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2024_04_26_Géopolitique_CR-2

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Migrations, diasporas, démographie en Méditerranée<br />

Intervenants :<br />

Bernard Heyberger, historien, Orient méditerranéen XVI e -XIX e s., directeur d'études émérite,<br />

EHESS, EPHE<br />

Hervé Le Bras, démographe Directeur d’études, EHESS<br />

François Héran, sociologue, anthropologue et démographe, Professeur au Collège de France<br />

Coordination<br />

Valentine Zuber, directrice d’études, École Pratique des Hautes Études, titulaire de la chaire<br />

de « Religions et relations internationales » ; Co-responsable du séminaire de recherche<br />

Dialogues méditerranéen sur le religieux du Collège des Bernardins<br />

_____________<br />

INTRODUCTION<br />

Valentine Zuber<br />

Dans le cadre du séminaire « Géopolitique des religions en Méditerranée », nous nous<br />

attacherons à décrire les mouvements de population divers qui se sont déployés dans le bassin<br />

méditerranéen de l’époque moderne jusqu’à nos jours.<br />

En effet, la Méditerranée, sur les rives de laquelle de nombreuses civilisations se sont épanouies<br />

durant des siècles, a d’abord été un espace de rencontres entre les peuples, qu’elles soient<br />

conflictuelles ou tout simplement commerciales. L’expansion militaire et la colonisation des<br />

espaces plus lointains ont généralement accompagné l’effort missionnaire des différentes<br />

traditions religieuses qui y ont pris naissance : on songe ici à la création progressive de nouvelles<br />

cités grecques au-delà du seul espace hellénique qui généralise alors le polythéisme grec à tous<br />

les espaces colonisés, mais aussi à l’impérialisme romain qui ira jusqu’à englober tout le bassin<br />

méditerranéen sous son autorité, faisant de la Méditerranée une simple mer intérieure (Mare<br />

nostrum). Le pluralisme religieux y sera longtemps prudemment préservé, abrité et unifié par une<br />

même et unique religion civile surplombante de la ville et de l’empereur, a permis de fonder une<br />

citoyenneté partagée sur les vastes espaces conquis.<br />

Cette unification politique et religieuse se verra par la suite contestée, à la fois par les rivalités<br />

politiques et les querelles théologiques qui apparaissent à l’époque chrétienne (Empires romains<br />

d’Orient et Empire romain d’Occident). Avec l’empereur Théodose, le pluralisme religieux a été<br />

sévèrement combattu et la religion civile romaine remplacée par l’imposition du christianisme à<br />

tous les citoyens et peuples de l’empire.<br />

Au Moyen Age, suivra l’expansion guerrière musulmane qui aura pour résultat la conversion de<br />

blocs entiers de population, essentiellement cependant sur la rive sud de la Méditerranée, mais<br />

parfois au-delà. La nouvelle configuration politico-religieuse aboutira à cette césure fondamentale<br />

entre une rive nord essentiellement chrétienne et une rive sud arabo-musulmane, qui perdure<br />

jusqu’à nos jours.<br />

Collège des Bernardins - 20 rue de Poissy - 75005 Paris<br />

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Elle explique la conflictualité antagoniste prenant une forme de conflit de civilisation à base<br />

religieuse. Elle a connu des épisodes d’expansion ou de retrait (côté musulman : arrêt des<br />

troupes sarrasines à Poitiers en 732, échec du siège de Vienne en 1683, côté chrétien : les<br />

différentes croisades en Terre sainte (XI e -XIII e siècles), la Reconquista espagnole qui aboutit à la<br />

fin du royaume musulman de Grenade en 1492…).<br />

Ces guerres n’ont cependant jamais vraiment empêché la continuité des échanges entre les<br />

différents espaces. Ceux-ci ont pris la forme de transfert de populations, mais aussi de relations<br />

commerciales qui ont fait la fortune de certains ports méditerranéens (dont les plus célèbres sont<br />

la cité État de Venise, ou Constantinople). Une sorte d’équilibre géopolitique s’est ainsi constitué<br />

permettant de substituer aux conflits armés des relations plus pacifiques prenant une forme<br />

essentiellement diplomatique et pacifiant des relations commerciales particulièrement<br />

fructueuses.<br />

A l’époque contemporaine, l’expansion coloniale des pays occidentaux a profondément bousculé<br />

l’espace géopolitique méditerranéen. Avec la mainmise européenne (politique militaire,<br />

économique) sur de vastes espaces relevant de l’Empire Ottoman, un nouveau cycle de conflits<br />

(entre le nord et le sud, mais aussi entre les colonisateurs eux-mêmes) a bouleversé les équilibres<br />

géopolitiques antérieurs. Ceux-ci prennent évidemment racine dans l’histoire brièvement<br />

résumée ici, mais relèvent tout autant dans des dynamiques démographiques et migratoires<br />

qu’elles ont contribué à engendrer. Le facteur religieux n’y est peut-être plus aussi intense que<br />

jadis, mais colore cependant les relations entretenues entre les différents espaces<br />

méditerranéens. Au début du XX e siècle, l’effondrement politique de l’Empire ottoman, qui avait<br />

permis de protéger d’une certaine manière les droits personnels des minorités religieuses non<br />

musulmanes le plus souvent résiduelles, a réenclenché des mouvements de migrations<br />

ethnoreligieuses à travers le bassin méditerranéen (comme l’émigration juive en Palestine qui<br />

s’est accélérée après la seconde guerre mondiale et la création de l’État d’Israël, ou celle,<br />

continue à fur et à mesure des durcissements politiques locaux, des communautés chrétiennes<br />

d’Orient vers Europe…). Enfin, la Méditerranée est actuellement traversée par de nombreux<br />

mouvements migratoires, de nature politiques ou économiques, qui convergent vers l’Europe<br />

depuis le sud de la Méditerranée, avec les drames humains que l’on connait quotidiennement.<br />

Ce séminaire tentera donc de faire le point sur les dynamiques démographiques et migratoires<br />

récentes ou présentes qui affectent toujours actuellement le bassin méditerranéen, en particulier<br />

lorsqu’elles sont tout ou parties motivées par le religieux. Un intérêt particulier sera enfin porté au<br />

phénomène de constitution de nombreuses diasporas hors de leur terreau d’origine, qui constitue<br />

l’une des spécificités de la modernité, à travers la pluralisation des espaces politiques modernes<br />

et la massification des échanges et des communications.<br />

LA MÉDITERRANÉE ENTRE AFRIQUE ET EUROPE : MIGRATIONS OBSERVÉES,<br />

<strong>CR</strong>AINTES, PROJETÉES<br />

Hervé Le Bras<br />

Il existe des caractères communs à la démographie des pays méditerranéens par rapport à leur<br />

arrière-pays continental, Europe et Afrique. En revanche, à part la traversée périlleuse de la<br />

Méditerranée, les origines des migrants varient beaucoup d’un pays à l’autre car elles reflètent leur<br />

passé, notamment colonial.<br />

Fécondité, activité féminine<br />

Les pays du sud de l’Europe ont en commun une faible fécondité, entre 1,25 et 1,35 enfant par<br />

femme, un âge élevé à la maternité et un taux d’activité féminine plus faible qu’au nord. Cela parait<br />

paradoxal : dans un pays donné, plus la fécondité est faible, plus l’âge moyen à l’ensemble des<br />

maternités devrait être faible puisqu’il manque des naissances de rang élevé. D’autre part, dans un<br />

pays donné, les femmes « au foyer » ont en moyenne plus d’enfants, donc les taux d’activité plus<br />

faibles devraient être en rapport avec une fécondité plus élevée. Pour ajouter au paradoxe, la famille<br />

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a un rôle social plus important au sud de l’Europe qu’au centre et au nord, par exemple dans la<br />

recherche d’un premier emploi ou dans le soutien financier des parents à leurs enfants. La solution<br />

du paradoxe est assez simple : les femmes du sud de l’Europe veulent l’égalité, particulièrement<br />

l’égalité au travail à commencer par simplement un travail. Or, si elles commencent à fonder une<br />

famille, elles trouveront difficilement un travail, la pression familiale ne les aidant pas et même les<br />

poussant dans le rôle maternel. Elles retardent donc la conception du premier enfant jusqu’à ce<br />

qu’elles aient obtenu un emploi assez stable ou sa promesse assez certaine.<br />

Similairement, les pays du nord de l’Afrique ont une fécondité beaucoup plus faible que ceux du<br />

Sahel du golfe de Guinée et de l’Afrique centrale. La situation des femmes en est ici aussi la cause.<br />

Plus éduquées au nord et ayant un niveau de vie plus élevée, elles peuvent plus facilement limiter<br />

le nombre de leurs maternités.<br />

Migrations méditerranéennes<br />

La composition de l’immigration a peu de points communs de l’Ouest à l’Est de la Méditerranée et<br />

de même celle des demandeurs d’asile. Il faut donc procéder à une énumération. Commençons par<br />

l’Espagne. Les principales nationalités étrangères y sont dans l’ordre : Maroc (1,05 million),<br />

Colombie (0,72), Roumanie (0,54), Venezuela (0,52), Argentine (0,37). Passons à la France où dans<br />

l’ordre, les pays d’origine des immigrés sont : Algérie (0,85), Maroc (0,81), Portugal (0,61), Tunisie<br />

(0,30), Italie (0,29). L’Italie ensuite : Roumanie (1,08), Albanie (0,42), Maroc (0,42), Chine (0,31),<br />

Ukraine (0,24). La Grèce : Albanie (0,48), Bulgarie (0,076), Roumanie (0,<strong>04</strong>7), Pakistan (0,034),<br />

Géorgie (0,027). Deux autres pays méditerranéens plus modestes ont aussi une structure<br />

d’immigration différente, la Croatie et la Slovénie : pour la première, viennent en tête les Ukrainiens<br />

(9 600 personnes), les Bosniaques (5 700) et les Serbes (1700). Pour la seconde, les deux seules<br />

origines étrangères importantes sont la Bosnie (11 400) et l’Ukraine (6 200).<br />

Interviennent donc le passé colonial, la langue, la proximité géographique, la temporalité des<br />

migrations, notamment le retard pris par les pays des Balkans dans l’émigration.<br />

Les demandes d’asile qui sont soigneusement consignées par Eurostat sont encore plus diverses<br />

non seulement par pays, mais année après année parce que les demandeurs d’asile suivent<br />

attentivement les possibilités offertes dans chaque pays et leur évolution. En France les Albanais<br />

qui ont culminé à 11 400 demandes en 2017 sont retombés à 2 650 en 2023. En Italie aux mêmes<br />

dates, ils ont au contraire augmenté de 460 à 1 480. Les différences de destination des demandeurs<br />

d’un pays donné sont énormes. En 2023, les Turcs ont par exemple déposé 55 demandes en Italie,<br />

9795 en France, 55 en Espagne, 2 650 en Grèce, 170 en Croatie. La même année, on recense 60<br />

demandes d’asile d’Égyptiens en Espagne et 18 175 en Italie (850 en France, 2 160 en Grèce).<br />

MOBILITÉS ET MIGRATIONS ENTRE L'EMPIRE OTTOMAN ET L'EUROPE OCCIDENTALE,<br />

XVIE - XVIIIE SIÈCLE<br />

Bernard Heyberger<br />

L’historiographie de la Méditerranée à l’époque moderne oscille entre une insistance sur l’unité<br />

géographique et humaine de la mer intérieure, ou au contraire sur les différences et les<br />

affrontements entre les deux rives. Depuis quelques années, elle insiste de nouveau sur les<br />

échanges, les interactions et les connections. Dans une démarche de « micro-histoire à l’échelle<br />

globale », elle s’attache davantage à diversifier les espaces et les échelles pertinents d’observation,<br />

plutôt qu’à tenter une approche englobante de la Méditerranée. C’est en suivant des individus ou<br />

des groupes restreints se déplaçant ou agissant successivement dans des contextes différents que<br />

les historiens tentent de saisir les interactions entre des acteurs appartenant à des communautés<br />

politiques, religieuses et juridiques différentes, qui peuvent tirer profit des situations de paix aussi<br />

bien que de conflit.<br />

Parmi ces individus mobiles, les chrétiens sujets ottomans ont émergé ces dernières années. Le<br />

nombre de ceux qui ont voyagé en Europe occidentale, voire s’y sont définitivement installés,<br />

représente quelques milliers pour le XVIIe et XVIIIe siècle. Comme pour d’autres migrants, il faut<br />

tenter de les saisir avant leur départ pour comprendre la stratégie qu’ils suivent et les compétences<br />

qu’ils mettent en œuvre pendant leurs déplacements. Dans leur situation de départ, ces individus<br />

appartiennent à des communautés qui présentent une structure diasporique : la dispersion,<br />

l’hétérogénéité, leur confèrent déjà une expérience en matière de mobilité et d’échanges à distance.<br />

D’autre part, vivant dans un système politique et social conçu en dehors d’eux, dans le cadre du<br />

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droit islamique, ils ont acquis un savoir-faire en matière de pluralisme confessionnel et institutionnel,<br />

qui va faciliter leur intégration dans des réseaux confessionnels, essentiellement catholiques. Ceuxci<br />

sont parfois aussi des réseaux académiques ou savants, et des réseaux marchands<br />

méditerranéens.<br />

Ils partent rarement à l’aventure, mais avec des lettres de recommandation obtenues auprès des<br />

« Francs », essentiellement des missionnaires catholiques installés au Levant. A leur arrivée en<br />

Europe, ils s’appuient sur des réseaux de connaissances et de parentèle, pour l’hébergement, le<br />

déplacement, et le recueil des précieuses informations nécessaires à la réussite de leur voyage ou<br />

de leur éventuelle carrière. Ils arguent généralement du fait qu’ils sont victimes de persécutions<br />

religieuses pour légitimer leur démarche, contribuant ainsi à entretenir la conflictualité entre<br />

« Chrétienté » et « Islam ». Leur grand nombre provoque des réactions de sauvegarde des États,<br />

avec des mesures de contrôle et de répression à leur égard, qui se mettent en place<br />

progressivement. L’espace méditerranéen s’avère un champ précoce d’expérience des systèmes<br />

de régulation de l’itinérance et de contrôle des gens de passage, à travers des procédures de<br />

contrôle sanitaire (lazarets) et d’identification des personnes (passeports, patentes, sauf-conduits).<br />

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