BROCHURE SAISON 2010 11 - Théâtre Gérard Philipe
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PAROLE DONNÉE /<br />
Sophie Wahnich, historienne, directrice de recherche au CNRS<br />
En 1944, le Conseil National de la Résistance appelle à « la possibilité d’une vie<br />
pleinement humaine » pour « chaque travailleur », il réclame aussi «la possibilité<br />
effective pour tous les enfants français d’accéder à la culture la plus développée ».<br />
En <strong>2010</strong>, les hommes politiques ne promettent pas tant la vie humaine que la survie,<br />
face aux virus, au terrorisme, à la crise. Quant à la culture la plus développée<br />
comme bien de tous, la notion même semble devenue impraticable. Nul ne sait plus ce<br />
qu’elle est, tant l’idée de démocratisation culturelle est devenue confuse,<br />
attaquée de toute part.<br />
L’art serait gâté en étant offert à la masse. C’était Mallarmé qui parlait en 1862,<br />
affirmant une antinomie irréductible entre l’art et la démocratie, car comment<br />
offrir à la foule ce qui ressort du sacré sans le profaner ? Pourquoi développer<br />
l’art, si peu sont capables de l’apprécier ? Tiens, la foule.<br />
Mais c’est pourtant aussi au nom de la foule qu’il faudrait satisfaire que<br />
des financements sont aujourd’hui refusés pour des créations contemporaines.<br />
La démocratisation culturelle servirait moins à les soutenir qu’à les brider.<br />
Du point de vue des financeurs, la culture démocratisée devrait être « accessible » :<br />
c’est-à-dire en fait facile, sans énigme, pour pouvoir atteindre le plus grand<br />
nombre, et qu’en conséquence un certain nombre de pratiques théâtrales ou<br />
musicales ou littéraires, qualifiées d’élitistes ne devraient plus bénéficier<br />
d’aides publiques à la création.<br />
Quant à l’argument sociologique, il se retourne comme un gant quand les mêmes<br />
affirment que la démocratisation culturelle est un échec puisqu’elle n’est qu’une<br />
manière pour les upper-middle classes de se faire exonérer de leurs dépenses<br />
culturelles. Les plus défavorisés socialement et économiquement n’auraient pas<br />
fait évoluer leur consommation culturelle.<br />
Ainsi, le public n’existe plus, mais les publics sont plus que jamais compartimentés,<br />
assignés à résidence. La culture n’est pas là pour déplacer l’ordre des places dans<br />
la cité mais bien pour désigner à chacun la place qu’il occupe.<br />
Ceux mêmes qui ne veulent plus faire le pari de l’art pour tous ont imposé cette<br />
année un débat sur l’identité nationale au nom de « la nécessité de réparer<br />
une nation fissurée ». Au lieu de questionner politiquement ces fissures, ils ont<br />
proposé de bons et de mauvais objets d’identification. Tiens, « identification ».<br />
La philosophie classique a critiqué les illusions du théâtre. Voir, regarder, c’était<br />
selon Platon être abusé, adopter de fausses identifications en lieu et place d’une<br />
recherche de la vérité. Tiens, « identification ». Platon, comme Mallarmé, n’aimait<br />
pas la foule.<br />
C’est pourtant en foule que les Grecs d’Athènes se rendaient au théâtre pour<br />
entendre Eschyle, Sophocle, Euripide. En foule, et donc selon Freud, dans<br />
ce sentiment étrange de l’identification collective à la même imago, le même<br />
imaginaire représenté sur la scène par les plus grands poètes de leur temps.<br />
On y allait, n’en déplaise à Mallarmé, religieusement, puisque les représentations<br />
théâtrales étaient des fêtes sacrées en l’honneur de Dyonisos.<br />
Certains de se gausser alors d’un public captif. Mais un public bigarré de 17000<br />
à 30000 personnes, avec des riches et des pauvres (leur droit d’entrée était pris<br />
en charge par la cité), avec des étrangers autorisés à accéder au théâtre, avec des<br />
esclaves accompagnant leurs maîtres, avec parfois même des femmes qui sortaient<br />
du gynécée, ce n’était pas seulement de la captivité, mais la possibilité d’assister<br />
à un événement captivant dans le désordre des corps et des places assignées.<br />
Or qu’est-ce qui s’y raconte ? La cité divisée. Car la cité démocratique n’est pas<br />
seulement fissurée mais divisée entre riches et pauvres, citoyens et étrangers,<br />
entre hommes et femmes, divisée également d’opinion. La trame des pièces est<br />
mythique, les récits sont déjà connus. Seules les variations dans ces récits<br />
fabriquent la surprise du spectacle. Mais ces récits permettent d’évoquer la vie<br />
athénienne, ses difficultés sociales, sa complexité politique et ses espoirs.<br />
Selon Aristote, la tragédie a une fonction de catharsis des passions.<br />
C’est-à-dire que les sentiments violents, vécus, incorporés, trouvent dans ces<br />
très grands textes des mots pour être dits, des formes pour être vues.<br />
Le théâtre transforme l’émotion en pensée. Une pensée à la fois vécue par chacun<br />
d’une manière singulière lors du spectacle, mais une pensée mise en partage pour<br />
l’ensemble des spectateurs qui pourront ensuite en débattre ailleurs, sous<br />
une forme métabolisée. Ces pièces réputées exigeantes produisaient un langage<br />
commun non seulement des raisons mais des passions, par l’identification sensible.<br />
Regarder, c’est alors connaître, être au spectacle c’est agir, apprendre c’est<br />
être séduit. En installant la cité dans le mythe, on pouvait mieux dire la densité<br />
des émotions qui se déploient dans la cité : envie, amour, jalousie, admiration,<br />
déception, etc. Était-ce pour solder les divisions et in fine remettre chacun<br />
à sa place ? Personne n’est venu nous le prouver. Mais on peut faire une autre<br />
hypothèse. C’est parce que la cité reconnaissait et assumait pour une part<br />
sa division sociale et politique, qu’elle savait les dangers de la guerre civile,<br />
qu’elle la conjurait par de multiples institutions dont le théâtre,<br />
mais pas seulement le théâtre.<br />
Ainsi à Athènes au V e<br />
siècle, il n’y a pas de centre et de banlieue mais une ville,<br />
une côte maritime et une campagne. Ce ne sont pas les mêmes personnes qui y vivent,<br />
mais partout il y a des gens du peuple et des gens de lignage aristocratique.<br />
Or, chaque division administrative de citoyens ou « tribu » est constituée<br />
des habitants d’une portion de campagne, d’une portion de ville, d’une portion<br />
de côtes. C’est au sein de cette tribu que sont tirés au sort les 500 bouleutes<br />
qui préparent les projets de loi. Aucune qualification n’est alors requise.<br />
À l’Ecclesia, espace de débats sur les affaires de la cité, ouvert à tous, on amende<br />
et vote les lois. Ici chacun sait que le vote est à la fois l’expression du pouvoir<br />
souverain démocratique et le ferment de la division, de la guerre civile, du sang qui<br />
peut couler. Un vote investi de tout son caractère redoutable, un danger qui rôde<br />
plus qu’un facteur de pacification. Un danger incontournable, comme le théâtre<br />
lui-même et ses émotions vécues. Vous parliez de public captif ? De foules<br />
ignorantes ? D’identifications aliénantes ?<br />
Je parlerais volontiers d’humanisation par la raison sensible, de démocratie<br />
à l’oeuvre, d’apogée de l’exigence créatrice. Il s’agit bien de relancer les dés<br />
de l’universel démocratique, non de colmater des fissures.<br />
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