You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
LITTÉRATURE<br />
MODE<br />
KARINE TUIL<br />
UNE VÉRITÉ INTIME<br />
La sidération face à la violence des hommes n’est pas bonne conseillère.<br />
Alors quand l’écrivaine Karine Tuil se glisse dans la tête d’une juge<br />
d’instruction antiterroriste, le lecteur se trouve en position instable.<br />
Quelle décision aurait-on pris à sa place ? Rencontre avec une des<br />
plumes majeures de la littérature française.<br />
Par Gilda Benjamin<br />
“J’ai besoin<br />
de la puissance<br />
romanesque pour<br />
décrypter le monde.”<br />
Karine Tuil ose les livres impossibles<br />
et le prouve avec 'La Décision'. Elle qui a<br />
été juriste se frotte, scalpel trempé dans<br />
l’encre, à la complexité des êtres. Sa quête<br />
absolue de vérité rejoint la nôtre. Et au<br />
bout la lumière ?<br />
<strong>Paris</strong> <strong>Match</strong>. Vous citez Virginia Woolf : « Un<br />
roman doit vous apparaître avant même de<br />
l’écrire. » Est-ce votre cas ?<br />
Karine Tuil. Un roman doit surtout vous<br />
apparaître comme impossible à écrire. Or<br />
j’aime aborder des sujets qui me résistent,<br />
ressentir une sorte de vertige devant un<br />
univers. Ce qui m’a amenée à ce livre est<br />
une réflexion plus large sur la condition<br />
humaine, l’épreuve, le mal, la violence<br />
La Décision.<br />
Karine Tuil,<br />
Gallimard<br />
mais aussi sur les moyens d’y répondre par<br />
le travail, l’amour, la sexualité, l’étude…<br />
J’ai voulu entraîner le lecteur dans la tête<br />
d’une juge face à ses dilemmes mais aussi<br />
dans son bureau, pour essayer de comprendre<br />
ce qui con<strong>du</strong>it un jeune Français<br />
à partir un jour en Syrie avec sa femme.<br />
Le quotidien d’une juge d’instruction est<br />
rythmé par les interrogatoires, je devais<br />
donc les inclure. Un livre est aussi un<br />
équilibre entre des forces en présence et<br />
mon but est toujours d’amener le lecteur<br />
vers le questionnement autant que vers<br />
le lâcher-prise.<br />
Vous soulevez des questions fortes mais<br />
ne donnez pas les réponses, comme dans<br />
'Les choses humaines' récemment adapté au<br />
cinéma par Yvan Attal.<br />
Nous vivons une époque où les gens<br />
posent volontiers des jugements assez péremptoires<br />
sur tout. Le roman peut rester<br />
l’espace <strong>du</strong> doute, de l’incertitude, voire<br />
de la confusion. L’idée de débattre après<br />
la lecture de mes livres, et notamment<br />
celui-ci, reste à mes yeux tout l’enjeu de<br />
la littérature. Souvent, nous ne débattons<br />
plus qu’à travers le prisme de l’actualité.<br />
Le roman offre cet espace <strong>du</strong> temps long<br />
et de la réflexion. J’écris pour comprendre<br />
ce qui échappe à l’entendement. J’ai été<br />
face à une très grande incompréhension<br />
quand, à l’adolescence, j’ai découvert<br />
l’histoire, les guerres et plus précisément<br />
la Shoah. J’ai d’abord tenu la souffrance à<br />
distance en optant pour un genre littéraire<br />
plutôt tragi-comique pour ensuite avoir<br />
eu besoin de me confronter au réel et aux<br />
grandes questions éthiques et politiques<br />
de ces vingt dernières années.<br />
Était-il important que le juge soit une femme ?<br />
Mon personnage était d’abord un homme<br />
mais je n’arrivais pas à trouver sa vérité<br />
intime, celle propre au personnage et à<br />
l’écrivain. Cette vérité, il a fallu qu’elle<br />
passe par l’emploi <strong>du</strong> « je » puis par une<br />
voix féminine, me permettant d’aborder<br />
son rapport à l’écriture, à la maternité,<br />
au couple, au désir, dans un quotidien<br />
marqué par la noirceur. Et je vous avoue<br />
que j’avais très envie d’écrire un grand<br />
portrait de femme. Mais à travers ce livre,<br />
j’ai aussi tenté de rester fidèle à l’intégrité<br />
professionnelle de tous ces magistrats, à<br />
leur humanité, à leur dévouement. J’ai<br />
honoré la confiance qu’ils m’ont témoignée<br />
en me racontant un quotidien douloureux.<br />
Et je pense, malgré tout, que ce livre porte<br />
en lui une forme d’espérance en l’humain.<br />
'Vérité' est-il votre mot préféré de la langue<br />
française ?<br />
C’est vrai qu’il s’était déjà beaucoup<br />
imposé pour 'Les choses humaines'. Ici,<br />
les juges d’instruction m’ont expliqué<br />
que leur métier, tel qu’inscrit dans la loi,<br />
est la manifestation de la vérité. Il me<br />
semble que c’est également le travail de<br />
l’écrivain. Il y a une phrase <strong>du</strong> philosophe<br />
Martin Buber qui me guide : « Toute vie<br />
authentique est rencontre ». Comment<br />
approcher la vérité si on ne rencontre pas<br />
les gens ?<br />
PARIS MATCH DU <strong>10</strong> AU 16 MARS 20<strong>22</strong><br />
12