L’espace des mouvements sociaux - Lilian Mathieu
Le concept d’espace des mouvements sociaux désigne l’univers de pratique et de sens, relativement autonome à l’intérieur du monde social, au sein duquel les mobilisations protestataires sont unies par des relations d’interdépendance
Le concept d’espace des mouvements sociaux désigne l’univers de pratique et de sens, relativement autonome à l’intérieur du monde social, au sein duquel les mobilisations protestataires sont unies par des relations d’interdépendance
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Lilian MATHIEU 141
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 14/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 189.141.243.99)
quitter les organisations gauchistes pour reconvertir leurs savoir-faire dans une
multiplicité de causes qui, en dépit de leur diversité, partageaient un certain
nombre de points communs, comme une focalisation sur les « marges » (immigrés,
prisonniers, malades mentaux…) et la défense d’identités minoritaires
(régionalisme, féminisme, homosexualité…). Cette floraison, on le sait, a fait
l’objet d’un grand nombre d’analyses, dont certaines, regroupées sous l’appellation
de « paradigme identitaire » 30 , ont mis l’accent sur leur nouveauté et leur
focalisation sur des enjeux « postmatérialistes », ainsi que sur leur recrutement
privilégié au sein de la « petite bourgeoisie nouvelle ».
Cette première autonomisation de l’espace des mouvements sociaux n’est certes
pas complète. Les représentations et schèmes de perception de nombre de militants
restent fortement imprégnés de références marxisantes issues de leur passage par les
organisations « révolutionnaires » ou de leur proximité avec elles 31 . Surtout, la
méfiance à l’égard de l’État 32 qui marque nombre de mouvements des années 1970
s’estompe à mesure que le Parti socialiste parvient à se poser, à l’intérieur du champ
politique, comme le « relais naturel » des revendications des mouvements sociaux,
dont il a par ailleurs entrepris de recruter nombre de militants (au niveau local
principalement). Resituée dans la logique de compétition qui l’oppose alors au
PCF, la nouvelle position du PS, et l’attestation de sa capacité à représenter une
alternative politique crédible, entraînent un alignement des anticipations des acteurs
de l’espace des mouvements sociaux sur le calendrier électoral – celui des législatives
de 1978 puis de la présidentielle de 1981. Cette emprise croissante du champ
politique partisan sur les calculs et les anticipations des mouvements sociaux
s’accentue après la victoire de F. Mitterrand qui, sous le double coup de la satisfaction
(au moins partielle) d’un certain nombre de revendications et d’un transfert de
plusieurs responsables associatifs vers les cabinets ministériels du nouveau gouvernement
socialiste, provoque une déflation de l’activité contestataire 33 .
30. Cf. Cohen (J. L.), « Strategy or Identity: New Theoretical Paradigms and Contemporary Social
Movements », Social Research, 52 (4), 1985. Cette approche est principalement représentée en France par
les travaux d’Alain Touraine (spécialement La voix et le regard, Paris, Le Seuil, 1978) et de son équipe.
31. Ce que montre la récurrence des interrogations des militants de l’époque sur le « potentiel
révolutionnaire » des « révoltes » des « marges », telles celles des sans-papiers ou des prostituées ; cf.
Siméant (J.), La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, et Mathieu (L.), Mobilisations de
prostituées, Paris, Belin, 2001.
32. Et plus précisément à l’égard de ses velléités supposées de « contrôle social » et de ses instruments
« répressifs » tels que la règle de droit ; cf. Spanou (C.), « Le droit instrument de la contestation sociale ?
Les nouveaux mouvements sociaux face au droit », in Lochak (D.), dir., Les usages sociaux du droit, Paris,
PUF-CURAPP, 1989.
33. Le mouvement contre la double peine offre une illustration de ce processus : l’entrée de plusieurs responsables
associatifs (du GISTI et du Syndicat de la magistrature, notamment) dans les cabinets ministériels
fonde de nouvelles allégeances, et entrave l’expression de critiques à l’égard de la réforme législative
d’octobre 1981 sur l’entrée et le séjour des étrangers en France, qui ne répond pourtant que partiellement
aux attentes du mouvement pro-immigrés ; cf. Mathieu (L.), La double peine. Histoire d’une lutte inachevée,
Paris, La Dispute, 2006, chap. 3.
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