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BROCHURE SAISON 2010 11 - Théâtre Gérard Philipe

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PAROLE DONNÉE / Anne Quentin,<br />

journaliste, spécialisée dans les politiques culturelles<br />

POURQUOI LA DESTRUCTION DU SERVICE PUBLIC<br />

DE L'ART ET DE LA CULTURE SE FAIT-ELLE<br />

DANS UN SILENCE GÉNÉRAL ?<br />

Et pourquoi cette question que je n’attendais plus ? Qu’ai-je à dire, moi qui n’ai<br />

défendu ni le service public de la poste, ni le service public de la santé, ni même celui<br />

de l’éducation, tout autant assaillis. J’y crois pourtant aux valeurs d’égalité<br />

d’accès, d’humanité, de solidarité contre la domination, le marché, la libre<br />

concurrence, le fric pour le fric. Mais quand on attaque « mon » service public, alors<br />

là… J’ai signé tous les appels et même l’Appel des appels ! J’ai manifesté, en mars et<br />

en mai. Nous étions une poignée, remontant les avenues parisiennes, tel un convoi<br />

mortuaire muet comptant ses absents, déjà défaits devant des passants indifférents.<br />

J’y crois aux vertus de l’esprit, de l’imaginaire, contre la « realpolitik », la libérale<br />

liberté, l’uniformité, l’ordre imposé, la performativité. J’y crois encore à<br />

« l’impossible absence » des lieux d’art avec qui j’ai grandi, qui m’ont construite.<br />

Et pourtant, et voilà. Hugo, Zola, Malraux ne sont plus là. Pas une voix forte ne<br />

s’élève. Et alors que j’accepte l’invitation qui m’est faite de m’interroger sur ce<br />

silence assourdissant, je rumine, je ratiocine. Colère.<br />

Je voudrais comprendre l’indifférence médiatique, cette communauté à laquelle<br />

j’appartiens. Je ne veux plus entendre les vertus du tourisme culturel et de<br />

l’attractivité de l’art pour le monde de l’entreprise. Je ne veux plus subir les cris<br />

outragés de ceux qui hurlent quand les moyens manquent, seulement quand les moyens<br />

manquent. Je ne veux pas oublier que l’Éducation populaire a été immolée sur le<br />

bûcher des vanités créatrices. Et je me demande à quelle communauté en appeler,<br />

quand en notre propre sein, l’individualisme et le corporatisme dominent. Bien sûr,<br />

pas partout, pas toujours. Et puis, dans notre vaisseau sinistré, nous ne sommes pas<br />

seuls. Soumis que nous sommes, comme tous les services publics à des « évolutions »<br />

aberrantes qui conjuguent objectifs et performance, moyens et fréquentation. Vieille<br />

antienne capitaliste. Un monde où les valeurs d’intérêt général fondent aussi vite<br />

que la calotte glaciaire. Un monde mondialisé, globalisé, où les flux économiques<br />

virtuels ont assassiné le travail, où les masses ont remplacé les individus, où la<br />

consommation a dissout l’expérience et le singulier. Où la valse des centaines de<br />

milliards perdus, empruntés, prêtés au marché tient lieu de pouls politique. Un monde<br />

en crise, désenchanté, auquel je ne comprends rien.<br />

Comment ne pas mourir de cette vérité-là ? Quelles sont ma place et ma part dans ce<br />

commun, dans ce « partage du sensible » défini par Jacques Rancière ? Je veux être à<br />

l’endroit de l’art, cette position dont le même Rancière – philosophe à la pensée<br />

souvent trop simplifiée –, disait : « Certains souhaitent que l’art inscrive sous une<br />

forme indélébile la mémoire des horreurs du siècle. D’autres veulent qu’il aide les<br />

hommes d’aujourd’hui à se comprendre dans la diversité de leurs cultures. D’autres<br />

encore nous expliquent que l’art aujourd’hui produit – ou doit produire – non plus<br />

des oeuvres pour des amateurs mais des nouvelles formes de relations sociales pour<br />

tous. Mais l’art ne travaille pas pour rendre les contemporains responsables à<br />

l’égard du passé ou pour construire des rapports meilleurs entre les différentes<br />

communautés. Il est un exercice de cette responsabilité ou de cette construction. (…)<br />

Il ne se dissout pas en relations sociales. Il construit des formes effectives de<br />

communauté : des communautés entre objets et images, entre visages et paroles, qui<br />

tissent des rapports entre des passés et un présent, entre des espaces lointains et<br />

un lieu d’exposition. Ces communautés n’assemblent qu’au prix de séparer, ne<br />

rapprochent qu’au prix de créer de la distance. Mais séparer, créer de la distance,<br />

c’est aussi mettre les mots et les images dans une communauté plus large des actes<br />

de pensée et de création, de parole et d’écoute qui s’appellent et se répondent.<br />

Ce n’est pas développer des bons sentiments chez les spectateurs, c’est les convier<br />

à entrer dans le processus continué de création de ces communautés sensibles. »<br />

(revue Multitudes, 2007)<br />

En présentant un aspect du réel déformé, amplifié ou en le révélant, l’art produit du<br />

dissensus qui appelle d’autres découpages, d’autres manières d’appréhender le<br />

monde. Mais pour qu’il nous concerne tous, il doit affirmer sa valeur émancipatrice,<br />

c’est-à-dire postuler d’une égalité et non pas entériner qu’il devrait lutter contre<br />

les inégalités et reproduire en cela le discours dominant. Un service public refondé<br />

est à même de représenter ce combat en privilégiant l’accès de tous, l’expérience<br />

contre la masse pour redistribuer les parts du pensable et du possible, reconfigurer<br />

l’espace et la place de chacun. Je n’ai pas répondu à la question posée, je ne peux<br />

parler qu’en mon nom, en ma place. Mais c’est vous que je cherche.<br />

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