l’avènement de Jacques II
impose la vision d’une Grande-Bretagne libérale
et conquérante. Les succès de l’industrialisation et
de l’empire qui en feront la première puissance
mondiale au xix e siècle renforcent encore cette idée.
ÉDIMBOURG, JOHN KNOX HOUSE MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES
14 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Culloden Après la révolution de 1688, nombreux sont les Écossais qui espèrent une restauration des Stuarts (catholiques et écossais)
et tentent une Restauration. Mais, en 1746, les Highlanders écossais sont écrasés à Culloden par l’armée du duc de Cumberland : leur défaite
marque la soumission définitive du pays au pouvoir britannique (tableau du xviii e siècle).
ROYAL COLLECTION TRUST © HER MAJESTY QUEEN ELIZABETH II, 2017 ; BRIDGEMAN IMAGES – HERITAGE-IMAGES/THE PRINT COLLECTOR/AKG
Aux xvi e et xvii e siècles, des facteurs nouveaux bouleversent
cette situation. D’abord, la diffusion de la
Réforme : son succès en Écosse où John Knox diffuse la
pensée de Luther et de Calvin dès 1547 donne une forte
impulsion au rapprochement avec le pays de Galles et
l’Angleterre engagés depuis la rupture avec Rome en
1529 dans la Réforme par Henri VIII. En revanche, elle
aggrave la situation en Irlande qui reste farouchement
catholique, Anglo-Irlandais compris : en essayant de
reprendre en main le Pale, Henri VIII puis Élisabeth I re
commencent à introduire en masse des colons protestants
anglais ou écossais sur les terres confisquées aux
catholiques irlandais rebelles : ce processus de « plantation
» s’intensifie en Ulster à partir de 1607, puis partout
avec la féroce répression de la révolte catholique de
1641, menée à partir de 1649 par les 20 000 hommes
de l’armée de Cromwell 3 . De gros efforts sont alors faits
pour développer une église protestante irlandaise.
Le deuxième élément est le développement de l’empire
colonial à la fin du xvi e siècle : non plus un empire
géographiquement britannique, mais un empire britannique
parce que construit par des Britanniques, qu’ils
soient anglais, gallois, écossais ou irlandais. Marins,
soldats, marchands, administrateurs ou missionnaires,
tous y trouvent ressources et emplois, et contribuent par
leurs efforts, leur engagement et parfois leur sacrifice à
l’édification de ce qui sera le plus grand et le plus peuplé
des empires coloniaux.
Au cours du xvi e siècle, l’Angleterre se tourne de plus
en plus vers la mer. Dès le xvii e siècle, la Couronne et les
compagnies auxquelles elle accorde chartes et monopoles
contrôlent les colonies américaines et celles des
Caraïbes, puis, au xviii e siècle, l’Inde et le Canada. La
perte des Treize Colonies américaines en 1783 est un
coup très dur, mais il est compensé par la colonisation
TROIS CROIX POUR
UN DRAPEAU
L
’Union Jack est né de la volonté de Jacques I er (1603-
1625) de doter l’Écosse et l’Angleterre d’un drapeau
commun, tout en conservant une distinction entre les
deux royaumes. Un premier drapeau réunit la croix de
saint Georges anglaise (la croix rouge perpendiculaire)
et la croix de saint André écossaise (la croix blanche
sur fond bleu), symboles nationaux respectifs. En 1801,
la croix irlandaise de saint Patrick (en rouge) est ajoutée.
Elle semble avoir été créée à cet usage. A noter que le
pays de Galles, rattaché à l’Angleterre depuis le
xiii e siècle, n’est pas représenté dans l’Union Jack.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 15

Lord Macaulay, historien national
Avant le xix e siècle, il n’existe
guère d’histoire « nationale »
en Grande-Bretagne en dehors
de quelques tentatives dues à une
femme, Mrs Macaulay, à un Écossais,
Hume, et à un prêtre catholique,
Lingard. Certes, il existe une chaire
d’histoire à Oxford depuis 1622,
mais ses détenteurs enseignent
une philosophie de l’histoire pour
gentlemen. C’est L’Histoire
d’Angleterre depuis l’avénement de
Jacques II de lord Macaulay (ci-contre)
qui au xix e siècle marque la
renaissance de l’histoire en
Angleterre. Comme celle de Mrs Macaulay (aucun lien
de parenté), elle débute par la Glorieuse Révolution de
1688 : whig, c’est-à-dire libérale, mais aussi protestante
et impériale, elle est dominée par la Grande-Bretagne,
vouée à devenir la première puissance mondiale
et à produire le meilleur des systèmes politiques, la
monarchie parlementaire. Macaulay cependant est
encore un « amateur ». Le premier
grand historien nommé à Oxford est
William Stubbs. Il fait remonter le
destin exceptionnel de l’Angleterre
aux Anglo-Saxons : sa Constitutionnal
History of England (1874-1878)
réintroduit l’histoire médiévale
dans la vision whig qui domine
l’historiographie jusqu’à l’attaque
de Herbert Butterfield (The
Englishman and His History, 1944).
L’histoire britannique reste
pourtant purement anglaise, les
autres « nations » se consolant avec
l’existence de départements
universitaires d’histoire écossaise, galloise et irlandaise
dont les historiens publient dans leurs langues. La
problématique des « quatre nations » et de l’écriture
d’une histoire vraiment britannique n’est apparue que
récemment avec Hugh Kearney (The British Isles. A
History of Four Nations, 1989), Keith Robbins et Linda
Colley (Britons. Forging the Nation, 1707-1837, 1992).
de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande à partir de la
fin du xviii e siècle, tandis qu’au xix e l’empire s’étend à
l’Afrique de l’Ouest (Sierra Leone, Côte-de-l’Or, Nigeria)
et à celle de l’Est, de l’Égypte au Cap.
Le troisième élément est le produit des deux premiers
: une identité est d’autant plus forte qu’elle se forge
contre un ennemi. L’ennemi initial de l’Angleterre protestante
a été l’Espagne de Philippe II (1556-1598), bientôt
remplacée par la France, qui est à partir du règne de
Louis XIV à la fois une puissance catholique et une rivale
dans la construction d’un empire maritime et colonial.
L’opposition à la France est ainsi l’un des grands ferments
du sentiment national britannique. Mais qu’il s’agisse de
la monarchie absolue des Bourbons, de la Révolution
française, bien qu’en partie suscitée par les idées venues
d’Angleterre et assimilées par Montesquieu et Voltaire,
ou de l’épopée napoléonienne, la France est aussi vue
comme le pays du despotisme, et à ce titre le pire ennemi
des libertés dont jouissent les Anglais.
UN COMMONWEALTH OF NATIONS
Car le quatrième pilier de cette identité britannique
est le libéralisme : il est d’origine whig mais transcende
l’esprit partisan. D’ailleurs, l’ouvrage historique le plus
populaire du xix e siècle est l’Histoire d’Angleterre depuis
l’avènement de Jacques II de Macaulay qui est en fait
une histoire de la Glorieuse Révolution. Macaulay avait
prévu d’aller plus loin, mais la mort l’en empêche. Tel
quel, c’est un immense succès qui impose la vision d’une
Grande-Bretagne à la fois libérale et conquérante : la
Glorieuse Révolution, c’est la victoire du protestantisme
et du libéralisme, la véritable union puisque
l’Écosse a librement reconnu la reine Marie et son époux
Guillaume d’Orange. C’est aussi l’espoir d’une Irlande
protestante avec l’écrasement des catholiques et des
partisans de Jacques II à la bataille de la Boyne (1690).
Cet événement fondateur rejette dans un obscur
passé un Moyen Age catholique et la tyrannie des rois
Tudors et Stuarts. Il marque le début du nouvel empire
britannique, l’empire des Britanniques sur le monde
entier, même s’il reste dominé par l’Angleterre.
La grandeur de l’œuvre civilisatrice et la formidable
activité industrielle et commerciale engendrée par l’empire
furent un sujet de fierté pour tous ceux qui y participèrent.
Elles ont formé un puissant levier identitaire pour
tous les sujets de ce qui est devenu la première puissance
mondiale à la fin du xix e siècle. Depuis 1949, l’empire
a fait place au Commonwealth of Nations qui regroupe
aujourd’hui 53 pays anglophones indépendants. Mais
la fierté est restée, renforcée par les épreuves subies en
commun pendant les deux guerres mondiales.
En quoi cette puissante identité pourrait-elle donc
être mise en danger par le Brexit ? Constatons d’abord
que les piliers de cette identité n’ont pas disparu :
moins de la moitié des 65 millions de Britanniques
sont aujourd’hui chrétiens, mais la Church of England
(anglicane) reste l’Église officielle. L’empire n’est
plus, mais le Commonwealth est bien là. Si la France
n’est plus l’ennemi héréditaire depuis longtemps, sa
« monarchie présidentielle » est loin d’être un idéal politique
outre-Manche.
Reste que les Britanniques n’ont plus la même puissance.
Est-elle suffisante pour garder toute sa vitalité à
l’identité britannique, en refoulant les souvenirs d’un
premier empire britannique dont ils retrouvent maintenant
le territoire, et faire oublier la brutale colonisation
du pays de Galles et de l’Irlande et les tentatives de
domination de l’Écosse ? L’histoire le dira, mais le Brexit
a déjà commencé à faire resurgir un passé lointain que
les politiques tendent à minimiser malgré son impact,
déja visible notamment avec l’épineux problème de la
frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord. n
HERITAGE IMAGES/LEEMAGE
16 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

1. Naissance
d’une nation
THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE
ÉDOUARD III
Revendiquant le trône
de France, ce roi (1327-1377)
est à l’origine de
la guerre de Cent Ans
(miniature vers 1440).
L’Angleterre (((200))) xxxxx est une île. Pourtant,
des Romains aux Plantagenêts en passant
par la conquête normande, son destin
se joua longtemps aussi sur le continent.
Jusqu’à la guerre de Cent Ans.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 17

Les Plantagenêts :
de part et d’autre de
la Manche
Directeur du Centre d’études
supérieures de civilisation médiévale
(université de Poitiers-CNRS),
Martin Aurell est notamment l’auteur
de L’Empire des Plantagenêt, 1154-1224
(Perrin, 2003).
Fructueux mariage Sur cette fresque de la chapelle
Sainte-Radegonde de Chinon, on voit Aliénor d’Aquitaine
(à gauche). Ancienne épouse du roi de France, son union en
1152 avec Henri II donne naissance à l’« empire plantagenêt ».
A partir des années 1150, Henri II,
l’arrière-petit-fils de Guillaume le Conquérant,
construit des îles Britanniques aux Pyrénées
un royaume « transmanche ».
Par MARTIN AURELL
Appeler « empire plantagenêt » le conglomérat
de principautés territoriales que
les comtes d’Anjou ont tenté, tant bien
que mal, de gouverner en un demisiècle,
entre 1154 et 1204, ne va pas
de soi (cf. p. 22). Le terme a du moins
le mérite de rendre compte d’un ensemble politique qui
s’étend sur des territoires au statut différent.
Certes, le mot latin imperium ne lui est que très
exceptionnellement attaché par les contemporains.
Et il supporte mal la comparaison avec les grands
empires de l’histoire, que ce soit pour l’étendue ou
pour la durée. Henri II Plantagenêt lui-même, durant
son règne de trente-cinq ans (1154-1189), ne reprend
dans ses chartes que ses différents titres territoriaux :
« roi d’Angleterre, duc de Normandie et d’Aquitaine et
comte d’Anjou » – la Bretagne, dont le duc est son fils
Geoffroi, échappe à cette titulature.
Sans être un empire au sens propre, l’ensemble de
ces territoires si disparates et si rapidement concentrés
dans les mains d’Henri II avait de quoi surprendre
ses contemporains. Comte d’Anjou et du Maine par
son père Geoffroi le Bel et duc de Normandie par sa
mère Mathilde l’Emperesse, il adjoint, en 1152, en
épousant Aliénor, le duché d’Aquitaine dont elle est
l’héritière. C’est en 1154 qu’il est couronné roi d’Angleterre.
En 1155, il prend la Bretagne. Avant que, dans les
années 1170, des chevaliers normands, partis du pays
de Galles, conquièrent l’est de l’Irlande.
DEAGOSTINI/LEEMAGE
18 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Passage gardé La monarchie plantagenêt est itinérante : même s’il réside surtout en Angleterre et en Normandie, Henri II parcourt
régulièrement ses domaines. Contrôler la Manche par des châteaux comme celui de Douvres (ci-dessus) est un enjeu décisif.
ALAMY/PHOTO12
Pour la propagande mise en place autour d’Henri II,
il s’agit bien là d’une construction digne des plus vastes
empires. En 1188, le polygraphe Giraud de Barri (que
les Anglais appellent Gerald of Wales), un prêtre issu
de cette noblesse normande qui colonise alors le sud
du pays de Galles, compare le roi d’Angleterre au plus
grand bâtisseur d’empire de l’Antiquité : « Vos victoires
défient les bornes de la terre. Vous, notre Alexandre d’Occident,
avez étendu votre bras depuis les Pyrénées jusqu’aux
confins occidentaux de l’océan du Nord. »
Même son de cloche chez le clerc Wace, originaire
de l’île de Jersey, pour qui Henri II « tient l’Angleterre
et toute la terre du bord de la mer entre l’Espagne et
l’Écosse, de rivage en rivage ». D’autres sources issues
de la cour du Plantagenêt insistent sur l’étendue d’un
pouvoir capable de pacifier les multiples contrées baignées
par l’océan.
Encore s’agissait-il pour Henri II puis ses fils et successeurs
Richard Cœur de Lion (1189-1199) et Jean
sans Terre (1199-1216) d’imposer leur autorité sur
ces territoires acquis par la généalogie, la stratégie
matrimoniale ou le coup de main militaire. Cela passe
d’abord par les somptueuses cérémonies de couronnement
organisées à Londres, Rouen (capitale de la
Normandie), Poitiers et Limoges (pour le duché d’Aquitaine),
et que les Plantagenêts ont enrichies pour leur
donner plus de faste et affirmer leur majesté.
C’est ainsi dans l’église abbatiale de Westminster,
à Londres, attenante au palais royal, qu’Henri II puis
Richard et Jean reçoivent la couronne d’Angleterre.
Un cortège solennel formé d’évêques, abbés et hauts
dignitaires du royaume vient chercher le souverain
jusqu’à la porte de sa chambre pour le conduire à l’abbatiale
en passant par une rue couverte de tapis. Dans
l’église, le nouveau roi est acclamé par la foule, qui
exprime, à la façon d’une élection, sa volonté de le
voir à sa tête. L’impétrant jure de protéger l’Église et
de rendre justice au peuple, puis reçoit l’onction du
saint chrême ou de l’huile des catéchumènes sur la tête,
la poitrine et les bras, sièges respectifs de la gloire, de
la science et de la force.
DANS LA CATHÉDRALE DE ROUEN
Mais cette couronne anglaise n’est que partie de
son empire. C’est dans la cathédrale de Rouen que le
Plantagenêt reçoit l’épée, la lance et l’étendard des ducs
de Normandie. L’archevêque le couronne aussi d’un
cercle ciselé de roses en or : sans être la couronne à
fleurons du roi, ce cercle, symbole de la domination
d’une principauté territoriale, rappelle les diadèmes
et lauriers des empereurs antiques.
A Limoges et à Poitiers, les évêques lui remettent des
emblèmes similaires pour le duché d’Aquitaine, auxquels
il faut ajouter l’anneau de fiançailles de sainte
Valérie, une sainte locale, martyrisée pour avoir renoncé
à son mariage et choisi de vivre la virginité avec les premiers
chrétiens de sa ville. Il est ensuite intronisé duc
d’Aquitaine dans l’église Saint-Hilaire de Poitiers. >>>
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 19

Guillaume le Conquérant
v. 1027 - 1066 - 1087 *
+ Mathilde de Flandre
Guillaume II
le Roux
v. 1056 - 1087 - 1100*
Henri I er Beauclerc
1068 -1100-1135 *
+ Édith d’Écosse
Adèle
v. 1070 - 1137
+ Étienne II de Blois
Mathilde l’Emperesse
1102-1167
+ Henri V, empereur
germanique
+ Geoffroi Plantagenêt
Guillaume
v. 1090 - v. 1150
Thibaud le Grand
v. 1090 - 1152
Étienne de Blois
v. 1092 - 1135 -1154 *
+ Mathilde de
Boulogne
Henri
v. 1096 - 1171
Henri II
1133-1154-1189 *
+ Aliénor d’Aquitaine
Eustache
v. 1129 - 1153
Guillaume
v. 1130 - 1156
Marie
1131 - 1182
Guillaume
1153 - 1156
Henri le Jeune
1155 - 1183
+ Marguerite
de France
Mathilde
1156 - 1189
+ Henri
le Lion
Richard
Cœur de Lion
1157-1189 -1199 *
+ Bérangère
de Navarre
Geoffroi
de Bretagne
1158 - 1186
+ Constance
de Bretagne
Aliénor
1161 - 1214
+ Alphonse VIII
de Castille
Jeanne
1165 - 1199
Jean sans Terre
1166 -1199 -1216 *
+ Isabelle
de Gloucester
+ Isabelle
d’Angoulême
* En rouge : dates de règne des rois d’Angleterre
Arthur, duc
de Bretagne
1187 – 1203
Henri III
1207-1216 -1272 *
Une dynastie sur trois siècles
Si les Plantagenêts doivent leur surnom à Geoffroi, comte d’Anjou (1129-1151), qui selon la légende arborait un genêt à son chapeau, ils sont aussi les
descendants de Guillaume le Conquérant via Mathilde l’Emperesse, épouse de Geoffroi. Le droit normand prévoit que l’héritage passe aux filles en
l’absence de fils – et aux cousins seulement en l’absence de fille : Henri II est donc pleinement héritier du premier fondateur de l’empire transmanche.
>>> Ce qui renforce considérablement le pouvoir
du roi, c’est l’hommage et la foi qui lui sont rendus.
En 1176, les assises (des assemblées convoquées par
le roi) de Northampton précisent que tous, depuis les
comtes jusqu’aux simples paysans, doivent lui jurer allégeance
– en son absence, le serment sera prêté devant
les juges locaux. Henri II impose l’hommage aux princes
du pays de Galles et d’Écosse. En Irlande, pour dominer
les magnats, Henri n’hésite pas à se conformer aux traditions
: on organise des banquets dans des constructions
en bois dressées pour l’occasion, on échange des
otages, on prête serment de loyauté près des rivières
qui marquent la séparation des royaumes…
RENAISSANCE INTELLECTUELLE
Roi d’Angleterre, Henri II montre en revanche toute
sa réticence à formaliser sa dépendance envers le roi de
France, Louis VII, dont il est pourtant le vassal pour ses
possessions continentales. Ainsi, plutôt qu’à Paris, il préfère
lui prêter l’hommage sur les marches du royaume,
au grand air, le plus souvent dans le Vexin, à la frontière
entre la France et son domaine anglo-normand.
En avril 1200, Aliénor évite même à Jean sans Terre,
récemment couronné, la dimension humiliante de
cette cérémonie en venant à Tours prêter hommage,
à sa place, à Philippe Auguste. Elle préserve ainsi pour
son fils une marge de manœuvre à l’égard du roi de
France, auquel il ne s’est pas assujetti personnellement
à cette occasion.
On se plaît en revanche, avec les Capétiens, à multiplier
les rites d’amitié dans lesquels n’entre aucune
nuance de sujétion. Les chroniqueurs rapportent comment
Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste, à
l’occasion de trêves, mangent à la même table et dorment
dans le même lit.
Mais c’est bien à Londres que se tiennent sa cour
et l’administration. Le gouvernement de cet ensemble
politique un peu disparate dont Henri est la clé de voûte
passe aussi par les lettres : le Plantagenêt est particulièrement
attentif à l’image qu’il lègue à la postérité.
Très attaché au rayonnement intellectuel de sa cour, il
accorde aux belles-lettres une place de choix. La cour
est ainsi profondément imprégnée par la renaissance
intellectuelle du xii e siècle, ce mouvement de retour à
L’HISTOIRE, LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE 59, AVRIL 2013
20 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

C’est bien le roi qui fait l’empire,
comme si le Plantagenêt s’appropriait
l’espace par sa seule présence physique
THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE
l’Antiquité et au latin de Cicéron qui se diffuse depuis
les années 1130 vers les écoles cathédrales des pays de
la Loire, à Chartres en particulier. A sa cour on professe
ce principe qu’un ancêtre, comte d’Anjou, a formulé,
non sans ironie, à l’adresse du roi de France : « Un roi
illettré est comme un âne couronné. »
C’est en latin que Giraud de Barri chante la conquête
de l’Irlande. Plus originale est l’utilisation systématique
de la langue vernaculaire pour écrire l’histoire. Dans
l’Angleterre du xii e siècle, le français jouit d’un prestige
presque similaire au latin puisqu’il est, comme lui,
une langue réservée à une élite : si seuls les clercs et
quelques laïcs cultivés pratiquent le latin, l’aristocratie
d’origine normande se distingue par l’usage du français.
C’est dans cette langue qu’Henri II demande à Wace,
puis à Benoît de Sainte-Maure, de rédiger l’histoire des
ducs de Normandie, ancêtres dignes de légitimer la
dynastie plantagenêt.
Au-delà des symboles et de la propagande, c’est très
concrètement qu’Henri II doit imposer son autorité sur
un territoire très étendu. En la matière, il ne part pas
de rien, et peut profiter de l’efficacité du gouvernement
anglo-normand, servi par un personnel administratif
nombreux et formé aux lettres. La chancellerie
du roi ne chôme pas. Ses messagers apportent des
centaines de lettres brèves, closes par un sceau symbolisant
la majesté royale, à tous ses officiers et sujets.
L’activité est aussi intense à l’Échiquier, l’organe fiscal
du royaume d’Angleterre et du duché de Normandie.
Les archives sont remarquablement tenues. A titre de
comparaison, la chancellerie d’Henri II rédige cinq fois
plus d’actes que celle de Louis VII et deux fois plus que
celle de Philippe Auguste.
LE ROI EST PARTOUT
Même efficace, la transmission d’ordres par écrit ne
suffit pas pour imposer le pouvoir sur un si vaste territoire.
S’il veut être obéi, le roi doit se montrer à ses
sujets. Le voyage devient l’une de ses activités principales.
Pierre de Blois, dressant dans une de ses lettres
le portrait d’Henri II, s’arrête à ses « jambes équestres » :
« Bien qu’elles soient affreusement blessées et couvertes de
bleus par les ruades fréquentes des chevaux, il ne s’assied
jamais, sauf sur une monture ou à table. »
Un simple calcul rend compte de l’ubiquité d’Henri II.
Au cours de ses trente-cinq années de règne, le roi a fêté
Noël en 24 endroits différents, et il a traversé 28 fois la
Manche et 2 fois la mer d’Irlande !
Le temps passé dans chacune de ses principautés
n’est pas indifférent. Le roi demeure surtout en
Normandie (quatorze ans et demi) et bien sûr en
Angleterre (treize années), où son pouvoir est le
mieux implanté et d’où il tire ses principales ressources
fiscales. Il ne passe en revanche en Anjou et
en Aquitaine que sept années, le cinquième de son
règne. La route du roi croise plus souvent les territoires
septentrionaux, dociles et bien administrés, que les
séditieuses régions du sud de la Loire.
C’est bien le roi qui fait l’empire, comme si le
Plantagenêt s’appropriait l’espace par sa seule présence
physique : les terres qui se trouvent sous sa couronne
sont en effet des plus disparates.
L’Angleterre comme la Normandie, soumises au roi
et rigoureusement administrées, coexistent avec des
territoires où, comme en Aquitaine ou en Bretagne,
les nobles se révoltent continuellement. Cet irrédentisme
est attisé par les luttes entre Henri II, son épouse
Aliénor d’Aquitaine et ses propres fils. Le moine Richard
de Devizes, qui les a fréquentés, les désigne comme la
« confuse maison d’Œdipe ».
Il faut chercher des causes politiques à ces guerres
familiales, et insister sur le caractère composite >>>
LONDRES CAPITALE
La cité de Londres qui est chef d’Angleterre.
Brutus qui le premier habita en Angleterre la fonda
et l’appela Troie la nouvelle ». Ce détail d’un itinéraire
de pèlerinage du xiii e siècle le montre bien : dès
le règne d’Henri II, Londres s’impose comme
la capitale de l’Angleterre, répondant aux besoins
de la centralisation du pouvoir et des institutions.
Mais son pouvoir de commandement reste
limité à l’île – Rouen, par exemple, restant sans
conteste chef de la Normandie.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 21

Débat
HENRI II, ROI OU EMPEREUR ?
Royaume ou empire ? Donner un nom commun à l’ensemble des terres placées sous
la domination du Plantagenêt fait débat chez les historiens anglais et français.
David Bates :
« Articuler
les différences »
Oui, on peut parler d’un Empire
plantagenêt pour plusieurs
raisons. Le mot « empire »
est un moyen d’exprimer l’alliage
de territoires dominés par Henri II, dans le cadre
d’un État assez fort pour l’époque. Il faut bien un mot
pour désigner ce pouvoir extraordinaire. Mais il faut
avoir conscience de ce que renferme ledit mot. Chaque
empire doit être qualifié pour lui-même. Ce n’est
évidemment pas un des empires du xix e siècle… Dans
le cas des Plantagenêts, les rois ont cherché à faire naître
des ressemblances entre leurs territoires (lois
communes, monnaies, justice…), mais cela reste limité.
Le problème de l’« Empire plantagenêt » est aussi
celui de sa naissance et de sa définition plurielles. Depuis
1066, au cœur de l’empire, il y a toujours la Normandie,
toujours l’Angleterre. Autour ont ensuite gravité
d’autres principautés (pays de Galles, Aquitaine, etc.).
L’Empire plantagenêt est au fond semblable et différent
de celui de Guillaume le Conquérant. Et, au Moyen Age,
la légitimité de la continuité est la plus forte de toutes.
.
Mathieu
Arnoux :
« Un dominion
atlantique »
Le terme d’Empire plantagenêt
n’est pas opératoire en termes
d’histoire économique. Il ne fait référence qu’à une
union personnelle d’un ensemble d’espaces composites
unis par un principe de souveraineté. Force est
d’admettre malgré tout que, d’un point de vue politique,
l’espace plantagenêt trouve une cohérence dans son
idéologie et sa vision des institutions étatiques. Mais
cela se brise sur deux éléments. D’abord les structures
mises en place par la monarchie franque : elles sont
certes plus archaïques, mais plus solides.
Le deuxième élément est l’absence de cohérence
entre les espaces politiques et économiques. Dès le
xii e siècle, l’Angleterre s’insère dans deux espaces
économiques différents. Le premier la lie au nord du
continent par-delà les « narrow seas », les mers étroites
que sont la Manche et la mer du Nord. Cet espace
maritime est dès avant 1200 l’un des lieux majeurs
de l’économie européenne.Le second espace est celui
dont l’Angleterre a besoin pour assurer la croissance
de sa population. Malgré la qualité de son agriculture,
elle ne produit pas de quoi satisfaire ses besoins. Face
à une demande croissante, la possession de l’Aquitaine
tombe à point et complète la ration alimentaire du
royaume : vins, céréales, fruits. Cette nécessité explique
l’acharnement anglais à conserver ses possessions
continentales. C’est bien, avec l’Aquitaine, une relation
de domination qui se met en place : elle ne produit
que ce dont l’Angleterre a besoin. Plutôt que d’empire,
on pourrait donc parler de dominion pour l’Aquitaine.
Mais la Normandie ne pouvait pas n’être qu’un
dominion. Son rapport avec l’Angleterre n’a jamais
été résolu.En outre, la concurrence entre la France
et l’Angleterre impliquait que la haute Normandie
entre dans l’orbite capétienne. La construction
de l’État français ne laissait aucune autre possibilité.
Jean-Philippe Genet :
« Un empire non territorial »
Si l’on parle d’empire pour
les Plantagenêts, c’est surtout
pour ne pas galvauder le titre
de roi. Le Plantagenêt est le roi
d’Angleterre, un point c’est tout.
Pour le reste, il a un autre statut
qui fait de lui de fait un souverain,
mais il n’est pas roi : il est
duc de Normandie, il est comte
d’Anjou, il est seigneur d’Irlande. Simplement, tous
ces pouvoirs se rejoignent en sa personne et c’est
en ce sens qu’on peut parler d’empire ; c’est un empire
qui est vraiment personnel. Il n’y a pas d’institution.
Mais aussi grand soit-il, il ne faut surtout pas se
représenter cet empire de façon territoriale. C’est
souvent le défaut quand on envisage le pouvoir dans
le monde médiéval. C’est avant tout un pouvoir
qui repose sur des relations d’homme à homme : un
pouvoir de type féodal, qui repose sur la relation
personnelle entre un souverain et ses vassaux, ou plus
exactement ceux qu’il considère comme ses vassaux,
ces derniers ayant souvent un avis différent. C’est
pour cela que je préfère absolument le terme d’empire
à celui d’espace, proposé par certains auteurs.
Les Collections de L’Histoire n° 59, avril 2013.
David Bates,
ancien
directeur
de l’Institute
of Historical
Research,
auteur de
The Normans
and Empire
(Oxford,
2013).
Mathieu
Arnoux,
professeur
d’histoire
médiévale
à Paris-VII.
Jean-Philippe
Genet,
professeur
d’histoire
médiévale
à Paris-I.
DR
22 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

L’action d’Henri II vise à souder des
territoires autour d’un gouvernement
unitaire et d’une idéologie commune
>>> de l’espace immense contrôlé par Henri II, où
des principautés territoriales, sans histoire ni tradition
communes, possèdent un passé lourd en inimitiés
ataviques. L’Empire angevin est divisible par essence.
Selon son biographe anonyme, sur son lit de mort,
Geoffroi le Bel, le père d’Henri II, aurait lancé à son
fils et successeur un avertissement : ne jamais transférer
les coutumes de l’une à l’autre de ses principautés,
mais en préserver la spécificité juridique, en évitant
toute fusion inutile.
Henri II n’écouta pas ce conseil. Son action politique
visa à souder ces territoires épars autour d’un gouvernement
unitaire et d’une idéologie commune face au
roi de France. Une ligne similaire est adoptée, au lendemain
de son couronnement, par Richard Cœur de Lion.
UNE VOLONTÉ CENTRALISATRICE
Cette volonté centralisatrice rencontre, surtout
en Anjou, en Aquitaine et en Bretagne, l’opposition
de l’aristocratie locale. Elle s’exprime en revanche en
Angleterre par le développement de la common law, la
loi commune. La logique en est simple : le roi, fort de
son droit, entend imposer sa paix dans son royaume.
Se développe ainsi sous Henri II l’idée que toute personne
libre peut faire appel au tribunal royal, sans être
obligée de passer par les tribunaux seigneuriaux. La
justice lui sera rendue de la façon la plus simple possible,
c’est-à-dire en français, donc en langue vulgaire,
et par ses pairs, dans le cadre de jurys, selon la tradition
normande et anglo-saxonne.
Riche d’avenir, l’effet centralisateur a tout de même
ses limites. C’est bien parce que les fils ou frères révoltés
subiraient l’ascendant de leur entourage qu’ils
obtiennent plus facilement le pardon royal. A son retour
de captivité, Richard Cœur de Lion rencontre, chez l’archidiacre
de Lisieux, Jean sans Terre. Celui-ci se jette
à ses pieds pour se faire pardonner tous ses complots ;
il le relève et lui dit : « Jean, n’aie pas peur. Tu n’es qu’un
enfant. Tu as eu de mauvais compagnons et tes conseillers
paieront. » Les deux frères partagent aussitôt un repas
de saumon en signe de réconciliation.
Jean sans Terre a certes déjà 27 ans. Mais, par son
pieux mensonge sur son âge, son frère se rappelle peutêtre
qu’il avait lui-même 15 ans lors de sa première
insurrection contre son père Henri II… Souligner le
bas âge des révoltés montre qu’ils sont influençables.
Leur « jeunesse », au sens médiéval du terme, les rend
particulièrement sensibles à l’appel de combattre leur
père ou leur frère aîné. En juvenis piaffant d’impatience
pour reprendre l’héritage qui tarde à venir, chacun de
ces princes opte pour la voie de faits, prenant les armes
contre le chef de la dynastie. Une envie qui semble fort
prononcée au sein de la maison plantagenêt.
En définitive, l’administration de l’Empire plantagenêt
est marquée par la tension entre la conception
moderne de la royauté et une perception patrimoniale
IRLANDE
Dublin
Un empire transmanche…
Terre sous l’autorité
d’Henri II Plantagenêt
Acquisition par mariage
avec Aliénor d’Aquitaine
Terre relevant d’Henri II
par suzeraineté théorique
Velléité d’expansion
Port important sur
la Manche
Liaison transmanche
… face à la France
Terre sous l’autorité
du roi de France en 1180
Suzeraineté revendiquée
par les Plantagenêts
ÉCOSSE
York
PAYS DE
GALLES
ROYAUME D’ANGLETERRE
Londres
Douvres
Portsmouth Hastings
Southampton
Calais
Wissant
Manche
FLANDRE
Dieppe
Barfleur
Le Tréport
Fécamp
Ouistreham Rouen
Honfleur
NORMANDIE Paris
BRETAGNE MAINE
Le Mans
Angers Orléans
ANJOU
Dijon
ROYAUMEDE FRANCE
Poitiers
POITOU
Bordeaux
AQUITAINE
Mer du
Nord
AUVERGNE
COMTÉ DE TOULOUSE
Toulouse
GASCOGNE
du pouvoir qui est encore la sienne. Les révoltes aristocratiques
périphériques de l’« espace plantagenêt »
attisent les querelles domestiques de la famille royale,
menaçant la cohésion de l’État. Les armées des enfants
sont un élément perturbateur au détriment de la
cour du père : ils défendent contre lui les intérêts de
la noblesse des principautés qu’ils gouvernent. Cette
sédition explique le rapide effondrement après la mort
d’Henri II du prétendu empire face à la puissance montante
de Philippe Auguste. C’est maintenant l’Angleterre,
avec la seule Gascogne, qui donnera à la France
du fil à retordre. n
200 km
SAINT
EMPIRE
De l’Écosse aux Pyrénées
L’Empire plantagenêt est en fait le résultat du cumul par Henri II d’un nombre
considérable de titres, qui restent néanmoins indépendants les uns des autres.
Par son héritage maternel, il récupère la Normandie en 1151 et l’Angleterre
en 1154 ; par son héritage paternel l’Anjou et le Maine en 1158 ; par son mariage
avec Aliénor, l’Aquitaine en 1152 ; par des manœuvres politiques ou militaires,
enfin, la Bretagne en 1156, le pays de Galles en 1158, l’Irlande en 1171
(ces derniers territoires relevant plutôt d’une suzeraineté théorique).
Au total donc, se dessine une domination allant de l’Écosse aux Pyrénées,
brève (un demi siècle) mais inédite dans l’histoire.
Légendes Cartographie
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 23

Et s’ils avaient
parlé français ?
Avec la conquête normande, le français devient la langue
des élites et éclipse le vieil anglais. L’anglais ne redevient
une langue écrite importante qu’à la fin du Moyen Age.
Avant sa conquête par le duc de
Normandie Guillaume le Conquérant
en 1066, l’Angleterre était un des rares
pays où il existait, outre la culture
latine, une culture écrite vernaculaire
vigoureuse, en vieil anglais, langue germanique.
Sa promotion en avait surtout été assurée
par le roi Alfred le Grand (871-899), à l’origine d’un
mouvement de mise par écrit de codes juridiques et de
traductions de textes variés. Ses initiatives ont connu
une certaine postérité, grâce au renouveau du monachisme
anglais du x e siècle, en particulier dans les nouvelles
abbayes de Glastonbury et de Ramsey – même
si leur production fut avant tout d’ordre religieux :
sermons, vies de saints, extraits de la Bible.
Par AUDE MAIREY
Directrice adjointe du Lamop
(CNRS) à Paris-I, Aude Mairey
a notamment publié Une Angleterre
entre rêve et réalité. Littérature et société
dans l’Angleterre du xiv e siècle
(Publications de la Sorbonne, 2007).
LANGUE DES ÉLITES
L’arrivée des « Normands » mit un terme à ces élans
et le français fut imposé comme langue courtoise et littéraire
au détriment du vieil anglais, dont la production
fut réduite à peau de chagrin au xii e siècle, sans toutefois
disparaître complètement. En revanche, l’anglais
restait la langue maternelle de la population. Et notons
également la persistance et même le développement
du gallois écrit au pays de Galles – les langues celtiques
restent présentes dans l’ensemble des îles Britanniques.
Mais c’est bien dans les domaines des Plantagenêts,
en particulier durant le règne d’Henri II (1154-1189)
et de sa femme Aliénor d’Aquitaine, qu’une littérature
en « anglo-normand » ou « anglo-français » a vu le jour
de manière précoce, notamment dans les chroniques et
les romans, non sans arrière-pensées politiques 1 .
Le Roman de Brut (le titre fait référence à Brutus,
petit-fils d’Énée et fondateur supposé de la Grande-
Bretagne) de Wace, vers 1155, par exemple, adaptation
versifiée de l’Histoire des rois de Bretagne de
Geoffroy de Monmouth (vers 1130), l’« inventeur »
Succès Début du Roman de Brut de Wace. Cette histoire légendaire
de l’Angleterre a été écrite en anglo-normand en 1155 et a connu un
grand succès.
BNF, FRANÇAIS 794 FOLIO 286R
24 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

du roi Arthur, connut un grand succès et influença
des auteurs aussi prestigieux que Chrétien de Troyes.
De même, c’est là qu’apparut la « matière antique »,
comme celles de Troie et d’Alexandre. En outre, le français
trouve sa place, au fil du temps, dans les domaines
juridique et administratif, à côté du latin.
Dans la seconde moitié du xiii e siècle, toutefois, des
signes suggèrent que le français n’est plus la langue
maternelle de l’aristocratie, en particulier ses couches
intermédiaires et inférieures (la gentry) : un des signes
tangibles en est l’apparition de manuels d’apprentissage
du français. On constate également l’émergence
de nouveaux textes en anglais, par exemple le poème
très sophistiqué intitulé La Chouette et le Rossignol (The
Owl and the Nightingale).
DANS LES BIBLIOTHÈQUES
Mais c’est surtout aux xiv e et xv e siècles que les
écrits en anglais connaissent une croissance exponentielle,
en lien notamment avec le développement de la
littératie – l’aptitude à lire et/ou à écrire – au sein de la
gentry mais aussi des élites urbaines, voire des élites paysannes.
Toutefois, l’anglais connaît de profondes mutations
en devenant ce que l’on appelle le moyen anglais :
de langue germanique pour l’essentiel, il se transforme
en une langue « hybride » influencée par le latin et le
français. On estime en effet que, à la fin du Moyen Age,
son lexique est composé pour moitié de mots d’origine
germanique, d’un quart de latin et d’un quart de français –
sans compter les apports de la syntaxe et de la grammaire.
Des œuvres fondamentales sont écrites dans les
dernières décennies du xiv e siècle, que ce soit des
textes littéraires, comme ceux de Geoffrey Chaucer
(mort en 1400), l’auteur des Contes de Canterbury,
considéré par beaucoup comme le « père » de la littérature
anglaise même s’il était loin d’être le seul ; des
textes dévotionnels, tels ceux de la recluse Julienne
de Norwich ou de Walter Hilton ; ou encore des chroniques,
comme la traduction du Brut français, composé
à la fin du xiii e siècle et traduit en anglais un siècle
plus tard, dont la diffusion fut considérable.
Surtout, les années 1380-1390 sont celles de la première
traduction intégrale de la Bible en anglais, qui
n’a alors pratiquement pas d’équivalent européen et
qui connaît un succès prodigieux 2 . Au xv e siècle, tous
les domaines de la connaissance et de la littérature
apparaissent représentés dans des textes en anglais.
Soulignons quand même que le français reste très présent
dans les bibliothèques des laïcs cultivés et dans
les domaines institutionnels (il restera la langue des
juristes jusqu’au xvii e siècle !). L’anglais ne fait son apparition
dans l’administration que de manière très progressive,
notamment à partir du règne d’Henri V de
Lancastre (mort en 1422).
Au xix e siècle et durant une grande partie du xx e ,
des érudits anglais ont construit le récit téléologique du
« triomphe » de l’anglais. Mais s’il est vrai, on l’a vu, que
l’anglais écrit se développe considérablement à la fin du
Moyen Age, cette téléologie, liée à une approche nationaliste,
n’a plus cours depuis quelques décennies. Sans
parler du latin, les relations entre français et anglais
étaient en réalité très complexes et souvent complémentaires,
pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, le français reste la langue courtoise
européenne par excellence, la lingua franca, ce qui
explique, entre autres, la traduction de très nombreux
textes français en anglais. Il existe par ailleurs des raisons
politiques à l’importance continue du français en
Angleterre : la revendication des rois anglais sur la couronne
de France à partir de 1337 les a obligés à conserver
une culture française, au sens le plus large du terme,
même s’ils ont pu agiter le spectre de la destruction de
l’anglais en cas d’invasion française.
Toutefois, paradoxalement, le traité de Troyes de
1420, qui consacra la « double monarchie » au profit
d’Henri V et au détriment de Charles VII, renforça
l’usage de l’anglais en Angleterre dans la mesure où,
selon l’historien Malcolm Vale, il contribuait à maintenir
la séparation entre les deux royaumes sur les
plans autres que dynastique 3 . Et l’on observe une accélération
de l’emploi de l’anglais dans les années 1430,
sous l’impulsion du roi Henri VI et en raison des difficultés
militaires des Anglais en France. Après leur
défaite définitive, dans les années 1450, elle apparaît
plus nette encore. Mais ce n’est véritablement qu’au
temps des premiers Tudors, au xvi e siècle, que l’anglais
gagnera ses lettres de noblesse. n
QUIZ
NOTES
1. Cf.
A. Chauou,
L’Idéologie
Plantagenêt.
Royauté
arthurienne
et monarchie
politique
dans l’espace
Plantagenêt,
xii e -xiii e siècles,
Rennes,
PUR, 2001.
2. Cf. A. Mairey,
« La Bible
wycliffite »,
P. Boucheron
(dir.), Histoire
du monde
au xv e siècle,
Fayard, 2009,
pp. 458-463.
3. M. Vale,
Henry V.
The Conscience
of a King, Yale
University
Press, New
Haven et
Londres, 2016.
Connaissez-vous l’anglo-normand ?
Environ 50 % du lexique anglais est d’origine française ou latine.
Saurez-vous retrouver les termes anglais dont il est question ci-dessous ?
1. Ce diplôme tire son nom d’un mot désignant
un apprenti chevalier.
2. Ce légume tire son nom du normanno-picard désignant
la tête et l’intelligence.
3. Cette pièce de vaisselle tire son nom d’un récipient à anse
servant notamment à boire le cidre.
4. Cette partie de vêtement tire son nom d’un mot désignant
un petit sac.
5. Cet aliment tire son nom de l’alliance d’un mot français
désignant le bœuf et d’un mot norrois désignant un mode
de préparation.
6. Ce substantif vient d’un terme militaire désignant un défi lancé.
7. Ce verbe vient du mot anglo-normand signifiant chasser.
8. Cet apprêt culinaire vient du verbe signifiant brûler, rôtir
en ancien français.
RÉPONSES : 1. Bachelor, qui vient de « bachelier » • 2. Cabbage (chou), qui vient de
« caboche » • 3. Mug (grande tasse), qui vient de « moque » • 4. Pocket (la poche), qui vient de
« pouque » • 5. Beefsteak, qui vient de « buef » et de « steik » (rôti) • 6. Challenge, qui vient
de « chalenge » • 7. To catch (attraper), qui vient de « cachier » • 8. Toast, qui vient de « toster ».
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 25

Le lion à genoux devant le lis En 1329, Philippe VI contraint l’Anglais Édouard III à lui prêter hommage pour ses possessions en France.
Guerre de Cent Ans : la
Chargé de recherche au CNRS
et membre de l’Irhis (université
Lille-III), Christopher Fletcher est
notamment l’auteur de Richard II:
Manhood, Youth and Politics, 1377-1399
(Oxford University Press, 2008).
Depuis 1066 l’île était liée au royaume de France.
Mais la guerre de Cent Ans brisa définitivement
cette solidarité transmanche.
Par CHRISTOPHER FLETCHER
L’idée qu’il existe une « guerre de Cent
Ans » n’a de validité que du point de
vue français. Lors d’un voyage peu
confortable dans le Yorkshire, Michelet
a développé une théorie pour expliquer
comment, au xiv e siècle, sous le
long règne d’Édouard III (1327-1377), des Anglais
bien nourris, mangeurs de viande, sanguins et vigoureux,
étaient venus envahir une population française
pacifique. La guerre de Cent Ans avait commencé
(1337-1453) 1 . Cette chronologie n’a pas grand sens
outre-Manche. Pour les Anglais du xiv e siècle, il était
clair que, depuis la conquête normande de Guillaume
le Conquérant en 1066, leur roi avait toujours été un
prince français, parlant le français et autant préoccupé
par ses terres ancestrales que par son royaume
pluvieux à l’extrémité du monde connu. Certes, en
1087, Guillaume avait séparé son héritage paternel.
JOSSE/LEEMAGE
26 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

la victoire des archers anglais Après Crécy, en 1346, Édouard III, petit-fils de Philippe le Bel, peut espérer conquérir la France.
fin du rêve continental
MP/LEEMAGE
Il confiait le duché de Normandie à son fils aîné, Robert
Courteheuse, tandis que l’Angleterre revenait à son
troisième fils, Guillaume le Roux. Mais ce dernier ne
perdit pas de temps pour envahir la Normandie.
Le roi Henri I er , quant à lui, passait des années en
Normandie afin de protéger l’héritage ancestral contre
ses ennemis traditionnels : le comte d’Anjou et le roi
de France. A sa mort en 1135, c’est pour préserver
les intérêts de la Normandie que les nobles refusent
l’accession au pouvoir de Mathilde l’Emperesse, seule
survivante légitime.
L’IMPOSSIBLE ÉQUILIBRE ?
Si ce lien consubstantiel entre l’Angleterre et la
Normandie a si longtemps perduré, c’est que la noblesse
anglaise est aussi une noblesse normande. Depuis
Hastings en 1066 et la longue répression qui marque
le règne de Guillaume, la noblesse anglo-saxonne a été
remplacée par des hommes originaires de Normandie,
même si quelques-uns venaient de Bretagne ou de
Flandre. Ce n’est qu’au moment de la conquête du
duché par Philippe Auguste, à partir de 1199, que cette
noblesse est divisée en deux. Mais ceux qui restent en
Angleterre n’oublieront jamais leur origine. Tout noble
qui se respecte apprend le français, même s’il s’excuse
pour son accent affreux.
Après la conquête de la Normandie par Philippe
Auguste en 1204, l’Aquitaine est le seul territoire continental
à rester entre les mains du roi d’Angleterre. Par
le traité de Paris de 1259, Henri III accepte les pertes
subies pendant le règne de son père, Jean sans Terre.
En contrepartie, Saint Louis reconnaît son droit sur le
duché d’Aquitaine, et lui concède quelques terres aux
frontières. La paix semble établie.
Les héritiers d’Henri III avaient pourtant de bonnes
raisons de maudire cette paix qui confirmait la supériorité
féodale du roi de France sur l’Aquitaine. Ainsi, si un
sujet du duc d’Aquitaine n’accepte pas la décision d’un
officier du duché, il peut faire appel au plus haut tribunal
du roi de France, le parlement de Paris. Ceci ne
pose pas de problème lorsque les relations sont bonnes
entre les deux rois… Mais, à la fin du xiii e siècle, cellesci
se dégradent. En 1293, un groupe de matelots de
Bayonne se disputent avec des concurrents bretons et
normands. Ils montent jusqu’à La Rochelle, et mettent
la ville à sac. Bien que leur action soit condamnée par
Édouard I er , les officiers de Philippe le Bel convoquent
le roi d’Angleterre à se présenter en personne devant le
parlement de Paris. Pour le roi anglais, cela reviendrait
à reconnaître sa sujétion. Édouard refuse.
En représailles, le duché d’Aquitaine est confisqué.
Commence alors une guerre très chère et impossible à
gagner. Engagé en même temps dans un conflit meurtrier
avec les villes flamandes, Philippe le Bel accepte
la paix en 1303. Après vingt ans de stabilité relative, la
guerre reprend pendant le règne de son fils Charles IV,
dernier des Capétiens directs, en raison d’un nouvel
épisode de querelles avec l’Aquitaine anglaise.
NOTE
1. J. Michelet,
Histoire de
France, t. IV,
1876, livre VI,
pp. 164-166.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 27

Vue d’Angleterre, la guerre de Cent Ans est
avant tout une affaire personnelle,celle de
son roi Édouard III
En 1323, après des années de procès, le prieuré de
Saint-Sardos, dans la région frontalière de l’Agenais,
fonde un village fortifié, une « bastide », à l’extérieur de
ses murs. Ce projet importune Édouard II, duc d’Aquitaine
et roi d’Angleterre, parce que le prieuré de Saint-
Sardos n’a jamais accepté d’être intégré à l’Aquitaine
par le traité de Paris en 1259. Ainsi, la bastide deviendrait
une nouvelle enclave échappant à l’autorité du
duc. Cette fondation ne plaît pas non plus au châtelain
local, Raymond Bernard de Montpezat, ni aux bourgeois
d’Agen. Le soir du 15 octobre, l’officier du roi de
France plante le poteau, couronné de la fleur de lis,
qui fonde la bastide. Mais pendant la nuit, Raymond
Bernard le fait pendre à son propre poteau. Malgré les
CALAIS, TÊTE DE PONT
En août 1347, après onze mois de siège, Édouard III
parvient à conquérir Calais. Le port restera
anglais jusqu’en 1558 et sera la dernière possession
continentale à tomber. Les rois anglais avaient
très vite compris tout l’intérêt militaire, politique et
économique de conserver cette tête de pont ouvrant
sur la traversée la plus rapide de la Manche – le fameux
Calais-Douvres des ferrys, mais aussi des migrants
désormais. Dès le xiv e siècle, Calais était considéré
comme partie intégrante du royaume anglais et
envoyait des représentants au parlement.
tentatives diplomatiques d’Édouard II et de ses officiers,
le duché d’Aquitaine est confisqué à nouveau, et
la guerre recommence.
L’ambiance ne s’améliore guère après la fin de ces
hostilités, malgré l’hommage rendu par le fils du roi
d’Angleterre, le futur Édouard III, à Charles IV, en septembre
1325. Quelques mois plus tard, Édouard II est
déposé par sa femme, Isabelle de France, et son amant
Roger Mortimer. Édouard III devient roi mais le pouvoir
réel reste entre les mains d’Isabelle et Mortimer,
jusqu’au coup de force mené par le jeune roi – il a alors
17 ans – en 1330. C’est pourquoi, à la mort de Charles IV,
en 1328, Édouard III, petit-fils de Philippe le Bel par sa
mère, n’est guère en mesure de faire accepter son droit
théorique à la couronne de France, ni de résister aux
demandes de Philippe VI de Valois, après son accession
au trône du royaume de France.
A Amiens, en 1329, Édouard parvient tout de même
à éviter de prêter un serment d’hommage lige (c’est-àdire
exclusif), qui aurait confirmé sa subordination au
roi de France, et prête seulement un serment d’hommage
simple. Philippe VI ne peut pas accepter cette
situation. Le 24 mai 1337, prétextant la présence à la
cour d’Angleterre de son vassal rebelle Robert d’Artois,
le roi de France confisque une nouvelle fois le duché
d’Aquitaine. Voyant qu’il n’a rien à gagner en continuant
à reconnaître l’autorité de Philippe VI, Édouard
décide de se présenter comme l’héritier légitime du
royaume de France. Qu’il soit le petit-fils de Philippe
le Bel lui permet de l’imaginer, mais c’est surtout son
statut intenable de duc d’Aquitaine qui le décide à poursuivre
cette stratégie.
MOURIR POUR L’AQUITAINE
Vue d’Angleterre, la guerre de Cent Ans est
donc surtout l’affaire de son roi. Personne n’imagine
alors que l’Aquitaine fait partie de l’Angleterre,
ni qu’Édouard III projette d’intégrer le royaume de
France dans son royaume anglais. Quand il réclame
la couronne, c’est à titre personnel, en tant qu’héritier
de Philippe le Bel et, avant lui, de son arrièrearrière-grand-père,
Saint Louis. Par conséquent, le
roi doit convaincre la noblesse d’aller se battre pour
défendre ses droits en France. Les nobles considèrent
les Gascons comme des étrangers et ont déjà refusé
de combattre en Aquitaine au xiii e siècle.
Plus difficile encore, il faut convaincre le peuple
anglais de payer des impôts pour permettre à son roi
d’aller faire la guerre en France. Ainsi, Édouard I er et
plus encore Édouard III encouragent le développement
d’un système politico-fiscal fondé sur une négociation
entre le monarque et ses sujets au sein d’une institution
représentative : le parlement. Faire venir des représentants
de la « commune », des chevaliers des comtés et
des bourgeois des grandes villes permet au roi de financer
ses guerres. En contrepartie, le parlement offre à ses
NANTES, MUSÉE THOMAS DOBRÉE/DAGLI ORTI/AURIMAGES
28 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Abbeville
Abbeville
NORMANDIE Paris
NORMANDIE Paris
ANJOU
ANJOU MAINE
MAINE
AQUITAINE
AQUITAINE
Bordeaux
Bordeaux
200 km
200 km
Encore un pied
sur le continent
Quand Philippe VI,
le premier Valois, accède
au pouvoir, il ne reste
de l’ancien Empire
plantagenêt qu’une
Aquitaine réduite.
Expansion en
Aquitaine
Résultat de victoires
comme celle de Poitiers
en 1356, où le roi de France
est fait prisonnier, le traité
de Calais alloue aux Anglais
une série de terres.
Trois cents ans de repli
1328, avant la guerre 1360, traité de Calais 1420, traité de Troyes 1453, après la guerre
1328, avant la guerre 1360, traité de Calais 1420, traité de Troyes 1453, après la guerre
ANGLETERRE ANGLETERRE ANGLETERRE ANGLETERRE
ANGLETERRE ANGLETERRE ANGLETERRE ANGLETERRE
Calais
Calais
Abbeville
Abbeville
Cherbourg
Cherbourg
Paris
Brest
Paris
Brest
Poitiers : 1356
POITOU
Poitiers : 1356
POITOU
200 km
200 km
LIMOUSIN
LIMOUSIN
GUYENNE
GUYENNE
Calais
Calais
1415 : Azincourt
1415 : Azincourt
Rouen
NORMANDIE Rouen
NORMANDIE Paris
OrléansParis
Orléans
Bourges
Bourges
« ROYAUME DE BOURGES »
« ROYAUME DE BOURGES »
Bordeaux
Bordeaux
200 km
200 km
La moitié Nord
sous tutelle
Les reconquêtes de Charles V
ont réduit l’Aquitaine
anglaise, mais la folie de
Charles VI et la guerre civile
leur permettent de contrôler
le nord du royaume.
Calais
restera Calais anglais
restera jusqu’en anglais 1558
jusqu’en 1558
200 km
200 km
Paris
Paris
Castillon : 1453
Castillon : 1453
Légendes Cartographie
Légendes Cartographie
A nouveau
une île
Charles VII, appuyé par
Jeanne d’Arc (1429) parvient
à reconquérir son royaume.
La Normandie est reprise en
1450 ; la bataille de Castillon
en 1453 met fin à la guerre.
Limite du
Limite royaume du
royaume de France
de France
Ancien
Ancien Empire
Empire plantagenêt
plantagenêt
Possession
Possession du roi
du d’Angleterre roi
d’Angleterre
Zone
Zone d’influence
d’influence anglaise
anglaise
Alliés
Alliés des anglais
des anglais
Victoire
Victoire
anglaise
anglaise
Victoire
Victoire
française
française
sujets la possibilité de représenter les intérêts de leurs
communautés et de contribuer à la législation.
Ce système fonctionne très bien pendant une guerre
victorieuse et dans un contexte économique favorable,
mais il est très difficile à gérer en temps de crise comme
à la fin du xiv e siècle. En 1381, en effet, éclate la « révolte
des travailleurs » ou « révolte des paysans » : l’île s’enflamme
à la suite de l’instauration d’un nouvel impôt par
tête et des mesures mises en place par les autorités pour
assurer son bon paiement. Parti des paysans, le mouvement
échoue à faire abolir le servage, mais sa dynamique
a permis à la petite noblesse et aux élites urbaines de
résister aux innovations et de poursuivre leur réforme
du gouvernement. Tandis qu’il doit faire face à des raids
français sur la côte, le roi est contraint à la négociation.
C’est le parlement qui permet à Édouard III et à
Henri V de financer, grâce à des impôts directs, des
armées de grande taille pour des périodes circonscrites.
Il donne l’occasion au premier de gagner en
1346 la bataille de Crécy et de s’emparer ensuite du
port de Calais, et au second de prendre Harfleur en
1415, puis, après la bataille d’Azincourt, de conquérir
la Normandie entre 1417 et 1419. En 1420, le traité
de Troyes déshérite le dauphin Charles et prévoit la
« double monarchie » : à la mort de Charles VI, Henri V
deviendrait roi de France en même temps que roi d’Angleterre
– mais les deux royaumes resteraient séparés.
Cette conquête de la Normandie pouvait, cette
fois, motiver les nobles anglais. Pourtant, le traité
de Troyes confirme leur désintérêt pour la guerre en
France. Pendant neuf ans, jusqu’aux chevauchées de
Jeanne d’Arc et la débâcle du siège d’Orléans (1429), le
parlement refuse d’octroyer des impôts directs, puisque
l’Angleterre et la France sont théoriquement en paix.
Après la mort d’Henri V en 1422, c’est la noblesse
anglaise qui gère la guerre au nom d’Henri VI, qui n’est
encore qu’un bébé. On peut alors parler d’une occupation
anglaise de la Normandie, de l’Anjou, et, grâce
au soutien du duc de Bourgogne, de Paris, de l’Ile-de-
France et même de la Champagne jusqu’en 1435-1436.
Pour asseoir leur domination, des membres du commandement
militaire anglais suggèrent une répression
contre des populations locales. Les garnisons sont financées
par les butins pris aux « rebelles » français. C’est, en
quelque sorte, la conquête normande de 1066 à l’envers.
Mais, finalement, c’est parce qu’Henri VI, adulte,
ne montre que peu d’intérêt pour ses possessions françaises
que celles-ci sont abandonnées à la lente avancée
de Charles VII dans les années 1440. Au xv e siècle,
son successeur Édouard IV fait au moins semblant de
vouloir reconquérir la France. Pourtant, il ne s’y rend
qu’une fois, en 1475, et la campagne se termine rapidement
par le traité de Picquigny, une pension généreuse
pour le roi d’Angleterre et des boissons gratuites pour
les soldats anglais sur ordre de Louis XI !
En 1492, Henri VII intervient encore militairement
dans le nord de la France, de même qu’Henri VIII en
1513 et 1523. Calais ne retombe dans l’escarcelle française
qu’en 1558. C’est ainsi que le conflit anglo-français
quitte le territoire français. C’est une « guerre de
cinq cents ans » qui vient de prendre fin. Ce n’est qu’en
1802, en signant avec Bonaparte le traité d’Amiens, que
Georges III renonce à son titre de roi de France et retire
la fleur de lis de son blason. n
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 29

PourquoiShakespeare
est devenu grand
Professeur à l’université
Paris-Sorbonne, François-Joseph Ruggiu
a notamment publié, avec Stéphane Jettot,
L’Angleterre à l’époque moderne. Des Tudors
aux derniers Stuarts (Armand Colin, 2017).
Deux roses Cette fresque de 1910 illustre les débuts
de la guerre des Deux-Roses, racontés par Shakespeare
dans Henri VI, qui oppose, de 1450 à 1485, la maison des
York (rose blanche) à celle des Lancastre (rose rouge).
Au xviii e siècle, l’Angleterre érige Shakespeare
en héros national. C’est que le barde de Stratford,
par son théâtre, a donné à ses compatriotes
la première trame de l’histoire de leur pays.
Par FRANÇOIS-JOSEPH RUGGIU
William Shakespeare est né en
avril 1564 à Stratford-upon-
Avon. On ignore s’il a étudié à la
grammar school de la ville. Ses
registres ont disparu. Mais il est
probable que ce soit dans cette
école qu’il ait appris à lire et à écrire en anglais, puis qu’il
ait étudié la langue et la littérature latines qui constituaient
l’essentiel de l’enseignement de l’époque. Il est
sûr qu’il n’est pas allé étudier à Oxford ni à Cambridge,
les deux universités du royaume. Il a d’ailleurs gardé
toute sa vie l’image d’un auteur dont la formation avait
été moins poussée que celle de ses rivaux.
Nous n’avons aucune certitude sur le métier,
sur les activités et même sur le lieu de résidence de
William Shakespeare au début des années 1580. On
ne retrouve sa trace qu’en novembre 1582, au moment
de son mariage avec Anne Hathaway. Il a alors 18 ans.
Il est vraisemblable que les noces aient été hâtées en
raison de la grossesse de sa femme : Anne accoucha
dès mai 1583 de la première fille du couple, Susanna.
Elle mit au monde deux ans plus tard des jumeaux,
Judith et Hamnet, qui reçurent les noms de voisins et
amis de la famille Shakespeare.
Si la date d’arrivée de Shakespeare à Londres n’est
pas connue, son premier succès, la pièce Henri VI, est
joué en 1592. Londres était une ville exceptionnelle
pour l’époque. Elle comptait environ 200000 habitants,
ce qui en faisait une des agglomérations les plus importantes
d’Europe. La ville abritait une véritable industrie
du spectacle. Localisée à la périphérie, là où la juridiction,
et donc le contrôle de la municipalité de Londres,
ne s’exerçait pas, elle reposait sur un ensemble très varié
de divertissements. Les théâtres n’en formaient qu’une
LONDRES, WESTMINSTER, HOUSES OF PARLIAMENT/BRIDGEMAN IMAGES
30 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

LONDRES, NATIONAL PORTRAIT GALLERY ; AISA/LEEMAGE
partie, à côté des arènes pour les combats
d’animaux et les démonstrations de tir
ou d’escrime.
C’est à ce monde que s’est
intégré le jeune Shakespeare,
comme acteur d’abord, puis
comme dramaturge. Il
connut rapidement du succès.
Sa réussite financière
et la réputation qu’il avait
acquise lui ont permis,
en 1596, de solliciter du
College of Arms l’autorisation
pour sa famille de porter
des armoiries, ce qui lui
conférait le statut de gentleman.
Même si cette élévation
sociale fut moquée,
« Shakespeare the player » était
donc entré dans l’élite lorsqu’il
se retira de la scène au début des
années 1610.
UN HOMME RICHE
En 1616, lorsqu’il remanie, à 52 ans, son testament,
peu avant de mourir, William Shakespeare est
un homme riche, au talent littéraire reconnu. Quelques
années après, en 1623, la compilation de ses œuvres,
sous le titre Mr. William Shakespeares Comedies, Histories,
& Tragedies, fut publiée par John Heminges et Henry
Condell, deux acteurs qui avaient travaillé avec lui. Le
format même de l’édition, un in-folio coûteux et prestigieux,
indique l’estime dans laquelle il était alors tenu.
Ses pièces ne purent cependant être jouées durant
les années 1640 et 1650, lorsque les théâtres londoniens
furent fermés par les puritains qui avaient pris le
contrôle de la capitale dès le début de la guerre qu’ils
menèrent contre le roi Charles I er . C’est à la restauration
de la monarchie, dans les années 1660, que la fortune
littéraire de Shakespeare prit un essor extraordinaire.
Ses pièces connurent d’autant plus de succès qu’elles
furent adaptées pour mieux correspondre au goût littéraire
du jour. Le déroulement de l’intrigue en fut parfois
bouleversé. C’est ainsi qu’en 1681 Nahum Tate donna
au Roi Lear une fin bien plus heureuse puisqu’il laissa
la vie au roi Lear ainsi qu’à sa fille Cordelia.
A la fin du xvii e siècle, les Anglais considéraient
donc Shakespeare comme un des grands dramaturges
des époques élisabéthaine et jacobéenne, mais à l’égal
d’un Ben Jonson, d’un John Fletcher ou d’un Francis
Beaumont. Il figurait à leurs côtés dans les recueils
des hommes illustres, mais n’avait pas encore la place
exceptionnelle qu’il occupa un siècle plus tard.
Les raisons de son élévation au cours du xviii e siècle
sont nombreuses. Elle n’est pas seulement liée à la force
de son œuvre mais elle doit être resituée dans le processus
de l’affirmation de la puissance anglaise. La figure
de Shakespeare et son œuvre polysémique furent alors
Vers 30 ans Le portrait le plus authentique
de Shakespeare est celui dit de Chandos,
du nom de son dernier propriétaire.
On y voit le poète vers l’âge
de 30 ans (National Portrait
Gallery de Londres).
investies de stratégies plus
ou moins élaborées qui
contribuèrent à asseoir la
réputation de l’auteur.
Le mouvement fut d’autant
plus facile que l’histoire
de l’Angleterre tenait
une place considérable dans
son œuvre avec plusieurs
pièces sur l’époque médiévale
et surtout sur la guerre
des Deux-Roses. Et il était
facile d’y trouver des vers exaltant
« this sceptred isle…, this other
Eden, demi-paradise… » (Richard II,
acte ii, scène 1). Certains de ses personnages,
comme Falstaff, menteur, lâche, ivrogne
mais plein d’esprit, avaient des traits de caractère qui
commençaient à être identifiés comme typiques de la
nation anglaise. L’Englishness de Shakespeare pouvait
être rassurante pour le public alors que l’Union de 1707
et la création du Royaume-Uni de Grande-Bretagne
entraînaient l’essor d’un sentiment national britannique
beaucoup plus large et une certaine anxiété en
Angleterre. Soldats, villageois ou Londoniens, le peuple
anglais est bien présent dans son œuvre, et même dans
les pièces dont les sujets en sont très éloignés comme
Le Songe d’une nuit d’été (la bande de Peter Quince) ou
Beaucoup de bruit pour rien (Dogberry et Verges). Il s’en
dégage un réel amour pour les « gens », tandis que les
rois, comme Henri V à la veille d’Azincourt, sont souvent
présentés comme des leaders inspirés.
Mais il fallait encore des conditions favorables à
l’émergence de ce génie. D’abord, il bénéficia au tournant
des xvii e et xviii e siècles de l’essor de la critique littéraire.
Les critiques trouvèrent en effet dans cet auteur
peu familier avec le grec et le latin un Moderne très utile
pour contester l’héritage des Anciens. Ils contribuèrent
à imposer l’idée d’une œuvre dont le génie était insurpassable.
Par ailleurs, la réputation de Shakespeare
fut servie par un éditeur londonien, Jacob Tonson,
qui imposa son copyright sur la plupart de ses pièces
et encouragea la publication d’éditions complètes qui
popularisèrent l’œuvre de Shakespeare en même temps
qu’elles imposèrent dans les esprits sa vision d’un matériel
historique, folklorique ou culturel qui avait pourtant
été commun à de nombreux auteurs de sa génération.
La figure de Shakespeare, les personnages liés à
son œuvre, comme Richard III, Lear, Falstaff, ou Jack
Cade, et les vers les plus marquants de ses pièces furent
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 31

Universel Affiche de Rafal Olbinski pour un festival de
théâtre à Central Park, à New York en 1994. Shakespeare
est aujourd’hui l’auteur le plus joué au monde.
NOTE
1. Ben Jonson,
« To the
Memory of
My Beloved,
the Author
Mr. William
Shakespeare »,
Shakespeares
Comedies,
Histories,
& Tragedies,
Londres, 1623.
popularisés non seulement par d’innombrables mises
en scène professionnelles ou amateur mais aussi par les
représentations qui en étaient inspirées, tableaux, gravures
ou estampes, qui pénétraient les foyers anglais. Ils
imprégnèrent l’ensemble de la culture anglaise.
LE TEMPS DES DOUTES
Le culte national n’a cependant pris son envol que
dans la seconde moitié du xviii e siècle, en partie grâce
à l’action d’un acteur d’exception, David Garrick. Son
coup d’éclat fut d’organiser, en 1769, à Stratford-upon-
Avon, un somptueux jubilé, dont le point d’orgue devait
être une parade de personnages shakespeariens. Le fait
que la pluie ait ruiné les effets souhaités n’empêcha
pas de transformer la ville en capitale du culte shakespearien.
La figure du génie inspiré par les forces de la
nature, et dont l’œuvre était peuplée de fées, de magiciens
et de sorcières, qui s’imposa alors profita ensuite
des premières manifestations du romantisme. La « bardolâtrie
», triomphante dans les îles Britanniques, commença
à se répandre sur le continent, en particulier en
Allemagne où le génie shakespearien fut admiré par
Lessing, Herder et surtout par le jeune Goethe.
L’époque où Shakespeare s’est imposé comme l’incarnation
du génie anglais est aussi celle de la naissance
de la recherche scientifique sur son œuvre et celle où les
premiers doutes ont été instillés sur le lien entre l’acteur
Shakespeare et l’auteur des pièces ainsi révérées. Nous
ignorons en effet tout de son travail d’auteur. Aucun
manuscrit original n’a été retrouvé, ni livre qui lui ait
appartenu. Aucun texte ni aucune source authentique
ne nous révèlent ses pratiques d’écriture ni ne permettent
d’expliquer la force et la puissance de son art littéraire.
Aussi certains se sont mis à refuser de croire que
le fils d’un gantier qui n’était pas allé à l’université,
le braconnier qui aurait débuté à Londres en tenant
des chevaux à la porte des théâtres, l’acteur enrichi
aux pratiques proches de celles d’un Shylock dans
Le Marchand de Venise, ait pu écrire une œuvre aux
ramifications culturelles si complexes. C’est ainsi que,
depuis le milieu du xix e siècle, les « doubters » sont en
quête d’un auteur qui aurait, lui, reçu une excellente
éducation, aurait voyagé dans le vaste monde, serait
familier de la cour d’Élisabeth I re comme de celle de
Jacques I er , et aurait manifesté par d’autres travaux
sa maîtrise des questions existentielles abordées
dans les pièces attribuées à Shakespeare. Les noms
de plusieurs grands seigneurs ont été avancés, comme
Francis Bacon, Christopher Marlowe, Roger Manners,
cinquième comte de Rutland, William Stanley, comte
de Derby, ou encore le corsaire sir Walter Raleigh.
Pendant l’essentiel du xx e siècle, c’est Édouard de
Vere, dix-septième comte d’Oxford, un proche de la
reine Élisabeth, auteur, sous son nom, de pièces poétiques
d’une grande qualité, qui s’est imposé comme le
plus sérieux de ces prétendants. Les années 2010 ont
vu la réactivation d’une ancienne identification, avec
John Florio, un érudit et traducteur né à Londres mais
d’origine italienne, profil qui témoigne, à sa façon, de
l’ouverture culturelle de nos sociétés mondialisées.
Il n’y a en fait aucune raison de douter que l’acteur
Shakespeare est aussi l’auteur des pièces si admirées.
Le processus de déification de Shakespeare au cours du
xviii e siècle comme le mouvement de contestation de
son identité relèvent au fond des mêmes mécanismes.
Ils témoignent des appropriations successives éprouvées
par Shakespeare que chaque génération, chaque
société, voire même chaque lecteur, tend à reconfigurer
à son image. Au Shakespeare anglais du xviii e siècle
a ainsi succédé un Shakespeare impérial au xix e siècle
et un Shakespeare universel depuis la fin du xx e siècle.
Ces évolutions soulignent la plasticité d’une œuvre
qui occupe dans l’imaginaire collectif une place que
peu d’autres sont en mesure de lui disputer. Et elles
donnent raison à Ben Jonson qui, dans le « First Folio »
de 1623, notait que Shakespeare « was not of an age,
but for all time ! » 1 . n
RAFAL OLBINSKI © 2017, PATINAE
32 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

MANCHESTER ART GALLERY/BRIDGEMAN IMAGES
2. Rule, Britannia !
PUISSANCE
Cette lithographie de l’Empire
Marketing Board vante
la richesse des importations
de produits coloniaux
en Grande-Bretagne.
Pragmatiques et libéraux, les Anglais ont
inventé un modèle durable de monarchie.
Ils ont aussi été les champions de
la révolution industrielle. Et conquis
le plus vaste empire colonial.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°00 33

Un modèle de
gouvernement
Professeur à l’université
Bordeaux-Montaigne,
Philippe Chassaigne a notamment publié
une Histoire de l’Angleterre, des origines à nos
jours (Flammarion, rééd. « Champs », 2015).
Il publie en octobre 2017 Victoria, reine
d’Angleterre (Gallimard, « Folio biographies »).
NOTE
1. « Twinkle,
Twinkle, Little
Star », Punch,
8 février 1967.
Si la reine Élisabeth II ne dispose que de pouvoirs
symboliques, le souverain britannique a été, pendant
plusieurs siècles, un acteur politique majeur. Son
influence s’est fortement réduite à partir du xix e siècle.
Par PHILIPPE CHASSAIGNE
Henri Viii Un des grands souverains de la Renaissance,
Henri VIII (1509-1547), représenté sur cette médaille
en majesté, tenta de gouverner sans parlement.
Mais la rupture avec Rome en 1534 l’obligea à rechercher
son appui. Le parlement, pourtant encore loin d’être une
« représentation nationale », sauva ainsi son existence.
En février 1967, à la veille de la visite
d’État du président du Conseil soviétique
Alekseï Kossyguine à Londres
– la première d’un dignitaire soviétique
depuis la révolution d’Octobre ! –, le
magazine satirique britannique Punch
publiait le texte, totalement inventé, d’une note des
services diplomatiques russes expliquant à Kossyguine
qui était la reine Élisabeth II : « chef d’État, chef des forces
armées, chef de la fonction publique, détient tous les pouvoirs.
Aucune Constitution, celle-ci restant délibérément
non écrite, et transmise oralement d’un monarque à
l’autre. Nomme personnellement tous les personnages
fantoches [ministres], inaugure et clôt les sessions du
Parlement entièrement à sa volonté, peut le dissoudre
comme elle le souhaite. […] Aucune loi adoptée sans le
consentement du souverain, système judiciaire entièrement
soumis à la tyrannie monarchique » 1 .
Punch voulait ainsi souligner le fossé qui existait entre
les pouvoirs nominaux de la reine, inchangés ou presque
depuis la fin du Moyen Age, et la pratique institutionnelle.
De fait, si on s’en tient à la lettre des institutions, chacun
des éléments avancés était exact. On le sait bien, néanmoins
: ces pouvoirs sont désormais purement formels
et la fonction avant tout cérémonielle, ce qui n’était pas
le cas quatre ou cinq siècles plus tôt, et même encore
au début du xix e siècle. Comment en est-on arrivé là ?
Il faut remonter à la Glorieuse Révolution de 1688
pour voir les premières limitations au pouvoir monarchique.
« Glorieuse » car elle n’entraîna pas mort d’homme,
et encore moins de roi, à la différence de l’exécution de
Charles I er en 1649, celle-ci vit Jacques II, soupçonné
de tendances absolutistes et, pire encore, de confession
TIMOTHY MILLETT COLLECTION/BRIDGEMAN IMAGES
34 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Queen-in-Parliament Chaque année, le discours d’ouverture du Parlement, comme celui-ci d’Élisabeth II, le 8 mai 2013, symbolise
l’union du souverain, de l’aristocratie et du peuple. Écrit par le Premier ministre, le monarque doit le prononcer en qualité de chef d’État.
TOBY MELVILLE/REUTERS
catholique, abandonner son trône et s’enfuir en France,
pour être remplacé conjointement par son gendre, proclamé
roi sous le nom de Guillaume III d’Orange, et sa
fille Marie II, tous deux protestants (cf. p. 36).
LE BILL OF RIGHTS
A l’issue de la révolution, le Parlement s’imposa
définitivement face à la Couronne. Le Bill of Rights de
décembre 1689 rappelait un certain nombre de droits
constitutifs des libertés anglaises (droit de pétition, droit
de détenir des armes, réunions fréquentes du Parlement,
liberté des élections…). Désormais, la Chambre des
communes devait se prononcer sur tout impôt à prélever,
limitant d’autant la marge de manœuvre du souverain.
Bientôt, le Parlement contrôla l’ensemble de ses
revenus, avec l’instauration de la Liste civile (1697),
la somme attribuée au monarque pour qu’il exerce ses
fonctions représentatives en temps de paix, et organisa
la succession dynastique avec l’Act of Settlement de 1701.
Cette loi interdisait à tout catholique d’occuper le trône
anglais (puis, après 1707, britannique), et faisait donc
reporter la couronne sur Sophie de Hanovre, petitefille
de Jacques I er , ou ses descendants : elle décéda en
juin 1714, et son fils George monta sur le trône britannique
au mois d’août suivant, après la mort de la reine
Anne, dernier souverain Stuart.
La limitation des pouvoirs du souverain se fit toutefois
progressivement, sans qu’aucun texte de loi ni,
encore moins, une Constitution ne viennent la >>>
À SAVOIR
Vous avez dit
« Constitution » ?
Si le Royaume-Uni n’a pas de
Constitution au sens où nous
l’entendons, le terme n’en est
pas moins utilisé couramment
pour désigner les institutions
du pays. La « Constitution »
britannique se compose d’un
certain nombre de textes
de natures et d’origines très
diverses, le plus souvent
rédigés en réponse à un
problème précis, bien plus que pour énoncer
de nobles principes intangibles. On citera la Grande
Charte de 1215, qui rappelait les pouvoirs des barons
face au roi, la Pétition des droits (1628), la Grande
Remontrance (1641) et le Bill of Rights (1689)
qui défendaient les droits du Parlement ; mais aussi
les lois institutionnelles votées par le Parlement
(réformes électorales, Parliament Acts), ainsi que
les « conventions de la Constitution », pratiques
institutionnelles consacrées par l’usage mais
aucunement mises par écrit, comme l’existence
d’un Premier ministre, ou les étapes de la procédure
d’adoption d’un projet de loi.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 35

L’éclairage
UNE RÉVOLUTION,
MAIS GLORIEUSE
On parle souvent de l’allergie des
Britanniques à la notion même de
« révolution ». Il est vrai que les prédictions
de Karl Marx faisant de l’Angleterre le
berceau de la future révolution prolétarienne ne se sont
pas réalisées. Pourtant, les Anglais ont, en 1640-1660 et
en 1688, connu deux révolutions, et pas des moindres !
En 1649, le roi Charles I er fut décapité à la hache
devant le palais de Whitehall, à Westminster.
En 1688, son deuxième fils Jacques II abandonna
trône et royaume de peur de perdre sa vie.
Ces deux révolutions étaient avant tout le résultat
de tensions religieuses entre des protestants
intransigeants et des souverains voulant cette
confession honnie comme religion d’État.
En 1688, la « révolution », qui était en réalité bien
plus proche d’un coup d’État, se vit qualifier de
« glorieuse », car elle n’avait pas causé de morts.
De fait, c’est cette acception qui s’imposa, d’autant
que la mise en place qui s’ensuivit d’une monarchie
limitée, et d’un jeu politique bipartisan, enleva bien
de son charme à l’action politique violente. Même
les « radicaux », qui, à compter des années 1770,
demandaient une profonde réforme électorale,
se gardaient bien d’appeler à une « révolution ».
Les débuts de la Révolution française en 1789
furent accueillis plutôt favorablement : les Britanniques
détestaient l’absolutisme des Bourbons, et, en outre,
tout ce qui pouvait affaiblir la France sur la scène
internationale était bienvenu. Mais, dès 1791-1792,
la grande majorité des Britanniques se détourna
du nouveau régime. La Terreur de 1793, les exécutions
à la chaîne, les vaccinèrent contre cette idéologie.
Dickens, en 1859, publia une œuvre emblématique :
Un conte de deux cités, dans laquelle il livre une vision
horrifique de la révolution dans ses excès.
Tous les politiques qui avaient, après 1789,
manifesté une quelconque sympathie envers
les révolutionnaires français durent se justifier de
ne pas être des coupeurs de têtes en puissance.
L’accusation de « jacobins » fut plus d’une fois utilisée
pour déconsidérer les partisans des réformes politiques.
Certes, il y eut trois crises chartistes, en 1839, 1842
et 1848 : les adeptes de la Charte du peuple réclamaient
de vastes réformes politiques, comme l’élection
annuelle du Parlement, le suffrage universel masculin,
un redécoupage équitable des circonscriptions, ou
encore le scrutin secret. Néanmoins, après l’échec
ultime de 1848, la négociation et la diplomatie
l’emportèrent dans l’ADN politique britannique
jusqu’à aujourd’hui. P. C.
Jacques II apprenant le débarquement en Angleterre de Guillaume d’Orange en 1688. Tableau de Ward, 1851.
BURNLEY, TOWNELEY HALL ART GALLERY AND MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES
36 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Le règne de Victoria a vu l’avènement
du parlementarismetel que
nous le concevons aujourd’hui
Disraeli Figure du mouvement
conservateur, il fut, à la fin du xix e siècle,
un Premier ministre très proche
de Victoria, qui appréciait son action
énergique pour étendre l’empire.
Victoria La reine (1837-1901) a donné
son nom au xix e siècle : transformation
économique et sociale lors de la révolution
industrielle, l’ère victorienne a aussi mis en
place la démocratie moderne britannique.
Gladstone Autre figure majeure des
années 1870-1890, le libéral William Ewart
Gladstone, détesté de Victoria, a incarné
avec Disraeli l’alternance typique du système
parlementaire anglais à la fin du xix e siècle.
THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE – REX FEATURES/REX/SIPA – THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE
>>> coucher noir sur blanc. Ainsi, la reine Anne fut, en
1708, le dernier souverain à refuser la sanction royale
(Royal Assent) à un texte adopté par le Parlement, bloquant
ainsi sa promulgation, et Guillaume IV le dernier
à vouloir nommer un Premier ministre qui n’avait
pas de majorité aux Communes (Robert Peel en 1834).
AU-DESSUS DES PARTIS
Même si les principes existent dès 1688, c’est au
xix e siècle que se mettent en place tous les éléments
d’une démocratie moderne. Sous le règne de Victoria
(1837-1901) s’est progressivement imposée l’idée d’une
monarchie qui serait au-dessus des partis politiques. Le
rôle de son mari, le prince Albert, fut déterminant : il
était persuadé que plus la couronne se distancierait des
luttes politiques quotidiennes, plus elle gagnerait en
autorité morale et en popularité. Victoria, néanmoins,
après la disparition prématurée d’Albert (1861), s’autorisa
un certain nombre d’exceptions à la règle. Elle
ne fit ainsi nul mystère de sa proximité avec le Premier
ministre conservateur Benjamin Disraeli, notamment
lors de son second ministère (1874-1880), dont elle
appréciait entre autres qualités l’action énergique pour
étendre l’empire colonial.
Inversement, elle avait une profonde antipathie
pour le libéral William Ewart Gladstone, l’autre grande
figure politique des années 1870-1890. Elle jugeait sa
politique néfaste pour le pays, notamment sa tiédeur
quant à l’expansion coloniale, trop coûteuse pour lui.
Gladstone devait d’ailleurs comparer un jour ses entretiens
hebdomadaires avec la reine à la « rencontre entre
Marie-Antoinette et son bourreau ». Ces rendez-vous
entre la reine et le Premier ministre, dont la pratique
date du xviii e siècle 2 , constituent une partie importante
du « travail » du souverain, qui reçoit en outre quotidiennement
(sauf à Noël et pour Pâques) les red boxes,
ces mallettes rouges contenant toutes les informations
nécessaires à l’exercice de sa fonction de chef d’État.
Car, depuis 1867 et la parution d’un petit ouvrage
qui s’est imposé comme un classique, The English
Constitution 3 , on en est venu à considérer que le
monarque dispose de « trois droits » : le droit d’être
informé (d’où les boîtes), le droit d’encourager, et le
droit de mettre en garde (d’où les entretiens hebdomadaires
avec le Premier ministre). Victoria les exerçait
pleinement, fulminant si un Premier ministre
tardait à lui transmettre les dépêches et inondant ses
ministres (le gouvernement était et demeure celui « de
Sa Majesté ») de notes, lettres ou télégrammes pour
les admonester sur tel ou tel point.
A ceci près que les destinataires avaient toute latitude
pour les ignorer. Tout comme elle ne put empêcher
Gladstone de devenir quatre fois Premier ministre
(1868, 1880, 1886, 1892). De fait, son règne a vu l’avènement
du parlementarisme tel que nous le concevons
aujourd’hui. Certes, le « Parlement » existe depuis
le Moyen Age et, on l’a vu, il s’est imposé définitivement
en 1688 face au pouvoir royal. Il n’empêche : les
réformes électorales de 1832, 1867 et 1884-1885, qui
portèrent le corps électoral (masculin) de 0,5 million
à 5,5 millions de personnes, modifièrent considérablement
son fonctionnement.
>>>
NOTES
2. Les trois
premiers
souverains
hanovriens,
George I er
(1714-1727),
George II
(1727-1760)
et George III
(1760-1820),
n’assistaient pas
régulièrement
aux réunions
hebdomadaires
du Cabinet.
Du coup,
ils recevaient
le Premier
ministre pour
qu’il leur
présente un
compte rendu.
3. W. Bagehot,
The English
Constitution,
Londres,
Chapman and
Hall, 1867.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 37

Population de Grande-Bretagne
disposant du droit de vote
42
44,5*
23 23
30
28*
0,6 0,9 2,3
5,7
avant 1832 1832 1867 1884 1918 (1) 1928 (2)
Vers le suffrage universel
En moins d’un siècle, la Grande-Bretagne est passée
d’un système oligarchique, où une toute petite fraction de
la population monopolisait le pouvoir, à une démocratie
jouissant du suffrage universel. Tout cela sans révolution
ni crise politique majeure. Si la France instaura le suffrage
universel en 1870, les femmes durent attendre jusqu’en 1944.
35
(1)
Suffrage universel masculin et féminin > 30 ans
(2)
Suffrage universel total * en million
21
>>> L’accroissement du nombre des électeurs
entraîna l’émergence des partis conservateur et libéral
en lieu et place des tories et des whigs, jusqu’alors des
coteries tournant autour de quelques grandes figures
aristocratiques : des partis politiques structurés, avec une
organisation nationale et un programme, et dont le leader
était appelé à diriger le gouvernement en cas de victoire
électorale. Le souverain n’avait plus aucune marge
de manœuvre dans le choix du Premier ministre, lequel
tenait sa légitimité de sa majorité aux Communes : c’est
le principe même de la responsabilité gouvernementale.
L’alternance politique plus ou moins régulière entre
conservateurs et libéraux devint une autre caractéristique
de ce système politique, tout comme le bicamérisme.
On a trop souvent tendance à minorer, pour le
xix e siècle, l’importance de la Chambre des lords par
rapport aux Communes. A l’exception des projets de loi
de finance, le rejet par les Lords d’un texte initialement
adopté par les Communes était sans appel. Jusqu’au
milieu des années 1880, la Chambre des lords fournissait
plus de la moitié des membres du Cabinet.
Par ailleurs, le Premier ministre pouvait très bien
diriger le gouvernement en siégeant « dans l’autre
endroit » (in the other place), comme on désigne
les Lords depuis les Communes : ce fut entre autres
le cas de lord Aberdeen (1852-1855) ou de lord
Salisbury (1895-1902) et même, en cours de mandat,
de Benjamin Disraeli, devenu lord Beaconsfield
en 1876. Rappelons à ce propos que l’une des prérogatives
du souverain est d’anoblir les sujets de son
choix. Le nombre de ces anoblissements augmenta au
long du xix e siècle, le souverain (désormais suivant
les conseils du Premier ministre) désirant ainsi distinguer
des personnes qui avaient rendu service à leur
pays. Cela avait parfois ses à-côtés, comme en 1911,
lors de l’adoption du Parliament Act, qui concluait la
grave crise politique ouverte deux ans plus tôt avec
le Budget du peuple. En 1909, le gouvernement libéral
avait présenté un budget comportant beaucoup
de réformes sociales financées par une forte hausse
de la fiscalité sur les plus hauts revenus, ainsi que sur
SUFFRAGETTES ET
SUFFRAGISTES
En 1918, les femmes britanniques d’au moins
30 ans obtiennent le droit de vote, (illustration
parue en 1919 dans La Domenica del Corriere).
Le suffrage véritablement universel est établi
en 1928. On connaît en France surtout le combat
des « suffragettes » qui renvoie à la Women’s Social
and Political Union (WSPU), créée en 1903 et
dirigée par Emmeline Pankhurst.
Elles ont joué un rôle de premier plan par le
radicalisme de leur action : à partir de 1909, plus
d’un millier sont emprisonnées et nombre d’entre
elles participent à des grèves de la faim. Mais
les « suffragistes » – respectueuses de la légalité –
jouèrent aussi un rôle, comme à Manchester,
où quelque 250000 femmes sont employées
dans l’industrie minière. Dès les années 1890
elles s’organisent dans des trade-unions, des
coopératives et des groupes socialistes. Pour elles,
le combat pour le suffrage est lié à celui de
l’émancipation ouvrière.
Fabrice Bensimon
LEEMAGE
38 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Naissance d’une institution
LE ROI
La Chambre
des lords
Héréditaires ou viagers
Droit de veto suspensif d’un an
Nomme
LE PREMIER
MINISTRE
La Chambre
des communes
L’assemblée la plus importante,
qui prend l’ascendant sur
la Chambre des lords à
la fin du XIX e siècle
Choisi parmi les
représentants du
parti majoritaire
aux Communes
LE PARLEMENT
CORPS ÉLECTORAL
Environ 400 000 électeurs avant 1832,
5,7 millions en 1884
Élit
Le Parlement britannique est le modèle de bien des
Parlements dans le monde. Institutionnalisé au
xiii e siècle, il a été séparé entre Chambre des lords
et Chambre des communes au xiv e siècle. Sous les
Tudors (1485-1603), le roi est une partie du Parlement,
avec les Lords (les dignitaires de l’Église d’Angleterre
et les chefs des familles nobles) et les députés des
Communes (élus par les notables des comtés ou des
bourgs). Pour les Anglais, l’alliance des principes
monarchique, aristocratique et démocratique faisait
de leur régime politique le meilleur possible et donnait
une force particulière aux décisions du roi agissant
en son Parlement (King-in-Parliament). Le Parlement
restait cependant un organe politique secondaire :
il était irrégulièrement convoqué et son rôle était
surtout de voter les impôts directs. Au xvii e siècle, les
tentatives absolutistes des Stuarts à partir de 1603
furent en partie à l’origine des conflits armés des
années 1640-1650, puis de la Glorieuse Révolution de
1688. Le Parlement en sortit renforcé. Le Bill of Rights
de 1689 consacra son indépendance et sa liberté
de parole, et son rôle de contre-pouvoir en matières
fiscale et militaire. Dès lors, il fut réuni tous les ans.
Les souverains Hanovre prirent l’habitude de
gouverner en s’appuyant sur un Cabinet qui jouissait
de la confiance d’une majorité de Lords et
de députés des Communes. Bientôt, il fut admis que
la souveraineté politique résidait uniquement dans
le Parlement. Mais celui-ci ne représentait qu’une
fraction de plus en plus étroite de la nation britannique
en pleine croissance. Le suffrage fut élargi
progressivement par les Reform Acts de 1832, 1867
et 1884-1885. A la fin du xix e siècle, le Parlement était
devenu une institution britannique.
les grosses propriétés foncières. Cette attaque frontale
contre les Lords entraîna une crise politique qui dura
toute l’année 1910 et suscita deux élections législatives
anticipées, en janvier et décembre.
À QUOI SERT LA REINE ?
Le gouvernement libéral prévoyait de ne plus accorder
aux Lords qu’un droit de veto suspensif de deux ans,
après quoi le texte initialement rejeté serait promulgué
s’il avait été légitimé à nouveau par les Communes
en des termes identiques. La Chambre des lords, où le
parti conservateur avait une écrasante majorité, était
évidemment contre la réforme, mais le roi George V
(1910-1936) accepta l’idée de créer près de 400 pairs
libéraux d’un coup pour renverser les choses. Il n’eut
cependant pas à le faire, car l’abstention massive des
Lords conservateurs lors du premier examen du texte
permit son adoption. Ce Parliament Act consacra définitivement
la prééminence des Communes sur la Chambre
haute. Un second texte, adopté cette fois à l’initiative du
gouvernement travailliste de Clement Attlee, en 1949,
réduisit la durée du veto des Lords à une seule année.
Une fois par an, le souverain ouvre la session du
Parlement en lisant, à la Chambre des lords et en présence
des Communes, le discours du trône, entièrement
rédigé par le Premier ministre, annonçant les mesures
que le gouvernement soumettra aux Chambres. C’est
l’une des fonctions royales les plus importantes : cette
cérémonie symbolise en effet le roi (ou la reine) « en son
Parlement », l’union du souverain, de l’aristocratie et du
peuple, source de toute législation. Si Victoria ne l’effectua
en personne qu’à quelques rares occasions, ses successeurs
furent nettement plus assidus. La reine actuelle,
Élisabeth II, ne l’a manquée que deux fois depuis le
début de son règne, en 1952 4 .
De fait, Élisabeth II a toujours accompli scrupuleusement
les devoirs liés à sa charge. Il est vrai qu’ils sont
bien plus codifiés qu’à l’époque de son arrière-arrièregrand-mère,
dont le règne a constitué une sorte de transition
entre le modèle monarchique hanovrien et >>>
NOTE
4. En 1959 et
1963, alors
qu’elle était
enceinte
respectivement
d’Andrew et
d’Edward.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 39

L’éclairage
ÉLISABETH II :
LE RÈGNE LE
PLUS LONG
Couronnée en 1953,
la reine est pour les
Britanniques un « point de
repère » auquel se rattacher.
Le règne d’Élisabeth II a vu la
décolonisation, des périodes
successives de crise et de prospérité,
l’entrée dans l’Europe (1973) puis le Brexit
(2016). Sa longévité sur le trône, son attachement
indéfectible aux charges de sa fonction, lui confèrent
cette aura de stabilité, d’une certaine façon rassurante.
Certes, sur une si longue période, sa popularité a connu
des hauts et des bas. C’est surtout dans les années 1990
que les critiques ont été les plus vives. Ainsi, après
l’incendie du château de Windsor (20 novembre 1992),
l’annonce que les réparations seraient financées par
le budget national suscita l’incompréhension d’un public
peu au fait de ce qui était propriété de la Couronne
(et donc imputable aux deniers de l’État) et propriété
personnelle du souverain (et entretenue par ses soins).
« Queen Elizabeth II of the United Kingdom, Reigning Queens »,
Andy Warhol, 1985.
La princesse Élisabeth et son père George VI en 1930.
Il faut dire que la situation économique
du pays était alors difficile, avec
3 millions de chômeurs. L’emballement
médiatique aidant, l’exemption fiscale
du souverain, datant du début du
xx e siècle, fut remise en question.
Élisabeth II décida « spontanément »
dans les jours qui suivirent d’être
soumise à l’impôt sur le revenu pour
ses revenus personnels. La crise de
confiance culmina en septembre 1997,
après la mort tragique de la princesse
Diana à Paris. La reine ne voulait rien changer
à son séjour familial à Balmoral en Écosse,
ce qui fut interprété comme une cruelle absence de
compréhension de l’opinion publique. Le Premier
ministre, Tony Blair, la persuada de rentrer à Londres et
d’aller au-devant de ses sujets en deuil. Immédiatement,
la presse et, autant qu’on puisse juger par les sondages,
l’opinion retrouvèrent en la reine celle qui incarne la
nation dans des circonstances dramatiques.
RÉPARTITION DES TÂCHES
La popularité d’Élisabeth se rétablit au cours des
deux décennies suivantes. En 2002, les décès successifs
de sa sœur, Margaret (février), et de la reine mère
(mars) suscitèrent la sympathie de ses sujets, qui
connaissaient l’étroitesse de leurs liens familiaux.
Il y eut ensuite d’autres événements plus heureux :
son jubilé d’or en 2002, le mariage de William et de
Kate Middleton en 2011, son jubilé de diamant en 2012.
En août 2012, la reine se prêta même à un montage
cinématographique pour l’inauguration des Jeux
olympiques de Londres, avec l’acteur Daniel Craig,
interprète « officiel » de James Bond. Et dire qu’elle
était supposée ne pas avoir le sens de l’humour…
Les naissances de George en 2013 et de Charlotte
en 2015 montrèrent que la succession était assurée, et
la popularité de William et de son épouse ouvrait des
perspectives à plus long terme, alors que son père,
Charles, prince de Galles, né en 1948, pourrait bien être
un roi de transition. Apparut alors une répartition des
tâches qui avait déjà fait la fortune de ce que George VI
surnommait « the Firm » (l’entreprise), avec les missions
protocolaires partagées entre les membres de la famille
royale, Élisabeth II prenant depuis son 90 e anniversaire
un peu de recul par rapport à ses activités officielles.
Elle a cessé de parrainer une vingtaine d’associations
charitables, pour lesquelles elle jouait un rôle majeur de
leveur de fonds. Si le souverain donne, il faut faire aussi
bien que lui, voire mieux – et cela, depuis le xix e siècle !
Car la dimension caritative est devenue sous le règne
de Victoria une composante essentielle de la monarchie,
sinon une sorte de justification de son existence aux
yeux de nombre de sujets. P. C.
MARCUS ADAMS/CAMERAPRESS/GAMMA-RAPHO – CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES ; © THE ANDY WARHOL FOUNDATION FOR THE VISUAL ARTS, INC/ADAGP, PARIS 2017
40 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

La reine est le symbole de l’unité de
la nation : l’opposition n’est-elle pas
« l’Opposition de Sa Majesté » ?
Famille Camilla duchesse de Cornouailles ; le prince Charles ; Catherine duchesse de Cambridge portant la princesse
Charlotte ; le prince George ; le prince William, la reine Élisabeth et le duc d’Édimbourg, à Buckingham le 11 juin 2016.
TOBY MELVILLE/REUTERS
>>> la monarchie actuelle, qui a vu ses contours se
fixer définitivement sous le règne de George V 5 . En
tant que chef de l’État, elle assure toutes les obligations
protocolaires : ouverture de la session parlementaire,
visites officielles à l’étranger (plus de 270, dans
128 pays), réception des chefs d’État, etc. Elle personnifie
la nation dans les grandes occasions, et, plus généralement,
exempte le Premier ministre de ce que l’on
appelle chez nous, de façon péjorative, l’inauguration
des chrysanthèmes.
Toutes les grandes actions politiques sont faites en
son nom : nomination du Premier ministre, promulgation
des lois, dissolution du Parlement, déclaration
de guerre, etc. Elle est le symbole de la permanence
de l’État et de l’unité nationale : l’opposition n’est-elle
pas « l’opposition de Sa Majesté » ? C’est elle qui distribue
les « honneurs » deux fois par an et, si la plupart
des nominations sont de nature politique et donc
émanent du Premier ministre, elle reste seule décisionnaire
pour l’ordre de la Jarretière et l’ordre du Mérite.
Elle reçoit quotidiennement les red boxes, et donne
audience au moins une fois par semaine à son Premier
ministre, audience dont le contenu est scrupuleusement
tenu secret. En tant que chef de l’Église anglicane,
l’Église d’État (et « Défenseur de la foi » 6 ), elle procède
aux nominations ecclésiastiques, sur avis du Premier
ministre. Elle effectue aussi de nombreux déplacements
aux quatre coins du royaume, pour inaugurer ici une
école, poser là la première pierre d’un hôpital, visiter
une usine ou planter un arbre commémoratif.
Mais il y a bien plus que la fonction représentative.
La reine constitue aussi un lien avec les 15 autres
royaumes dont elle est la reine, du Canada au Tuvalu, et
dans lesquels elle s’est rendue au moins une fois depuis
1952 (mais 28 fois au Canada et 18 fois en Australie).
Chef du Commonwealth, elle n’exerce aucune autorité
sur ses 53 États membres, mais symbolise l’unité
de l’organisation. Elle prend ce rôle très au sérieux et
a pu, lors de sommets des chefs d’État et de gouvernement
tendus, utiliser son entregent pour arrondir les
angles. Ce fut le cas lors du sommet de Lusaka en 1979,
en Zambie, où la position intransigeante du Premier
ministre Margaret Thatcher sur l’ancienne Rhodésie
britannique la plaçait en porte à faux par rapport aux
autres membres africains du Commonwealth.
Dans un tout autre registre, Élisabeth II, et la famille
royale, est un atout touristique majeur pour son pays :
une récente enquête 7 évaluait à 535 millions de livres
le montant des revenus touristiques générés par la
monarchie (visites de monuments, achats de souvenirs,
etc.). On touche alors à l’essentiel : la relation
que la reine entretient avec ses sujets. Interrogés sans
cesse par les instituts de sondage, les Britanniques
disent aujourd’hui que la reine est un « point de repère »
auquel se rattacher dans un monde en changement
accéléré. Il est vrai qu’Élisabeth II a, en septembre 2015,
délogé Victoria pour devenir le monarque au règne le
plus long dans l’histoire de son pays. Et elle détient
aussi ce record à l’échelle mondiale.
Avec une popularité revenue à son plus haut niveau,
et le fil de la succession assuré pour trois générations,
la reine Élisabeth II a incontestablement rempli la plus
primordiale de ses fonctions : assurer la perpétuation
de la monarchie. n
NOTES
5. Cf. D.
Cannadine,
George V,
Londres, Allen
Lane, 2014.
6. Titre attribué
à Henri VIII par
le pape Léon X
en 1521, en
reconnaissance
de son zèle
à défendre le
catholicisme
contre
les thèses
luthériennes.
Il fait toujours
partie de la
titulature royale
britannique.
7. Brand
Finance’s
valuation of
the British
Monarchy 2015
http://
brandfinance
.com/images
/upload/brand
_finance_s
_valuation_of
_the_british
_monarchy
_2015_full
_details.pdf
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 41

La tolérance, avant
tout le monde !
Professeur à l’université
Paris-Sorbonne, François-Joseph Ruggiu
a notamment publié, avec Stéphane Jettot,
L’Angleterre à l’époque moderne. Des Tudors
aux derniers Stuarts (Armand Colin, 2017).
DANS LE TEXTE
Locke : « elle est conforme
aux Évangiles »
«La tolérance, en faveur de ceux qui diffèrent des
autres en matière de religion, est si conforme à
l’Évangile de Jésus-Christ, et au sens commun
de tous les hommes, qu’on peut regarder comme
une chose monstrueuse, qu’il y ait des gens assez
aveugles, pour n’en voir pas la nécessité et
l’avantage, au milieu de tant de lumière qui
les environne. Je ne m’arrêterai pas ici à
accuser l’orgueil et l’ambition des uns,
la passion et le zèle peu charitable
des autres. Ce sont des vices dont
il est presque impossible qu’on
soit jamais délivré à tous égards ;
mais ils sont d’une telle nature,
qu’il n’y a personne qui en veuille
soutenir le reproche, sans les
pallier de quelque couleur
spécieuse, et qui ne prétende
mériter ces éloges, lors même
qu’il est entraîné par la violence
de ses passions déréglées. »
John Locke, Lettre sur la tolérance,
1686.
La tolérance de l’Angleterre envers les opinions
religieuses, y compris les plus extrémistes,
est une tradition. Malgré l’existence d’une
Église d’État dirigée par le souverain.
Par FRANÇOIS-JOSEPH RUGGIU
On oppose souvent le modèle français
laïque au modèle anglais, plus tolérant
envers les religions. Tandis que
la loi en France a interdit dans les
établissements scolaires le port de
signes religieux, en particulier du
voile islamique, celui-ci est toléré en Angleterre dans
les écoles ou les administrations publiques. En France,
la laïcité implique la reconnaissance de la liberté des
cultes, mais aussi une séparation rigide entre la religion,
qui ressortit à la sphère privée et la sphère de
l’action publique.
L’Angleterre accepte mieux l’interpénétration du
public et du religieux. Les Églises n’ont plus de lien
avec l’État français depuis 1905 alors que le souverain
anglais est toujours le chef de l’Église anglicane
(Church of England). L’enseignement religieux est
proscrit dans les écoles publiques françaises
alors qu’une loi de 1944 l’a rendu obligatoire
dans les écoles anglaises.
Pour comprendre l’origine de la
situation anglaise, il faut remonter au
xvi e siècle. La spectaculaire rupture
entre l’Angleterre et la papauté, voulue
par Henri VIII en 1533 et 1534,
pour faciliter l’annulation de son
mariage avec Catherine d’Aragon,
n’a pas été durable. L’Acte de suprématie
de 1534 a été ainsi annulé dès
1554 par sa fille aînée, Marie Tudor. La
vraie séparation a eu lieu entre 1559 et
1563 lorsque la dernière fille d’Henri VIII,
Élisabeth I re , a, à nouveau, soustrait l’Angleterre
à l’obédience de Rome. Elle a alors créé
LONDRES, PHILIP MOULD LTD/BRIDGEMAN IMAGES
42 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

PETER NICHOLLS/REUTERS
une Église d’État, l’Église d’Angleterre, établie par la loi,
dotée d’un ensemble de privilèges et de responsabilités
nationales, dont elle était le suprême gouverneur
et dont elle nommait les archevêques et les évêques.
Les sujets du roi d’Angleterre qui n’étaient pas des
fidèles de son Église étaient privés de l’essentiel de
leurs droits politiques. Or tous les Anglais n’avaient
pas accepté cette Église qui unissait un dogme calviniste
à une liturgie et une organisation hiérarchique
catholiques. Quelques dizaines de milliers d’entre eux,
les recusants, étaient restés catholiques. Plus nombreux
encore étaient les protestants qui auraient souhaité
que l’Église d’Angleterre s’aligne sur le modèle calviniste
genevois. Une majorité d’entre eux, modérés, ont
donné naissance aux puritains du xvii e siècle, au sein de
l’Église d’Angleterre. Une petite minorité s’est séparée
de l’Église d’Angleterre pour former les multiples mouvements
dits « séparatistes » ou « non conformistes »,
comme les baptistes ou, plus tard, les quakers.
Face à ces dissidences, la première réaction de la
Couronne a été la répression – exécutions de prêtres
catholiques ou de leaders puritains ; bannissements ;
amendes. Mais, au fil des événements qui ont secoué
l’Angleterre du xvii e siècle, en particulier les conflits des
années 1640-1650, il est apparu que la force ne viendrait
à bout ni des recusants ni des non-conformistes.
UN PLURALISME RELIGIEUX
La tolérance religieuse a alors été théorisée, notamment
par John Locke, puis tant bien que mal appliquée.
Elle a été renforcée au xviii e siècle par l’essor du rationalisme
et du déisme, qui ont condamné les violences
nées du fanatisme des périodes précédentes. Après la
Glorieuse Révolution de 1688, l’Acte de tolérance de
1689 accorda aux non-conformistes qui acceptaient le
dogme de la Trinité la liberté de culte. Les presbytériens,
les congrégationalistes, les diverses branches du baptisme
ou encore les quakers, qui forment l’Old Dissent,
se développèrent alors librement. De nouvelles Églises
protestantes apparurent lors du revival du milieu du
xviii e siècle, à l’image du méthodisme. Dès la fin du
xviii e siècle, les catholiques purent également exercer,
au moins discrètement, leur culte.
Les Anglais qui n’étaient pas membres de la Church
sont cependant restés exclus de la nation politique
jusqu’au cœur du xix e siècle. Ce n’est qu’en 1828 que
les non-conformistes ont été autorisés à siéger au
Parlement. En 1829, ce fut le tour des catholiques, qui
obtinrent aussi le droit de vote et celui d’être admis à la
plupart des emplois de l’État. En 1858, les Juifs reçurent
enfin le droit de vote.
L’Église d’Angleterre a résisté à toutes les campagnes
d’opinion, radicales puis libérales, visant à la
désétablir, c’est-à-dire à rompre les liens qui l’unissaient
à l’État. Élisabeth II reste le suprême gouverneur
de la Church of England. Elle en nomme, sous la responsabilité
du Premier ministre, les archevêques et les
évêques. La reine porte toujours le titre de « Défenseur
UN MAIRE MUSULMAN
À LONDRES
Le 2 juillet 2017, le maire travailliste de Londres Sadiq
Khan pose pour un selfie avec une jeune femme
durant le festival de l’Aïd sur Trafalgar Square. La
capitale britannique a une longue culture cosmopolite
et l’empire draine tous les sujets de la reine : chrétiens,
sikhs, musulmans, bouddhistes, hindous… A l’image du
maire élu en 2016, un Londonien d’origine pakistanaise.
de la foi » que le pape avait décerné à Henri VIII en
1521. Les deux archevêques de Canterbury et d’York
et les 24 évêques les plus anciens siègent à la Chambre
des lords et demeurent donc associés à l’élaboration
de la loi civile.
Le pluralisme religieux est pleinement reconnu par
les autorités de l’État. Le gouvernement entretient ainsi
un dialogue avec le Muslim Council of Britain, apparu
en 1997, pour fédérer les associations musulmanes.
La tolérance religieuse héritée des xviii e et xix e siècles
explique en partie le respect manifesté par les autorités
politiques et par les Anglais vis-à-vis des cultes et des
coutumes des immigrants récents, venus en particulier
du sous-continent indien mais aussi d’Afrique. Cette
tradition de tolérance a été renforcée par l’héritage du
principe du self-government appliqué dans l’empire, qui
accordait une grande autonomie aux pouvoirs locaux
pour organiser la vie des communautés.
Mais les conséquences du 11 septembre 2001, et
plus encore les attentats survenus à Londres en juillet
2005, avec la découverte qu’une partie de la population
musulmane britannique approuvait le radicalisme
islamique, remettent aujourd’hui en question l’attitude
des autorités à l’égard du communautarisme et infléchissent
la tolérance traditionnelle de l’Angleterre
envers l’expression des opinions religieuses, y compris
les plus extrémistes. n
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 43

France-Angleterre
1755-1815 : duel
au sommet
On l’appelait la « seconde guerre de Cent Ans ». Une
approche globale nous montre aujourd’hui que c’est
bien à une guerre totale, à l’échelle de la planète, que
se livrent la France et l’Angleterre durant soixante ans.
Par PIERRE SERNA
Professeur à l’université Paris-I-
Panthéon-Sorbonne (IHRF/IHMC),
Pierre Serna vient de publier Antonelle,
aristocrate et révolutionnaire (Actes Sud, 2017).
Rarement dans la chronique du faceà-face
entre la France et l’Angleterre
l’intensité dramatique fut aussi forte
qu’entre 1755 et 1815. L’enjeu est de
taille : rien de moins qu’une lutte entre
les deux superpuissances européennes
pour la domination des espaces coloniaux et commerciaux
en Amérique, en Afrique et en Asie. L’histoire diplomatique
classique voyait en la période 1693-1815 – des
guerres de Louis XIV à la bataille de Waterloo – une
« seconde guerre de Cent Ans », remportée par la Grande-
Bretagne qui parvint, après Trafalgar, en 1805, à assurer
sans partage son ascendant sur l’empire des mers.
Dans une perspective globale, on considère
aujourd’hui autrement la lutte à outrance que se livrent
à partir de la guerre de Sept Ans (1756-1763) jusqu’à
la défaite finale de Napoléon (1815) les deux grandes
puissances du temps. Deux pays qui inventent de nouvelles
manières de combattre, ce qui implique un engagement
de plus en plus important de leurs sociétés.
Les économies s’organisent autour d’efforts de
guerre inconnus jusque-là, nécessitant toutes les forces
Wellington vs Bonaparte Après avoir fait
ses armes lors des guerres coloniales en Inde,
le général anglais écrase en 1815 l’armée de l’Empereur
à Waterloo, entérinant la défaite définitive de la France
(portrait de Thomas Lawrence, 1814).
Page de droite : portrait par David, 1812.
LONDRES, APSLEY HOUSE, THE WELLINGTON MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES

Suprématie navale La bataille de Trafalgar, le 21 octobre 1805, consacre la supériorité navale britannique face à la France continentale.
L’amiral Nelson anéantit la flotte franco-espagnole. Héros national, il meurt au champ d’honneur (tableau du xix e siècle, école anglaise).
CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES – WASHINGTON, NATIONAL GALLERY OF ART, SAMUEL H. KRESS COLLECTION ; AKG
vives des deux pays, dans la perspective d’une mondialisation
des conflits. La victoire ne se joue plus seulement
en Europe mais dans les espaces colonisés. A cette
échelle, la chronologie est revue, des dates prennent
une importance nouvelle. Dans cette séquence de
soixante ans, cinq années marquent des tournants :
1763, 1783, 1793, 1803 et 1813. Cinq étapes d’un combat
au sommet qui se conclut par la défaite de la France.
1763, FIN DE LA GUERRE DE SEPT ANS
1763 constitue une des pires dates de l’histoire de
France. Le traité de Paris, qui met fin à la guerre de
Sept Ans, entérine un bilan accablant : le royaume a
perdu le Canada, l’Acadie, la Louisiane, ses possessions
en Inde, les terres de l’embouchure du Sénégal,
Minorque, Saint-Vincent, la Dominique, Grenade
et Tobago. La déroute est totale. La blue water policy
(« stratégie bleu marine ») a vaincu sur tous les fronts.
Pis : la France s’est révélée incapable de relever le défi
sur les champs de bataille européens, encaissant une
série de défaites dont celle de Rossbach (5 novembre
1757). La Marine royale, surtout, a failli devant la combativité
des Anglais qui ne cèdent rien sur ce qui fera
le socle de la prospérité future : les routes maritimes
pour le contrôle des espaces colonisés.
Un retour huit ans en arrière, en 1755, s’impose
pour comprendre la nouvelle stratégie mise en place
au sommet de la société anglaise afin de remporter
cette guerre d’un type nouveau. Pouvoir économique,
pouvoir politique, puissance sociale et amirauté sont
intimement liés dans l’organigramme de l’État
du roi George II. Des intérêts partagés au sein
des élites les soudent dans une même compréhension
des enjeux géostratégiques à l’échelle
de la planète. La puissance de la Royal Navy est
au service de l’expansion diplomatique anglaise
qui assure le rayonnement de la couronne par la
possession de territoires ultramarins. Il s’agit de
faire des îles Britanniques les plaques tournantes
du commerce européen d’abord, puis connectant
les quatre continents. La nature de la guerre en
sera changée.
L’attaque de la marine française sur les
côtes canadiennes durant l’été 1755 par
le vice-amiral Boscawen, qui se solde par
la prise de deux vaisseaux, le Lys et l’Alcibiade
d’abord, puis de 400 navires de
pêche avec leurs marins, constitue une
rupture des règles de la guerre qui
choque l’opinion française. La façon
dont les combats sont menés par les
Anglais et bientôt par les Français
sur la ligne de front des lacs nordaméricains,
puis le long des forts
français de l’Ohio et du Missouri,
indique une graduation dans la
violence des affrontements.
Le mélange des combats classiques
entre armées de mercenaires et
le soutien de milices civiles défendant

CANADA
ROYAUME-UNI 1815 Waterloo
Londres
Plaines d’Abraham 1759
Terre-Neuve
Vitoria 1813
Bermudes
1805 Trafalgar
Légendes Cartographie
Honduras brit.
OCÉAN
PACIFIQUE
Bougainville 1768
1 er voyage de Cook
2 000 km
Amérique du Nord
Caraïbes
Guyane brit.
AMÉRIQUE
DU SUD
1769
OCÉAN
ATLANTIQUE
1769
1768
1767
Ascension
1771
Europe
AFRIQUE
Sainte-Hélène
L’empire colonial britannique :
Au milieu du XVIII e siècle
1763 Gains territoriaux
après la guerre
de Sept Ans
1757 Rossbach
(victoire prussienne)
Égypte
Le Cap
Seychelles
Maurice
Plassey 1757
INDE
Bombay
Colombo
1768
1783 Pertes territoriales
L’empire en 1815
après la défaite de Napoléon
Route commerciale
Iles Vierges
Antigua
St-Domingue
Guadeloupe
Caïmans
St Christophe Dominique
Jamaïque Montserrat Martinique
Ste-Lucie
Mer des Caraïbes
Barbade
St-Vincent
Grenade Trinité
Les Caraïbes au XVIII e siècle
Ceylan
ASIE
OCÉAN
INDIEN
Îles Bahamas
Zone disputée
Victoire
britannique
et alliés
L’empire colonial français :
Au milieu du XVIII e siècle
Iles des Caraïbes
perdues en 1763
En 1815
1770
AUSTRALIE
Tasmanie
OCÉAN
PACIFIQUE
Une lutte pour la domination du monde
Avant 1763, la France contrôle un imposant domaine en Amérique, du nord du Canada aux Caraïbes, auquel il faut ajouter dans l’océan Indien
l’île Bourbon et l’île Maurice, ainsi que l’archipel des Mascareignes. Après 1804 et l’indépendance de Saint-Domingue, la France se replie sur
l’Europe. Les Anglais concentrent leur effort sur le contrôle des routes maritimes vers l’Amérique du Nord et du Sud. En Afrique, ils surveillent
le cap de Bonne-Espérance, puis s’assurent de la domination de l’Inde. Les guerres impériales mettent fin à cet affrontement de soixante ans.
1770
leur territoire, mais surtout l’adaptation aux techniques
de la « petite guerre » des Indiens impliquent un niveau
de violence que tous les acteurs constatent, transformant
ces guerres coloniales et indiennes en laboratoire
des luttes à outrance qu’illustrent le massacre de
Jumonville contre un campement français en 1754 ou
celui du Fort William-Henry en août 1757, contre un
détachement anglais.
Le futur grand explorateur Bougainville, alors jeune
officier, est conscient qu’un niveau de violence vient
d’être dépassé : « Il s’est passé dans cette occasion des
traits de fureur et de bassesse incroyables que l’on ne peut
écrire et que je voudrais du meilleur de mon corps pouvoir
oublier, mais malheureusement je n’ai que trop vu moimême
et trop entendu. »
C’est la nation tout entière qui est désormais
confrontée à la guerre. Depuis le tour de vis fiscal du
milieu du xviii e siècle, la guerre ne peut se faire sans l’assentiment
des sujets pressurés par l’impôt. L’ennemi, lui
aussi, change. Il devient la bête malfaisante à abattre ou
le barbare à occire sans pitié. A l’annonce de la « guerre
sans lois » que mène l’amirauté anglaise, les Français
se déchaînent : fourberie et brutalité caractérisent
« la perfide Albion », moderne Carthage que Paris doit
abattre pour sauver la civilisation régulée par les bonnes
manières et les douces mœurs françaises.
Le marquis d’Argenson, penseur politique qui fut
durant la guerre de la Succession d’Autriche (1740-
1748) secrétaire d’État aux Affaires étrangères, décrit
les Anglais comme des êtres « arrogants, ambitieux
usurpateurs » « qui, semblables aux Algériens, déclarent
la guerre et attaquent sans droit ». En 1757, un Petit
catéchisme politique des Anglais s’est chargé de montrer
qu’ils incarnaient le pire du machiavélisme politique,
ne visant qu’à la spoliation des richesses du monde et à
la destruction de ses cultures, comme la mise en coupe
réglée du continent indien le démontrerait.
Autre illustration de cette anglophobie naissante,
Pierre Lefèvre de Beauvray, dans son Adresse à la nation
anglaise, présente en 1757 un poème patriotique dont
les formules ne laisseront pas indifférent sans doute
Rouget de Lisle, auteur trente-cinq ans plus tard de La
Marseillaise : « Va pour t’entre-détruire, armer tes bataillons,/
Et de ton sang impur abreuver tes sillons. »
De l’autre côté du Channel, un homme entre en
scène pour de longues années et transforme l’opinion
anglaise : William Pitt. Lié aux intérêts de l’empire
colonial, il a compris le rôle de la mobilisation psychologique
de tous les Anglais. Il s’appuie pour cela sur
la reconstruction de l’identité des Britons, rappelant
leur culture républicaine, leur volonté de construire
un Commonwealth et la menace que fait peser sur leurs
libertés l’absolutisme catholique français.
L’avenir de l’Angleterre se joue et se construit contre
la France et sur les mers. Mobilisation navale, conquêtes
militaires sur tous les continents à exploiter, construction
d’une opinion publique unie par le « patriotism »
(un anglicisme importé en France qui ne connaît à
l’époque que patriotique) et la Blue water policy ont
jeté les fondements de la victoire anglaise.
46 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Louis XVI accepte de signer en 1778
une alliance avec la nouvelle République
américaine contre la Grande-Bretagne
Il est vrai que les Anglais n’ont pas
le choix. Les dépenses engagées dans
cette guerre à outrance provoquent un
tel niveau d’endettement que les milieux
financiers exigent « une paix punitive ».
Il ne faut pas seulement remporter la
guerre, il faut que la paix rembourse les
hostilités. 1763 a assuré le triomphe de
cette nouvelle conception de la guerre
imposée par les Anglais et qui fait basculer
le second xviii e siècle.
PARIS, BNF/ARCHIVES CHARMET/BRIDGEMAN IMAGES – PARIS, MUSÉE DE L’ARMÉE, DIST. RMN-GP/DR
1783, LA REVANCHE
Les Français ne restent pas sans réagir.
Choiseul, devenu en 1761 secrétaire
d’État à la Guerre, entreprend
la réforme de l’armée. Pour l’adapter
à la guerre inventée par les stratèges
d’outre-Manche, il faut des armes
lourdes et des bateaux rapides, capables
de foudroyer l’adversaire. Ce sera l’invention
de la frégate par les meilleurs
ingénieurs de la Marine française et l’apparition
du Gribeauval, le canon qui va
servir à battre les armées européennes
jusqu’en juin 1815.
Il faut aussi former les hommes. Bougainville,
Suffren, La Fayette, Rochambeau sont les plus beaux
exemples de cette anglophobie martiale. Le conflit
prend des dimensions planétaires avec la course à la
découverte du continent austral, qui revêt certes les
habits des aventures scientifiques, mais ne peut cacher
une compétition sans merci, notamment contre le capitaine
Cook, pour la conquête des îles du Pacifique.
C’est dans le cadre de cette lutte que Louis XVI
se laisse convaincre en 1778 de signer une alliance
avec la nouvelle République américaine, née en 1776
d’une sécession dans l’empire britannique. Vergennes,
son ministre des Affaires étrangères, est bien décidé
à battre les Anglais quitte à s’associer aux insurgents
américains. En effet, les colons des Treize Colonies,
En Amérique Gravure représentant la reddition des Britanniques à la bataille
de Saratoga en 1777. Avec la guerre de l’Indépendance américaine, la France, qui
soutient les colonies, croit tenir sa revanche. Mais à quel prix ?
longtemps réticents à aider la métropole britannique,
affirment franchement leur hostilité à payer la dette
londonienne après 1763 et reprennent à leur compte
les discours de Pitt sur les vertus de la république pour
revendiquer leur liberté.
Inexpugnables à l’extérieur, les Anglais montrent
cependant une fragilité interne : l’Angleterre a pour
principal défi de contrôler ses populations centrifuges,
Gallois, Irlandais, Écossais et désormais Américains. Au
prix de violences inouïes, dont le meilleur exemple est
la répression de l’Irlande en 1798, semblable à celles
qu’ont déployées en Vendée en 1793-1794 les colonnes
de Turreau, l’unité du royaume sera préservée après la
leçon américaine, et la couronne britannique imposée
par l’Acte d’union de 1801.
Cependant les Treize Colonies, avec l’appui de
la France, sont devenues un État indépendant, infligeant
à la première puissance mondiale une défaite qui
aboutit au traité de Versailles, signé en 1783. Durant
le conflit, le domaine colonial français a servi de base
arrière pour les escadres et démontré sa place stratégique
dans le conflit planétaire que se livrent les
deux pays. Vingt ans après 1763, la France tient sa
revanche. A quel prix ? La division des élites françaises
Efforts de guerre Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval
réforme l’artillerie en 1764 et conçoit ce canon, plus léger
et plus mobile, qui permet aux Français de battre les armées
européennes jusqu’en juin 1815.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 47

Seule l’émergence de la Prusse met fin
à leur hostilité en inventant un ennemi
commun, l’Allemand !
et l’endettement de l’État imposent une fiscalité encore
plus lourde et entraînent le blocage de tout le royaume
et l’effondrement de toutes ses institutions, moins de
quatre ans plus tard en 1787, avec la rébellion des parlements
et des nobles.
1793, DEUX VISIONS DU MONDE
Le paroxysme de l’affrontement est atteint pendant
la Révolution. Il ne s’agit pas là seulement du conflit
classique entre la république naissante et les vieilles
monarchies européennes. Autre chose se joue entre la
France altermondialiste, qui pousse à l’adoption de ses
principes républicains après la publication dans toute
l’Europe du décret du 19 novembre 1792 promettant
de porter secours à tous les peuples qui désireraient
retrouver leur liberté, et l’Angleterre impérialiste.
Tout avait pourtant bien commencé. Les relations
entre les deux pays s’étaient réchauffées après le traité
de commerce de 1786 prévoyant une baisse progressive
des droits de douane entre la France et l’Angleterre.
Dans ces années, l’émergence d’un moment anglophile
est remarquable, rendue possible par la volonté de réformer
de façon libérale la France, sur le modèle anglais.
Ainsi, en 1789, les îles Britanniques accueillent favorablement
la Révolution, renouant pour les Anglais avec
le modèle glorieux de 1688. De nombreuses sociétés
comme la London Corresponding Society ou la London
Revolution Society se forment, dans la mouvance radicale
des néo-whigs, appelant à étendre à l’Angleterre
le vent de liberté, de tolérance, de citoyenneté partagée
et d’égalité pour réformer une monarchie anglaise
secouée par le républicanisme américain et gangrénée
par ses scandales récurrents de corruption.
Des lettres sont échangées, des banquets fraternels
sont organisés de part et d’autre du Channel lors
de la fête de la Fédération en 1790. A la fin du mois
d’août 1792, sur les 18 étrangers qui obtiennent une
citoyenneté d’honneur française, 7 sont anglais ; 6 suivront
le 25 septembre. Une communauté d’Américains,
d’Irlandais et d’Anglais défend la naissance de la république
dont Thomas Paine et Helen Maria Williams, fervente
avocate de l’émancipation des femmes.
Mais bien vite les forces conservatrices en Angleterre
perçoivent le danger d’une révolution non seulement
républicaine mais démocratique. La City s’embrase, les
milieux politiques emboîtent le pas. Burke tonne contre
cette Révolution impie, et les manieurs d’opinion, dessinateurs,
journalistes à la solde du gouvernement ou
convaincus de leur britannicité en danger, se mettent
en marche pour construire la vision d’une France assoiffée
de sang, vulgaire dans sa tenue sans culotte, brutale
dans sa destruction de la religion, abjecte dans ses massacres,
sacrilège dans l’exécution de son roi, oubliant au
passage la décapitation à la hache de Charles I er en 1649.
C’est encore une fois l’histoire coloniale qui fait pencher
la couronne britannique du côté de ses intérêts
sonnants et trébuchants. Le sort des deux pays ne bascule
pas seulement avec la tête de Louis XVI, le 21 janvier
1793, mais avec la politique de la France dans les
Caraïbes au moment de reconnaître aux libres de couleur
le droit de devenir pleinement citoyens. Le lobby
des planteurs anglais agit pour une entrée en guerre qui
puisse bloquer toute propagation des nouveaux idéaux
dans les Caraïbes. C’est chose faite le 1 er février 1793.
En France, l’animosité contre les Anglais se structure
autour de l’idée qu’ils sont les ennemis du genre humain.
Robespierre d’abord affirme son animosité (« Je hais les
Anglais »), puis Barère, en mai 1794. Avec l’abolition de
l’esclavage en février 1794, votée par la Convention, la
guerre devient totale. Les Anglais comprennent bien
UN PLAN D’INVASION
DE L’ANGLETERRE
En 1803, après la rupture de la paix
d’Amiens, Napoléon cherche à envahir
les îles Britanniques depuis Boulognesur-Mer
où est stationnée la Grande
Armée. Comme le montre cette gravure
de 1803, plusieurs projets sont élaborés :
flotte de guerre, montgolfières et
même tunnel sous la Manche. A la fin
de l’année 1804, plus de 1000 vaisseaux
de toutes tailles y sont regroupés,
rejoints ensuite par 60000 soldats.
Le camp fut levé en août 1805, les troupes
se dirigeant vers le sud de l’Allemagne.
Le territoire anglais n’était plus menacé.
Le sort de la domination des mers allait
se jouer ailleurs.
BIANCHETTI/LEEMAGE
48 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

OXFORD, COURTESY OF THE WARDEN AND SCHOLARS OF NEW COLLEGE/BRIDGEMAN IMAGES
le danger pour leur domaine colonial et envoient toujours
plus d’hommes armés dans l’espace antillais afin
de réprimer les révoltes d’esclaves, sacrifiant au-delà
des océans bien plus de soldats qu’en Europe. Il en va
de la survie de l’économie anglaise. La gradation dans
la violence doit être assumée et agitée, entre autres, par
un épiscopat mis au service de la Couronne et attisant
dans les couches populaires la haine pour les impies
anarchistes français et leur pays, réduit, à ce moment
de grande découverte des primates par les scientifiques
anglais, à un « monkey land ».
Le choc frontal dure jusqu’à la signature en 1802
de la paix d’Amiens. Tour à tour, les deux pays ont failli
perdre : la France entre 1793 et 1794, l’Angleterre entre
1797 et 1798, confrontée à de graves révoltes et à la
sécession irlandaise. En 1802, un statu quo s’impose
entre la France victorieuse sur le continent et l’Angleterre
victorieuse en Égypte, d’autant que l’Empereur,
la même année, a rétabli l’esclavage et assuré,
à Saint-Domingue, la poursuite des profits des planteurs
de toutes nationalités. Pourtant, comment la
paix pourrait-elle demeurer, avec un Bonaparte en
quête d’une légitimité que seule la victoire militaire
peut lui apporter et des Anglais trop impliqués dans
le contrôle du commerce mondial pour supporter ses
velléités expansionnistes ?
1803-1813, LOGIQUE D’UN FIASCO
« Bony » (un « sac d’os » prêt à dévorer l’Europe),
comme l’appellent les Anglais, prépare une invasion
de l’Angleterre, après la saisie d’une centaine de vaisseaux
français et bataves. La paix est rompue dès le
mois de mai 1803. En face des côtes anglaises, le camp
de Boulogne devient un fusil pointé sur les falaises de
Douvres et Folkestone. A nouveau, c’est la peur et le
sursaut collectif des Anglais qui renforcent leur britannicité.
Les armées de métier sont réorganisées, avec
un système de conscription. Les milices populaires et
côtières sont réunies dans un enthousiasme sans borne.
Encore faut-il se doter d’une stratégie terrestre pour
déloger Napoléon sur le champ de bataille européen,
afin d’imposer une paix victorieuse et sans conditions
à la France, une fois l’empire des mers confirmé par la
défaite de Trafalgar en 1805, et le contrôle des colonies
françaises assuré. Ce sera chose faite en 1813, avec
l’éclosion du « général cipaye », Wellington en personne,
démontrant d’autant la centralité des colonies dans le
conflit entre les deux pays.
Le stratège anglais a façonné en Inde une technique
de combat à l’opposé de celle du choc frontal pratiqué
par l’Empereur. Il faut résister et faire durer le plus
longtemps la confrontation pour attaquer au moment
où l’adversaire, incapable de soutenir plus longuement
son effort, montre ses faiblesses. Cette tactique exige
sang-froid, endurance, et courage. Autant de qualités
que Wellington a éprouvées dans les guerres coloniales.
Détruire la France En 1798, le caricaturiste Gillray
appelle à « La destruction du colosse français » dans ce dessin
d’une grande violence.
La retraite de Russie en 1812 fut spectaculaire
mais la défaite en Espagne, infligée le 21 juin 1813
à Vitoria par les alliés (Grande-Bretagne et Espagne)
et entraînant le reflux de la France et l’occupation du
Sud par les armées anglaises, fut au moins aussi grave.
A Waterloo, certes, servi par la chance, Wellington
réapplique la recette de 1813, jouant de patience,
encaissant la mitraille mais attirant les Français vers
les carrés anglais et écossais, et clôt la tragédie en
cinq actes pour la France par sa défaite définitive. Le
royaume britannique sortait seul vainqueur. La France,
à la fin du congrès de Vienne accouchant d’un nouvel
équilibre européen, n’est même plus deuxième, mais
cinquième, derrière la Russie, l’Autriche et la Prusse,
ramenée à ses frontières de 1789 et pour un temps
aux mains de ses vainqueurs.
Encore une fois et de façon paradoxale, le sursaut
allait se construire dans l’Hexagone, avec la formation
d’un second empire colonial, comme dérivatif
aux appétits européens, et les luttes civiles entre deux
modèles, celui d’une monarchie tranquille et soumise à
l’Angleterre et celui d’une république indépendante et
potentiellement révolutionnaire pour l’Europe. Seule
l’émergence de la Prusse a pu métamorphoser l’hostilité
séculaire entre France et Angleterre en inventant
un ennemi commun : l’Allemand ! n
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 49

ENSEMBLE Affiche de
la Seconde Guerre mondiale
montrant des soldats de
l’empire britannique d’origines
variées.
Un empire pacifique ?
44 % des Britanniques se disent « fiers » de leur passé
colonial. C’est qu’ils gardent l’image d’un empire libéral
et bienveillant puis d’une décolonisation négociée.
La réalité est beaucoup plus nuancée.

1700
PLANTATIONS L’économie de plantation
(canne, coton, tabac) se met en place aux Amériques :
ici, une exploitation de tabac en Virginie, avec son lot
d’esclaves et ses maîtres blancs oisifs. Les Britanniques
sont alors les premiers acteurs de la traite.
1757
EN INDE Le 23 juin 1757, la bataille de Plassey
au Bengale marque le début de la conquête britannique
du sous-continent indien. Celle-ci a été plus longue
et difficile qu’on a bien voulu l’écrire en raison de la
résistance de la population et des souverains locaux.
HERITAGE IMAGES/LEEMAGE – THE GRANGER COLLECTION NYC/AURIMAGES – LONDRES, NATIONAL PORTRAIT GALLERY ; AISA/LEEMAGE
Par PIERRE SINGARAVÉLOU
Professeur à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne
et membre de l’Institut universitaire de France,
Pierre Singaravélou vient de diriger, avec Sylvain Venayre,
l’Histoire du monde au xix e siècle (Fayard, 2017).
Un Français, un homme intelligent
; deux Français, de la
conversation ; trois Français,
la pagaïe. » Et faut-il envier
nos voisins d’outre-Manche :
« Un Anglais, un imbécile ; deux
Anglais, du sport ; trois Anglais,
l’empire britannique » ?
Dans L’Ame des peuples, publié en 1950, le savant
anglophile André Siegfried définit ainsi l’habitus colonial
des Britanniques dont il glorifie l’œuvre impériale :
« Le monde, au xix e siècle, a été rendu habitable grâce au
régime anglais, rajeuni par le libre-échange. […] Quand
on quittait nos rivages, avant 1914, c’était pour entrer
aussitôt dans une sorte de république mercantile internationale,
qui fonctionnait sous l’égide britannique et
où les méthodes britanniques prévalaient. Les étrangers
bénéficiaient, tout comme les sujets de la reine, de
ce fair-play, et tous les Blancs profitaient de cette Pax
Britannica, à la simple condition qu’ils en acceptassent
les règles. L’Angleterre enseignait ainsi au monde une leçon
de liberté, que le monde, hélas, n’a pas comprise. »
Cette vision hagiographique d’un empire libéral
et bienveillant habite encore aujourd’hui une fraction
importante de l’élite politique britannique comme en
témoignent les déclarations successives des derniers
Premiers ministres.
Le travailliste Gordon Brown, pourtant historien de
formation, affirme en 2005 : « J’ai discuté avec de nombreuses
personnes à l’occasion de ma visite en Afrique et le
temps est révolu où la Grande-Bretagne devait s’excuser de
son histoire coloniale. Nous devons célébrer notre passé. »
Une conviction partagée par son adversaire le conservateur
David Cameron, qui déclare en 2013 à la faveur
d’une visite officielle en Inde : « Je pense qu’il y a énormément
de choses dont il faut être fier dans le passé impérial
britannique. » L’actuel ministre des Affaires étrangères,
Boris Johnson, avait osé écrire en 2002 dans le Spectator :
« L’Afrique est un gâchis. […] Le problème n’est pas que nous
y avons été aux affaires, mais que nous n’y sommes plus. »
Ce sentiment serait partagé par une grande partie
de la population du Royaume-Uni, comme semble
indiquer le sondage Yougov du 18 janvier 2016, qui a
révélé que 44 % des personnes interrogées en Grande-
Bretagne se sentaient « fières » du passé colonial britannique
tandis que 21 % affirmaient le « regretter »,
23 % ni l’un ni l’autre et 13 % ne se prononçaient pas.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 51

1788
BOTANY BAY Le capitaine Arthur Phillip est à
la tête de la flotte de bagnards qui débarque le 18 janvier
1788 à Botany Bay. Pour la première fois une nation
dite civilisée expulse des condamnés aux antipodes
vers un continent encore inexploré (tableau de 1786).
1839-1842
OUVRIR LA CHINE Avec la première guerre
de l’Opium, l’Angleterre impose l’ouverture de la Chine au
commerce international. C’est la diplomatie de la canonnière,
dont elle use aussi en Afrique, dans l’Empire ottoman
et en Amérique latine (peinture chinoise du xix e siècle).
Après tout, ne s’agissait-il pas du plus vaste et
du plus peuplé des empires coloniaux, « sur lequel le
soleil ne se couche jamais » selon l’expression consacrée
depuis le milieu du xix e siècle ? Si l’on en croit
les mappemondes du début du xx e siècle, l’empire britannique
recouvrait un quart des terres émergées et
dominait un cinquième de la population mondiale,
sans compter son influence militaire, économique et
culturelle en Amérique latine, au Proche-Orient et en
Asie. Depuis une trentaine d’années cependant, les
travaux historiques produits au Royaume-Uni et dans
ses anciennes colonies, en s’appliquant à restituer le
point de vue des populations colonisées, nous livrent
le portrait contrasté d’un empire qui ne fut ni cohérent
ni omnipotent, contrairement à ce qu’ont affirmé ses
promoteurs et ses adversaires.
D’ABORD L’AMÉRIQUE
L’empire britannique s’étend progressivement
et concomitamment dans le nord-ouest de l’Europe
et en Amérique. L’Angleterre s’approprie d’abord
les territoires voisins : le pays de Galles est annexé
Les historiens nous livrent le portrait
contrasté d’un empire qui ne fut ni cohérent
ni omnipotent, contrairement à ce qu’ont
affirmé ses promoteurs et ses adversaires
en 1536, l’Irlande colonisée progressivement aux xvi e
et xvii e siècles, et l’Écosse unie à la Couronne anglaise
en 1603. Tandis qu’outre-Atlantique John Cabot – un
Génois du nom de Giovanni Caboto au service du
roi Henri VII – « découvre » Terre-Neuve au large du
Canada en 1497, des colons s’installent en Amérique
du Nord, avec notamment la fondation en 1585 d’une
colonie à Roanoke dans l’actuelle Caroline du Nord, et
dans la Caraïbe à partir du xvii e siècle.
La production de la canne à sucre à la Barbade à
partir des années 1640, puis dans une grande partie
des Antilles britanniques, dépend totalement de la
main-d’œuvre servile. Dès 1700, les Anglais deviennent
ainsi le principal acteur de la traite : jusqu’en 1807, les
navires britanniques ont transporté 3 415 500 captifs
africains (dont près de 500 000 seraient morts pendant
la traversée) qui ont permis le développement de ce
« premier » empire britannique, fondé aux Amériques
sur l’économie de plantation (canne, coton, tabac).
Dans les années 1770-1830, la profonde transformation
de la politique impériale britannique résulte de
la conjugaison de plusieurs facteurs : l’expansion territoriale
dans le sous-continent indien, l’abolition du
monopole de la Compagnie des Indes orientales sur le
commerce avec l’Inde (1813) et avec la Chine (1833),
la perte des treize colonies d’Amérique du Nord (1783),
la colonisation de l’Australie à partir de 1788, l’abolition
de la traite (1807) puis de l’esclavage (1833), et le
déclin économique des Antilles britanniques.
LONDRES, NATIONAL PORTRAIT GALLERY ; STEFANO BALDINI/BRIDGEMAN IMAGES
PICTURES FROM HISTORY/BRIDGEMEN IMAGES
52 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

1877
IMPÉRATRICE Depuis la proclamation
d’indépendance des États-Unis en 1776, le centre
de gravité de l’Empire a basculé vers l’est et surtout vers
les Indes, dont la reine Victoria devient impératrice à
l’initiative du Premier ministre Disraeli (caricature de 1876).
1879
BATTUS PAR LES ZOULOUS Les Britanniques
connaissent aussi des échecs. Ce tableau montre,
le 22 janvier 1879, à la bataille d’Isandhlwana, les Zoulous
d’Afrique du Sud infligeant une lourde défaite aux armées
de la Couronne. Son retentissement est immense.
PICTURES FROM HISTORY/BRIDGEMAN IMAGES – LONDRES, NATIONAL ARMY MUSEUM ; DEAGOSTINI/LEEMAGE
Ces mutations induisent un déplacement du centre
de gravité de l’empire de l’Amérique vers l’Asie. Entre
1815 et la fin des années 1880, le Royaume-Uni exerce
une forme d’hégémonie fondée sur le renforcement de
sa puissance navale qui élève l’empire britannique au
rang de superpuissance mondiale, la seule véritable
« thalassocratie globale » (Daniel Headrick) qui ait
jamais existé, s’appuyant sur une supériorité technologique
et la maîtrise des routes maritimes grâce à de
nombreux points d’appui (Gibraltar, Sainte-Hélène,
Malte, Chypre, Aden, Singapour, Hongkong, etc.).
UNE FLORISSANTE INDUSTRIE
Le Royaume-Uni peut alors pleinement tirer avantage
du développement d’une florissante industrie qui
se spécialise dans la production de biens manufacturés
grâce à l’exploitation des matières premières et des
ressources énergétiques ultramarines (blé et bois canadiens,
laine australienne, thé, coton et jute indiens, etc.).
La domination britannique appauvrit alors considérablement
les colonies de la Couronne et l’Inde, dont
la part dans la production manufacturière mondiale
serait passée de 20 % en 1800 à 1,4 % à la veille de
la Première Guerre mondiale. Tandis qu’à la fin du
xix e siècle les colonies de peuplement britanniques
(Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) bénéficient,
grâce aux exportations de matières premières et de
produits agricoles, d’un niveau de vie supérieur à celui
de la métropole britannique. Outre ce dynamisme
DANS LE TEXTE
« La grandeur de
la race anglo-saxonne »
«Alors que je cheminais au travers de
l’Angleterre, en route pour les États-Unis,
et de nouveau en franchissant les frontières
des dominions, il y eut une idée qui s’imposa à
moi à chaque pas, une idée qui est écrite de façon
indélébile à la surface de ce vaste pays. Cette idée,
c’est la grandeur et l’importance du destin
réservé à la race anglo-saxonne [applaudissements],
à cette espèce fière, obstinée, sûre d’elle-même,
résolue, qu’aucun changement de climat ou
d’environnement ne peut altérer, et qui est sans
aucun doute promise à être la force prédominante
dans l’histoire future et la civilisation du monde. »
Discours de Joseph Chamberlain à Toronto,
12 décembre 1887.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 53

1900
ZANZIBAR Les Britanniques privilégient dans
leurs colonies une administration indirecte, reposant
sur les pouvoirs locaux. Ici, le protectorat de Zanzibar
où le sultan est maintenu mais dont le gouvernement
est entièrement composé de Britanniques.
1917
AU PROCHE-ORIENT Le 11 décembre 1917,
le général Allenby prend Jérusalem. Les Britanniques,
profitant de l’affaiblissement de l’Empire ottoman,
se rendent maîtres de la Palestine. En 1920, ils se partagent
la région avec les Français (une du Daily Sketch).
NOTE
1. J. Seeley,
The Expansion
of England,
Londres,
Macmillan,1883.
économique, l’expansion coloniale britannique en
Asie et en Afrique profite de deux phénomènes exogènes
tout au long du xix e siècle : le maintien de l’équilibre
des puissances en Europe, et la crise politique des
grands Empires moghol, Qing et ottoman.
UNE CENTAINE DE TERRITOIRES
Cette expansion ne procède toutefois pas d’un
plan officiel : l’absence de volonté politique claire de
Londres et la multiplication des initiatives émanant
des officiers et administrateurs sur le terrain semblent
justifier la fameuse expression de l’historien John
Seeley, selon lequel l’empire a été conquis par « inadvertance
», « in a fit of absence of mind » 1 . Un siècle
auparavant, Adam Smith, dans ses Recherches sur la
nature et les causes de la richesse des nations, préférait
évoquer le « projet d’un empire » plutôt qu’un véritable
empire britannique. Car cet ensemble apparaît, sur
le plan juridique et administratif, comme un agrégat
incohérent d’entités aux statuts très divers, lesquelles
se multiplient rapidement au xix e siècle. Composé de
26 colonies en 1792, 42 en 1815, l’empire britannique
L’absence de volonté politique de Londres
et les initiatives des officiers justifient
l’expression de John Seeley pour qui
l’empire a été conquis par « inadvertance »
rassemble une centaine de territoires différents au
début du xx e siècle.
Les colonies de la Couronne (Ceylan, Jamaïque,
Gibraltar, Fidji, Honduras, Le Cap, Chypre, Hongkong,
Malte), administrées par un gouverneur nommé par
Londres, demeurent dans un état de sujétion par rapport
à la métropole.
Une partie de l’Inde, « joyau de la Couronne »
britannique, est administrée jusqu’en 1858 par la
Compagnie des Indes orientales puis directement
par le vice-roi des Indes et un ministère des Affaires
indiennes (India Office) à Londres.
Les colonies de peuplement puis les dominions
(Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du
Sud), de plus en plus autonomes politiquement,
deviennent à la fin du xix e siècle des partenaires économiques
et militaires majeurs de la métropole.
Les colonies à charte (Bornéo, Afrique de l’Est)
sont régies par des compagnies de commerce qui
exercent des prérogatives régaliennes (justice, impôt,
police, etc.). Sont également créés de nombreux protectorats
(Ouganda, Zanzibar, Bahreïn, Koweït, Qatar,
États malais, Maldives, Tonga, etc.), où la puissance
britannique maintient en place les structures politiques
autochtones mais contrôle le commerce extérieur,
la diplomatie et l’armée.
Le Royaume-Uni possède en outre des concessions
en Chine (Shanghai, Tianjin) où ses ressortissants
bénéficient de droits d’extraterritorialité. Il existe
BRIDGEMAN IMAGES – MARY EVANS/RUE DES ARCHIVES/BRIDGEMAN IMAGES
54 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

OCÉAN PACIFIQUE
NIUE
TOKELAU
ILES COOK
KIRIBATI
OCÉAN PACIFIQUE
CANADA
GILBERT
ELLICE
NAURU
SALOMON
PAPOUASIE-NLE-GUINÉE
NLES-HÉBRIDES
HONGKONG
FIDJI
TONGA
PITCAIRN
L’empire colonial
britannique en 1920
Royaume-Uni
Empire des Indes
Dominion
Autres colonies
(de la Couronne,
à charte…)
Protectorats
Mandats
HONDURAS BRIT.
ROYAUME-UNI
CAÏMANS BERMUDES DE GRANDE-BRETAGNE
BORNÉO
BAHAMAS
ET D’IRLANDE
BRUNEI
JAMAÏQUE TURQUES-ET-CAÏQUES
ST-CHRISTOPHE
MONTSERRAT DOMINIQUE OCÉAN
MALAISIE
ST-VINCENT STE-LUCIE
INDE
GRENADE BARBADE
ATLANTIQUE
IRAK
CHRISTMAS
TRINITÉ-ET-TOBAGO
TRANSJORDANIE KOWEÏT
CEYLAN
GIBRALTAR
GUYANE BRIT.
CHYPRE BAHREÏN ÉTATS DE LA TRÊVE
COCOS
MALTE
QATAR
MALDIVES
ÉGYPTE
ADEN
OCÉAN INDIEN
GAMBIE
SOMALIE BRIT.
CÔTE-
SOUDAN
DE-L’OR
SEYCHELLES
SIERRA LEONE NIGERIA
OUGANDA KENYA
FALKLAND
TOGO BRIT.
ASCENSION
CAMEROUN
ZANZIBAR et PEMBA
SHETLAND DU SUD
BRIT.
TANGANYIKA
STE-HÉLÈNE
MAURICE
ORCADES DU SUD
RHODÉSIES NYASSALAND
GÉORGIE DU SUD
BECHUANALAND
SWAZILAND
TRISTAN S.-O. AFRICAIN
SANDWICH DU SUD
BASUTOLAND
DA CUNHA
UNION SUD-AFRICAINE
AUSTRALIE
NLE-ZÉLANDE
Légendes Cartographie
VERS 1920
UN QUART DES TERRES ÉMERGÉES
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’empire
britannique est le plus vaste et le plus peuplé des empires
coloniaux : thalassocratie défendue par un réseau de points
d’appui suivant les routes commerciales, il réunit un quart
des terres émergées et un cinquième de la population
mondiale, soit 400 millions de personnes. Mais c’est une
domination très éparse et qui repose sur des réseaux
d’interdépendances locales complexes : l’administration
coloniale ne compte que 4 500 fonctionnaires en 1927.
un condominium aux Nouvelles-Hébrides (actuel
Vanuatu) où la couronne britannique partage la souveraineté
avec la France.
Enfin, en 1920, la Société des nations confie provisoirement
à Londres des mandats sur la Palestine et la
Mésopotamie.
Ces territoires relèvent de différents ministères
(Colonial Office, India Office, Foreign Office, War Office)
qui n’ont pas de stratégie impériale commune. Le souverain,
en particulier la reine Victoria, « impératrice des
Indes » à partir de 1877, semble constituer le principal
ciment unificateur de cet ensemble disparate.
LE MYTHE DE LA PAX BRITANNICA
Nombre de ces conquêtes coloniales se sont avérées
longues et ardues en raison de l’efficace résistance
qu’ont opposée certaines armées autochtones. Ainsi,
plus d’un siècle a été nécessaire aux Britanniques pour
s’imposer finalement dans la majeure partie de l’Inde
à la fin des années 1850. De même, les populations
Ashanti, dans l’actuel Ghana, ont résisté, souvent victorieusement,
aux assauts étrangers tout au long du
xix e siècle. Les Britanniques peuvent parfois échouer
militairement : il suffit pour s’en convaincre de se remémorer
les cinglantes défaites britanniques de la première
guerre anglo-afghane en 1839-1842 et de la
bataille d’Isandhlwana (janvier 1879) en Afrique australe
remportée par les Zoulous, dont le triomphe suscite
une immense émotion dans toute l’Europe.
DANS LE TEXTE
« Jet de salive »
«Personne n’avait le courage de déclencher une
émeute, mais si une Européenne s’aventurait
seule dans un bazar, il y avait toutes les chances
pour que quelqu’un souillât sa robe d’un jet de salive
mêlé de bétel […]. Si, sur le terrain de football,
un agile Birman me faisait tomber d’un traître crocen-jambe
et que l’arbitre, birman lui aussi, feignait
de n’avoir rien vu, c’était dans la foule des spectateurs
un déchaînement de rires hideux. […] Les faces
jaunes et ricanantes que je croisais partout, les
insultes qu’on me lançait à distance respectueuse
finirent par me porter horriblement sur les nerfs. »
G. Orwell, Une histoire birmane, 10/18, 2001.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 55

1931
L’INDÉPENDANCE Gandhi se rend à Londres
pour la conférence de la Table ronde, chargée d’élaborer
une Constitution pour l’Inde. Malgré son prestige,
le Mahatma repart sans avoir obtenu de concessions.
Ce n’est qu’en 1947 que l’Inde devient indépendante.
1948-1960
MALAISIE A partir des années 1950, les Britanniques
voient leur empire s’effriter. L’insurrection communiste
malaise débute en 1948 et se termine en 1960.
Les forces britanniques sont en première ligne :
sur cette photo de 1953 un soldat blessé est évacué.
Et puis, une fois les conquêtes achevées, les colonisateurs
britanniques ont souvent quelques difficultés
à contrôler effectivement leurs millions de nouveaux
sujets vivant sur d’immenses territoires. Car, à l’exception
des dominions, les colonies se caractérisent par une
très faible présence européenne et un sous- encadrement
administratif chronique : on compte en tout et pour tout
1 800 fonctionnaires coloniaux en 1874 et 4 500 en 1927.
C’est pourquoi les Britanniques mobilisent massivement
des agents autochtones (secrétaires, soldats, policiers,
plantons, porteurs, etc.) pour faire fonctionner les administrations
et encadrer la population.
L’empire britannique eût été impossible sans l’utilisation
systématique de cette main-d’œuvre locale et la
coopération d’une partie des élites autochtones, qui ont
instrumentalisé la domination étrangère pour asseoir
leur propre position sociale et économique. En vertu
de la stratégie « diviser pour régner », les administrateurs
coloniaux favorisent certains groupes, comme
les brahmanes dans le sous-continent indien, sur lesquels
ils s’appuient pour maintenir l’ordre social, aux
dépens du reste de la population.
L’héritage impérial demeure vivace
au Royaume-Uni à travers l’immigration
postcoloniale, ses possessions
ultramarines et le Commonwealth
Néanmoins, la Pax Britannica n’est qu’un mythe,
puissamment relayé par la propagande coloniale. Des
grandes « révoltes » – celles des cipayes en Inde (1857)
et de Morant Bay en Jamaïque (1865) –, jusqu’aux
conflits des décolonisations après la Seconde Guerre
mondiale, une partie croissante des populations « indigènes
» ne se résignent pas à accepter cette oppression
étrangère qui se traduit souvent au quotidien
par les expropriations foncières et le travail forcé, et
prend parfois la forme paroxystique de massacres : en
Tasmanie dans les années 1820, les Aborigènes sont
exterminés, à Amritsar en Inde en 1919 une manifestation
pacifique est violemment réprimée, au Kenya
dans les années 1950 la révolte est brisée par des arrestations
massives.
Les sujets colonisés peuvent également adopter des
modes d’action non violents (vols, refus de travailler ou
de payer l’impôt) ou des stratégies de résistance à bas
bruit comme les moqueries, les insultes ou les crachats,
décrits avec exaspération par George Orwell dans Une
histoire birmane alors qu’il officiait comme policier en
Birmanie dans les années 1920 (cf. p. 55).
Mais cet empire n’a pas été exclusivement colonial.
En effet, à partir des années 1820, sa dimension « informelle
» ne cesse de se développer. Car les Britanniques
militent ardemment en faveur de la libéralisation des
échanges internationaux en n’hésitant pas à intimider
ou à attaquer les gouvernements étrangers qui restreignent
leurs importations, défendent des monopoles
IMAGNO/LA COLLECTION – CHARLES HEWITT/PICTURE POST/GETTY IMAGES
56 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

1969
COMMONWEALTH La reine Élisabeth II
entourée des Premiers ministres du Commonwealth.
Consacré en 1931 par le statut de Westminster,
il regroupait les colonies de peuplement dotées
d’une quasi-indépendance. Aujourd’hui, il rassemble
autour du Royaume-Uni plus de 2 milliards de
citoyens issus de 53 États anglophones indépendants.
Chef du Commonwealth, le souverain britannique
n’exerce aucune autorité sur ces États mais symbolise
l’unité de l’organisation.
ROLLS PRESS/POPPERFOTO/GETTY IMAGES
commerciaux ou refusent d’abaisser leurs barrières
douanières. En usant de la « diplomatie de la canonnière
», ils contraignent les États récalcitrants à ouvrir
leur marché en Chine (guerres de l’Opium en 1839-
1842 et 1856-1860), en Afrique subsaharienne, dans
l’Empire ottoman, et en Amérique latine.
IMPÉRIALISME DU LIBRE ÉCHANGE
Le Royaume-Uni a été ainsi le champion incontesté
de cet « impérialisme du libre-échange », vecteur
efficace et brutal de la mondialisation économique
au xix e siècle. Un véritable monde britannique prend
forme à travers les 25 millions d’individus qui émigrent
du Royaume-Uni entre 1815 et 1924. Cependant, très
peu émigrent en direction des colonies de la couronne
et des protectorats : en 1901, la Gambie, la Sierra Leone
et Hongkong comptent respectivement 158, 316 et
1 948 résidents britanniques.
L’émigration s’avère également faible vers l’Inde,
qui rassemble 164 000 Européens – soit 0,04 % de la
population totale – en 1930. Les flux migratoires se
concentrent en fait vers les États-Unis (62 %) et subsidiairement
vers les dominions, le Canada (19 %),
l’Australie et la Nouvelle-Zélande (10,5 %), ainsi que
l’Afrique australe (3,5 %). A partir de la fin du xix e siècle,
plus des deux tiers de ces migrants finissent par revenir
en métropole. L’augmentation du taux de retour renforce
alors les liens entre les principales zones d’émigration
et les régions d’accueil.
Ce faisant, une nouvelle culture impériale, fondée
sur la maîtrise partielle de la langue anglaise et des pratiques
culturelles britanniques comme la franc-maçonnerie
(en 1900, l’empire compte plus de 800 loges
dont 184 en Inde et 44 aux Antilles) et les sports dits
« modernes » (cricket, rugby, football, golf, etc.), peut
se développer au sein des élites de l’empire colonial et,
au-delà, de l’« empire informel » dans les grandes villes
latino-américaines ou chinoises. Ces pratiques d’origine
britannique ont été réappropriées, parfois réinventées,
par les populations autochtones, comme en témoigne
le développement des langues créoles (le jamaïcain ou
le krio de Sierra Leone) et des syncrétismes religieux,
notamment en Afrique anglophone.
Plus d’un demi-siècle après les décolonisations,
l’héritage impérial demeure vivace aujourd’hui au
Royaume-Uni à travers son immigration postcoloniale,
ses possessions ultramarines (Bermudes, Diego
Garcia, îles Malouines, Gibraltar) et le Commonwealth
de 53 nations et 2,2 milliards de personnes réunies
autour de l’ancienne métropole qui était supposée
conserver par là même une part de son influence dans
ses anciennes colonies.
A partir des années 1970, les Britanniques se sont
davantage tournés vers la CEE et les États-Unis, leur
partenaire stratégique privilégié. Aujourd’hui, le
Brexit pourrait au contraire conduire au renforcement
des alliances entre une ex-métropole affaiblie et ses
anciennes colonies qui montent en puissance. n
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 57

Comment ils ont
inventé l’industrie
Entre 1780 et 1850, une série de transformations
sociales et économiques aboutissent à la formation
d’une industrie moderne : mais pourquoi la révolution
industrielle est-elle née en Grande-Bretagne ?
Par FABRICE BENSIMON
Le 27 juillet 2012, la cérémonie d’ouverture
des Jeux olympiques de Londres met
en scène la grande aventure de l’industrie
moderne avec ses cheminées, son
fer en fusion, sa pollution et ses ouvriers.
Et, sous un haut-de-forme porté par l’acteur
Kenneth Branagh, son capitaliste emblématique :
Isambard Kingdom Brunel (1806-1859), qui fit fortune
dans les chemins de fer et la navigation à vapeur sur
l’Atlantique 1 . C’est ainsi, pour quelque 2 milliards de
téléspectateurs, que le cinéaste Danny Boyle définit la
contribution britannique à l’histoire de l’humanité : la
révolution industrielle.
Enseignant-chercheur en histoire
et civilisation britanniques,
Fabrice Bensimon est actuellement
boursier Marie Sklodowska-Curie à
University College London.
Cette expression recouvre un ensemble complexe
de transformations qui ne se sont pas accomplies de la
même façon dans les différents pays. C’est en Grande-
Bretagne qu’elles se sont produites en premier, selon
une chronologie et des modalités qui restent discutées.
L’usage était de situer la révolution industrielle
entre 1760 et 1830. Mais si, dans les années 1760, les
principales inventions de l’industrie cotonnière ont
été mises au point, elles ne sont appliquées que dans
les années 1780. En 1830 encore, seuls quelques secteurs
comme le coton sont mécanisés ; la plupart des
ouvriers sont des artisans, et les chemins de fer sont
en gestation.
La séquence 1780-1850 est aujourd’hui privilégiée.
C’est en 1850 que la fabrique de coton l’emporte
sur l’atelier et le travail à domicile. C’est aussi à cette
date que se met en place un premier réseau ferroviaire.
1851 est l’année de la Grande Exposition des produits
de l’industrie de toutes les nations (cf. p. 62), et celle
du premier recensement où la population des villes
excède celle des campagnes. Mais même si on retient
cette séquence 1780-1850, comment l’articuler avec
la longue durée de l’industrialisation (1700-1870) ?
North Star Robert Stephenson joua un rôle clé dans
les débuts du chemin de fer moderne, notamment avec
la « Rocket », fabriquée en 1829, pour la ligne Liverpool-
Manchester. Ci-contre, la « North Star », produite en 1837.
BRIDGEMAN IMAGES
58 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Métallurgie Le marteau-pilon mis au point en 1839 par l’ingénieur écossais James Nasmyth, actionné par une machine à vapeur
(ici à Manchester en 1871). Les progrès de la métallurgie se traduisent par la création d’emplois très physiques.
LONDRES, SCIENCE MUSEUM ; MP/LEEMAGE
A partir du xvi e siècle commence un immense mouvement
d’expropriation des terres, resté dans l’histoire
sous le nom de mouvement des enclosures. Les grands
propriétaires terriens expulsent les paysans pour exploiter
leurs domaines selon un mode capitaliste. Entre
1500 et 1750, la part de la main-d’œuvre agricole passe
de 70 % à 35 %. L’élevage s’impose. Le poids des bestiaux
augmente, les vaches donnent plus de lait et les
moutons plus de laine, les rendements des terres sont
accrus. L’alimentation du bétail est enrichie, des terres
sont drainées, les labours et les semis sont plus efficaces.
Cette bonification des surfaces cultivées et de la
productivité de la main-d’œuvre, qu’on a qualifiée de
« révolution agricole », améliore la santé et l’espérance
de vie des Britanniques, et augmente leur nombre. Alors
qu’en 1760 la Grande-Bretagne est peuplée de 7 millions
d’habitants, soit trois fois moins que la France,
elle en compte 16 millions en 1831, puis 41 millions
LE MOT
Révolution industrielle
Il semble que l’expression ait d’abord été utilisée
en français, par Jean-Baptiste Say et Jean Simonde
de Sismondi. C’est Friedrich Engels qui lui a donné son
sens révolutionnaire, en voyant dans la révolution
technique une séquence historique, dans son ouvrage
paru en allemand en 1845 La Situation de la classe
laborieuse en Angleterre. L’historien Arnold Toynbee
a popularisé l’expression dans la langue anglaise,
avec un ouvrage paru en 1884 : Lectures on the Industrial
Revolution of the Eighteenth Century in England.
en 1911, rejoignant ainsi le niveau de la population
française. L’émigration de masse vers les États-Unis et
les colonies de peuplement ne bride même pas cet essor.
La forte natalité, conséquence de mariages plus
nombreux et plus précoces, se conjugue avec une
baisse rapide de la mortalité. L’espérance de vie passe
de 36 ans pour les Britanniques nés en 1800 à 50 ans
pour ceux qui naissent en 1900. Mais ces moyennes
recouvrent des inégalités, du simple au double, entre
l’ouvrier d’une ville industrielle et le propriétaire terrien.
COTON, DENTELLE ET LAINE
La croissance démographique contribue à l’industrialisation
et elle est nourrie par elle. Des villes
comme Birmingham, Liverpool, Manchester, Leeds ou
Sheffield, qui comptaient toutes moins de 10000 habitants
en 1700, en dénombrent souvent 60000 ou 70000
en 1800, et 300 000 ou 400 000 en 1850. Chacune de
ces métropoles acquiert une identité propre, liée à sa
principale activité : le coton à Manchester, la dentelle
à Nottingham, la laine à Norwich, le lin et le jute à
Dundee, le charbon et l’acier à Newcastle, la construction
navale à Plymouth et Portsmouth, etc. Chacune
compte un centre commerçant, entouré de quartiers
industriels et de logements ouvriers insalubres. Forte
de 959 000 habitants en 1801 et de 2,3 millions en
1851, Londres est la plus grande ville du monde. Mais
d’autres voient leur population stagner, à l’instar de
Bath et Bristol : la révolution industrielle n’est pas
un processus homogène, certaines parties du pays y
échappant, en particulier ses « marges intérieures »,
telle l’Irlande. Celle-ci fait alors partie du Royaume-Uni
mais sa proto-industrie pâtit du libre-échange mis en
place en 1801 lors de l’Union, et l’enrichissement >>>
NOTES
1. http://www
.youtube.com
/watch?v=4
As0e4de-rI
2. T. Carlyle,
« Signs of the
times », The
Edimburgh
Review, 1829.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 59

CHRONOLOGIE
Population : le rattrapage
Ils ont tout inventé
1709 Abraham Darby réussit la première
coulée de fonte au coke.
1710-1712 Première machine à vapeur de
Newcomen.
1764 La spinning-jenny de James Hargreaves.
1760 1911
41
41
1768 Le water-frame de Richard Arkwright.
1769 Watt dépose un premier brevet
améliorant la machine à vapeur.
1825 Richard Roberts met au point le métier à
filer automatique.
1830 Inauguration du chemin de fer
Liverpool-Manchester.
1855 Le convertisseur Bessemer
(fabrication de l’acier).
1856 Perkin synthétise le premier colorant chimique.
24
7*
>>> global du pays ne lui est d’aucun secours lors de
la Grande Famine de 1845-1851.
Les migrations intérieures britanniques sont massives
: des campagnes vers les villes petites et moyennes ;
puis, ou directement, vers les grandes villes. Alors qu’en
1801 deux tiers de la population vivait dans les campagnes,
la population urbaine devient majoritaire dès
1851 – un cap que la France ou les États-Unis ne franchiront
que dans l’entre-deux-guerres. Même si la population
agricole ne diminue pas en valeur absolue avant
la fin du siècle, les enclosures, la faiblesse des revenus
agraires et la réforme de la loi sur les pauvres en
1834, qui permet aux paroisses de financer et d’organiser
l’émigration des indigents, sont de puissants stimulants
à l’émigration. Les régions industrielles agissent
comme des aimants, à l’instar du sud du pays de Galles,
du sud du Lancashire, du sud du Yorkshire, de l’ouest
des Midlands et des basses terres écossaises.
L’ÂGE DE LA MACHINE
Dans ces régions, la fabrique devient un trait essentiel.
En 1845, la plus grande usine du monde, les forges
de Dowlais, au sud du pays de Galles, regroupent
18 hauts-fourneaux et 7 300 travailleurs. La fabrique
est fondée sur la division du travail décrite par Adam
Smith dans La Richesse des nations (1776), mais elle
s’appuie également sur l’usage de la force hydraulique
et de la vapeur.
« Si nous devions caractériser cette époque d’une
seule épithète, nous serions tentés de l’appeler, non pas
un âge moral, philosophique, héroïque ou de la dévotion,
mais par-dessus tout, l’âge mécanique. C’est l’âge de la
machine 2 . » L’essayiste écossais Thomas Carlyle n’est pas
le premier à noter ceci, en 1829. Les progrès rapides de
la technologie, en particulier l’utilisation de machines
pour remplir des tâches naguère effectuées à la main,
sont les développements les plus frappants de leur
époque. La mécanisation de l’industrie cotonnière, la
machine à vapeur, puis le chemin de fer moderne s’imposent
comme les emblèmes du progrès économique.
Et si, pour les historiens, la révolution industrielle ne
FRANCE
GRANDE-
BRETAGNE
FRANCE
GRANDE-
BRETAGNE
* En millions
7*
Population : le rattrapage
1760 1911
24
GRANDE-
GRANDE-
FRANCE
FRANCE
BRETAGNE
BRETAGNE
* En millions
Démographie
La croissance démographique contribue à l’industrialisation
et s’en nourrit. En 1911, la Grande-Bretagne est aussi peuplée
que la France.
saurait se résumer à ces innovations, elles en ont bien
été des éléments essentiels.
L’impact des progrès techniques se fait sentir dans
toute l’économie. Les brevets se multiplient après 1750.
La mécanisation du coton, en particulier du filage, est
au cœur de la révolution industrielle. Jusqu’à la fin du
xviii e siècle, le coton avait été filé à la main, entre le
pouce et l’index, par des femmes travaillant à domicile.
En 1764, la spinning-jenny de James Hargreaves remplace
une broche par plusieurs ; en 1768, la machine à
filer de Richard Arkwright (le water-frame), actionnée
par l’énergie des moulins à eau puis à vapeur, permet
de fabriquer un fil plus solide. En 1771, à Cromford,
dans le Derbyshire, Arkwright construit la première
usine conçue pour abriter des machines et non plus
seulement pour regrouper des ouvriers.
La combinaison des deux techniques (jenny +
moulins) est réalisée par Samuel Crompton (mule)
vers 1779. Puis Richard Roberts brevette en 1825 la
première machine automatique, la mule-jenny, qui
fonctionne sous la surveillance de quelques ouvriers.
Alors qu’il fallait en 1750 plus de 50 000 heures de travail
pour filer 100 livres de coton à la main, il n’en faut
plus en 1825 que 135. En 1772, l’Angleterre importait
4,2 millions de livres de coton brut ; en 1839-1841,
452 millions de livres. Le prix des pièces de coton
chute de 85 %.
D’autres améliorations sont accomplies dans le
blanchiment, la teinture ou l’impression, en une combinaison
qui suscite une croissance fulgurante de ce
secteur. Pour les autres fibres textiles, les changements
sont plus lents, mais ils se font. L’industrie du fer est
révolutionnée et la production également multipliée :
celle de la fonte passe de 180 000 tonnes en 1800 à
2,25 millions en 1850.
La vapeur est essentielle dans ce processus : au cours
des années 1760, James Watt a amélioré la machine
mise au point par Thomas Newcomen au début du siècle,
la rendant quatre fois plus efficace. La force de la vapeur
est d’abord utilisée dans les mines de charbon, puis dans
l’industrie cotonnière. Mais, dans beaucoup de secteurs,
on continue d’utiliser l’énergie éolienne, hydraulique,
humaine et animale. Les roues hydrauliques, en particulier,
permettent à de nombreuses fabriques de fonctionner,
même si la gestion partagée des rivières pose
41
41
60 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Un quart de la production
industrielle mondiale
1750 1880
La population active
1871 1881
2 % 23 %
41 %
15 %
44 %
24 %
30 %
46 %
GRANDE-BRETAGNE
FRANCE
Grande-Bretagne Reste du monde
Acteur-monde
Dans les années 1880, la Grande-Bretagne est
le principal exportateur et importateur mondial et
le principal investisseur mondial.
Agriculture Industrie Services
Précoce
La croissance de la population active industrielle est intense
et précoce en Grande-Bretagne. Dès 1810-1820, l’industrie
britannique emploie plus de travailleurs que l’agriculture.
MP/LEEMAGE
problème à des capitalistes concurrents. L’« ère de la
vapeur » ne s’impose que très progressivement.
La machine ne se substitue pas systématiquement
au travail manuel. La révolution industrielle crée tout
un monde d’emplois très physiques, des travailleurs
de force des forges aux terrassiers des chemins de fer.
Certains secteurs ne sont mécanisés qu’après 1830,
comme la laine ou le lin. Même dans le coton, en 1835,
le nombre de métiers à tisser manuels reste deux fois
supérieur à celui des métiers mécaniques.
Sidéré par la puissance industrielle, on a longtemps
négligé les produits finis : les mouchoirs imprimés
en lin, les boutons qui brillent, la vaisselle bon marché,
les étoffes avec des motifs en couleur, etc. Dans
la métallurgie à Birmingham, ou la bonneterie du
Nottinghamshire, les changements se produisent sans
grande innovation. Mais les historiens s’intéressent de
près aujourd’hui à ces productions modestes qui, à leur
manière, ont participé à l’élan général mêlant révolutions
techniques et énergie nouvelle.
L’importance du charbon a été comprise dès le
xix e siècle. Tant que la terre demeure la principale ressource
pour l’alimentation comme pour les matières
premières de l’industrie, tous les besoins en énergie
sont pourvus par la matière organique (le bois ou le
charbon de bois…). Les récoltes, le bétail, le tissu, le
lin ou le bois qui sert à faire les meubles dépendent de
la terre. Le charbon et les énergies éolienne et hydraulique
occupent alors une place marginale. L’historien
Tony Wrigley a calculé que toutes les forêts de Suède,
de Norvège, des États baltes et de Russie n’auraient pu
satisfaire les besoins de l’industrie moderne britannique.
A partir du xvii e siècle, la déforestation étend de
façon considérable la surface cultivable – d’environ
6 millions d’hectares en 1800 – mais conduit à une
pénurie de bois. Dès 1620, le charbon (de terre, et
surtout le coke, aux excellentes qualités énergétiques)
devient la principale ressource énergétique et, dans les
années 1760, transforme rapidement l’industrie du fer.
La consommation de charbon est multipliée par 250
entre 1750 et 1830.
Autre impact clé du charbon : les transports. Tous
les progrès dans leur infrastructure peuvent stimuler
la croissance, dans la mesure où des transports moins
coûteux permettent à des marchandises agricoles
ou industrielles d’être échangées pour moins cher.
Jusqu’en 1830 le cabotage et surtout les canaux y
contribuent, à commencer par le canal creusé entre
Manchester et les mines du duc de Bridgewater à
Worsley. Entre 1760 et 1830, le pays connaît une
« fièvre des canaux », avec le creusement de quelque
3 500 km de voies navigables. Mais, là encore, cet
engouement est limité par les surfaces cultivables :
les charges sont transportées par des chevaux, ce qui
implique de réserver des terres pour les nourrir, à hauteur
de 1,2 à 2 hectares par cheval de trait.
Inaugurée le 15 septembre 1830, la ligne de
chemin de fer moderne reliant le port de Liverpool
à Manchester est la première au monde. La « fièvre
des chemins de fer » dure un demi-siècle : aux 60 km
de voies construits en 1830 succède un réseau de
10 700 km en 1851. Cet essor stimule en retour l’industrie
(fer, acier, briques, etc.). Si les trains transportent
d’abord uniquement des passagers, ils sont bientôt utilisés
pour le fret, concurrençant les canaux. Dans >>>
Textile Un atelier de tissage mécanique du coton, près de Preston, dans le
Lancashire, en 1835. Cette fabrique utilise le métier à tisser breveté en 1784
par Edmund Cartwright. En 1850, on en compte 26 000 en Angleterre.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 61

L’éclairage
1851-1951 : D’UNE
« EXPO » À L’AUTRE
Londres accueille en 1851 la première
Exposition universelle. Cent ans
plus tard, le Festival of Britain tend
à revigorer une Grande-Bretagne
meurtrie par la guerre.
L’Exposition universelle de 1851, première
du genre, organisée à Londres entre mai et
octobre 1851, consacra le leadership industriel
de la Grande-Bretagne. Un siècle plus tard,
de mai à septembre 1951, le Festival of Britain venait à la
fois commémorer l’Exposition et célébrer la naissance
d’une Grande-Bretagne nouvelle, six ans après la fin du
second conflit mondial (en bas : affiche de 1951).
L’idée d’organiser une « Grande Exposition des produits
de l’industrie de toutes les nations » venait du prince
Albert, époux de la reine Victoria, qui voulait ainsi
« donner un tableau vivant du niveau de développement
auquel l’humanité est arrivée » et montrer que la Grande-
Bretagne était bel et bien l’« atelier du monde ». La
volonté de marquer le centenaire de ladite Exposition
fut quant à elle émise dès 1943 par la Royal Society
of Arts. A la fin du conflit, le nouveau gouvernement
travailliste s’emparait de l’idée tout en l’infléchissant :
il s’agirait désormais de mettre en avant les réalisations
de la Grande-Bretagne dans les domaines des sciences,
de la technique et des arts, en oubliant la dimension
« universelle » de 1851. On mettrait à l’honneur
la résilience de la capitale britannique après les épreuves
de la guerre.
Chacune des expositions se
caractérisait par son inventivité
architecturale. Celle de 1851 avait été
tout entière logée sous une serre
géante, issue de l’imagination de Joseph
Paxton, jardinier en chef du duc de
Devonshire. Le « palais de Cristal »
(en haut : lithographie de 1851), fait de
piliers de fonte et de fer et de grands
panneaux de verre, long de 563 m
sur 139, était installé dans Hyde Park.
On avait réalisé des prouesses
technologiques : on utilisait ainsi pour
la première fois du verre incurvé,
et le bâtiment était un assemblage
d’éléments préfabriqués.
Près de 15 000 exposants y étaient
accueillis, dont la moitié originaires du
Royaume-Uni ou des colonies. On y
trouvait aussi bien des machines-outils,
un bloc de houille (la principale source
d’énergie de l’époque) pesant 24 tonnes, que des
œuvres d’art (tissus, orfèvrerie, joaillerie…). Cent ans
plus tard, le Festival of Britain prit place sur la rive sud
de la Tamise (South Bank), que les bombardements
allemands avaient en grande partie rasée. Elle fut
entièrement remodelée pour l’ouvrir largement au
public. Le Royal Festival Hall, salle de concert construite
pour l’exposition, le « Dôme de la découverte », qui
initiait ses visiteurs aux sciences naturelles, la tour Skylon,
sorte de cigare d’aluminium suspendu par des câbles
et culminant à 90 m de hauteur, en rythmaient la visite.
UN GRAND SUCCÈS
Le Festival of Britain se retrouva au cœur des
controverses politiques. Les travaillistes, aisément élus
en 1945, avaient remporté de peu les élections de 1950.
La situation économique était encore délicate. Il
s’agissait donc de susciter un mouvement d’adhésion
populaire autour des réalisations du gouvernement : les
organisateurs du Festival n’y tenaient pas trop, mais
nécessité fait loi… Du coup, au lieu de se concentrer sur
la seule capitale, le Festival fut d’ampleur nationale. Mais
cet objectif tourna court : en 1951, les conservateurs
retournèrent au pouvoir. Churchill, hostile
au projet, fit démolir tous les bâtiments, à
l’exception du Royal Festival Hall.
Les deux expositions eurent un succès
incontestable : 6 millions de visiteurs
en 1851, 10 millions un siècle plus tard.
Son directeur, Gerald Barry, avait émis
le vœu que le Festival constituât un
« revigorant pour le pays », après les
épreuves de la guerre. Mais, c’est un peu
ce que l’Exposition universelle de 1851
avait également réalisé : la décennie
précédente avait été marquée par une
grave crise économique (Hungry Forties)
et par la crainte de la révolution
des chartistes qui réclamaient de vastes
réformes politiques. L’Exposition
se déroula sans problème et montra,
au contraire, une réelle communion
nationale. Le pays en avait, déjà, été
« revigoré ».
Philippe Chassaigne
SSPL/NATIONAL MEDIA MUSEUM/LEEMAGE – ALAMY/PHOTO12
62 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Sans son empire, vaste réservoir de matières
premières, la Grande-Bretagne n’aurait
pas connu une telle révolution industrielle
MANCHESTER ART GALLERY/BRIDGEMAN IMAGES
>>> les années 1860, le bétail, le lait, les légumes, les
fleurs, la viande et le poisson frais sont acheminés en
train, ravitaillant des villes en pleine expansion.
Au cours du siècle qui suit 1750, les industries
essentielles – les mines, le fer, le textile, les transports –
cessent de dépendre du charbon de bois, des chevaux
et de la force hydraulique, et passent au charbon. Non
sans conséquences sanitaires. Les houillères dévorent
les hommes : dans les années 1840, alors que le pays
compte environ 200 000 mineurs, 1 400 d’entre eux
meurent d’accident chaque année. On explore maintenant
une autre dimension : les maladies respiratoires,
qui tuent 50000 à 70000 personnes par an en
Angleterre-Galles à la fin du xix e siècle. L’historien de
l’environnement John McNeill estime que, entre 1840 et
1900, 800000 à 1,4 million de Britanniques sont morts
de maladies respiratoires dues au charbon.
LES RESSOURCES DE L’EMPIRE
Mais les leviers de la révolution industrielle ne sont
pas uniquement sur ou sous son sol. Pourquoi l’Angleterre
et pas la Chine ? L’historien américain Kenneth
Pomeranz a souligné qu’au xv e siècle, en termes d’efficacité
agricole, d’organisation sociale, de biens de
consommation, de densité de population et même de
technologie de navigation et militaire, l’est de l’Eurasie
(de l’Empire ottoman jusqu’à l’Inde, à la Chine et
au Japon) n’est pas moins avancé que les petits Étatsnations
d’Europe occidentale 3 . En 1800, l’espérance de
vie est supérieure dans la vallée du Yangtsé à ce qu’elle
est en Angleterre, et le niveau de vie y est comparable ;
en 1900, il est huit fois inférieur.
La divergence commence à la charnière des xviii e
et xix e siècles. Pomeranz identifie deux avantages clés
de la Grande-Bretagne : l’abondance de charbon et la
domination sur le Nouveau Monde, vaste réservoir de
matières premières. En particulier, la suprématie navale
et les importations d’Amérique sont cruciales : jamais
l’agriculture britannique n’aurait pu produire le coton,
le sucre, le bois – puis la viande, le blé, la laine – qu’elle
importe d’Amérique du Nord. La Grande-Bretagne dispose
de surfaces cultivables, forestières et de pâturages
limitées, mais elle bénéficie de dizaines de millions
d’« hectares fantômes » aux Antilles et en Amérique
du Nord. La Chine n’a pas d’empire et ne peut utiliser
l’environnement d’autres régions du monde.
Si la Grande-Bretagne a, la première, aboli la traite
négrière en 1807, l’esclavage colonial a aussi joué son
rôle dans son industrialisation. Elle n’est certes pas la
seule puissance esclavagiste, mais c’est la plus importante
: au cours de quelque 11 000 voyages, les armateurs
britanniques ont transporté plus de 3 millions
d’esclaves, soit le quart de l’ensemble de la traite transatlantique.
L’argent dégagé dans ce commerce et dans
l’économie de plantation des Caraïbes par les armateurs,
les planteurs, les banquiers, est rapatrié, alimentant
Empire Au tournant des années 1930, cette campagne de l’Empire
Marketing Board rappelle les origines des importations de productions
coloniales par la Grande-Bretagne (affiche de Richard Tennant Cooper).
l’essor commercial du xviii e siècle. Cela fera écrire à
Marx que le capital est arrivé au monde « suant le sang
et la boue par tous les pores » 4 .
Paradoxalement, l’abolition de l’esclavage, en 1833,
contribue à l’essor industriel des années 1830 et 1840 :
les 20 millions de livres de compensation accordées par
le Parlement aux propriétaires représentent alors une
somme colossale, 40 % du budget de l’État, permettant
à de nombreuses fortunes de se développer et d’investir
dans les secteurs dynamiques de l’économie 5 .
Enfin, l’Amérique du Nord et les Caraïbes importent
de Grande-Bretagne une part importante de leurs produits
: l’empire n’est pas seulement une ressource, c’est
un débouché. L’industrie cotonnière d’Inde se voit imposer
la compétition de productions britanniques désormais
plus concurrentielles ; elle est largement détruite,
ce qui contribue à l’appauvrissement du sous-continent
au xix e siècle. L’empire joue donc un rôle essentiel dans
l’industrialisation britannique.
La révolution industrielle transforme les classes
sociales. La middle class (bourgeoisie) s’affirme plus
nettement avec des intérêts, des valeurs, des aspirations
qui lui sont propres. Un entrepreneur comme Thomas
Brassey (1805-1870) emploie jusqu’à 80 000 hommes
et fait construire des lignes de chemin de fer sur cinq
continents. La fortune d’un Brunel ou d’un banquier à
succès dépasse celle des propriétaires terriens cossus. A
partir de la réforme électorale de 1832, la bourgeoisie
partage le pouvoir politique avec l’aristocratie.
La législation limite l’impact des faillites et, de façon
plus générale, les institutions parlementaires favorisent
le développement capitaliste du pays. En 1846,
le libre-échange remporte une victoire décisive, avec
l’abrogation des lois protectionnistes sur les >>>
NOTES
3. K. Pomeranz,
Une grande
divergence,
Albin Michel,
2010.
4. K. Marx,
« Genèse du
capitalisme
industriel »,
Le Capital,
chap. XXXI,
1867.
5. Cf.
N. Draper,
The Price of
Emancipation.
Slave-Ownership,
Compensation
and British
Society at the
End of Slavery,
Cambridge
University
Press, 2010.
Voir aussi
le projet
« Legacies
of British
Slave-
Ownership ».
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 63

DANS LE TEXTE
La lettre de Dickens
«La fabrique de cirage était une vieille maison
délabrée donnant sur la rivière et littéralement
envahie par les rats. […] Ma besogne consistait
à recouvrir les pots de cirage, premièrement
avec un morceau de papier huilé, puis avec un
autre morceau de papier bleu, puis à les ficeler,
puis à couper proprement le papier tout autour
jusqu’à ce que le tout fît un aussi bon effet qu’un
pot d’onguent de la boutique d’un pharmacien.
Quand un certain nombre de douzaines de
pots avaient atteint ce degré de perfection, j’avais
à coller sur chacun d’eux une étiquette imprimée,
puis je recommençais avec d’autres. »
Lettre de Charles Dickens à John Forster,
qui l’interroge sur son travail à 12 ans, dans
une fabrique de cirage à Londres.
>>> blés. L’« évangile du travail » et les valeurs de la
middle class sont célébrés. Les capitaines d’industrie
deviennent des héros nationaux. Simultanément, les
classes laborieuses se transforment.
On sait que les femmes ont joué un rôle important
dans la révolution industrielle, en particulier dans le
Lancashire, le Yorkshire, les Midlands et la Central
Belt écossaise, c’est-à-dire le cœur de la révolution
industrielle. Leur participation est particulièrement
élevée dans les régions textiles (plus de 50 % dans le
Lancashire et l’ouest du Yorkshire), plus basse dans les
régions agricoles (30 à 50 %) et encore moindre dans
les districts miniers.
Quant aux enfants, ils sont eux aussi progressivement
intégrés au marché du travail. Dans le recensement
de 1851, 2 % des 5-9 ans, 30 % des 10-14 ans et
80 % des 15-19 ans travaillent, ce qui est sans doute
une sous-estimation. Sur la base de plus de 600 autobiographies
ouvrières, Jane Humphries suggère pour
sa part que les enfants nés entre 1791 et 1850 commencent
en moyenne à travailler à 10 ans dans les
fabriques et les usines, où la division du travail et la
mécanisation favorisent l’emploi de jeunes enfants à
diverses tâches (ramassage, circulation dans les galeries
étroites des puits de mines, etc.).
LA VIE DE LA CLASSE LABORIEUSE
Comme le notait Edward P. Thompson, c’est l’aliénation
provoquée par le travail lui-même qui « projette
l’ombre la plus noire sur les années de la révolution
industrielle ». Quand, après deux années d’enquête à
Manchester, Engels publie La Situation de la classe laborieuse
en Angleterre (1845), il livre un réquisitoire contre
la condition réservée aux ouvriers, logés dans des conditions
insalubres, usés par le travail avant l’âge dans les
« usines sombres et sataniques » dont parlait déjà le poète
William Blake en 1804. La « question sociale » fait alors
débat, avec diverses enquêtes, au Parlement et dans la
presse, et des romans, comme ceux d’Elizabeth Gaskell
(Mary Barton, 1848 ; Nord et Sud, 1855), de Charles
Dickens (Temps difficiles, 1854) ou de Benjamin Disraeli
(Sybil ou Les Deux Nations, 1845). Certains industriels
dénoncent l’exploitation dans les fabriques, à l’instar
de Robert Owen, qui a dirigé une usine de coton à New
Lanark en Écosse, avant de devenir socialiste. Mais la
pensée dominante est que l’industrialisation améliore
le niveau de vie des pauvres qui travaillent.
Le débat entre « optimistes » et « pessimistes » s’est
poursuivi depuis, avec, dans les années 1960 et 1970,
l’opposition sur les niveaux de vie entre les historiens
libéraux et ceux d’inspiration marxiste comme Eric
Hobsbawm et Edward P. Thompson, ou, plus récemment,
entre Jane Humphries et Emma Griffin, dont
l’ouvrage insiste sur les opportunités d’ascension
sociale offertes aux classes populaires par la révolution
industrielle 6 .
NOTES
6. E. Griffin,
Liberty’s Dawn,
New Haven,
Yale University
Press, 2013.
7. T. Babington
Macaulay,
The History of
England from
the Accession
of James the
Second,
Londres, 1848,
vol. 1, p. 271.
Enfants martyrs En 1842, une commission d’enquête parlementaire insiste sur la dureté et l’immoralité du travail
des femmes et des enfants dans les mines. Le Parlement interdit le travail souterrain pour ces deux catégories.
ARCHIV GERSTENBERG/ULLSTEIN BILD/AKG
64 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

LONDRES, VICTORIA & ALBERT MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES
Au cours des dernières décennies, les historiens ont
cherché à mesurer les taux de mortalité, l’espérance
de vie, la taille des individus ou encore la consommation
de produits de luxe (thé, café, tabac). Ils ont montré
que tout au long de l’industrialisation (1700-1870)
le PIB augmente régulièrement et que plus de richesse
est créée. Mais, en travaillant sur 1 350 budgets familiaux,
Sara Horrell et Jane Humphries se sont rendu
compte que les salaires réels n’augmentent véritablement
qu’après 1850. Des dizaines de grèves ont lieu
contre leur baisse, favorisée par l’afflux continu de populations
nouvelles sur le marché du travail. En 1811-1816,
des artisans paupérisés des Midlands et du nord de l’Angleterre
recourent au bris de machines (luddisme) ; en
1830, des milliers d’ouvriers agricoles se soulèvent dans
des « Swing Riots » qui gagnent tout le sud du pays.
On insiste aujourd’hui sur une « économie d’expédients
» : l’assistance aux pauvres, la charité, le prêt
sur gages, ou encore l’aide de parents ou d’amis. Pour
compléter son revenu, on emprunte, on use de droits
coutumiers, on braconne. On envoie ses enfants travailler
ou vivre avec des proches selon les circonstances.
Reste qu’entre 1750 et 1820 la taille des recrues de l’armée
décline de 5 centimètres, et n’augmente de nouveau
qu’à partir des années 1860. Et si la mortalité a
tendance à baisser, ce n’est pas le cas dans le premier
xix e siècle. Dans les grandes villes, l’espérance de vie
passe de 35 ans en 1820 à 29 ans en 1840, et ne revient
à 35 ans que dans les années 1850. Le temps de travail
augmente, comme l’ont confirmé les travaux de Hans-
Joachim Voth, qui estime que l’année de travail passe
en moyenne de 2 576 heures en 1760 à 3 356 heures en
1830, soit plus de deux heures supplémentaires par jour.
En 1848, l’historien Macaulay note dans son
Histoire d’Angleterre : « Si, par quelque procédé magique,
l’Angleterre de 1685 pouvait être présentée sous nos yeux,
nous ne reconnaîtrions pas un paysage sur cent, ni un
bâtiment sur dix mille. Le gentilhomme de campagne ne
reconnaîtrait pas ses propres champs. Le citadin ne reconnaîtrait
pas sa propre rue. Tout a été transformé, sauf les
grands traits de la nature, et quelques œuvres durables
et massives de l’art humain 7 . » En effet, la révolution
industrielle a transformé le pays. En 1870, le factory
system s’est imposé. La Grande-Bretagne qui compte
alors 2 % de la population mondiale réalise 23 % de
sa production. Cette richesse fait aussi du pays le principal
exportateur et importateur mondial, le principal
banquier, le premier investisseur, le premier assureur
du monde, la City de Londres étant le cœur d’un commerce
international en pleine expansion.
Toutefois, l’avance technique et industrielle du pays
commence à se réduire par rapport à l’Allemagne ou
aux États-Unis. Mais la précocité et l’ampleur de l’industrialisation
de la Grande-Bretagne lui ont permis de se
constituer un empire colonial qui est, en 1914, de loin
le plus vaste et le plus peuplé. n
Taudis Pour une commande de la municipalité de Glasgow,
le photographe Thomas Annan figea des quartiers de taudis qui allaient
être détruits (ici, une ruelle, 37 High street, vers 1868).
DANS LE TEXTE
« Absolument révoltant »
«La façon dont la société actuelle traite la grande
masse des pauvres est véritablement révoltante.
On les attire dans les grandes villes où ils
respirent une atmosphère bien plus mauvaise que
dans leur campagne natale. On leur assigne des
quartiers dont la construction rend l’aération bien
plus difficile que partout ailleurs. On leur ôte tout
moyen de rester propres, on les prive d’eau en ne
leur installant l’eau courante que contre paiement, et
en polluant tellement les cours d’eau, qu’on ne
saurait s’y laver ; on les contraint à jeter tous les
détritus et ordures, toutes les eaux sales, souvent
même tous les immondices et excréments
nauséabonds dans la rue, en les privant de tout
moyen de s’en débarrasser autrement ; et on les
contraint ainsi à empester leurs propres quartiers.
Mais ce n’est pas tout. On accumule sur eux tous les
maux possibles et imaginables. »
Friedrich Engels, La Situation de
la classe laborieuse en Angleterre, 1845.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 65

L’Irlande, une colonie
comme les autres ?
Maître de conférences à
l’université de Rouen, membre junior
de l’Institut universitaire de France,
Géraldine Vaughan a notamment publié
The « Local » Irish in the West of Scotland,
1851-1921 (Palgrave Macmillan, 2013).
Cet article est la version revue de
« L’Irlande, colonie britannique ? »,
L’Histoire n° 417, novembre 2015.
Se considérant comme colonisés par les
Britanniques, les Irlandais furent aussi
des colons dans le reste de l’empire. Une ambiguïté
qui fait toujours débat chez les historiens.
Par GÉRALDINE VAUGHAN
Le caractère méridional, frivole de l’Irlandais,
sa grossièreté [qui] le place à un niveau à
peine supérieur à celui du sauvage », écrit
Engels au sujet des ouvriers irlandais en
1845. La violence du propos, qui émane
pourtant d’un ardent défenseur de la
classe ouvrière et de la cause irlandaise, traduit l’esprit
des classes moyennes britanniques de l’époque, dont le
regard porté sur les Irlandais ressemble étrangement à
celui posé sur les peuples colonisés de l’empire.
Avant l’Acte d’union de 1801, le statut de l’Irlande
s’apparente de fait à celui d’une colonie anglaise.
Conquis au xii e siècle par les Anglo-Normands, le
royaume est placé sous l’autorité du souverain anglais
en 1541 et le Parlement de Dublin reste soumis à celui
de Londres jusqu’en 1782. A cette autorité royale et
législative exercée par la Grande-Bretagne s’ajoute une
politique de colonisation (plantations) qui s’accélère
au xvii e siècle. Ces plantations visent à installer des
fermiers-colons protestants en Ulster, dans la partie
septentrionale de l’île. Le statut inférieur des Irlandais
catholiques est affirmé au xviii e siècle lorsque entrent
en vigueur une série de « lois pénales » qui limitent leurs
libertés. La « situation coloniale » se traduit donc par
l’existence d’une élite minoritaire anglo-irlandaise protestante
qui domine une masse paysanne et catholique.
Brexit La majorité des Nord-Irlandais ont voté contre le Brexit,
craignant qu’une sortie de l’Union européenne ne se traduise par
un retour des contrôles douaniers avec l’Irlande.
DUBLIN CASTLE
Dans un contexte de guerres révolutionnaires en
Europe et d’agitation nord-américaine, des Irlandais
(United Irishmen) se soulèvent en 1798 pour obtenir
l’indépendance. La rébellion, qui aurait dû bénéficier
ALAMY/PHOTO12
66 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Hommage Fresque murale de Belfast commémorant le soulèvement de 1916. Les Pâques sanglantes furent un échec,
mais elles ont retourné l’opinion publique en faveur des nationalistes irlandais.
ALAIN LE GARSMEUR/BRIDGEMAN IMAGES
d’un soutien logistique français, échoue. Mais le gouvernement
britannique est désormais convaincu qu’il
faut précipiter l’union des deux pays. En 1801, l’Acte
d’union est voté par les Parlements de Dublin et de
Londres : l’Irlande fait partie intégrante du Royaume-
Uni. Le Parlement de Dublin est dissous et une centaine
de députés et de Lords siègent à Westminster. En 1829,
les restrictions civiles et politiques qui pesaient encore
sur les Irlandais catholiques sont abrogées.
En apparence, l’histoire de l’Irlande se fond alors
dans l’histoire commune britannique. Les Irlandais
jouent d’ailleurs un rôle primordial dans l’entreprise
impériale. En tant que fermiers, ouvriers, soldats, fonctionnaires,
missionnaires, les colons irlandais sont partout
présents, de l’Inde à l’Afrique du Sud, du Canada
jusqu’à la Nouvelle-Zélande. Catholiques ou protestants,
les Irlandais s’affirment comme de véritables fers de
lance de l’empire britannique au xix e siècle.
Pourtant, l’Irlande continue à être dotée de structures
politiques et administratives qui rappellent
celles du monde colonial. Dublin Castle, où siègent
les représentants du gouvernement et de l’administration
britanniques, demeure l’emblème de la domination
britannique en Irlande. Le lord-lieutenant, un
vice-roi nommé par Londres, est à la tête du gouvernement
local. A bien des égards la situation irlandaise
peut être comparée à celle de l’Inde, dont la conquête
par les Britanniques s’est accélérée au xviii e siècle. Sur
le plan social, il y a de fortes ressemblances entre les
structures agraires et la pauvreté rurale qui sont source
de plusieurs famines dans les deux pays au xix e siècle.
L’exemple le plus frappant reste celui de la Grande
Famine (1845-1851, cf. p. 68). Les deux pays voient
également à partir des années 1840 l’essor de mouvements
nationalistes qui visent à se libérer du « joug »
anglais. La Jeune-Irlande (Young Ireland) appelle à une
renaissance gaélique – et ses membres correspondent
régulièrement avec les nationalistes indiens du mouvement
Young Bengal.
LA FIGURE DE PADDY
L’ambiguïté du statut des Irlandais, considérés
tour à tour comme des colonisés et des colons, se lit
encore dans le regard que portent les Britanniques sur
eux. La figure de Paddy (diminutif de Patrick) incarne
au xix e siècle l’Irlandais catholique moyen. Les caricaturistes
de l’ère victorienne ont pour habitude de le
représenter comme le parent pauvre de John Bull (personnification
de l’Angleterre) – Paddy est désargenté et
immature, ce qui justifie aux yeux des Britanniques l’autorité
politique et militaire exercée sur l’Irlande. Certains
historiens américains ont même affirmé que le stéréotype
de Paddy témoignait d’un racisme anglo-saxon à
l’encontre d’un peuple celte. Figure aux traits parfois
simiesques, Paddy est bagarreur, roublard et buveur.
Mais il possède des qualités martiales – les soldats
irlandais ont joué un rôle de premier ordre dans les
armées et l’administration impériales – et une virilité
appréciées des Britanniques. Cet aspect viril fait partie
à l’époque du discours de légitimation britannique
de la domination de peuples autochtones, jugés trop
efféminés et émotifs pour savoir s’administrer euxmêmes.
Ce rapport de domination politique nourrit
le mouvement nationaliste irlandais. La branche
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 67

L’Angleterre a-t-elle affamé les Irlandais ?
Depuis l’automne 1845, la famine sévit en Irlande
(ci-contre : le Mémorial de la Grande Famine à Dublin).
Au début des années 1850, le bilan est déjà très lourd :
1 million de morts et 1,5 million d’émigrés pour un pays
de 8,5 millions d’habitants. C’est le mildiou, maladie due à
un champignon parasitaire, qui est à l’origine de
la « famine de la pomme de terre ». Le Phytophthora
infestans, transporté par des navires venant
d’Amérique du Nord, atteint l’Europe du
Nord-Ouest à l’été 1845. L’organisation de l’aide
publique incombe à Londres, où triomphe
alors l’idéologie libérale, celle du libreéchange
et du laisser-faire. Pour interférer
le moins possible avec les lois du marché,
le Premier ministre Robert Peel décide
d’acheter en secret 100000 livres sterling de
maïs américain afin de fournir le marché
irlandais en céréales au printemps 1846.
Pour ce faire, les instances d’assistance
publique locales doivent le vendre à prix
coûtant. En outre, Peel réactive une
politique de chantiers publics sur lesquels
sont embauchés ceux qui demandent
de l’aide. Puis sous le gouvernement du
libéral John Russell (1846-1852), l’aide
étatique est réduite au strict minimum.
L’ampleur de la catastrophe
humaine a suscité nombre
d’interrogations sur la responsabilité
des dirigeants britanniques.
Combien d’Irlandais les gouvernants
auraient-ils pu sauver ?
Un des premiers à avoir accusé les Britanniques de
« génocide » fut John Mitchel, journaliste et historien
qui participa au soulèvement nationaliste de la Jeune-Irlande
en 1848. Sa déclaration sur la culpabilité des Britanniques
en 1860 dans La Dernière Conquête de l’Irlande (sans doute)
est demeurée célèbre : « Certes le Tout-Puissant nous a frappés
du mildiou mais ce sont les Britanniques qui ont provoqué
la famine. » Il accusait les Britanniques d’avoir continué
à exporter des céréales d’Irlande pendant que le peuple
mourait de faim. Le courant historiographique
dit « révisionniste » n’a, lui, de cesse, depuis
les années 1930, d’insister sur les conditions
économiques et sociales en Irlande qui
pouvaient expliquer l’impact de la famine
et sa dimension régionale.
Depuis les commémorations de 1995,
des historiens irlandais comme Peter Gray
ou Cormac O Grada ont mis en valeur
une interprétation plus nuancée.
Peter Gray conclut ainsi que l’attitude
britannique peut être qualifiée de
« négligence coupable ». En 1997,
Tony Blair a fait des excuses publiques
au nom du gouvernement : « Que
1 million de personnes soient mortes
dans une nation qui comptait
alors parmi les plus riches et les
plus puissantes est toujours source
de douleur quand nous nous le
remémorons aujourd’hui. Ceux
qui gouvernaient alors ont manqué
à leurs devoirs. »
révolutionnaire se renforce avec la création du Sinn
Féin en 1905 et de l’IRA en 1919. A la veille de l’entrée
en guerre du Royaume-Uni, en 1914, une loi prévoyant
l’autonomie irlandaise (Home Rule) est votée
par la Chambre des communes. Mais son application
est reportée à la fin du conflit. En avril 1916, las de la
situation, les nationalistes irlandais lancent une insurrection
: ce sont les « Pâques sanglantes ». Très vite
réprimé, le soulèvement est un échec mais il provoque
un retournement de l’opinion publique irlandaise en
faveur des nationalistes.
SÉGRÉGATION SPATIALE
De 1919 à 1921 a lieu un affrontement entre
forces indépendantistes et britanniques, assorti d’une
concurrence entre un gouvernement nationaliste
officieux et l’administration britannique. Le traité de
Londres en décembre 1921 a pour but de mettre fin
au conflit et prévoit la création de l’État libre d’Irlande.
Ainsi, l’Irlande est coupée en deux – car le Nord et le
Nord-Est constituent l’Irlande du Nord et continuent
à appartenir au Royaume-Uni.
En 1949, les 26 comtés qui forment l’Éire deviennent
la République d’Irlande. En Irlande du Nord, la situation
politique est de fait coloniale jusqu’aux années 1960
avec une « minorité » protestante au pouvoir et une
« majorité » catholique en position de faiblesse. Dans
des villes telles que Belfast et Londonderry, la ségrégation
spatiale entre quartiers « protestants » et « catholiques
» sévit. Ces tensions divisent les « loyalistes », qui
veulent demeurer britanniques, et les nationalistes
irlandais, qui aspirent à la réunion de l’île et l’indépendance
totale. Les deux camps s’affrontent pendant la
période dite des Troubles en Irlande du Nord (1968-
1998). Ces trente années de conflit ont entraîné la mort
de plus de 3 000 personnes. En 1998, la signature du
Good Friday Agreement pacifie l’Irlande du Nord et lui
accorde davantage d’autonomie politique. Néanmoins,
le vote du Brexit pourrait voir une remontée des tensions.
En effet, 56 % des Irlandais du Nord ont voté
contre la sortie de l’Union en 2016.
L’Irlande a-t-elle été une colonie ? Depuis la fin
des années 1970, les chercheurs inspirés des postcolonial
studies continuent de défendre l’idée suivant
laquelle l’Irlande du Nord n’a pas encore achevé sa
décolonisation. En réalité, jusqu’aux années 1920, l’Irlande
n’est pas un partenaire égal dans le Royaume-
Uni au même titre que le sont l’Écosse ou l’Angleterre.
Toutefois, au vu de leur participation clé à l’œuvre
coloniale pendant près de deux siècles, les Irlandais
ne peuvent être réduits au statut exclusif de victimes
de l’impérialisme britannique. n
ALAMY/PHOTO12
68 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

3. Après l’Empire l’empire
STEFAN ROUSSEAU/POOL/AFP
DAVID CAMERON
Le Premier ministre
conservateur visite
le camp d’entraînement
britannique de Kaboul,
en Afghanistan, en 2010.
Tour (((200))) à tour, xxxxx les Américains, l’Irlande et
l’Inde ont pris leur indépendance. D’autres
États ont imposé leur poids politique,
économique, militaire. Que reste-t-il de la
puissance britannique à l’heure du Brexit ?
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 69

1914-2017
L’art britannique
de la guerre
En 1914, le Royaume-Uni s’engage dans une guerre
sur le continent européen, alors que son destin se
jouait plutôt sur les mers. En un siècle, l’armée impose
le mythe du soldat volontaire et de la résistance civile
sans faille. Qu’en est-il vraiment ?
Par BRUNO CABANES
Titulaire de la chaire Donald G.
et Mary A. Dunn à Ohio State
University, Bruno Cabanes a récemment
publié Les Américains dans la Grande Guerre
(Gallimard, 2017).
Dans une célèbre conférence de 1931,
le théoricien militaire Basil Henry
Liddell Hart (1895-1970) donne
une définition de ce qu’il appelle l’art
britannique de la guerre : « Notre histoire
militaire est fondée sur notre
puissance navale. Cette puissance a deux composantes
– l’une financière, qui englobe l’approvisionnement de nos
alliés en matières premières et en armes ; l’autre militaire,
sous la forme d’actions maritimes contre les positions
vulnérables de nos ennemis. »
Intervention terrestre massive et de longue durée,
la Première Guerre mondiale marque donc une rupture
historique, ce que regrette Liddell Hart, partisan
de toucher les lignes de ravitaillement plutôt que d’attaquer
l’ennemi frontalement. Pour lui, le destin du
Royaume-Uni se joue sur les mers et dans l’empire, pas
sur le continent européen 1 . Une conclusion que reprendra
en 1998 l’historien conservateur Niall Ferguson, en
Mobilisation En 1914, lord Kitchener, secrétaire d’État à
la Guerre, lance une campagne de recrutement de
volontaires. Cette célèbre affiche qui le représente, le doigt
pointé, sera imprimée à des milliers d’exemplaires.
GRANGER COLLECTION NYC/BRIDGEMAN IMAGES
70 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Symbole Le 28 septembre 1941, Churchill se rend dans les ruines de la cathédrale de Coventry, érigée en symbole de la
barbarie nazie. Dans Londres dévastée par un bombardement la nuit du 14 novembre 1940, plus de 500 civils sont morts.
GALERIE BILDERWELT/BRIDGEMAN IMAGES
forçant encore le trait dans son livre provocateur The
Pity of War, où il explique que les Britanniques auraient
eu tout intérêt à rester en dehors du conflit en 1914 : ils
auraient ainsi assuré la défaite de la France, consacré
la domination de l’Allemagne, permis la mise en place
d’une zone douanière dont les Européens comme les
Britanniques auraient tiré profit, et évité qu’une guerre
continentale ne se transforme en guerre mondiale.
Depuis le début du xx e siècle, le débat sur ce qui fait
la force militaire du Royaume-Uni et son terrain d’action
légitime n’a jamais véritablement cessé. A l’été 1914, la
petite armée britannique, qui a été modernisée à la suite
des difficultés rencontrées lors de la seconde guerre des
Boers en Afrique du Sud contre les descendants des
colons néerlandais (octobre 1899-mai 1902), pèse peu
en comparaison des 3,8 millions d’hommes que l’Allemagne
et la France sont chacune capables de mobiliser
en quelques semaines : l’armée régulière ne compte que
247 000 soldats, dont la moitié servent dans les colonies.
Une division d’infanterie étant affectée à la défense
intérieure en cas d’invasion allemande, le corps expéditionnaire
britannique ne peut pas compter initialement
sur plus de 80 000 hommes. Pour mener une intervention
sur le continent, le Royaume-Uni doit recourir au
volontariat : ce seront les « bataillons de copains » (pals
battalions) de l’armée Kitchener, issus du même quartier,
de la même équipe de football ou de la même entreprise,
comme le bataillon de la société de tramways de Glasgow.
Le succès est assez rapide, sans qu’on puisse
pour autant parler d’enthousiasme, comme l’a bien
montré l’historien Adrian Gregory 2 . En décembre 1915,
quelque 2,5 millions de volontaires sont sous les drapeaux.
Les raisons de l’engagement sont d’ailleurs
complexes, mélange de patriotisme défensif, d’indignation
morale face aux atrocités allemandes en
Belgique, de pression sociale et d’avantages économiques
apportés par la solde que reçoivent les soldats.
Mais le volontariat ne suffit pas. Début 1916, le gouvernement
britannique décide donc d’introduire >>>
DANS LE TEXTE
Un amour féroce pour la patrie
«Dans une ville de province ordinaire, personne
ne pense que le fait de s’engager ait quoi que ce
soit d’anormal ou de saugrenu ; la ville s’est
soudée et se mobilise de façon splendide derrière
ses hommes. J’ai le sentiment de plus faire partie de
Colchester que de n’importe quel autre lieu. C’est
pour cette Angleterre-là que je vais me battre. Elle
représente en tout cas davantage un microcosme de
l’Angleterre véritable que tout autre lieu que je
connaisse intimement. Quelle satisfaction que de
ressentir tant de liens avec sa patrie, une sorte
d’amour féroce pour elle… »
Lettre du sergent Frederic Keeling à son amie,
le 25 octobre 1914.
NOTES
1. B. H. Liddell
Hart, The British
Way in Warfare,
Londres, Faber,
1932.
2. A. Gregory,
The Last Great
War. British
Society and the
First World War,
Cambridge
University
Press, 2008.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 71

L’éclairage
LE SACRIFICE
DES DIGGERS
Août 1914 : ils sont des centaines
de milliers d’Australiens à se battre
à l’autre bout du monde.
Pourquoi l’Australie est-elle intervenue dans
un conflit qui ne menaçait ni son intégrité
territoriale ni sa population ? En réalité, si
le pays entre, à l’été 1914, en guerre contre
les Puissances centrales, c’est qu’il n’a guère le choix.
Londres conduit sa politique diplomatique au nom de
tout l’empire britannique. Or si depuis 1901 les six
colonies australiennes ont décidé de s’unir pour former
une fédération, cela n’a pas entraîné de rupture avec la
« mère patrie » : le monarque anglais reste souverain,
l’Union Jack est incorporé au drapeau national.
Certes, le pays, tout comme la Nouvelle-Zélande,
a accédé au statut de dominion en 1907, qui officialise
son autonomie interne. Mais ni l’Australie ni la
Nouvelle-Zélande ne furent consultées lorsque le roi
George V les engagea dans la guerre.
Beaucoup d’Australiens se sentaient encore liés,
par leurs origines familiales, par leur culture, aux îles
Britanniques. Environ 500000 d’entre eux (soit 10 % de
la population) étaient même nés en Grande-Bretagne.
Soutenir l’Angleterre leur semblait presque aller de soi.
Si les Alliés ont gagné la guerre, c’est très largement
grâce à leurs colonies qui ont fourni des hommes, de
l’argent et des ressources naturelles.
Le 10 août 1914, les centres de recrutement
ouvrirent en Australie. Le jour même, 2000 hommes
s’étaient déjà présentés dans la seule ville de Sydney.
Ils furent 10 000 deux semaines plus tard, et 52 000 dans
tout le pays à la fin de l’année, à la
grande surprise des autorités. Pour
la plupart des combattants, l’aventure
commença par un interminable
voyage vers l’Europe. Les premiers
Australiens arrivèrent en Égypte, sous
contrôle britannique, le 3 décembre
1914, où on les entraîna à creuser
des tranchées et à se battre. Ils se
préparaient à embarquer pour l’une
des opérations militaires les plus
périlleuses de la Grande Guerre,
qui allait servir de creuset à la légende
héroïque des soldats Anzac (Australian
and New Zealand Army Corps) : la
tentative de débarquement sur la
péninsule de Gallipoli, lancée le 25 avril
1915. La stratégie mise au point par le
First Lord de l’Amirauté, Winston
Churchill, était la suivante : s’emparer du détroit des
Dardanelles, remonter jusqu’à Constantinople et forcer
l’Empire ottoman à quitter le conflit.
LE DÉSASTRE DES DARDANELLES
Deux tentatives d’opération maritime avaient échoué
en 1915. Plusieurs bâtiments avaient fini au fond du
détroit des Dardanelles, victimes des mines installées
par les Turcs. On se résigna donc à une opération
terrestre, menée par les Français, les Britanniques,
les Australiens et les Néo-Zélandais – au total
80 000 hommes. Cinq plages furent choisies à
l’extrémité de la péninsule. Les troupes Anzac devaient
attaquer au nord et traverser la péninsule pour couper
la route à la contre-attaque turque, tandis que les forces
britanniques et françaises neutraliseraient les défenses
ennemies sur les deux rives du détroit des Dardanelles.
Mais le 25 avril, en raison de la force des courants,
les Anzac débarquèrent sur la péninsule à plusieurs
kilomètres au nord du lieu prévu (Gaba Tepe).
Ils se heurtèrent à des falaises où se tenaient les Turcs.
L’opération se transforma en une guerre de tranchées.
Le 19 mai, les Turcs passèrent à l’attaque. Ils furent
repoussés au prix de pertes considérables, qui
imposèrent une trêve pour évacuer les cadavres
qui menaçaient d’épidémie les deux armées.
Après deux autres échecs, le commandement allié
se décida à organiser l’évacuation en décembre. Ce fut,
ironiquement, l’un des rares succès de la campagne des
Dardanelles. Sur les 61 700 Australiens morts pendant la
Grande Guerre, plus de 8 000 perdirent la vie à Gallipoli.
On comprend que ce soit la bataille qui ait le plus frappé
les mémoires. La bataille des Dardanelles fut un creuset
identitaire pour les jeunes nations qu’étaient l’Australie,
la Nouvelle-Zélande et la Turquie moderne. Elle donna
naissance, côté australien, au mythe du simple soldat,
le « digger », un fier-à-bras, courageux dans l’adversité.
B. C.
Affiche australienne pour recruter des soldats, en soutien de l’armée britannique.
THE STAPLETON COLLECTION/BRIDGEMAN IMAGES
72 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Tolkien se serait inspiré de son expérience
dans la Somme pour décrire les « marais des
Morts » dans « Le Seigneur des anneaux »
>>> la conscription. Son armée atteindra 4 millions
d’hommes au début de 1918.
Après les engagements meurtriers de la bataille de
Mons (23 août 1914) et de l’expédition des Dardanelles
(avril 1915-janvier 1916), le premier jour de la bataille
de la Somme (1 er juillet 1916) marque véritablement
un tournant dans l’histoire de la guerre, et plus largement
dans l’histoire militaire de l’empire britannique,
puisque les soldats viennent aussi de Nouvelle-Zélande,
d’Australie, d’Inde, du Canada, etc. En une journée, les
pertes du seul Royaume-Uni s’élèvent à 60000 hommes,
dont 20000 tués.
HERITAGE IMAGES/LEEMAGE
1916 : LE CHOC DE LA SOMME
Les poètes et romanciers de guerre anglais ont
souvent présenté la Somme et Passchendaele (juilletnovembre
1917) comme deux symboles de l’absurdité
dévastatrice de la Grande Guerre. Le romancier
J. R. R. Tolkien se serait inspiré de son expérience personnelle
dans la Somme pour décrire les « marais des
Morts », dans son roman en trois volumes Le Seigneur
des anneaux, publié au milieu des années 1950. Des
travaux récents voient aussi la bataille de 1916 comme
l’un des moments clés de l’apprentissage de la guerre
moderne pour les troupes britanniques et françaises 3 .
La nouvelle du désastre du 1 er juillet ne met que
quelques jours à arriver à l’arrière. Les lettres envoyées
quotidiennement par les soldats commencent à se faire
attendre ; on accuse la désorganisation du service postal,
l’inquiétude grandit. Puis les blessés arrivent dans
la deuxième semaine du mois de juillet, confirmant que
les pertes ont été lourdes. L’annonce officielle de la mort
des officiers parvient à leurs familles par télégramme ;
celle des simples soldats par un formulaire administratif.
Ce sont enfin les journaux qui publient les listes des
morts au combat à longueur de page, d’abord par centaines,
puis par milliers. Du fait du recrutement des
volontaires de l’armée Kitchener sur une base locale,
l’impact sur de nombreuses communes est catastrophique.
Dans la petite ville d’Accrington, dans le
Lancashire, 720 volontaires ont pris part à la bataille,
584 sont hors de combat dès les premières heures. « Je
ne pense pas qu’il y avait une seule rue d’Accrington et dans
tout le district où les volets n’étaient pas baissés en signe
de deuil, la cloche de Christ Church a sonné toute la journée
», se souvient le frère d’un combattant de la Somme.
Fin août 1916, les autorités britanniques prennent
la décision, à des fins de propagande intérieure et extérieure,
d’autoriser la sortie d’un documentaire réalisé
par les cinéastes Geoffrey H. Malins et John B. McDowell
sur la bataille de la Somme, montrant des hommes à
l’entraînement, des montagnes de munitions, des blessés
et des morts. Le cinéma, encore à ses débuts, connaît
déjà un grand succès au Royaume-Uni, qui compte près
de 4 000 salles de spectacle. Pour la première fois, les
civils peuvent se représenter la réalité du front, même
14-18 : UN CARNAGE
En août 1918, lors de l’offensive ultime qui
conduira à la victoire alliée, les troupes britanniques
parviennent à reprendre la ville d’Albert, dans la
Somme, au prix de lourdes pertes. Ces cadavres
jonchant une tranchée témoignent de la violence des
combats. Deux ans plus tôt, la première bataille
de la Somme avait marqué un véritable tournant. Le
1 er juillet 1916 infligea aux Britanniques des pertes huit
fois supérieures à celles de la bataille de Waterloo.
si le film lui-même n’a pas pu être tourné, pour d’évidentes
raisons techniques, au cœur des combats. Vingt
millions de personnes, la moitié de la population britannique
de l’époque, assistent à des projections du film.
Le choc dans l’opinion publique est considérable et se
prolonge dans tout l’entre-deux-guerres.
Dans les années 1920, la Grande-Bretagne vit
encore dans le souvenir traumatique de la saignée
de la Première Guerre mondiale. Si les pertes globales,
760 000 tués, furent inférieures proportionnellement
à celles de la France ou de l’Allemagne, elles
touchèrent particulièrement les classes moyennes,
les professions libérales, les milieux intellectuels, >>>
NOTE
3. W. Philpott,
Three Armies
on the Somme.
The First Battle
of the Twentieth
Century,
New York,
Knopf, 2010.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 73

En 1939, plus de 3 millions de civils sont
évacués de Londres vers la campagne.
Les Japonais s’en souviendront
bombardements des villes allemandes, puis d’attaques
de missiles V1 et V2 de juin 1944 à mars 1945. Ce n’est
pas la première fois, toutefois, que la capitale britannique
se trouve confrontée à une agression de ce type
et que la fragile séparation entre le front et l’arrière
(home front) est remise en cause 5 .
Pied Piper L’opération Pied Piper, qui débute le 1 er septembre 1939,
vise à protéger les habitants des villes des bombardements allemands. Elle
entraîne le déplacement de plus de 3 millions de personnes.
>>> les étudiants, comme l’a montré l’historien Jay
Winter – beaucoup plus que les salariés de l’industrie
par exemple, épargnés dans un premier temps par
leur mauvais état de santé, puis par les besoins de la
mobilisation économique 4 .
Entre un quart et un tiers des étudiants de Cambridge
et d’Oxford, la fameuse « génération perdue », disparaissent
sur les champs de bataille. La politique d’apaisement
qui caractérise la diplomatie britannique dans les
années 1930 et vise à éviter la guerre avec les régimes
fasciste et nazi ne peut s’expliquer sans l’obsession de
la classe politique britannique, issue du même milieu
socioculturel, d’éviter un nouveau sacrifice comparable
à celui de la bataille de la Somme.
La Grande Guerre est encore présente dans la
mémoire collective des Britanniques lors de la Seconde
Guerre mondiale. Le 7 septembre 1940, une première
attaque aérienne allemande s’abat sur Londres pendant
dix heures, annonçant une série d’attaques similaires
sur plusieurs villes britanniques qui dureront jusqu’en
mai 1941, suivies de raids intermittents en réponse aux
LE « MYTHE DU BLITZ »
En 1917-1918, Londres avait été bombardée à plusieurs
reprises par des zeppelins, les civils trouvant déjà
abri dans le métro londonien. A partir de 1940, la guerre
aérienne est toutefois beaucoup plus systématique, efficace
et meurtrière que pendant la Grande Guerre, à la fois
pour des raisons stratégiques et technologiques. Pendant
le Blitz, ce sont des centaines de milliers de tonnes d’explosifs
et de bombes incendiaires qui sont déversées sur
les villes anglaises, faisant plus de 43000 morts et des
dizaines de milliers de blessés. Dans les mois qui suivent
la première attaque sur Londres, les agglomérations de
Hull, Birmingham, Bristol, Southampton, Sheffield,
Liverpool, Manchester, Belfast, et beaucoup d’autres,
sont victimes de raids aériens. A Coventry, 568 habitants
périssent lors du raid particulièrement meurtrier
du 14-15 novembre 1940 qui détruit un tiers de la ville
dont la cathédrale Saint-Michael 6 .
En réponse, les Britanniques lancent des bombardements
massifs des villes allemandes, qui atteignent
leur apogée en 1942-1943 sous le commandement de
sir Arthur (« Bomber ») Harris – lequel justifie cette stratégie,
dans son autobiographie, en expliquant que les
bombardements de l’Allemagne ont épargné à la jeunesse
anglaise d’être fauchée par la mitraille comme elle
l’avait été sur les champs de bataille de la Grande Guerre 7 .
Les études d’opinion menées à l’époque ont souligné
la résistance morale de la population britannique.
Malgré l’épuisement d’attaques successives,
les habitants des villes anglaises n’ont jamais cessé
d’aller au travail ni cédé à la panique, contrairement
aux attentes des stratèges allemands. Dans un film de
propagande, London Can Take It!, produit en 1940 par
le ministère de l’Information et diffusé outre-Atlantique
par Warner Bros afin de sensibiliser l’opinion
américaine, les habitants de la capitale anglaise sont
présentés comme « la plus grande armée de civils de
tous les temps », et leur rôle dans l’observation du ciel,
l’organisation des abris antiaériens et l’évacuation des
blessés est soigneusement mis en scène.
La mise en place d’une défense civile, qui mobilise
près de 1 million d’hommes et de femmes, auxquels il faut
ajouter 200000 pompiers volontaires, a certainement
permis d’éviter de nombreuses victimes, de même que
l’opération Pied Piper, l’un des mouvements de population
les plus importants de toute l’histoire britannique,
qui entraîna l’évacuation de plus de 3 millions d’urbains,
pour la plupart des enfants, vers la campagne, dès les tout
premiers jours de septembre 1939. A cette époque, >>>
MIRRORPIX/GETTY IMAGES
74 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

L’éclairage
CE QUE LA
RÉSISTANCE DOIT
AUX ANGLAIS
Jean-Louis Crémieux-Brilhac
a réalisé un documentaire pour
leur rendre hommage.
La Résistance française n’aurait pas été
la même sans l’aide des Britanniques. Cette
aide a revêtu plusieurs aspects. Le plus connu,
ce sont les messages de la BBC et les
parachutages. La propagande aérienne britannique est,
elle, ignorée. Les Anglais ont pourtant fait tomber du
ciel 750 millions de tracts. Mais l’action des Britanniques
passait avant tout par l’action subversive avec le SOE
(Special Operations Executive), fondé en juillet 1940.
Depuis des décennies, il existait en Angleterre un
service secret légendaire rattaché au Foreign Office :
le Secret Intelligence Service ou MI6, en charge du
renseignement. Mais, en 1940, aucun agent n’était
posté en France puisque les deux pays étaient alliés.
Or les Anglais étaient persuadés que les nazis avaient
réussi à vaincre partout grâce à leur « cinquième
colonne ». Ils ont donc décidé d’attaquer les Allemands
avec leur propre méthode. Churchill a constitué
un organisme secret, distinct de l’Intelligence Service,
chargé de « mettre l’Europe en feu » : le SOE.
deux branches du SOE : la section « RF », qui assurait
la liaison avec le BCRA du général de Gaulle, et la
section « F », qui suivait les directives des chefs d’étatmajor
britanniques. La section RF formait « à l’anglaise »
les agents de la France Libre dans ses écoles spécialisées
et leur assurait tous les moyens matériels, jusqu’à la
pilule de cyanure pour se suicider en cas d’arrestation.
De Gaulle et ses services secrets dépendaient
en toutes choses des Anglais puisque ceux-ci s’étaient
réservé le monopole de la logistique : l’argent, les
transports, les appareils radio, les codes et les armes.
Tous les messages radio vers ou depuis la France
passaient par une centrale britannique. Et cela jusqu’à
juin-juillet 1944, date de l’instauration d’un état-major
interallié des Forces françaises de l’intérieur.
En Grande-Bretagne, le SOE appartient à la
mémoire nationale. En France, on rechigne à
reconnaître que la triade BBC, Royal Air Force,
SOE a été un des moteurs de l’action résistante.
Rien ne devait amoindrir la légende dorée de la
Résistance et l’inconscient national répugne toujours
à ce qu’il lui soit porté atteinte.
Entretien avec Jean-Louis Crémieux-Brilhac,
L’Histoire n° 381, novembre 2012.
POPPERFOTO/GETTY IMAGES
13 000 AGENTS DU SOE
Rattaché au ministre de la Guerre économique,
ce service secret comptait 13 000 agents à la fin de
la guerre. Outre les actes de sabotage, il était chargé
de stimuler la guérilla clandestine en Europe, d’abord
en France, plus tard en Italie et en Yougoslavie,
et même en Extrême-Orient. Au total, plus de
1 100 agents, Britanniques ou Français libres, ont été
parachutés, déposés ou débarqués sur le sol français,
principalement par les soins du SOE, avant le 6 juin 1944,
effectif qui s’élevait à 1 400 à la fin du mois de juin.
Parmi eux, 50 femmes dont 11 du côté de la France
Libre et 39 du côté des Britanniques.
En juillet 1940, de Gaulle a créé son propre service
de renseignements, devenu en 1942 le BCRA (Bureau
central de renseignements et d’action). Au moment de
la naissance du SOE, les Anglais avaient peu d’hommes
assez qualifiés. Ils ont demandé à de Gaulle de leur
fournir des agents. Les premiers sabotages sur le sol
français, comme à Pessac en mai 1941, ont ainsi été
effectués par des Français Libres mis à la disposition
du SOE. Les Anglais ont néanmoins tenu à fonder leurs
propres réseaux : une centaine couvrant presque
l’ensemble du territoire. Il y eut donc à partir de 1941
Violette Szabo et son mari en 1940. Agent secret, elle effectue
deux missions en France avant d’être arrêtée par les Allemands.
NOTES
4. J. Winter,
The Great War
and the British
People, Londres,
Macmillan,
1985.
5. Cf. S. R.
Grayzel,
At Home and
Under Fire.
Air Raids and
Culture in Britain
from the Great
War to the Blitz,
Cambridge,
Cambridge
University
Press, 2012.
6. Cf. R. Overy,
The Bombing
War: Europe,
1939-1945,
Londres, Allen
Lane, 2013.
7. Sir A. Harris,
Bomber
Offensive,
Londres,
Collins, 1947.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 75

1982, FALKLANDS: « BRITAIN IS GREAT AGAIN »
Au large des côtes argentines, l’appartenance des Malouines, îles riches en pétrole, à la Grande-Bretagne (qui les
appelle Falklands) était contestée par les Argentins. Souhaitant une conquête facile pour redorer son image, la
dictature militaire envahit le 2 avril la Géorgie du Sud et les Malouines. A la suite d’une bataille aéronavale, l’archipel
fut reconquis du 21 mai au 14 juin. Profitant de son succès, Margaret Thatcher actualise le glorieux passé militaire
de son pays et met en scène le retour de la Grande-Bretagne sur le plan international. L’effet psychologique est
indéniable : pendant le conflit, le pays a connu un regain de fierté nationale. Ci-dessus : le 5 avril 1982, les troupes
de la force britannique d’intervention quittent le port de Portsmouth pour l’archipel des Malouines.
>>> les Japonais dépêchent des observateurs militaires à
Londres et s’inspireront plus tard du modèle anglais pour
leurs propres plans d’évacuation et de défense civile 8 .
La réalité est toutefois plus complexe que le mythe
d’un peuple britannique uni avec stoïcisme autour de
Winston Churchill face à l’agression allemande. Dès
les années 1940, la psychanalyste Anna Freud met
en évidence l’ampleur des troubles psychiques dont
souffrent les enfants évacués dans le cadre d’une opération
sans doute beaucoup plus chaotique que l’image
donnée par les autorités. Les bombardements ont touché
tout particulièrement les populations les plus
pauvres des grandes villes et contribué à un accroissement
des tensions sociales dans un pays déjà fortement
marqué par les distinctions de classe. Ils ont
donné naissance à des rumeurs variées, accusant par
exemple les Juifs londoniens de bénéficier d’abris plus
sûrs que le reste de la population, ce que rapporte
George Orwell dans son journal de guerre.
UN SYSTÈME ATLANTIQUE
Le peuple britannique fut plus divisé pendant la
Seconde Guerre mondiale que ne le prétend le « mythe
du Blitz » (Angus Calder) – célébré pourtant depuis 1945,
au même titre que le sauvetage du corps expéditionnaire
britannique à Dunkerque (26 mai-3 juin 1940) ou
la victoire d’El-Alamein (23 octobre-3 novembre 1942) 9 .
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la
Grande-Bretagne se trouve au centre de trois zones
d’intérêts divergentes : la zone Atlantique où se tissent
les liens particuliers qui l’unissent aux États-Unis ;
l’Europe occidentale en cours de reconstruction puis
d’unification ; et le Commonwealth, créé en 1931 par
le statut de Westminster entre le Royaume-Uni et ses
dominions. La nature de la menace militaire a changé,
comme l’explique le fameux discours du « rideau de
fer », prononcé à Fulton (Missouri), le 5 mars 1946, par
Winston Churchill, qui souligne le danger venu de l’Est.
Mais comment y répondre ?
Le 17 mars 1948 est signé à Bruxelles le premier
traité de défense collective européenne réunissant
les pays du Benelux, la France et la Grande-Bretagne,
avec une clause d’assistance militaire obligatoire en
cas d’agression et un Comité militaire permanent
chargé de coordonner les commandements militaires
nationaux. Se pose alors la question de l’adhésion
des États-Unis au traité de Bruxelles, souhaitée
par la France. Les Britanniques soutiendraient plutôt
le choix d’un système atlantique distinct : c’est cette
option qui s’impose avec la création de l’Organisation
du traité de l’Atlantique Nord en avril 1949. A partir
de là, les Britanniques seront toujours partagés entre
une forme de solidarité culturelle qui les rapproche
des États-Unis, et la participation à la construction
d’une défense commune européenne, qu’ils considèrent
avec d’autant plus de réticence qu’elle manque
de moyens et s’organise autour de la réconciliation
franco-allemande.
SAHM DOHERTY/THE LIFE IMAGES COLLECTION/GETTY IMAGES
76 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Une nation partagée entre ferveur
commémorative de la Grande Guerre
et lassitude des opérations militaires
DINENDRA HARIA/CITIZENSIDE/AFP
A partir des années 1950, les Britanniques doivent
faire face à un dernier défi : la disparition progressive
de l’empire, autour duquel l’armée avait construit sa
puissance et sa culture nationale. En octobre 1952,
après avoir déclaré l’état d’urgence, Londres engage
une répression militaire à l’encontre du mouvement
des Mau-Mau, au Kenya, qui fera entre 10 000 et
20 000 morts parmi les rebelles durant les huit ans
de guerre. Les deux conflits les plus meurtriers pour
l’armée anglaise depuis 1945 sont l’insurrection en
Malaisie, alors colonie britannique (1948-1960), et l’Irlande
du Nord (1969-2007), avec environ 1 400 morts
anglais dans chaque conflit.
En soixante-dix ans, l’Angleterre aura perdu
7 100 combattants dans des conflits divers – soit un
peu plus d’un tiers du nombre de morts le 1 er juillet
1916 ! La perte d’influence du Royaume-Uni dans l’espace
mondial se double de plusieurs défaites, comme
l’échec de l’opération de Suez, à la suite de la nationalisation
par Nasser, en juillet 1956, de la Compagnie du
canal, dont le gouvernement britannique était de loin
le plus gros actionnaire.
Dans le même temps, l’équilibre nucléaire a définitivement
repoussé la perspective d’une intervention
militaire britannique sur le continent européen. Le rôle
de la marine anglaise, dont Basil H. Liddell Hart avait
souligné l’importance dans l’histoire militaire nationale,
se trouve réévalué. C’est le cas lors de la guerre des
Falklands (ou des Malouines), un territoire proche de
l’Antarctique, riche en matières premières et disputé
entre la Grande-Bretagne et l’Argentine, qui donne lieu,
en avril-juin 1982, à l’une des rares batailles navales
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Cette opération à haut risque, combinant des
attaques par les sous-marins nucléaires anglais, des
avions dotés de missiles français Exocet et les forces
spéciales, s’achève avec 255 morts dans les rangs britanniques.
Mais elle entraîne également un renouveau
de popularité pour le Premier ministre Margaret
Thatcher, triomphalement réélue aux élections générales
de 1983, alors que l’opinion publique était initialement
divisée entre partisans et adversaires
de l’intervention.
Dans les années 1990, le Royaume-Uni participe
à la coalition internationale contre le régime de
Saddam Hussein après l’invasion du Koweït (1991) et
aux frappes aériennes de l’Otan contre la Serbie lors de
la guerre du Kosovo (1999). En 2000, les Britanniques
interviennent encore dans la guerre civile au Sierra
Leone, où des soldats anglais ont été enlevés par des
rebelles. Plus contestées, les guerres en Afghanistan
(2001) où les troupes sont déployées essentiellement
dans le sud du pays ; en Irak (2003), quand le Premier
ministre Tony Blair est accusé d’avoir délibérément
surévalué la menace irakienne pour faire basculer
l’opinion en faveur de la guerre ; enfin en Libye (2011),
Lassitude La guerre d’Irak en 2003 entraîne une vague de contestations
contre Tony Blair, accusé de mentir sur les armes de destruction massive
possédées par Saddam Hussein et de servir les intérêts des États-Unis.
dont l’instabilité chronique après la chute du régime
de Mouammar Kadhafi est parfois reprochée aux dirigeants
européens, notamment au Premier ministre
David Cameron. En août 2013, pour la première fois,
le Parlement britannique oppose son veto lors du vote
sur une intervention en Syrie. « La Grande-Bretagne est
passée du statut de caniche des États-Unis à celui d’un pays
qui défend une politique alternative à l’utilisation sans fin
de missiles de croisière et de bombes pour essayer de changer
la donne politique dans le monde arabe », explique le
député travailliste et ancien ministre des Affaires européennes
britannique Denis MacShane.
Paradoxe d’une nation partagée entre une ferveur
commémorative au moment du centenaire de la
Grande Guerre et une lassitude lorsqu’il s’agit d’engager
des opérations militaires à l’étranger. Comme tous
les autres pays occidentaux, le Royaume-Uni est désormais
confronté à des choix difficiles, entre réduction
du budget de la Défense (plus de 9 % depuis 2008),
diminution constante des personnels militaires et une
menace multiple liée au développement du terrorisme.
En 2013, le chef d’état-major britannique concluait son
rapport annuel sur le risque que le Royaume-Uni dispose
à l’avenir d’une « armée creuse » – qui aura perdu,
entre 2010 et 2020, près de 50 000 personnels – avec
l’apparence de la puissance mais l’incapacité matérielle
et financière de s’en servir. n
NOTES
8. Cf. S. Garon,
When Home
Fronts Became
Battlegrounds.
A Transnational
History of
Japan, Germany,
and Britain in
World War II,
à paraître.
9. A. Calder,
The Myth of the
Blitz, Londres,
Jonathan Cape,
1991.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 77

Football, la fin du
« people’s game »
Professeur à l’université de
Franche-Comté,
Paul Dietschy a notamment publié
une Histoire du football (Perrin, 2010).
Cet article est la version revue de
« La passion du football », L’Histoire n° 353,
mai 2010.
C’est dans les « public schools » victoriennes qu’est né
le football moderne. Longtemps dominant, le foot
anglais, qui a essaimé dans le monde entier, décline
après 1945. Avant de se muer en entreprise.
Par PAUL DIETSCHY
Le cricket et le football occupent une
place centrale dans la constellation
des sports créés ou réinventés outre-
Manche (athlétisme, aviron, badminton,
hippisme, hockey sur gazon, pingpong,
rugby, tennis, etc.). La pelouse
du Lord’s Cricket Ground à Londres, les stades d’Old
Trafford à Manchester ou d’Anfield à Liverpool font
partie du patrimoine national anglais au même titre
que le Parlement ou Buckingham Palace. Mais si l’Angleterre
peut revendiquer la paternité des deux disciplines
sportives, c’est le football, pratiqué dans le
monde entier, qui incarne sans doute au mieux la passion
du peuple anglais pour le sport. Une passion qui
remonte au moins aux Plantagenêts.
La pratique du jeu de ballon sur le sol anglais est en
effet attestée depuis le Moyen Age. Dès 1314, Édouard II
promulgue un édit enjoignant à ses sujets de préférer
le tir à l’arc au folk football. Ce « football populaire »,
variante de la soule qui se pratiquait sous des formes
diverses dans l’ouest de la France, joué en ville
comme dans les campagnes, provoque de graves
désordres, allant de la destruction d’échoppes
au meurtre. Le but du jeu est d’aller déposer
une vessie de porc gonflée dans un lieu fixé
d’avance – souvent devant le portail d’une
Règlement La première histoire du jeu en 1906.
La fédération de football a été créée en 1863 à
Londres et a établi 14 lois qui ressemblent fort à
celles d’aujourd’hui. Ci-contre : ballon en cuir des
années 1912-1914.
MANCHESTER, NATIONAL FOOTBALL MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES – MANCHESTER, NATIONAL FOOTBALL MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES
78 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Wembley Construit pour l’Exposition impériale britannique, le Wembley Stadium a été inauguré en 1923. Ce tableau représente la finale
de la Coupe d’Angleterre en 1936, opposant Arsenal, club londonien, à Sheffield, ville industrielle du nord de l’Angleterre.
LONDRES, WINGFIELD SPORTING GALLERY/BRIDGEMAN IMAGES
église. Aucune règle ne limite la violence des participants,
prompts à régler leurs comptes dans le folk football,
qui a cours jusqu’au milieu du xix e siècle avant
d’être interdit pour atteinte à l’ordre public.
Le football moderne est né, lui, dans les public
schools victoriennes. Les réformateurs de ces collèges
privés l’utilisent pour canaliser la violence des élèves et
leur inculquer la discipline, l’esprit d’initiative et le courage.
Toutefois, il existe autant de règles que de footballs
joués à Harrow, Rugby ou Eton. Ce sont des old boys,
des anciens de ces établissements, qui, désireux de pratiquer
le football à l’âge adulte, vont codifier ce sport.
En 1863, à Londres, ils se réunissent pour établir
des lois du jeu communes et créer une première fédération,
la Football Association. Mais deux conceptions
s’opposent. D’un côté, les tenants d’un jeu de pied prohibant
l’usage des mains et le hacking, le coup de pied
dans les tibias de l’adversaire. De l’autre, les promoteurs
d’un handling game beaucoup plus tolérant à
l’égard de la violence. Les premiers créent l’association
football, régi par la Football Association, les seconds
le rugby football, encadré par la Rugby Football Union
formée en 1871. Les débats de 1863 ont néanmoins
accouché des 14 lois initiales du football, qui ressemblent
fort à celles d’aujourd’hui.
UN PROFESSIONNALISME ASSUMÉ
Au début des années 1890, l’association football est
devenu en Angleterre le jeu national d’hiver quand le
cricket est celui d’été. Formalisé par des membres de
l’upper middle class, la bourgeoisie anglaise, il commence
à être adopté dans les années 1870-1880 par
les classes populaires. Sa diffusion est assurée dans le
nord de l’Angleterre par les Églises et certains industriels
qui souhaitent détourner les ouvriers de la boisson.
La création de la Football Association Challenge Cup
en 1871 contribue aussi à sa diffusion. Sa première
édition est disputée par 15 clubs surtout londoniens et
remportée en mars 1872 par l’équipe des Wanderers
composée d’old boys des public schools face à la formation
militaire des Royal Engineers. Mais, alors que les
puristes du rugby refusent de participer à des compétitions
pour préserver l’entre-soi des classes dominantes,
les dirigeants de la Football Association n’hésitent pas à
ouvrir cette compétition à toutes les sociétés sportives.
Les clubs populaires s’illustrent vite dans cette Coupe
d’Angleterre et, en 1883, les ouvriers du Blackburn
Olympic remportent le trophée.
Dès lors se pose la question du professionnalisme car
les joueurs-ouvriers ne peuvent s’éloigner longtemps
de leur usine. D’abord réticente, la Football Association
l’autorise en 1885, avant qu’une ligue professionnelle,
la Football League, ne soit instaurée trois ans plus tard.
Le statut n’en est pas moins régulé. Les clubs sont des
sociétés anonymes qui voient leurs dividendes cantonnés
à 5 % des bénéfices. La rémunération des joueurs
est limitée (le salary cap). Toutefois, si les footballeurs
touchent une paye hebdomadaire comparable à celle
des ouvriers qualifiés, les dirigeants ne se privent pas
de passer outre le salary cap pour recruter les meilleurs
joueurs, notamment en Écosse.
Les clubs anglais sont propriétaires de leurs stades
comme Goodison Park, l’enceinte d’Everton bâtie à
Liverpool en 1892, ou Old Trafford, celle de Manchester
United, achevée en 1910. Il s’agit de constructions de
forme rectangulaire dédiées uniquement au football et
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 79

Dans les années 1860, commerçants,
ingénieurs et soldatsfondent les premiers
clubs dans les grandes villes de l’empire
dont les tribunes, où s’entassent des dizaines de milliers
de spectateurs, jouxtent les lignes de touche. Avec
l’instauration progressive du « samedi anglais », l’arrêt
de la semaine de travail le samedi à 13 heures, les
ouvriers se pressent dans ces temples du people’s game.
Le coup d’envoi des matchs est donné à 15 heures, et
non le dimanche, jour du Seigneur.
Les années 1890 voient même l’émergence d’une
première forme de violence de la part du public,
soixante-dix ans avant l’irruption du hooliganisme
sportif. Le terme hooligan, forgé sur un patronyme
irlandais, a commencé à être utilisé à la fin du
xix e siècle pour caractériser les bandes de voyous aussi
craints à Londres que les apaches à Paris. Si les supporteurs
de football n’assassinent encore personne,
ils commencent à envahir les pelouses, à pourchasser
les arbitres et les joueurs adverses, et se battent
volontiers, exprimant ainsi une identité ouvrière et
virile valorisant l’usage des poings.
SENTIMENT DE SUPÉRIORITÉ
Le football professionnel reste longtemps l’apanage
du Nord industriel. Jusqu’au début des années 1930,
les champions d’Angleterre ont pour noms Preston
North End, Sunderland, ou encore Liverpool, Everton
et Manchester United. Il faut attendre 1931 pour qu’un
club londonien, Arsenal, remporte la Ligue. La finale
de la Coupe d’Angleterre est néanmoins toujours disputée
à Londres dans le stade de Crystal Palace, puis, à
partir de 1923, dans la nouvelle enceinte de Wembley.
Chaque année, au mois d’avril, des trains spéciaux
acheminent vers la capitale anglaise des dizaines de
milliers d’habitants du Nord ou des Midlands, armés
de crécelles et portant fièrement les couleurs de leur
club. Plus de 100 000 personnes assistent, dès le début
Société du spectacle David Beckham (ici avec sa femme Victoria en
février 2012), aussi célèbre pour son talent sportif que pour ses contrats
publicitaires, incarne la marchandisation du football depuis les années 1990.
du xx e siècle, à cette tradition inventée, symbole de la
nouvelle respectabilité de la classe ouvrière, comme
l’atteste la présence dans le stade des souverains
anglais depuis 1914.
La patrie du football a très tôt exporté son invention.
La diffusion mondiale du football a été étroitement
associée à l’impérialisme anglais. Dans les années 1860,
marins, commerçants, ingénieurs et soldats britanniques
fondent les premiers clubs des ports sudaméricains,
africains ou européens. Les élites locales
leur emboîtent le pas en formant des équipes dont la
dénomination, parfois anglaise, se termine souvent par
la mention FC (Football Club).
Leurs membres commandent ballons, chaussures
et maillots auprès des maisons de commerce des
Midlands. Ils n’hésitent pas à inviter des équipes amateurs
anglaises afin de dispenser des leçons de football
tous frais payés.
Et lorsqu’en 1904 des fédérations européennes
fondent à Paris la Fédération internationale de football
association (Fifa), ses dirigeants n’ont de cesse
d’obtenir l’onction d’Albion. Dès 1906, c’est chose faite :
jusqu’en 1918, c’est un Anglais, Daniel Woolfall, qui préside
l’institution. Mais forts d’un sentiment de supériorité
sportive et culturelle, les dirigeants de la Football
Association décident de quitter l’organisation mondiale
en 1928, prétextant un désaccord sur la définition de
l’amateurisme. Certains d’entre eux considèrent encore
aujourd’hui que la Fifa leur a « volé » leur sport.
Dans l’entre-deux-guerres, clubs et équipe nationale
d’Albion continuent à franchir le Channel, bien que la
Football Association décline avec hauteur l’invitation
à participer aux premières Coupes du monde. Si les
footballeurs anglais sont encore regardés comme des
maîtres, à l’image de Stanley Matthews et de sa longue
carrière (1932-1966), et si les grandes innovations tactiques
voient encore le jour outre-Manche, comme le
WM, élaboré par Herbert Chapman et qui fait passer
le nombre de défenseurs de deux à trois tout en renforçant
la spécialisation des postes, certaines équipes
continentales tiennent la dragée haute à l’Angleterre.
Les signes de déclin apparaissent surtout après la
Seconde Guerre mondiale. En 1946, les fédérations
britanniques réintègrent la Fifa. Quatre ans plus tard,
l’équipe d’Angleterre participe à sa première Coupe du
monde. Elle est piteusement éliminée par les États-Unis.
En 1953 surtout, elle est balayée (3-6) sur ses terres de
Wembley par la sélection hongroise, avant d’être écrasée
un an plus tard à Budapest 1 à 7.
Certes, en 1966, à Wembley, l’équipe anglaise est
sacrée championne du monde devant Élisabeth II, mais
le titre est remporté après une finale controversée face
à la sélection ouest-allemande. Désormais, c’est le
Brésil qui incarne le pays du football et les clubs latins
qui dominent le football du Vieux Continent. Il faut
attendre 1968 pour qu’un club anglais, Manchester
OHN SHEARER/WIREIMAGE/GETTY IMAGES
80 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Hooligans Le 29 mai 1985, dans le stade du Heysel à Bruxelles, les hooligans de Liverpool provoquent
une panique générale ; 39 supporteurs de la Juventus de Turin trouvent la mort.
DOMINIQUE FAGET/AFP
United, gagne enfin une Coupe des clubs champions,
un an après la victoire du Celtic Glasgow.
Il est toutefois un domaine où les Anglais conservent
leur leadership : celui des supporteurs. L’entre-deuxguerres
avait vu une pacification des stades attribuée à
une féminisation des spectateurs. Et, jusqu’à la fin des
années 1950, la composition du public reste très intergénérationnelle,
les plus âgés contrôlant les ardeurs
juvéniles. Tout change sous l’effet du baby-boom et de la
culture rock des sixties. Les supporteurs les plus jeunes
se regroupent et monopolisent certaines parties des
tribunes. Comme les rockeurs affrontent les mods sur
les plages de Brighton, ils attaquent les factions rivales
dans et hors des tribunes. La violence devient une fin en
soi et une quête hédoniste, à tel point que les tabloïds
comptabilisent leurs méfaits dans ce qu’ils nomment la
thugs league, le « championnat des voyous ».
Cette nouvelle culture sportive ne tarde pas à gagner
le continent. Des tifosi (supporteurs) italiens s’en inspirent
pour inventer le mouvement Ultras. A partir des
années 1970, les compétitions européennes sont perturbées
par les agissements des supporters anglais, vite
appelés hooligans. En 1975, ceux du Leeds United saccagent
le Parc des Princes de Paris à l’issue de la finale
de la Coupe des clubs champions. Dix ans plus tard, à
Bruxelles, 39 supporteurs de la Juventus meurent écrasés
par les mouvements de panique provoqués par les
assauts des supporteurs de Liverpool au stade du Heysel,
entraînant l’exclusion des clubs anglais des compétitions
européennes pendant cinq ans. Deux semaines
avant, 56 supporteurs avaient trouvé la mort dans
l’incendie du stade de Bradford. Quatre ans plus tard,
96 personnes perdent la vie dans les mouvements de
foule du stade de Hillsborough à Sheffield. Si le Premier
ministre Margaret Thatcher affirme alors vouloir
éradiquer le hooliganisme, la vétusté des enceintes
sportives et l’impéritie de la police sont aussi en cause.
Le football anglais profite de l’organisation de
l’Euro 1996 pour moderniser ses stades. L’opération
coïncide avec l’instauration de la libre circulation des
footballeurs professionnels par l’arrêt Bosman de 1995,
la flambée des droits télévisés et la mondialisation économique
qui attirent en Angleterre les nouvelles fortunes
des pays émergents. Le prix des billets augmente,
reléguant les supporteurs les plus humbles devant
les écrans de télévision des pubs ou des bureaux des
bookmakers. Le football anglais devient un eldorado
financé par des oligarques comme Roman Abramovitch
(Chelsea), attirant les meilleurs joueurs du monde.
Les grands clubs anglais se muent en entreprises
de spectacle et de marketing dont le chiffre d’affaires
dépasse plusieurs centaines de millions de livres. David
Beckham, le joueur anglais le plus représentatif de cette
métamorphose, est autant célèbre pour son talent sportif
que pour ses contrats publicitaires. L’attractivité
du football anglais, de ses lieux historiques, souvent
reconstruits à neuf comme le stade de Wembley ou
l’Emirates Stadium d’Arsenal, profite aussi aux équipes
de moindre envergure. Si quelques grands clubs continentaux
comme le Bayern Munich ou le FC Barcelone
peuvent encore faire face à la domination financière des
clubs d’Albion, les autres doivent se résigner à laisser
partir nombre de leurs joueurs attirés par les salaires
mirobolants de la Premier League.
A tel point que l’on pourrait se demander si, dans un
avenir proche, le football anglais ne serait pas tenté de
faire sécession en monopolisant, à l’image de la NBA,
l’essentiel des droits de retransmission générés par le
football. Ainsi, l’Angleterre ramènerait en son giron un
sport qui n’est toutefois plus vraiment le people’s game. n
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 81

1964, les Beatles ou
la « British Invasion »
Maître de conférences à
l’université Paris-Sorbonne,
Olivier Julien a notamment dirigé l’ouvrage
Sgt. Pepper and the Beatles. It Was Forty Years
Ago Today (Ashgate, 2008).
En 1964, les Beatles participent à l’émission
populaire américaine « The Ed Sullivan Show ».
C’est la fin de la domination des États-Unis sur
la musique pop anglo-saxonne.
Par OLIVIER JULIEN
On a souvent prétendu que Kennedy
avait été le premier président élu
grâce à la télévision. On a même
affirmé que si le débat qui l’a
opposé à Nixon en septembre 1960
n’avait été retransmis qu’à la radio
il aurait sans doute perdu l’élection présidentielle du
8 novembre. Une chose est en tout cas certaine : ce
débat a inauguré une décennie au cours de laquelle la
télévision a bouleversé le rapport des Américains à leur
histoire contemporaine. Il suffit, pour s’en convaincre,
de songer à ces scènes d’hystérie collective retransmises
à travers le pays lors du passage des Beatles au « Ed
Sullivan Show », quelques semaines après l’assassinat
du 35 e président des États-Unis.
Huit ans auparavant, cette émission – qui était à
l’époque regardée par la moitié de la population américaine
– avait fait d’Elvis Presley une vedette d’envergure
nationale en l’espace d’une soirée. Le 9 février 1964,
elle allait à nouveau marquer l’histoire des musiques
populaires anglo-américaines en inaugurant ce que l’on
a coutume d’appeler la « British Invasion » : l’invasion
du marché du disque nord-américain par des groupes
originaires du Royaume-Uni.
Non pas que cette émission ait révélé les Beatles du
jour au lendemain au grand public américain : paru à
la fin du mois de décembre 1963, leur quatrième single,
I Want to Hold Your Hand, occupait déjà la première
Phénomène Accueil des Beatles à l’aéroport de Londres
le 22 février 1964 après leur première visite aux États-Unis.
Le phénomène britannique revient couvert de gloire grâce
à sa traversée de l’Atlantique et confirme son succès.
FOX PHOTOS/GETTY IMAGES
82 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

A New York Les Beatles rembarquent le 21 septembre 1964 à l’aéroport JFK de New York après une tournée triomphale
à guichets fermés, entamée le 19 août. Elle confirme l’engouement états-unien suscité par leur passage au show d’Ed Sullivan.
Ci-dessous : la pochette de leur premier album en 1963.
BETTMANN/GETTY IMAGES – DR
place des hit-parades dans le magazine
Billboard depuis près d’une
semaine lorsqu’ils ont débarqué
à l’aéroport JFK de New York, le
7 février, pour en assurer la promotion.
A vrai dire, John Lennon,
Paul McCartney, George Harrison
et Ringo Starr n’étaient même pas
les premiers artistes britanniques à
se hisser au sommet de ces mêmes
hit-parades : en 1952, la chanteuse
Vera Lynn leur avait ouvert la voie
en faisant de son adaptation d’Auf
Wiedersehen, Auf Wiedersehen
le titre le plus vendu à travers le pays pendant neuf
semaines d’affilée.
En 1961, le clarinettiste britannique Acker Bilk avait
renouvelé l’exploit avec l’instrumental Stranger on the
Shore, précédant le succès planétaire des Tornados avec
Telstar, au mois de décembre de l’année suivante. En
somme, « The Ed Sullivan Show » n’a pas plus lancé la
carrière américaine des Beatles qu’il n’a été à l’origine
de leur succès transatlantique. Mais il a fait bien plus
que cela. Sans cette émission, les « Fab Four », comme
on les appelait alors en Europe, auraient pu rester, à
l’instar de Vera Lynn, d’Acker Bilk ou des Tornados, les
artistes d’un seul tube américain. Au lieu de cela, le
record d’audience qu’ils enregistrent à l’occasion de leur
apparition sur CBS leur permet d’ouvrir une brèche
dans laquelle des groupes britanniques
comme les Who, les Animals
ou les Rolling Stones ne tarderont
pas à s’engouffrer.
Pour prendre la mesure du changement
de dimension qu’incarnent
les Beatles dans la conquête des hitparades
américains, douze ans après
Vera Lynn, il suffit de se plonger dans
les numéros publiés par Billboard à
la fin de l’hiver et au début du printemps
1964. Le 2 février, le magazine
évoquait leur arrivée imminente
à New York pour une conférence de
presse et deux invitations dans l’émission d’Ed Sullivan.
Dès le 15 février, il leur consacrait sa une en titrant : « Les
États-Unis ébranlés par la Beatles Invasion ». Un mois
plus tard, il annonçait qu’au cours des trois semaines qui
venaient de s’écouler le groupe avait, à lui seul, absorbé
60 % des ventes de disques sur l’ensemble du marché
américain. La semaine suivante, on apprenait que « la
British Invasion des États-Unis continuait de s’étendre »,
les Beatles occupant désormais les 1 re , 2 e , 3 e , 7 e , 14 e , 42 e ,
58 e et 79 e places du Hot 100.
Le 4 avril, leurs singles étaient présents aux cinq
premières places de ce classement. Enfin, le 23 mai, il
était question d’une invasion généralisée de la scène
musicale américaine par « une armée de groupes britanniques
» que plus rien ne semblait arrêter. Les Rolling
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 83

De gentils prolétaires
qui ont réussi
Liverpool, fin des années 1950. Le peintre beatnik Stuart
Sutcliffe, lauréat d’un prix artistique et musicien amateur,
rejoint son ami d’art school (conservatoire municipal
des beaux-arts) John Lennon dans un petit groupe local,
les Quarrymen. Sutcliffe fait connaître les Quarrymen dans
le ghetto beatnik de Liverpool et, avec son amie Astrid Kirchherr,
leur donne un nouveau look (les cheveux longs, notamment).
Il quitte la musique en 1961 pour se consacrer à la peinture
et meurt un an plus tard. Juste avant la gloire des Quarrymen
devenus les… Beatles !
Le 5 octobre 1962 sort en Grande-Bretagne Love Me Do,
le premier 45 tours de ce groupe issu des banlieues pauvres
de Liverpool. Leur premier album Please Please Me est produit
par la prestigieuse compagnie EMI. Les dirigeants sont sceptiques
sur les chances d’un succès durable. Un an plus tard, EMI fait
ses comptes. C’est l’euphorie. La Beatlemania fait des ravages.
Trustant le hit-parade, les Beatles vendent des millions de disques
en Angleterre et bientôt en Europe continentale et aux États-Unis.
Les conséquences du triomphe du groupe sont multiples
en 1964 et 1965. Sur le plan économique, ils contribuent au
redressement de la balance commerciale britannique, ce qui
leur vaut, en octobre 1965, une distinction royale ; politiquement,
ils deviennent l’enjeu des rivalités entre travaillistes, libéraux
et conservateurs : le leader libéral Jo Grimond se souviendra
longtemps d’avoir proposé une « ligne anti-Beatles » aux élections
de 1964 !
Sur le plan social, les Beatles donnent l’image de gentils
prolétaires qui ont réussi, un peu comme les stars du football.
La comparaison s’arrête là. Avec leurs vêtements hétéroclites
et leurs cheveux longs (surtout après 1965), avec un accent
provincial inconnu à Oxbridge et à la BBC, une musique a priori
détestée des adultes (le rock and roll), ils deviennent un véritable
modèle culturel pour une jeunesse en quête d’identité.
Ci-dessus : les Beatles rencontrent la reine en 1963.
Bertrand Lemonnier, L’Histoire n° 112, juin 1988.
Stones, bientôt les Kinks, les Who ou les Yardbirds : après
un demi-siècle de règne sans partage sur les musiques
populaires anglophones, les États-Unis étaient d’autant
moins préparés à affronter cette concurrence qu’ils
n’avaient jamais rien produit de semblable.
NAISSANCE DU « ROCK GARAGE »
En effet, la plupart de ces groupes britanniques qui
plaisaient tant aux jeunes Américains écrivaient leur
propre répertoire. A l’inverse, les musiques populaires
américaines sortaient d’une période de reprise en main
par l’industrie suite au départ d’Elvis Presley pour l’armée.
Cette période avait rappelé aux Américains que,
chez eux, les musiques populaires étaient avant tout
l’affaire d’auteurs-compositeurs professionnels, dont
les chansons étaient arrangées par des requins de studio
et interprétées par des artistes aussi interchangeables
que ces girl groups dont les noms apparaissaient régulièrement
en tête des hit-parades nationaux depuis le
tournant des années 1960.
Désorientées, leurs maisons de disques réagissent
en deux temps. Appliquant des méthodes qui avaient
déjà fait leurs preuves outre-Atlantique, elles cherchent
tout d’abord à signer des accords de distribution avec
leurs homologues britanniques, puis elles se mettent
en quête d’équivalents locaux des groupes produits par
ces dernières. Toutefois, la tâche va s’avérer plus compliquée
qu’elles ne l’avaient imaginé.
Avant l’arrivée des Beatles, les groupes américains
avaient essentiellement prospéré dans l’ombre. Il s’agissait
surtout de groupes amateurs, qui se produisaient
dans des bars avec un répertoire de reprises. Ils avaient
aussi en commun d’écumer ce que l’on appelait les
battles of bands, ces concours régionaux qui pouvaient
voir jusqu’à deux douzaines de formations s’affronter
pendant toute une soirée dans l’espoir de décrocher le
financement d’une séance d’enregistrement.
Pour beaucoup de ces groupes, de tels concours
représentaient la seule et unique chance de pouvoir
graver un single. Mais, contre toute attente, la British
Invasion va leur faciliter les choses à partir de 1964.
Les maisons de disques américaines se mettent soudain
en quête de groupes : prises de court, elles n’ont
d’autre choix que de puiser dans ce vivier de groupes
déjà constitués. C’est de ce mouvement de panique
que va naître l’une des réponses les plus originales
de l’industrie de la musique américaine à la British
Invasion : le « rock garage ».
Au début de la décennie suivante, ce dernier sera à
l’origine du punk qui inspirera à son tour la création de
groupes britanniques comme les Clash ou les Sex Pistols.
Quant aux Beatles, plus de quarante ans après leur séparation,
ils continueront d’incarner la fierté retrouvée de
la Grande-Bretagne à une époque où, dans le sillage
de la crise de Suez, le pays basculait dans le camp des
puissances sous domination américaine. n
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L’Europe en solitaire
Professeur émérite d’histoire
des relations internationales à
Sciences Po Paris,
Maurice Vaïsse a notamment publié
Les Relations internationales depuis 1945
(Armand Colin, rééd., 2017).
Cet article est la version revue de
« Les Anglais sont-ils européens ? »,
L’Histoire n° 160, novembre 1992.
En juin 1944, le Premier ministre anglais
Winston Churchill confie au général
de Gaulle : « Chaque fois que nous
devrons choisir entre l’Europe et le grand
large, nous choisirons le grand large. »
Le 19 septembre 1946, à l’université
de Zurich, le même Winston Churchill déclare : « Il
convient de reconstituer la famille européenne et de lui
fournir une structure qui lui permette de vivre et de croître
Le 23 juin 2016, les Britanniques votaient
la sortie de l’Union européenne, à une courte
majorité. Épilogue d’une histoire compliquée.
Par MAURICE VAÏSSE
en paix, en sécurité et en liberté. » Il en appelle aux États-
Unis d’Europe et s’écrie : « Debout, l’Europe ! » Pourquoi
ce changement de cap ? Les raisons en sont multiples.
Au lendemain d’un conflit qui l’a épuisée, la Grande-
Bretagne n’est plus la grande puissance d’avant-guerre.
Ses dirigeants admettent, progressivement, la dure réalité
: leur pays ne peut plus faire face. Au Proche-Orient
et en Méditerranée orientale, il passe le relais aux États-
Unis. Mais il continue à avoir des responsabilités mondiales
et cultive des solidarités ailleurs qu’en Europe.
Puisque la vieille Angleterre n’est plus en mesure de
gouverner l’univers, du moins restera-t-elle le carrefour
obligé du monde. Son destin consiste à figurer au centre
de trois cercles : celui des nations atlantiques, celui du
Commonwealth (la Communauté des nations issues
de l’ancien empire britannique) et celui de l’Europe.
Le traité d’union occidentale signé entre la France et
l’Angleterre en 1948 pour parer à la menace soviétique
PARIS, ARCHIVES DE GAULLE/BRIDGEMAN IMAGES
86 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

L’appel du grand large Churchill confie en 1944 à
de Gaulle : « chaque fois que nous devrons choisir entre
l’Europe et le grand large, nous choisirons le grand large ».
Mais, en 1946, l’ex-Premier ministre britannique plaide
pour la création des « États-Unis d’Europe ».
KEYSTONE/GAMMA-RAPHO
aurait pu être le noyau d’une défense européenne, mais
les dissonances entre le secrétaire au Foreign Office
Ernest Bevin et le ministre des Affaires étrangères
français Georges Bidault, les rivalités personnelles
et nationales, l’impuissance militaire des Européens,
font que ces derniers préfèrent confier leur sécurité aux
Américains. Ainsi naît l’Organisation du traité de l’Atlantique
Nord (Otan), créée le 4 avril 1949.
Sur le plan économique, il existe bien l’Organisation
européenne de coopération économique (OECE),
fondée en 1948, mais l’unification européenne apparaît,
là aussi, comme une pomme de discorde : puisque la
France prend la tête des initiatives, la Grande-Bretagne
estime ne plus y avoir sa place. Aussi refusera-t-elle, en
1951, de se rallier au plan Schuman d’une Communauté
européenne du charbon et de l’acier (CECA), dans
laquelle le Labour Party voit une conspiration menée
par le Vatican, les industriels de la Ruhr et le Comité
des forges ! Pis encore, la Grande-Bretagne rejette cet
embryon de supranationalité qui lui semble tout à fait
incompatible avec sa souveraineté nationale.
UN ÉLAN EUROPÉEN SOUS-ESTIMÉ
Après l’échec de la CED et la déconfiture de l’opération
de Suez, Belges, Allemands et Italiens espèrent
encore attirer les Britanniques dans une relance européenne,
mais Londres ne prend pas la mesure des
enjeux politiques et est persuadé que les Européens
vont à un nouvel échec. Invité aux premières négociations
en vue de la création d’un Marché commun, le gouvernement
britannique adopte une attitude attentiste.
Pendant que les Six (France, Italie, Allemagne fédérale,
pays du Benelux) bâtissent la Communauté européenne
de l’énergie atomique (l’Euratom) et le marché
commun, la Grande-Bretagne sous-estime l’élan européen
et la pression que subit la France pour la libéralisation
des échanges. Après la signature des traités de
Rome (mars 1957), les Britanniques mènent un combat
d’arrière-garde et tentent de diluer le Marché commun
dans une zone de libre-échange.
L’arrivée au pouvoir du général de Gaulle en
juin 1958, en principe hostile aux organisations
européennes, éveille un espoir chez les Britanniques.
Pourtant, par intérêt national ou par esprit de contradiction,
Charles de Gaulle affirme, à la surprise générale,
sa volonté d’en respecter les dispositions : le Marché
commun démarre donc le 1 er janvier 1959.
Petit à petit, les Britanniques changeront d’attitude.
Le début des années 1960 marque, en effet, un tournant.
Leurs liens avec le Commonwealth se relâchent
I WANT MY MONEY BACK !
En visite dans une ferme de Willisham le 22 avril 1979,
Margaret Thatcher fait campagne pour les élections.
En tenant un veau de race charolaise, elle dénonce la
politique agricole commune mise en vigueur en 1962
et qui bénéficie nettement plus à la France qu’au
Royaume-Uni. La contribution britannique au budget
européen est supérieure à ce qu’elle reçoit. « I want my
money back » (« je veux qu’on me rende mon argent »),
lance la Dame de fer quelques mois plus tard à Dublin.
après la décolonisation. Les nouvelles générations de
parlementaires sont moins attachées aux traditions
impériales. Les milieux d’affaires sont conscients des
difficultés économiques dues à un déclin rapide, et le
journal The Economist se prononce pour l’adhésion au
Marché commun.
Or, lorsqu’ils se décident, enfin, en 1961, à poser leur
candidature, les Britanniques se heurteront aux veto
français jusqu’en 1970. Il faut dire que les points de vue
français et britannique sont opposés. La liste des exceptions,
dérogations, aménagements, établie par le gouvernement
britannique, est impressionnante. Celui-ci
entend obtenir un régime préférentiel pour les produits
importés du Commonwealth. En outre, il réclame une
longue période de transition pour mieux étaler les changements
à effectuer en vue de l’application des prescriptions
de la politique agricole commune, qui entre
en vigueur en 1962.
Enfin, il demande que les partenaires de l’AELE
(l’Association européenne de libre-échange fondée
en 1959 avec les pays non membres de la CEE)
obtiennent soit leur admission dans la CEE, soit une
sorte d’association avec elle. Bref, la Grande-Bretagne
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 87

L’adhésion Le 22 janvier 1972, le Royaume-Uni, le Danemark et l’Irlande signent le traité d’adhésion à l’Union européenne
à Bruxelles. Ils font leur entrée officielle dans l’UE le 1 er janvier 1973. De gauche à droite : sir Alec Douglas-Home, secrétaire
d’État au Foreign Office ; Edward Heath, Premier ministre britannique ; Geoffrey Rippon, chargé des négociations d’adhésion.
veut conserver le bénéfice de son insertion dans les
trois cercles, malgré la décolonisation et la baisse
rapide des exportations britanniques à destination du
Commonwealth (de près de 50 % en 1950, elles sont
tombées à 24,5 % en 1970). De son côté, la France se
pose en défenseur des institutions européennes dans
la mesure où elles lui sont favorables. Elle affirme que
la Communauté est ouverte aux Britanniques, à condition
qu’ils fassent preuve de bonne volonté en acceptant
à la fois les traités et l’acquis communautaire, en
particulier la politique agricole commune.
Ces différends recouvrent aussi des conceptions
politiques opposées. Dès septembre 1958, Charles de
Gaulle a fait comprendre, par son mémorandum, qu’il
n’entendait pas se satisfaire de l’Alliance atlantique et
voulait mener une politique indépendante des États-
Unis. Pour l’heure, son grand dessein, c’est une Europe
européenne. Le point de vue britannique, exprimé par
sir Alec Douglas-Home, secrétaire d’État au Foreign
Office, est tout différent : « Pour nous, entrer dans l’Europe,
c’est le premier pas vers l’Union atlantique. » D’où
les veto français de 1963 et de 1967 à l’admission du
Royaume-Uni dans la CEE.
Le départ du général de Gaulle, en 1969, crée des
conditions favorables à l’entrée de la Grande-Bretagne
dans la CEE. Son successeur, Georges Pompidou, est
épaulé par un ministre des Affaires étrangères « européen
», Maurice Schumann. Côté britannique, les élections
générales du 18 juin 1970 ramènent au pouvoir
les conservateurs, menés par un Européen convaincu,
Edward Heath. Déçus par les Américains qui mènent
une guerre impopulaire au Vietnam, les Britanniques
sont de plus en plus attirés vers l’Europe, susceptible
d’apporter une solution à leurs problèmes économiques.
L’accord politique entre Edward Heath et Georges
Pompidou (20-21 mai 1971) clôt rapidement les
négociations. Dès le 23 juin 1971, les accords de
Luxembourg établissent un compromis entre les positions
britanniques et celles de la CEE : une période
transitoire de cinq ans doit permettre une intégration
en douceur de la Grande-Bretagne. Sa contribution au
budget communautaire doit passer de 8,6 % en 1973
à 19 % en 1978. Des accords précis concernent les
relations avec le Commonwealth, par exemple pour le
sucre de la Jamaïque, le beurre, le fromage et le mouton
de la Nouvelle-Zélande.
Le 28 octobre 1971, la Chambre des communes
vote l’adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE, avec
une majorité confortable : 356 voix, contre 244. Aux
conservateurs s’étaient joints plusieurs dizaines de
travaillistes. Le 1 er janvier 1973, le Royaume-Uni, l’Irlande
et le Danemark font leur entrée dans la CEE. Les
Six deviennent les Neuf.
Ce n’est pourtant pas le point final de l’aventure.
Dans un contexte économique difficile et avec l’arrivée
des travaillistes au pouvoir en 1974, le Royaume-Uni fait
souvent cavalier seul en matière européenne. Lorsque,
par exemple, est mise en œuvre l’élection des députés
européens au suffrage universel en 1975, il refuse
d’adopter le système de représentation proportionnelle.
LE FOSSÉ SE CREUSE SOUS THATCHER
L’arrivée au pouvoir, en 1979, de Margaret Thatcher
creuse un peu plus le fossé. Pour protéger les intérêts
nationaux, elle s’attaque à l’acquis communautaire
dans le domaine de la politique agricole. Un acquis qui,
en revanche, satisfait la France. La politique agricole
britannique a toujours consisté à fournir à la population
une nourriture à bon marché, en s’approvisionnant
essentiellement dans le Commonwealth – l’agriculture
tenant une place modeste dans l’économie britannique.
La politique agricole commune, elle, vise à assurer
l’indépendance alimentaire de l’Europe, de sorte que
tout achat hors de la CEE donne lieu à un prélèvement
EC-AUDIOVISUAL SERVICE/EUROPEAN UNION, 1972
88 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

« Nous n’avons pas refoulé les frontières
de l’État en Grande-Bretagne pour les voir
imposées à l’échelle européenne » (Thatcher)
JACK TAYLOR/GETTY IMAGES/AFP – STR NEW/REUTERS
financier versé au budget communautaire. La contribution
du Royaume-Uni à ce budget est donc très élevée :
un cinquième, alors qu’elle n’en reçoit qu’un dixième.
Ce déséquilibre permanent des relations financières
entre le Royaume-Uni et la Communauté économique
européenne incite la « Dame de fer » à multiplier les
coups d’éclat lors des séances des conseils européens.
En mars 1982, elle refuse de fixer les prix agricoles.
Deux ans plus tard, elle estime que la contribution financière
britannique ne doit pas excéder le montant des
sommes versées par la Communauté à son pays.
Finalement, un compromis est trouvé en juin 1984,
lors du sommet européen de Fontainebleau. Les Neuf
définissent un nouveau mécanisme pour corriger le
montant de la contribution britannique et mettent en
place une discipline budgétaire empêchant une explosion
des dépenses agricoles. C’est un succès incontestable
pour Margaret Thatcher.
Sur pratiquement tous les sujets, le Royaume-Uni
se démarque de ses partenaires : il souhaite l’élargissement
de l’Europe pour ne pas resserrer les liens
existants sur la question institutionnelle, il refuse les
abandons de souveraineté. En revanche, la concertation
politique entre les États européens a toutes ses faveurs.
L’ambition de la Communauté de jouer un rôle international
au moyen de la coopération politique européenne
a bénéficié, dès l’origine, de son soutien.
Europhile Au pouvoir en 1997, le Premier ministre Tony
Blair est un fervent partisan de l’Europe. Le 22 mars 1998
il est reçu à l’invitation de Laurent Fabius à l’Assemblée
nationale française, où il prononce son discours en français !
Un slogan choc « Nous envoyons 350 millions de livres à l’Union
européenne par semaine : finançons plutôt notre NHS (National Health Service). »
L’euroscepticisme n’a cessé de monter depuis une dizaine d’années en
Grande-Bretagne.
A partir de juin 1984, la question budgétaire étant
réglée, Margaret Thatcher, dans un document intitulé
Europe the Future, formule un projet de politique européenne
qui entend fournir un relais communautaire aux
priorités nationales. En fait, elle souhaite une zone de
libre-échange constituée par des États qui coopèrent en
matière de politique étrangère pour renforcer l’Otan,
tout en conservant leur souveraineté dans les domaines
économique, financier et social. Son discours à Bruges
en septembre 1988 devient le point de ralliement de
tous les eurosceptiques : « Nous n’avons pas refoulé les
frontières de l’État en Grande-Bretagne pour les voir imposées
à l’échelle européenne avec un super-État européen,
exerçant une nouvelle domination de Bruxelles. »
Du coup, le parti travailliste, conduit par Neil
Kinnock, adopte une attitude plus positive à l’égard de
la Communauté européenne et remporte les élections
européennes de juin 1989. Cette conversion ne cache
toutefois pas sa réticence, partagée avec les conservateurs,
face à une intégration européenne croissante, qui
n’a pas procuré à la Grande-Bretagne l’impulsion espérée.
Le différend monétaire est fondamental. En 1979,
la Grande-Bretagne refuse de participer au système
monétaire européen (SME). L’entrée de la livre sterling
dans le « serpent européen » se fera in extremis,
en octobre 1990, juste avant la démission de Thatcher.
Son successeur John Major veut mettre « l’Angleterre
au cœur de l’Europe ». Simple changement de
style, car la substance de la politique britannique reste
inchangée. Au sommet de Maastricht (Pays-Bas), les
9-10 décembre 1991, la Grande-Bretagne signe le
traité qui met sur pied la Banque centrale européenne,
mais se fait reconnaître une clause d’exemption >>>
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 89

Débat
Brexit, so what ?
Le 23 juin 2016, les Britanniques ont voté à 51,9 % pour le Brexit,
« British exit », la sortie de leur pays de l’Union européenne. Une
décision qui divise aussi les historiens britanniques.
Entretien avec ROBERT TOMBS et JOHN HORNE
Professeur au St John’s College
de l’université de Cambridge,
Robert Tombs est spécialiste de
la France du xix e siècle. Il a notamment
publié, avec Isabelle Tombs, La France
et le Royaume-Uni. Des ennemis intimes
(Armand Colin, 2012).
L’Histoire : Avez-vous été surpris par le résultat du référendum
sur le Brexit ?
Robert Tombs : Non, j’avais même parié que le « leave » l’emporterait.
Depuis quelques années, la Grande-Bretagne est le
seul pays où la majorité de la population pense pouvoir mieux
affronter l’avenir en quittant l’Union européenne. Notre vision
de l’Europe est plus pragmatique et moins romantique que la
vôtre. Notre histoire est moins tragique et l’Union n’a jamais
été perçue en Angleterre comme une manière d’empêcher les
guerres ou la guerre civile… Pour les Britanniques, l’Europe
est avant tout un système économique. Dès lors qu’il semble
marcher moins bien, pourquoi en rester membre ?
Ce vote exprime aussi une révolte contre les « élites », un
refus d’obéissance à ces
politiques qui semblaient
dire : « vous n’avez pas le
choix, il faut rester dans
l’Europe » sans donner
pour autant des raisons
convaincantes. Jusqu’alors cette fronde était moins forte
qu’en France ou aux États-Unis. Mais tout a basculé pendant
la campagne de référendum.
L’H. : Pensez-vous que cette décision soit une erreur ?
R. T. : On verra. Cela pourrait très mal tourner, mais je ne
le pense pas. Comme la plupart des Britanniques, je n’aime
pas les tendances centralisatrices et non démocratiques de
l’UE. Et puis les espoirs ou les difficultés que connaît l’UE
ne doivent rien au Royaume-Uni : nous avons conservé
notre monnaie et le Royaume-Uni n’a pas signé, en 1985,
les accords de Schengen qui permettent une libre circulation
des hommes. L’Union se retrouve désormais face à ses
problèmes. La sortie de la Grande-Bretagne pourrait même
peut-être les simplifier.
« Une chance de repenser
notre place dans le monde »
L’H. : N’y a-t-il pas un risque de voir rejouer les lignes de
fracture au sein du Royaume-Uni ?
R. T. : Le pays de Galles a voté le « leave » à 52,5 %, ce qui
a beaucoup surpris. C’est en grande partie les agriculteurs
qui se sont exprimés. Comme les paysans français, ils souffraient
de la politique agricole commune. En Écosse, le
vote pour le maintien fut très majoritaire. Les nationalistes
écossais sont europhiles parce qu’ils pensent que c’est la
chance d’avoir enfin une Écosse indépendante du Royaume-
Uni mais membre de l’Union ; 56 % des Nord-Irlandais ont
voté contre la sortie de l’UE, essentiellement parce qu’ils
ont peur de voir se renforcer la frontière entre le nord et
le sud du pays.
Si le Brexit échoue, ce sera un coup porté au Royaume-
Uni. Cela dopera les nationalistes, notamment écossais.
Mais si le Brexit est un succès, l’effet sera contraire. Dans
tous les cas, le Brexit va confronter le Royaume-Uni à une
redéfinition de sa puissance et de sa place dans le monde.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la doctrine
britannique n’a pas changé : être le meilleur ami des États-
Unis. Or, depuis l’élection de Donald Trump, cette ligne
est moins attirante. Le Royaume-Uni est une grande puissance
et nous devons nous comporter en tant que telle. La
France peut nous servir
d’exemple : son courage
en 2003 lorsqu’elle
a menacé d’imposer un
veto au Conseil de sécurité
de l’ONU à l’invasion
de l’Irak à laquelle nous avons malheureusement participé
doit nous inspirer.
Le Commonwealth peut être un élément important.
Le Premier ministre australien a déjà manifesté sa
volonté de signer un traité de commerce avec nous. Mais le
Commonwealth, bien avant notre adhésion à l’Union européenne,
n’était déjà plus un système de puissance. C’est d’ailleurs
la raison pour laquelle nous sommes devenus membre
de l’UE : il fallait, comme la France, une plateforme de rayonnement
dans le monde. Beaucoup d’opposants au Brexit
disent que c’est une nostalgie impérialiste qui a guidé les
Britanniques. Je ne le pense pas. Nous avons déjà des liens et
un commerce global plus développés que bien des membres
de l’UE. Notre avenir sera de jouer sur l’échiquier mondial
avec des attaches moins régionales que dans le passé. n
CRÉDIT DR
90 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Débat
CRÉDIT DR
Historien irlandais, spécialiste
de la Première Guerre mondiale,
John Horne est professeur au
Trinity College Dublin. Il a notamment
publié 1914. Les atrocités allemandes
(Tallandier, rééd., 2011).
L’Histoire : Avez-vous été surpris par le résultat du référendum
sur le Brexit ?
John Horne : Oui, dans la mesure où je pensais qu’un certain
pragmatisme britannique aurait permis au maintien dans l’UE
de l’emporter : la Grande-Bretagne est depuis si longtemps
orientée vers l’Europe que les Britanniques ne pouvaient y
renoncer. Mais j’avais des appréhensions car, même dans les
milieux pro-européens, les critiques étaient très fortes.
Il faut dire que peu de politiques ont défendu le projet
européen. Depuis une dizaine d’années,
en raison de la crise financière,
le courant eurosceptique n’a cessé
de progresser. Prenons l’Ukip (UK
Independence Party) : ce petit parti
antieuropéen a été fondé en 1993,
mais il n’a vraiment pris son essor qu’en 2006 quand Nigel
Farage en a pris la direction et a orienté son discours sur la
question de l’immigration. Et ce n’est qu’en 2014 que l’Ukip
a été propulsé sur le devant de la scène après sa victoire aux
élections européennes.
L’H. : Mais n’est-ce pas une idée qui vient de loin ?
J. H. : Depuis la formation de l’État moderne au xvi e siècle
sous les Tudors, il existe une tension entre la vocation continentale
de la Grande-Bretagne et sa vocation maritime et
mondiale. Le drame, c’est qu’on ne peut pas résoudre l’une
en écartant l’autre. A chaque fois qu’une puissance menace
d’unifier l’Europe sous son contrôle, la Grande-Bretagne,
et surtout l’Angleterre, intervient sur le continent, tout en
rêvant de prendre le large. Ce fut le cas à la fin du xvi e siècle
avec l’Espagne de Philippe II puis sous Louis XIV, Napoléon
et Hitler. Dans l’imaginaire des Britanniques, l’Angleterre est
aujourd’hui encore menacée par la domination du continent
par une seule puissance, l’UE. D’où l’idée qu’ils doivent se
tourner vers le reste du monde.
L’H. : Est-ce une erreur de quitter l’UE aujourd’hui ?
J. H. : Tout dépend de quel Brexit il s’agit. S’il est question
d’un Brexit « doux », sur le modèle de la Norvège, la Grande-
Bretagne peut poursuivre son développement économique
tout en restant proche de l’UE. Mais on peut redouter un
Brexit « dur », dans lequel le Royaume-Uni prendrait ses distances
avec l’Union, sortirait de l’union douanière, tout en
essayant de négocier un traité de libre-échange. On verrait
se dresser une économie britannique rivale de l’UE.
Quoi qu’il en soit, c’est avant tout un désastre pour le
Royaume-Uni car c’est la fin de l’internationalisme britannique.
La Grande-Bretagne se replie sur elle-même alors que
« Un désastre pour
le Royaume-Uni »
la clé a toujours été de maintenir un équilibre entre ses rapports
avec le continent et le reste du monde. Il existe, surtout
en Angleterre, une sorte d’intolérance qui monte. Je ne pense
pas pour autant que ce soit la fin du Royaume-Uni. Mais les
politiques de dévolution des pouvoirs vers l’Écosse et le pays
de Galles, initiées en 1997 avec l’arrivée au pouvoir des travaillistes
sous Tony Blair, doivent s’intensifier.
Reste le cas de l’Irlande du Nord. Lors de la campagne
pour le référendum, les politiques anglais ne s’en sont guère
souciés. Pourtant les effets du Brexit se font sentir là-bas
avec le durcissement des rapports entre le parti nationaliste
Sinn Féin et le principal parti unioniste, le Democratic
Unionist Party (DUP). Grande ironie, ce sont ces protestants
du DUP qui ont permis à Theresa May d’obtenir la majorité
à la Chambre des communes lors des élections législatives
de juin 2017. Dans la configuration actuelle de la politique
britannique, l’Irlande a une puissance extraordinaire.
Pour l’Union européenne, elle est une des priorités
dans les négociations avec le Royaume-Uni. Tout est possible…
Mais il me semble difficile de concevoir, dans le
cadre d’un Brexit dur, une Irlande
sans une vraie frontière politique et
économique entre le Nord et le Sud.
Pourtant cela contreviendrait aux
accords de Belfast signés en 1998.
L’H. : Et pour l’UE, le Brexit est-il un danger ?
J. H. : Je pense que la Grande-Bretagne va manquer à l’Union
européenne. Par son adhésion à la vision libre-échangiste du
projet, elle était un contrepoids à la dimension plus politique
qui est au cœur des rapports franco-allemands. Cela donnait
un fort soutien aux pays du nord comme les Pays-Bas,
la Pologne ou la Suède. De l’autre côté, les Anglais les plus
enclins à demander la sortie dure de l’UE se font beaucoup
d’illusions sur leur capacité à réussir indépendamment dans
le monde. Je ne dis pas que c’est impossible, mais je pense que
la transition sera très difficile. Le Commonwealth compte peu
dans ces questions-là. Qu’est-ce que c’est le Commonwealth ?
C’est un rassemblement culturel de langue anglaise, une
association quasi familiale. Mais cela n’a jamais été, ou très
peu, une unité économique.
Tout le paradoxe du Brexit est là. Le discours dominant en
Angleterre est de dire qu’en cas de sortie de l’union douanière
il suffira d’établir des accords très favorables avec le reste
du monde (Inde, Chine…). C’est paradoxal parce que l’UE
représente le plus grand marché actuel pour le Royaume-
Uni, et que ses rapports commerciaux avec le reste du monde
s’effectuent à travers elle. Il va falloir trouver des accords qui
soient plus avantageux pour les Britanniques que ceux qui
existent actuellement avec l’UE.
C’est une ironie délicieuse que le film Dunkerque de
Christopher Nolan, sur le sauvetage en 1940 du corps expéditionnaire
britannique à Dunkerque, sorte l’année où la
Grande-Bretagne déclenche son départ de l’Union européenne.
Tout est là : la Manche est un profond fossé entre
une identité anglaise et le reste du monde. Pourtant ce film
est une coproduction, comme souvent, entre la Grande-
Bretagne, les États-Unis, la France et les Pays-Bas. n
(Propos recueillis par Fabien Paquet.)
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 91

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En 1912, Sun Yat-sen
la puissance américaine
proclame la république
s’affirme. Au XX
m 2 e nMilitaire siècle, os des
et
Collections au
de En
choix
Chine, 1912, vite Sun affaiblie Yat-sen
politique, la puissance elle américaine est aussi
par proclame les rivalités
la république
économique s’affirme. avec Militaire et culturelle. l’offre et couplée intestines de Chine, et vite les affaiblie guerres,
aujourd’hui pour la reconnaissance
la bataille
Après politique, la guerre elle est froide, aussi
notamment par les rivalités contre le
Ils sont devant leurs 3 millions les droits. tribunaux
Au presque économique XX e toutes siècle, et culturelle.
Japon. intestines En 1912, C’est et finalement Sun les guerres, Yat-sen
États-Unis, pour Voici la cinq 1,2 reconnaissance millions
siècles
la puissance les Après sociétés la guerre américaine
du monde
froide,
Mao proclame notamment Zedong la qui contre république rafle le
au Canada. de d’une leurs Ils aventure droits. mènent
s’arme. se presque sont Militaire américanisées,
toutes et
la de Japon. mise Chine, en C’est 1949 vite finalement
et affaiblie
règne
aujourd’hui Voici passionnante
cinq la bataille
siècles
politique, plus les sociétés ou moins elle du est en monde aussi
en par Mao despote les Zedong rivalités au qui milieu rafle
devant d’une et les tragique. tribunaux aventure
économique douceur. se sont américanisées, et culturelle.
d’intrigues intestines la mise en permanentes. et 1949 les et guerres,
règne
pour la passionnante reconnaissance
Après plus la ou guerre moins froide, en
notamment despote au contre milieu le
de leurs et tragique. droits.
presque douceur. toutes
Japon. d’intrigues C’est permanentes. finalement
Voici cinq siècles
les sociétés du monde
Mao Zedong qui rafle
d’une aventure Offre réservée aux se sont nouveaux américanisées, abonnés la mise en 1949 et règne
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Lexique
ALBION (PERFIDE)
Albion (d’albus, « blanc ») était
la dénomination latine de la
Grande-Bretagne, sans doute
inspirée par la couleur des
falaises crayeuses de Douvres.
L’expression « perfide Albion »
est employée en France dès le
xvii e siècle (Bossuet) pour
dénoncer le caractère déloyal
des Anglais.
ANGLAIS
Ce nom vient des Angles,
peuple germanique issu de
la région actuelle de Kiel et
installé dans l’île de Bretagne,
probablement au début
du v e siècle, lors de
l’affaiblissement romain.
Désignant d’abord les
habitants de l’Angleterre,
le terme s’est longtemps
appliqué par extension à
tous les Britanniques. Mais,
depuis les années 1960,
Écossais, Gallois et Irlandais
du Nord revendiquent leurs
nationalités respectives.
BOTANY BAY
Découverte en 1770 par
James Cook et ainsi baptisée
en raison de sa riche
flore, la baie, sur la côte est
de l’Australie, est le site de
fondation de Sydney. En 1788,
732 condamnés britanniques
et leurs gardiens y débarquent.
L’Australie sera, un demi-siècle
durant, une terre de bagnards,
en quelque sorte « pères
fondateurs » du pays.
BREXIT
Formé de « British » et
« exit », le mot recouvre le
processus de sortie de l’Union
européenne engagé par la
Grande-Bretagne à la suite du
référendum du 23 juin 2016.
BRITANNIQUE
L’identité britannique
s’affirme à la fin du xviii e siècle.
Ses caractéristiques en
sont alors le protestantisme,
la fierté impériale, l’opposition
à la France, l’attachement au
libéralisme. Elle transcende
BIG BEN
Surnom de la grosse cloche (13,5 tonnes) nichée dans la tour
du palais de Westminster. Le son très particulier est dû à une
fissure dans le métal. Tous les ans, le 31 décembre à minuit,
toutes les radios et télés anglaises retransmettent le carillon
de Big Ben qui marque ainsi la nouvelle année. En travaux
depuis l’été 2017, Big Ben ne sonnera plus pendant quatre ans.
les identités nationales
(Anglais, Écossais, etc.)
et s’applique aussi aux
colonies blanches outre-mer.
Les choses sont plus
complexes aujourd’hui, le
Royaume-Uni et les anciens
dominions étant devenus des
sociétés multiculturelles.
CHANNEL (MANCHE)
Mer séparant les îles
Britanniques du continent,
à peine large de 34 km en
sa partie la plus resserrée,
entre Douvres et Calais.
CHICKEN CURRY
Ce plat indien était
grandement apprécié de
la reine Victoria, qui en
voulait tous les jours à la Cour
à la fin de son règne. Il s’est
ensuite imposé comme un
des plats les plus populaires
de Grande-Bretagne.
COMMON LAW
Elle est fondée sur
la législation du Parlement et
sur la jurisprudence, les juges
s’appuyant sur les sentences
de leurs prédécesseurs.
Utilisée notamment pour le
droit pénal, contractuel, civil.
COMMONWEALTH
En 1926, le terme se substitue
à celui d’« empire » pour
désigner l’ensemble Grande-
Bretagne et dominions.
Avec les indépendances
indienne et pakistanaise
en 1947, il change de
signification car ces nouveaux
États, républicains,
ne veulent néanmoins pas
couper les ponts avec
l’ancienne métropole. Le
Commonwealth, dont le
souverain britannique est le
chef sans autre autorité que
morale, est un forum, un lieu
de concertation qui compte
aujourd’hui 53 États.
CHAMBRE DES COMMUNES
Chambre basse du Parlement
qui autrefois représentait
le « commun », c’est-à-dire
les roturiers. Elle est élue
au suffrage universel et a
de nos jours pris le pas sur
la Chambre des lords.
CHAMBRE DES LORDS
Chambre haute du Parlement,
constituée des nobles
héréditaires et, depuis 1958,
des pairs viagers qui ne
peuvent transmettre leur titre.
En 1999, le nombre des pairs
héréditaires est limité à 92.
COMPAGNIE DES INDES
En 1600, la reine Élisabeth I re
octroie le monopole du
commerce avec « les Indes »
à la British East India
Company. Elle fonde des
comptoirs, négocie avec les
empereurs, lève une armée.
La révolte des soldats indiens,
les cipayes, en 1857-1858,
met fin à la Compagnie,
dont les territoires et activités
passent sous le contrôle
direct de la Couronne.
COURONNE
Le terme désigne l’autorité
de l’État, dans ses fonctions
exécutives, législatives et
judiciaires, indépendamment
de la personne du monarque.
Depuis 2005, la Couronne
est divisible, c’est-à-dire
distincte pour chaque État
du Commonwealth.
DOMINION
L’appellation, créée en 1867
pour le Canada, entre dans
la titulature royale britannique
en 1901 pour désigner
l’empire sauf l’Inde, puis les
seuls territoires dotés d’une
autonomie interne, comme
l’Australie et la Nouvelle-
Zélande en 1907. Le statut de
Westminster de 1931 reconnaît
la souveraineté des dominions.
ÉCHIQUIER
Le mot, employé pour
la chambre des comptes de
la Normandie, est introduit
en Angleterre après la
conquête de 1066.
Aujourd’hui encore le ministre
des Finances est appelé
chancelier de l’Échiquier.
EMPIRE
Né à la fin du xvi e siècle,
l’empire britannique
atteint son apogée après
la Première Guerre mondiale
(un quart des terres
émergées, un cinquième de
la population mondiale).
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94 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

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FISH AND CHIPS
C’est à la fin du xix e siècle que
se popularise ce plat de
poisson, destiné à être mangé
dans la rue, enveloppé dans du
papier journal. On trempe le
poisson (surtout morue et
aiglefin, ou haddock dans le
Nord) dans une pâte
composée de farine, bière,
jaune d’œuf, blanc d’œuf
monté en neige ferme, et on le
fait frire quelques minutes à
160-180 °C. On l’accompagne
de frites.
GOD SAVE THE KING/QUEEN
Hymne fondé sur un psaume
biblique (ps. XX, verset 9), qui
n’est pas national mais officiel.
Le souverain ne le chante pas
puisqu’il est cité dedans. Le
premier couplet peut se
traduire ainsi : « Que Dieu
protège notre gracieuse
Reine/ Longue vie à notre
noble Reine,/ Que Dieu
protège la Reine !/ Rends-la
victorieuse,/ Heureuse et
glorieuse ;/ Que soit long son
règne sur nous,/ Que Dieu
protège la Reine ! »
GRANDE-BRETAGNE
La « grande île », c’est-à-dire
Angleterre, Écosse et pays de
Galles.
HABEAS CORPUS
Liberté fondamentale de ne
pas être emprisonné sans
jugement, formalisée par un
acte du Parlement de 1679
– l’une de celles dont les
Anglais sont le plus fiers.
Elle ne s’applique ni en Écosse
ni en Irlande du Nord.
ÎLE
« L’Angleterre est une île » :
ainsi le politologue André
Siegfried commençait-il son
cours à Sciences Po dans les
années 1950. Le mot explique
à la fois la situation
géographique (un archipel
séparé du continent) et l’état
d’esprit des Anglais, toujours
soucieux de se distinguer du
continent. L’affirmation a
perdu de sa force depuis
l’ouverture du tunnel sous
la Manche en 1994.
LABOUR
Né officiellement en 1906,
le parti travailliste représente
le monde ouvrier (d’où son
nom anglais Labour). A partir
des années 1950, il perd son
côté working class pour fédérer
les classes moyennes
progressistes qui ne croient
plus dans le parti libéral.
LIVRE STERLING
Monnaie la plus ancienne
toujours en usage (depuis la
conquête normande de 1066),
elle n’a cours qu’en Angleterre
et au pays de Galles, même
si les autres territoires
l’acceptent. Trois banques
écossaises et quatre banques
nord-irlandaises émettent
des livres écossaises et des
livres irlandaises, qui n’ont pas
de cours légal en dehors
mais sont en fait admises dans
le reste de l’État.
MAGNA CARTA
La Grande Charte fut
extorquée au roi Jean
sans Terre en 1215 par
les barons anglais désireux
d’affermir leurs droits,
en matière de justice et
aussi de fiscalité, et de prendre
leur part du pouvoir.
PARLEMENT
Composé de deux chambres
(Lords et Communes).
Organe législatif qui
l’emporte sur l’exécutif
depuis 1688 et qui fut
institutionnalisé au xix e siècle.
PIED ET POUCE
Malgré l’adoption théorique
du système métrique
décimal en 1995, l’ancien
système impérial des pieds et
pouces perdure dans l’usage
quotidien.
ROCK
Bien que né aux États-Unis
dans les années 1950,
le rock’n’roll s’est imposé
ensuite comme la musique
des Swinging Sixties.
Les Beatles, les Who,
les Rolling Stones,
Pink Floyd, David Bowie,
Queen… ont tous connu
un succès planétaire.
RUGBY
Dans ce sport emblématique, le principal tournoi oppose six
« nations », dont l’Angleterre (emblème : la rose), le pays de
Galles (le poireau), l’Écosse (le chardon) et l’Irlande (le trèfle).
Ici, match entre l’Angleterre et l’Écosse en mars 2017.
ROYAUME-UNI DE
GRANDE-BRETAGNE ET
D’IRLANDE DU NORD
État constitué de trois pays
(countries), l’Angleterre,
l’Écosse et le pays de Galles,
et d’une province (l’Irlande
du Nord).
SAXONS
Peuple germanique arrivé
sur l’île au v e siècle. On
retrouve la racine du nom
dans les quatre royaumes
qu’ils ont fondés, Essex,
Sussex, Wessex et Middlesex
(« terres saxonnes de l’est, du
sud, de l’ouest, du centre »).
SINN FÉIN
(« nous-mêmes » en gaélique).
Parti républicain irlandais
fondé en 1905 pour obtenir
l’indépendance.
TORIES
Faction politique aux
contours mal définis qui,
à la fin du xviii e siècle, prônait
un pouvoir monarchique fort.
Le parti conservateur qui en
est issu dans les années 1870
fait reposer son programme
sur l’unité nationale, la
défense des institutions et
l’extension de l’empire.
WESTMINSTER
(« abbaye de l’ouest »).
Aujourd’hui absorbée par
Londres, c’est le quartier
où se concentre l’essentiel
du pouvoir, dont le Parlement
(au palais de Westminster),
l’abbaye royale où sont
couronnés les monarques et
enterrées des personnalités.
Le palais de Buckingham, le
10 Downing Street (résidence
du Premier ministre),
la Cour royale, une université,
sont aussi très proches.
WHIGS
Mouvement politique dont
les contours ne sont pas définis
clairement et qui, à la fin du
xviii e siècle, voulait renforcer
les droits du Parlement face à
la Couronne.
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 95

A lire, voir et écouter
Littérature et BD
Cinéma et séries
Musique
RELATIONS DE
VOYAGES AUTOUR DU
MONDE
Journal de l’explorateur
qui, entre 1768 et 1779,
découvrit l’Australie, la
Nouvelle-Calédonie et la
Nouvelle-Zélande.
J. Cook, La Découverte, 2005.
LE MONUMENT
L’auteur anglais le plus lu
au monde s’est illustré par
ses pièces historiques. Il
critique la faiblesse, la
corruption, l’ambition qui
rongent les puissants.
W. Shakespeare, Gallimard,
« La Pléiade », 2002-2008.
TEMPS DIFFICILES
Dans ce roman social,
Dickens, nourri de ses
observations à Manchester
et Preston, dénonce la
situation des ouvriers.
C. Dickens, Gallimard, « Folio
classique », 1985.
IVANHOÉ
Le premier roman
« médiéval » de l’écrivain
écossais et son plus grand
succès. On y lit la nostalgie
de l’Angleterre saxonne
avant la conquête
normande.
W. Scott, Le Livre de poche,
2011.
ROUTE DES INDES
Dans le Raj britannique
des années 1920, le
mouvement
indépendantiste grandit.
E. M. Forster, 10/18, 1988.
ENGLAND, ENGLAND
L’idée ? Recréer sur l’île de
Wight l’Angleterre chère
aux touristes, falaises de
Douvres, théâtre de
Shakespeare, mausolée de
Lady Di. Le succès est
phénoménal… Délicieux
portrait au vitriol de
l’English way of life.
J. Barnes, Gallimard, « Folio »,
2002.
LES HAUTS DE
HURLEVENT
Unique roman d’une des
trois célèbres sœurs Brontë,
inspiré par l’amour, la folie,
la vengeance, il est devenu
un classique.
E. Brontë, Archipoche, 2013.
JEU DE SOCIÉTÉ
Université, entreprise,
finance : les personnages
se débattent dans des
univers cruellement
dépeints, où l’humour
n’est là que pour masquer
leur désarroi.
D. Lodge, Rivages, 2014.
MORT SUR LE NIL
Grande voyageuse grâce à
son mari archéologue,
l’auteur de romans
policiers la plus traduite a
inventé deux archétypes
de détectives : Hercule
Poirot et la so British Miss
Marple.
A. Christie, Le Masque, 2012.
Downton
Abbey
Dans un grand domaine du
Yorkshire, lord Grantham, son
épouse américaine (choisie pour
sa fortune), leurs trois filles et la cohorte
très hiérarchisée des domestiques aux
accents régionaux marqués semblent
vivre en cercle fermé. Tous les
bouleversements du monde vont pourtant
les affecter, du naufrage du Titanic en
1912 qui prive la maison de son héritier
jusqu’aux premiers coups de main des
nazis dont est victime le fiancé de la
cadette. La Première Guerre mondiale,
l’indépendance irlandaise soutenue par
un gendre roturier, la nomination d’un
Premier ministre travailliste, la tournée
de la cantatrice australienne Nellie Melba,
le tragique passage d’un diplomate turc,
l’arrivée de Russes blancs après la
révolution, le départ d’un cousin en Inde,
le déclassement de la gentry, l’irruption
de la modernité sont autant de jalons au
long des six saisons de cette série
addictive. L’exceptionnelle qualité des
interprètes est l’un des atouts majeurs
d’une saga largement récompensée.
J. Fellowes, 2010-2015, 6 saisons.
BARRY LYNDON
Un jeune Irlandais
ambitieux s’engage dans
l’armée britannique au
xviii e siècle et finit par
épouser une aristocrate.
Pour son malheur.
Costumes et musique
inoubliables.
S. Kubrick, 1975.
INDIAN SUMMERS
La série (en cours) a pour
cadre Simla, villégiature
favorite des gouvernants et
des aristocrates
britanniques au début des
années 1930 en Inde.
P. Rutman, depuis 2015.
THE CROWN
La jeune Élisabeth II
accède au trône dans un
monde en totale
recomposition. Elle
incarne aujourd’hui un
modèle. La série, prévue
en six saisons couvrant
chacune une décennie, est
déjà un succès.
P. Morgan, S. Daldry, 2016.
LA SOLITUDE DU
COUREUR DE FOND
Emblématique du free
cinema, la nouvelle vague
britannique, innovant
dans sa bande-son. Un
jeune délinquant tente de
s’en sortir par la course. Et
revoit les étapes de sa vie.
T. Richardson, 1962.
ET AUSSI > Les Sept Piliers de la sagesse, T. E. Lawrence, Payot, 2002. > Au cœur des ténèbres,
J. Conrad, Garnier Flammarion, 2012. > Vers le phare, V. Woolf, Gallimard, « Folio classique », 1996.
96 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

Musique
Festival
Lieux
DAVID ILIFF/CC-BY-SA-3.0
LE DISCOURS
D’UN ROI
Comment gouverner, à
l’époque moderne, si on ne
sait pas s’exprimer ? Le
bégaiement de George VI
aurait pu le condamner ;
ses efforts pour en venir à
bout lui permettent, au
contraire, de devenir un
souverain efficace et aimé.
T. Hooper, 2010.
MEURTRE DANS UN
JARDIN ANGLAIS
Film inclassable,
esthétique, policier,
psychologique, historique
– nous sommes au
xvii e siècle, et une
aristocrate délaissée par
son mari engage un
jardinier d’exception pour
redessiner son jardin et
plus encore.
P. Greenaway, 1982.
MICHAEL COLLINS
Portrait d’un héraut de
l’indépendance irlandaise
(incarné par Liam Neeson)
au début du xx e siècle.
N. Jordan, 1996.
BLOODY SUNDAY
Le dimanche 30 janvier
1972, à Derry (Irlande du
Nord), une marche
pacifique pour l’égalité
tourne à l’émeute : c’est le
début de la guerre civile.
P. Greengrass, 2002.
SEX PISTOLS
Introducteurs du punk en
Grande-Bretagne, ils se
font aussi connaître par
leurs propos excessifs et
leur comportement visant
à choquer. Leur single God
Save the Queen (1977) est
aujourd’hui un objet de
collection, la maison
d’édition ayant retiré le
disque du marché après
avoir entendu les paroles…
PURCELL ET HAENDEL
Purcell, que ses
contemporains appelaient
« l’Orphée britannique »,
est connu pour sa musique
religieuse (ses pièces
d’orgue) et son opéra
Didon et Énée. Haendel,
« le plus grand » selon
Beethoven, reste le maître
du Messie. Les deux sont ici
réunis par la grâce de
Barbara Hendricks.
Endless pleasure, Arte Verum,
2007.
BEATLES VS
ROLLING STONES
Les premiers restent les
meilleurs vendeurs de
disques au monde : plus de
2 milliards pour 12 albums
et 200 chansons en une
dizaine d’années
seulement, de Please,
please me (1963) à Let It Be
(1970). Les seconds
connaissent une longévité
inouïe, drainant toujours
des foules après plus d’un
demi-siècle de scène.
À PESSAC
So British !
Pour sa 28 e édition, le Festival
international du film d’histoire, qui se
tient du 20 au 27 novembre à Pessac
(Gironde) et dont L’Histoire est partenaire,
se tourne vers nos voisins britanniques.
Une quarantaine de débats et de
rencontres feront intervenir d’éminents
spécialistes, dont plusieurs auteurs de ce
numéro : Philippe Chassaigne sur la
monarchie, Paul Dietschy sur le sport et
les public schools, Pierre Singaravélou sur
l’Inde, Olivier Julien sur la musique pop.
Côté cinéma, plus de 100 films et
documentaires sont à l’affiche, anciens
tels La Vie privée d’Henri VIII d’Alexander
Korda (1933) ou les fameux Trois Lanciers
du Bengale d’Henry Hathaway (1935) ;
d’autres récents comme Les Suffragettes de
Sarah Gavron (2015) ou L’Esprit de 45 de
Ken Loach, un long-métrage nourri
d’archives qui exalte ce moment
particulier et enthousiaste de l’immédiat
après-guerre, ou encore La Route des Indes
magnifiée par David Lean (1984).
www.cinema-histoire-pessac.com
À ÉCOUTER > UK Calling, série diffusée en juin 2017 par France Culture sur la politique britannique.
À VOIR > Le Dernier Vice-Roi des Indes, G. Chadha, 2017. > Les Tudors M. Hirst, 2007-2010.
BRITISH MUSEUM
Fondé au milieu du
xviii e siècle, il abrite l’une
des plus belles collections
au monde. Ses sections sur
l’Égypte et le Proche-
Orient notamment
illustrent les liens avec les
autres cultures.
www.britishmuseum.org
NATIONAL MARITIME
MUSEUM
Situé à Greenwich,
près de l’observatoire où
passe le méridien 0 o ,
c’est un des musées
maritimes majeurs. Cartes,
portraits de navigateurs
et reliques du Titanic
réjouissent petits et grands.
www.rmg.co.uk
/national-maritime-museum
LA TOUR DE LONDRES
Sa construction a
commencé en 1066, dès la
conquête normande, et le
bâtiment reste au cœur de
l’histoire nationale. Les
archives y ont longtemps
été entreposées et on peut
toujours y admirer les
joyaux de la Couronne.
IMPERIAL WAR
MUSEUM
Il fut créé en 1917 à
l’initiative de George V et
expose une quantité
impressionnante d’armes
ayant servi depuis la
Première Guerre mondiale.
http://www.iwm.org.uk/
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 97

A lire, voir et écouter
Bibliographie
OUVRAGES GÉNÉRAUX
F. Bédarida, La Société
anglaise, Seuil, rééd., 1990.
P. Chassaigne, La Grande-
Bretagne et le monde,
de 1815 à nos jours,
Armand Colin, rééd., 2009 ;
Histoire de l’Angleterre,
Flammarion, 2015.
B. Cottret, Histoire de
l’Angleterre, Tallandier,
2007 ; Ces reines qui ont fait
l’Angleterre, Tallandier, 2016.
J.-P. Genet, F.-J. Ruggiu
(dir.), Les idées passent-elles la
Manche ? x e -xx e siècle, PUPS,
2007.
S. Jettot, F.-J. Ruggiu,
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98 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77

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