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BROCHURE SAISON 2010 11 - Théâtre Gérard Philipe

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PAROLE DONNÉE / Judith Revel et Toni Negri<br />

Les Italiens ont longtemps eu un joli mot pour désigner l’endroit où travaillaient les<br />

peintres : la bottega. La bottega, c’était tout à la fois la boutique, l’atelier, le<br />

laboratoire, le lieu de toutes les expérimentations – et c’était un lieu collectif, où se<br />

croisaient, en cohabitant et en collaborant ensemble, les maestri et leurs disciples, les<br />

apprentis, les visiteurs, les commanditaires, les enfants du voisinage et les chiens de<br />

la maisonnée. La bottega, c’est en réalité ce qui, jusqu’aux premières lueurs de la<br />

modernité, a continué à apparenter les artisans et les artistes : l’idée que rien<br />

n’existe dans l’art qui ne soit produit par un savant mélange de manualité et<br />

d’inspiration, d’expérience acquise et d’expérimentation risquée ; qu’il n’existe pas<br />

d’invention qui ne soit avant toute chose travail sur la matière, et que c’est<br />

précisément dans cette matérialité-là que s’ancrent tous les imaginaires et toutes les<br />

inventions ; et surtout, que l’expérience artistique est très souvent une expérience de<br />

partage, une circulation – des corps, des histoires, des âges et des expériences, des<br />

gestes et des langages, des savoirs et des tentatives –, bref : une histoire de commun.<br />

Depuis, la bottega a cédé la place aux ateliers ; l’expérimentation collective s’est<br />

faite de plus en plus individuelle et biographique, comme si, à la singularité d’une<br />

oeuvre, devait nécessairement correspondre celle d’une personne à l’exclusion de<br />

toutes les autres ; et on a substitué à la création – cet artisanat qui trouvait ses<br />

marques dans un espace qui tenait à la fois du négoce et du champ de bataille, où les<br />

règles s’inventaient en même temps que les gestes qui leur étaient soumis, et où chacun<br />

pouvait immédiatement voir, toucher, sentir – la figure plus élégante de la culture.<br />

Cette minuscule histoire de la disparition d’un mot comme celui de bottega<br />

permet peut-être aujourd’hui de réfléchir un peu à ce qui est arrivé au monde de<br />

la création.<br />

On a voulu nous faire croire qu’il fallait défendre l’art des trivialités qui le<br />

menaçaient : surtout, ne jamais parler des cuisines, des recettes, des processus de<br />

fabrication d’une oeuvre d’art ; ne pas mentionner les essais, les ratés, la sueur et,<br />

bien souvent, la joie ; ne pas parler d’argent (on le sait, les artistes sont au-dessus<br />

de cela) ; isoler l’artiste dans sa sphère de cristal, le faire sentir un autre, et faire<br />

en sorte aussi, dans un jeu de miroir pervers, que le public se sente lui-même étranger<br />

à l’univers de l’art ; mais en même temps proclamer partout la volonté de démocratiser<br />

l’art, de l’abaisser au niveau des yeux trop pâles du commun des mortels ; remplacer le<br />

mot art par le mot culture, le redécorer en fonction des concepts qui comptent<br />

désormais : tendance, mood, esthétique, choc, audience, succès ; et, pour finir d’être<br />

cohérent avec soi-même, dire aussi que rien ne doit lier l’artiste aux vulgarités<br />

bassement matérielles de la politique, et que tout doit au contraire contribuer à<br />

préserver son indépendance à l’égard des aléas de la vie réelle – couper les fonds<br />

publics, présenter ce désengagement de l’État comme un hommage à la liberté des<br />

hommes et des femmes qui « travaillent pour la culture », vanter la générosité de ce<br />

retrait, le travestir sous des airs de de componction et de respect.<br />

Aujourd’hui, il faudrait donc avoir abandonné l’art pour donner dans la culture,<br />

accepter ce destin de solitude et d’individualisation qui nous assure d’être<br />

réellement considérés comme des artistes ; ne pas manger, ne pas boire, ne pas dormir,<br />

ne pas travailler, ne pas avoir besoin d’argent pour inventer des projets – on le sait,<br />

les « cultureux » sont des êtres exceptionnels : la vie matérielle est si loin de leur<br />

monde intérieur… – ; et, parallèlement à cela, il faudrait cependant faire de<br />

la vulgarisation le mètre de sa propre activité, non seulement en rivalisant avec<br />

la culture télévisée, mais en en empruntant le langage, les couleurs et la (faible)<br />

saveur. Il faudrait remercier l’État d’avoir abandonné ce qui représentait pourtant<br />

la fabrique inventive et foisonnante d’horizons et d’imaginaires sociaux, de<br />

représentations et de langages ; il faudrait saluer ce geste si noble qui consiste à<br />

remettre dans les mains du privé et de sa concurrence ce qui ne saurait être dépendant<br />

d’un pouvoir public – et que l’on n’hésite pas, du même coup, à faire rentrer dans la<br />

grande arène des nouvelles cultures en lice pour s’approprier le « temps de cerveau<br />

disponible » si cher à certains.<br />

Nous ne sommes pas d’accord. Nous ne voulons pas faire de la culture comme<br />

on fait « du social », « de la sécurité » ou « de l’éducatif ». Et d’ailleurs, nous ne<br />

voulons pas non plus faire « du social », « de la sécurité » ou « de l’éducatif ». Nous<br />

voulons apprendre et faire apprendre, donner envie, faire rêver et réfléchir, ouvrir<br />

les fenêtres, rendre le monde plus complexe, offrir les mondes les plus pointus, les<br />

plus étranges, les plus nouveaux, les plus émouvants, au plus grand nombre. Le théâtre,<br />

c’est de l’art. Nous ne voulons pas le vulgariser, nous voulons le divulguer. Nous ne<br />

voulons pas nier la matérialité des processus créatifs, nous voulons au contraire en<br />

ouvrir tout grand les portes et montrer à tous là où s’invente et s’expérimente la<br />

nouveauté. Nous voulons à nouveau des botteghe : des lieux ouverts où tous pourraient<br />

entrer, où les gestes artistiques seraient visibles de tous, où l’élaboration serait à<br />

nouveau collective, où il s’agirait à la fois d’apprentissage, de partage, d’invention<br />

et de production, de circulation et d’échange.<br />

Nous voulons que l’État permette financièrement ces lieux de liberté : non pas que le<br />

théâtre doive devenir pour cela un théâtre d’État, servant ainsi les objectifs et les<br />

discours d’un gouvernement, mais au contraire parce que c’est à l’État de financer<br />

l’indépendance de ce qui ne lui appartient pas, parce que c’est en cela que réside le<br />

fonctionnement de la démocratie ; nous voulons que l’État soit la condition de<br />

possibilité de ce qui a pour destin de lui échapper, parce que l’invention des hommes<br />

est – comme le soleil et comme l’air, comme les océans et comme notre histoire –<br />

patrimoine commun. Nous demandons au public de garantir la production du commun.<br />

C’est au nom de ce commun qu’il faut exiger le financement public de la création ;<br />

c’est parce que l’art est un processus d’innovation du réel qui est de tous que nous<br />

sommes en droit de demander le financement et la permanence des conditions<br />

matérielles du travail de la création ; c’est parce que nous avons tous droit à ouvrir<br />

les portes de la bottega de l’artiste que nous demandons à l’État de permettre la<br />

redistribution générale de la production artistique ; c’est parce que le commun<br />

n’appartient à personne – pas même à l’État –, et que l’art est ressource commune,<br />

que nous demandons la garantie de son accessibilité pour tous.<br />

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