La mise en valeur du patrimoine culturel par - Université de Caen ...

Schedae
Prépublications de l’Université de Caen Basse-Normandie
Prépublication n° 10 2008
La mise en valeur du patrimoine culturel
par les nouvelles technologies
Presses
universitaires
de Caen
I

Schedae, 2008
Prépublication n° 10
La mise en valeur du patrimoine culturel
par les nouvelles technologies
ERSAM – Sources Anciennes, Multimédias et publics pluriels
Statut : équipe de recherche technologique éducation, Université de Caen Basse-Normandie
Directeur : Philippe Fleury
Axes de recherches : l’objectif de l’ERSAM est de rendre accessibles les sources anciennes
à de larges publics en utilisant les technologies multimédias. L’ERSAM réalise des restitutions
de monuments, de villes, de machines ou d’instruments dans des perspectives à fois
scientifiques, pédagogiques et muséographiques, des éditions électroniques, des outils
pédagogiques interactifs sur des supports variés : web, DVD, CD-ROM…, sans négliger le
support multimédia non virtuel que constitue la maquette réelle.
III

Schedae, 2008
Prépublication n° 10
Sommaire
La valorisation du patrimoine culturel, contexte et enjeux. . . . . . . . . . . . . . . . . 4
Une approche complexe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
Les glissements sémantiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
Patrimoine et politique : la construction d’une identité nationale. . . . . . 11
Patrimoine et République : vers un patrimoine total . . . . . . . . . . . . . . . . 17
Les enjeux du patrimoine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
Une (nouvelle) manne économique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
Les cultes du culturel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
Pour une culture raisonnée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
La mise en valeur du patrimoine culturel par la réalité virtuelle . . . . . . . . . . . . . 44
La réalité virtuelle appliquée à l’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
Vers un patrimoine durable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
Une démarche rigoureuse et méthodique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
Les limites de l’outil virtuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
Les expériences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
Vers l’écriture d’une histoire locale : le territoire saint-lois . . . . . . . . . . . 58
Pour une nouvelle écriture de la grande histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La restitution virtuelle de l’église Notre-Dame de Saint-Lô
63
et sa valorisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
Saint-Lô, une terre de patrimoine entre histoire et mémoire . . . . . . . . .
Une tentative de mise en valeur du patrimoine bâti :
66
une approche novatrice. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82
Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92
V

Schedae,
2008
Prépublication n° 10
La mise en valeur du patrimoine culturel
par les nouvelles technologies
Marie-Pierre Besnard
Chef du département Services et Réseaux de Communication et responsable de la licence professionnelle D2PC
“Développement et Protection du Patrimoine Culturel – option réalité virtuelle et formation multimédia”
IUT Cherbourg Manche, Site de Saint-Lô
marie-pierre.besnard@unicaen.fr
Résumé :
À la lumière du double processus d’une marchandisation croissante de la culture et du passage
au tout numérique qui bouleverse notre rapport au matériel et au sensible, il convient pour l’historiographe
d’interroger la démarche de mise en valeur du patrimoine culturel par les nouvelles
technologies. Présenté sous sa première forme dans un mémoire de Master 2, ce texte propose
un état des lieux sur la question.
Abstract :
In the light of the dual course of an evergrowing marketization of culture and the shift to an all digital
world which upsets our very link to the what is material and tangible, the historiographer must
question the process of enhancing the cultural heritage thanks to new technologies. First presented
as “Master 2 recherche” resume, the following study presents a widespread insight to the subject.
Le présent travail est le résultat d’un cheminement personnel et professionnel débutant
à l’Université de Caen où nous avons rédigé un mémoire de maîtrise d’Histoire médiévale,
dirigé par feu le Professeur André Debord. L’étude portait sur le temporel d’une abbaye, celle
1
de Saint-Étienne-de-Fontenay, près de Caen . En réalité, si nous avons acquis durant cette
année de recherches une méthode de travail qui demeure valide aujourd’hui, nous avons
surtout développé un intérêt, jamais démenti depuis, pour l’étude de l’importance culturelle
de l’Église dans la construction des repères des hommes, et de l’identité des territoires.
Devenue enseignante dans le secondaire, d’abord en lycée professionnel en banlieue
parisienne, mutée ensuite dans un collège rural de la Manche, puis dans un lycée d’enseignement
général de centre-ville à Saint-Lô, nous avons approché des publics d’élèves très
différents, socialement et culturellement. Au fil des années, nous nous sommes interrogée
sur l’approche culturelle de l’histoire religieuse dans les programmes d’Histoire, sur le sens
des méthodes préconisées, et sur l’interprétation relayée par les manuels scolaires. De façon
1. Le temporel de l’Abbaye de Saint-Étienne de Fontenay, esquisse d’une histoire économique et sociale,
Université de Caen, 1993, 204 pages.
Marie-Pierre Besnard
« La mise en valeur du patrimoine culturel par les nouvelles technologies »
Schedae,
2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
1

2
plus précise, nous nous sommes demandé dans quelle mesure cet enseignement revêtait
encore un caractère indispensable. De notre point de vue, la réponse est incontestablement
positive, ce qui justifie le présent projet. L’expérience acquise sur le terrain pédagogique
nous est d’une aide précieuse pour sa construction.
Aujourd’hui responsable de la Licence professionnelle « Développement et Protection
du Patrimoine Culturel – option réalité virtuelle et formation multimédia » (LP D2PC) à l’IUT
Cherbourg Manche, site de Saint-Lô, nous sommes au cœur de la problématique. Il nous
est possible de rendre compte de la question de la mise en valeur du patrimoine culturel
par les nouvelles technologies, à la fois du point de vue de la formation de jeunes professionnels
et de celui des acteurs politiques locaux, dans une ville, et plus largement dans un
département, riches d’une longue tradition historique et durement frappés par la seconde
guerre mondiale. C’est dans ce cadre que nous avons rencontré le Professeur Philippe Fleury.
Il a souhaité que la formation intègre le CIREVE (Centre Interdisciplinaire de Réalité Virtuelle)
naissant, et, fait déterminant pour nous, il a accepté que nous rejoignions l’équipe du « Plan
de Rome », au nom de l’interdisciplinarité autour de la réalité virtuelle.
De façon assez naturelle, le sujet traité devait croiser les chemins parcourus et proposer
une méthode de mise en valeur du patrimoine culturel par la réalité virtuelle, méthode inscrite
dans un territoire et appliquée à l’église Notre-Dame de Saint-Lô. La logique du parcours,
les rencontres, les opportunités ne sauraient à elles seules justifier le choix scientifique. Les
tâches accomplies dans le cadre de la LP D2PC nous offrent la possibilité d’appréhender les
réalités de terrain dans le domaine du patrimoine culturel et ses rapports nouveaux avec la
réalité virtuelle. Elles nous démontrent chaque jour davantage la nécessité d’ancrer cette
thématique dans le champ de la recherche universitaire.
On ne peut plus feindre d’ignorer combien la culture est vecteur d’espoir pour ses acteurs.
Associée au tourisme, elle est mise en avant comme un facteur déterminant de développement
local et tient une place devenue souvent non négligeable en matière d’aménagement
du territoire. Longtemps restée l’apanage d’une élite sociale et des pouvoirs centraux, et
du même coup plutôt parisienne, la préoccupation culturelle est tombée progressivement
dans le giron des collectivités locales. Celles-ci s’interrogent avec de plus en plus d’acuité
sur les aspirations de publics sans lesquels elles ne sont rien et qui n’ont que l’embarras du
choix d’une offre toujours plus nombreuse et diversifiée. Toutefois, force est de constater
que, malgré l’enthousiasme affiché, elles ne disposent pas toujours des moyens matériels et
humains adéquats et souffrent encore d’un manque de cohérence dans les décisions prises.
À cet égard, l’étude des politiques du patrimoine constitue un observatoire de premier
choix, que leur échelle soit nationale ou locale. De son acception originale à l’élargissement
qu’il connaît aujourd’hui jusque dans les confins de l’immatériel, le patrimoine est devenu
l’interface privilégiée de la culture et de la mémoire. Parce qu’il semble s’inscrire dans une
dynamique proche de l’emballement, parce qu’il est devenu le prétexte d’incessantes commémorations,
il nous oblige à nous interroger sur le sens de l’Histoire qui s’écrit sous nos yeux,
et sur celui des symboles véhiculés à grand train, à l’heure d’Internet et du tout numérique.
Sa mise en valeur par les nouvelles technologies pose des questions lourdes de sens.
Il s’agit d’une part de placer en exergue un patrimoine bâti, préservé, restauré à grands
frais – et dans un cadre administratif et juridique très contraignant. Plus que jamais considéré
comme la pierre angulaire et l’incarnation d’un passé commun, d’une identité politique,
il est l’objet d’une véritable vénération. D’autre part, devenu culturel, le patrimoine
est depuis quelques années soumis au développement de produits dérivés, cédéroms et
dévédéroms en tête, destinés à préparer, accompagner ou approfondir une éventuelle visite.
Ceci revient à dire que l’on procède à ce stade à une dématérialisation de la trace patrimoniale.
On passe alors du monde réel au monde virtuel. C’est la question de la représentation
et de ses contenus qui est à examiner ici.
Schedae,
2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

La technologie permet aujourd’hui de tenter de concilier ces deux mondes apparemment
antinomiques, voire antagonistes, sous l’appellation « réalité virtuelle ». La notion est
sémantiquement complexe à démêler, mais les enjeux qui y sont attachés – tant en termes
économiques que du point de vue de la transmission d’un savoir visant à la construction d’une
mémoire individuelle et collective –, sont en passe de devenir tellement importants que la
communauté scientifique n’a d’autre choix que de s’emparer de ce nouvel outil pour ne pas
le laisser devenir la proie de la seule logique économique, toujours prompte à exploiter les
secteurs porteurs.
Loin de constituer une menace pour les sciences humaines, la réalité virtuelle doit devenir
un atout inestimable pour le chercheur. Elle donne aux mots une interprétation et une
traduction en images. Elle peut légitimement, en tant qu’outil, prétendre proposer au public
visé une autre visite du lieu, dans un espace/temps (re) défini scientifiquement par le support.
Grâce au développement de techniques performantes, celles de l’immersion et de la stéréoscopie,
elle permet à l’utilisateur de se rapprocher d’un monde sensible.
Par ailleurs, les questions que soulève l’interactivité sont extrêmement intéressantes
dans la mesure où elles amènent le concepteur, autrement appelé « émetteur » dans le schéma
de la communication, à considérer que le produit culturel est destiné à un « récepteur », soit
à un public, et que l’un ne va plus sans l’autre. Si le message, ici lié au sens évocateur du
patrimoine culturel, est transmis dans un langage – ou code – ad hoc,
il a toutes ses chances
de connaître l’heur d’un franc succès. En ce sens, on peut se prendre à croire que c’est
une méthode qui permet de travailler dans le sens d’une démocratisation plus grande du
savoir et de la culture, sujet sensible et toujours en débat depuis les années 1950. Il s’agit
en quelque sorte de trouver le bon équilibre et de redonner sa juste place à la dimension
technologique du travail. Surtout, il ne faut pas confondre la fin et les moyens. Conçue à
partir d’un cahier des charges établi sur la base d’un dossier scientifique, une borne interactive,
puisque c’est l’objectif à atteindre, n’a pas pour vocation de se substituer à l’espace
physique représenté et développé – lorsque celui-ci est existant, comme c’est la cas pour
l’église Notre-Dame de Saint-Lô.
Le choix de faire porter l’étude du cas sur le patrimoine culturel de la ville de Saint-Lô
se justifie à maints égards. Terre d’histoire baptisée « capitale des ruines » après sa destruction
presque totale par les bombardements des Alliés en 1944, « la jolie laide » s’est forgé une
identité de ville martyre. Les choix opérés pour sa reconstruction font encore aujourd’hui porter
au patrimoine saint-lois les stigmates de l’Histoire. Ainsi, le projet de réalisation d’une
borne interactive se doit de tenir compte des « vérités » historiques, aussi bien que des
enjeux culturels d’une ville moderne. C’est d’autant plus vrai dans le cas présent que la ville
de Saint-Lô affirme avec force sa volonté de s’affranchir de cette image longtemps entretenue
mais jugée aujourd’hui comme appartenant à un passé révolu.
L’église Notre-Dame est probablement le monument saint-lois qui offre le panel d’interrogations
le plus large autour des enjeux de la mise en valeur du patrimoine culturel par les
nouvelles technologies. Construite au Moyen-Âge, et souvent considérée à tort comme
une cathédrale, détruite pendant la Seconde Guerre Mondiale, elle fut reconstruite par un
architecte audacieux, Yves-Marie Froidevaux, mêlant tradition et modernité. Amputée de
ses flèches, redevenue lieu de culte, elle prend valeur allégorique. C’est donc meurtrie
dans sa chair, et dans une atmosphère de contestation, qu’elle renaît à la vie, dans un
monde laïque et profane, mais qui accorde une valeur sacrée, et par la même figée, à son
patrimoine religieux. Le paradoxe est tel qu’aujourd’hui il n’est plus envisageable, raisonnablement,
de reconstruire l’église à l’identique de ce qu’elle était avant les bombardements.
C’est dans sa nouvelle physionomie qu’elle porte le souvenir et apparaît recevable
aujourd’hui. Il est communément admis que c’est ainsi qu’elle doit être transmise aux
générations futures.
Schedae,
2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
3

4
Des tentatives de restitution ont vu le jour avant la nôtre : restitution éphémère dans son
état d’avant-guerre de la façade en trompe l’œil sur une bâche par l’artiste Bruno Dufoure
Coppolani à l’occasion des commémorations du 50 anniversaire du Débarquement ; plus
récemment reconstruction et visite virtuelles des rues de Saint-Lô par l’Association « Saint-Lô
Retrouvé ». D’autres événements comme un colloque sur les villes de la Reconstruction ou un
projet ample de coloration de façades marquent la volonté sincère de la Ville de Saint-Lô
de s’interroger sur ses nouveaux visages. L’enthousiasme manifesté par le Maire François
Digard et le Père Daniel Jamelot autour de la restitution virtuelle sur une borne in situ de
l’église d’avant guerre ne font que renforcer notre propre détermination à voir le projet aboutir.
C’est dans ce contexte général que s’inscrit l’étude qui suit. La méthode retenue ne
semble pas souffrir d’alternative. Elle est avant tout celle d’une historienne confrontée pour
la constitution du dossier scientifique à la difficulté de réunir un corpus documentaire significatif,
les Archives départementales de la Manche ayant brûlé pendant les bombardements
de juin 1944. Si le bâtiment demeure, les documents retraçant son histoire sont peu nombreux,
souvent lacunaires ou laconiques, éparpillés et pour nombre d’entre eux sujets à caution.
Rassemblés et étudiés avec patience et rigueur, ils constitueront le matériau indispensable
de l’écriture, d’abord d’une histoire puis d’un scénario. Si grammaticalement les deux étapes
ci-dessus citées supportent d’être accolées dans une phrase simple, la réalité de la démarche
suppose un cheminement plus complexe. La seule étude de l’histoire du monument viendrait
contredire les propos ci-dessus tenus sur les vertus de la médiation culturelle. Et sa restitution
ne présenterait d’intérêt que du point de vue technique. L’excès inverse reviendrait à proposer
un produit au seul caractère ludique, qui serait démagogique et faussement pédagogique.
Le présent travail se propose d’être une étude préparatoire à la thèse de Doctorat qui
suivra. Il est un temps important dans notre démarche qui consiste à appréhender le patrimoine
dans un contexte plus général du point de vue spatio-temporel. Au-delà de ses évolutions
sémantiques, indispensables pour cerner le sujet, c’est dans son acceptation culturelle
que sa mise en valeur prend tout son sens. Elle oblige à bien connaître l’évolution de son
histoire et des politiques qui l’accompagnent, à bien délimiter les contours d’une notion
complexe et en constant élargissement. Elle oblige aussi à mieux comprendre les enjeux
qui l’entourent, qu’ils soient, économiques, culturels ou scientifiques. Grâce à cet examen,
nous pourrons réfléchir sur le rôle indispensable que l’historien doit jouer dans l’ère du patrimoine
culturel virtuel: nourrissant la démarche de son savoir et de ses méthodes de travail, il
doit aussi apprivoiser un outil dont l’usage ne lui est pas familier. Nous verrons également
que la réalité virtuelle n’a pas de vertus miraculeuses et que, comme toute application scientifique,
elle comporte des limites. C’est sur la base de l’analyse d’expériences déjà menées,
et plus particulièrement de celle de l’équipe du Plan de Rome, que nous tenterons d’élaborer
de notre projet de réalisation de la reconstruction virtuelle de l’église Notre-Dame de
Saint-Lô. Projet novateur qui s’inscrit dans un cadre territorial riche d’histoire et de tragédies,
il met en lumière le monument phare de la ville reconstruite, tout ceci n’étant rendu possible
que par l’exploitation juste des sources que nous aurons mises au jour.
La valorisation du patrimoine culturel, contexte et enjeux
Une approche complexe
Les glissements sémantiques
Avant d’envisager le patrimoine comme objet d’étude, il convient de s’arrêter sur la
2
question de sa définition. Au sens étymologique, et si l’on s’en réfère au dictionnaire Littré ,
2. Littré Dictionnaire de la Langue française, 1866, p. 1560.
Schedae,
2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

en 1866, il est un « bien d’héritage qui descend, suivant les lois, des pères et mères à leurs
enfants ». On mesure dans la simplicité de la formulation toute la complexité de la notion.
En effet, soumis aux lois, le patrimoine voit sa réalité intrinsèquement corrélée à l’évolution
des sociétés. Et si Françoise Choay peut écrire « ce beau et très ancien mot était, à l’origine,
lié aux structures économiques et juridiques d’une société stable, enracinée dans l’espace
3
et dans le temps » , cette définition ne peut s’appliquer qu’à un instantané : les sociétés les
plus stables ne sont pas immobiles, et bien que fixées, les coutumes ne sont jamais figées.
En compulsant les dictionnaires, des plus anciens aux plus récents, des plus savants aux plus
populaires, l’article « patrimoine » évoque toujours, à la nuance près, cette même notion
d’héritage, de transmission des biens aux descendants.
L’objet n’est pas ici de dresser un inventaire des définitions collectées. On en trouve
4
chez beaucoup d’auteurs et notre propos viendrait répéter ce qui s’est fait sans rien ajouter
de pertinent. En revanche, il est intéressant de se questionner sur le sens donné au terme
dans d’autres langues et ainsi de constater que la définition n’est pas, loin s’en faut, univer-
5
selle. Mariannick Jadé propose une étude riche et fort intéressante du mot « patrimoine »
qu’elle place en perspective avec ses synonymes étrangers. Reprenant les travaux de André
Desvallées, elle invite à se méfier des transpositions systématiques. On comprend en quelques
phrases la difficulté du passage d’une langue à l’autre pour définir une réalité, presque
6
une identité culturelle . Si nous nous arrêtons plus particulièrement sur la langue anglaise,
la comparaison entre « patrimoine » et « heritage » montre que pour définir précisément le
mot français, dans son sens français, la langue anglaise ne peut se contenter du seul terme
d’« heritage ». On y trouve bien la dimension de « bien public ». Concernant la sphère privée,
il faudra préférer traduire « patrimoine » par legacy.
L’histoire, la culture et la langue savent
affirmer leur singularité dans une même aire civilisationnelle et plaider pour la pluralité linguistique.
Le temps et l’espace viennent ainsi faire évoluer le sens du terme, ce qui est fort
intéressant pour notre étude.
À considérer le seul territoire français, on constate au fil de l’histoire un glissement de
sens évocateur. Héritées de l’Empire romain, les premières lois sur la transmission patrimoniale
favorisaient d’une part l’aîné par rapport à ses cadets, d’autre part les fils par rapport
e
aux filles. La Loi salique, établie au IV siècle par les Francs, actait qu’aucune partie de l’héritage
ne revienne à une femme, mais qu’il passe tout entier au sexe masculin. C’est elle qui
e
régit tout le Moyen-Âge. Revue et corrigée abusivement au XIV siècle pour des raisons de
succession au trône, alors que Louis X le Hutin mourait sans laisser d’héritier mâle, la Loi
salique posa les jalons d’une pratique discriminante qui ne prit fin qu’avec la chute de l’Ancien
Régime : le principe de masculinité était posé pour la succession au trône. En outre, bien
que le Royaume des Français, bientôt devenu, sous Hugues Capet, le Royaume de France,
ne puisse être considéré comme patrimoine dans une acception stricte de la définition du
Littré, il est symptomatique de noter que la transmission en était héréditaire. Le Royaume
était le bien d’une Monarchie qui possédait ses sujets. Celle-ci devait être léguée, au même
titre que n’importe quel autre bien, à l’aîné des fils. C’est le régime monarchique qui portait
3. Françoise Choay, L’allégorie du Patrimoine,
Paris, Le Seuil, 1999, p. 9.
4. Jean-Yves Andrieux, Françoise Choay entre autres, voir bibliographie en fin de volume.
5. Mariannick Jadé, Patrimoine immatériel, perspectives d’interprétation du concept de patrimoine,
Paris,
L’Harmattan, 2006, p. 29-32.
6. « Cette distinction linguistique témoigne des dissensions et du divorce. L’évolution de l’historiographie
française du concept de patrimoine a été marquée par un certain nombre de facteurs qui le distingue de
celle de tous les autres pays. En dehors du cadre national, cette appréciation hexagonale ne trouve ni
résonance ni équivalent. Elle génère une certaine incompréhension pour d’autres cultures chez lesquelles
la question ne se pose pas en terme de « patrimoine ». Dans le contexte engendre un décalage parfois
mal admis », ibid. , p. 29.
Schedae,
2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
5

6
en son sein les germes du passage d’une transmission de ses biens, du père à ses enfants,
à la transmission des valeurs, d’une nation à ses citoyens.
7
La Monarchie absolue confondait le bien public et le bien privé . La Révolution française,
en confisquant les biens des nobles émigrés, transféra au public le privé, dans une forme de
collectivisation. La République, elle, transmit à ses citoyens, et exhiba aux yeux du monde
qui se penchait sur elle, les symboles des valeurs qui présidaient à sa gloire. La justification de
son existence est ambiguë. Elle s’imposa dans le cadre d’une rupture politique et s’exposa
comme le fruit d’un long passé. Lorsque Pierre Nora écrit que « la République se confond
8
pratiquement avec sa mémoire, elle est comme le sujet dans le sujet » , il montre que le
patrimoine a basculé dans le champ de la mémoire. Ce faisant, il a accédé au rang de
l’évocation, et, par essence lié au passé, il commémore. Ainsi, il a acquis une valeur sacrale,
celle de l’écriture d’une mémoire au service de la construction d’une identité, souvent
nationale.
On ne peut néanmoins pas confondre « patrimoine », « Histoire » et « mémoire ». En effet,
9
si « la mémoire […] est plus un cadre qu’un contenu » , ce qui est aujourd’hui communément
admis comme le « devoir de mémoire » est intimement lié à une politisation du patrimoine.
De l’abbé Grégoire s’élevant contre la tentation suicidaire de la Révolution de faire table rase
de son propre passé à l’« Année du Patrimoine » célébrée en France depuis 1981, on peut
affirmer sans peine avec Pierre Nora que « ce n’est pas ce qu’il (le passé) nous impose qui
10
compte mais ce que l’on y met » . Sans pour autant les opposer de manière radicale, on ne
peut nier que l’écriture de l’Histoire est rendue sujette à caution par « la reconstruction toujours
11
problématique et incomplète de ce qui n’est plus » . Que vaut la commémoration de la nais-
e
sance de la III République devant l’incapacité des programmes scolaires à enseigner à ses
enfants les drames de la Commune ? Que vaut encore l’inauguration d’un Mémorial de la
Shoah devant l’impossibilité de l’État de se juger lui-même à travers le procès de Maurice
Papon ?
Henri Bergson nous enseigne que l’action du passé sur l’avenir, ce que l’on pourrait
appeler en somme la capacité propre de l’homme à tirer des leçons de l’histoire, sert en
12
réalité à enrichir le passé . Cette idée est reprise par Paul Veyne lorsqu’il affirme – a contrario
de Max Weber qui pense que l’Histoire est un rapport aux valeurs – que l’Histoire est
idéographique, que le temps n’est pas nécessaire à son écriture : « puisque tout est histo-
13
rique, l’histoire sera ce que nous choisissons » . Il conteste ainsi à l’histoire d’être une science,
et selon lui « les historiens racontent des événements mais qui ont l’homme pour acteur ;
14
l’histoire est un roman vrai » . Cette posture très critique envers l’écriture de l’Histoire nous
oblige à une grande vigilance dans notre démarche. Loin de prétendre à une quelconque
objectivité, dont plus personne ne se risquerait à dire qu’elle est nécessaire, il faut en revanche
démontrer que, contrairement à la provocation d’un Paul Veyne, l’histoire existe, qu’elle est
7. On pourra de manière caricaturale illustrer le propos par l’exemple célèbre d’un Louis XIV clamant « l’État
c’est moi ».
8. Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire,
Tome 1, Paris, Gallimard, 1997, p. 17.
9. Ibid. , p. 17.
10. Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire,
Tome 3, Paris, Gallimard, 1997, p. 4696.
11. Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire,
Tome 1, Paris, Gallimard, 1997, p. 23.
12. « Comme, pour créer l’avenir, il faut en préparer quelque chose dans le présent, comme la préparation de
ce qui sera ne peut se faire que par l’utilisation de ce qui a été, la vie s’emploie dès le début à conserver
le passé et à anticiper sur l’avenir, dans une durée où passé, présent et avenir empiètent l’un sur l’autre et
forment une continuité indivisée : cette mémoire et cette anticipation sont […] la conscience même. Et c’est
pourquoi, en droit sinon en fait, la conscience est coextensive à la vie », in Henri Bergson, La conscience
de la vie,
cité par Antigone Mouchtouris, sociologie du public dans le champ culturel et artistique,
Paris,
L’Harmattan, 2003, p. 112.
13. Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire,
Paris, Éditions du Seuil, rééd. 1979, 1971, p. 64.
14. Ibid.,
p. 10.
Schedae,
2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

15
une science et qu’elle répond à une méthode . Le patrimoine en est l’incarnation, voire
l’allégorie. Il est donc du devoir de l’historiographe, dans une démocratie et selon une démarche
humaniste, que d’apporter sa contribution à l’édification du sens historique attribué à un
patrimoine, lui-même destiné à être légué aux générations futures. Le patrimoine est un fragment,
un prélèvement de l’Histoire. À ce titre, sa valeur symbolique doit être fondée sur des
critères scientifiquement recevables, et non seulement politiquement corrects.
Dans une société prônant les valeurs d’une réussite individuelle, on peut se risquer à
penser avec Hannah Arendt citant Karl Marx que « personne ne produit de valeur dans la
16 solitude » . S’opposant à la lecture d’un Aristote enclin à démontrer l’immortalité des hommes,
parce que la nature est immortelle et que l’homme est partie intégrante de la nature,
Hannah Arendt écrit :
Les hommes sont les mortels,
les seules choses mortelles qu’il y ait, car les animaux n’existent
17
que comme membres de leur espèce et non comme individus .
Pour sortir de la torpeur de la matérialité donc d’un temps et d’un espace finis, la seule
issue envisageable serait de faire porter aux objets, artefacts, l’immortalité de l’esprit des
hommes dont l’enveloppe est vouée à la disparition. On touche ici à une autre contradiction
de l’évocation patrimoniale. Pas plus que lui-même, les productions nées de la main de
l’homme ne sont éternelles.
La durabilité de l’artifice humain n’est pas absolue ; l’usage que nous en faisons l’use, bien que
nous ne le consommions pas. Le processus vital qui imprègne tout notre être l’envahit aussi, et
si nous n’utilisons pas les objets du monde, ils finissent par se corrompre, par retourner au pro-
18
cessus naturel global d’où ils furent tirés, contre lequel ils furent dressés .
Hannah Arendt pose ici trois problèmes fort utiles à notre étude. Elle inscrit l’objet dans
une perspective culturelle en opposition à la nature. Elle montre aussi la volonté absurde
de toute puissance de l’homme qui le pousse à défier le temps et la matière tandis que ses
productions ne sont que des prélèvements d’une nature généreuse, mais sans scrupule.
19
Enfin, l’objet utile est dégradé par ses usagers – en 1867, Ludovic Vitet parlait de l’usage
20
comme d’un « vandalisme lent » – ; inusité, il est dégradé par un processus naturel. Si l’objet
considéré est le patrimoine, on mesure toute la vanité de l’entreprise. Pour toute éternité,
l’homme s’est inventé la trace, l’empreinte. Il cherche un sens culturel à son existence et tente
de l’immortaliser dans la pierre. « La destruction et la ruine de l’inutile est une loi de la nature.
La culture intervient pour annuler ou retarder cette loi, au nom d’impératifs plus élevés » nous
21
dit André Chastel . Néanmoins, on ne peut être que frappé par le ton presque fataliste
employé par l’UNESCO dans le préambule de sa Convention, qui, déjà en 1972, déclarait :
Le patrimoine culturel et le patrimoine naturel sont de plus en plus menacés de destruction,
non seulement par les causes traditionnelles de la dégradation, mais encore par l’évolution de
15. « L’histoire n’est pas une science et n’a pas beaucoup à attendre des sciences ; elle n’explique pas et n’a
pas de méthode ; mieux encore, l’histoire dont on parle beaucoup depuis deux siècles n’existe pas », Paul
Veyne, Comment on écrit l’histoire,
Paris, Éditions du Seuil, rééd. 1979,1971, p. 10.
16. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne,
Paris, Pocket, 1994, p. 219.
17. Hannah Arendt, La crise de la culture,
Paris, Gallimard, p. 58.
18. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne,
Paris, Pocket, 1994, p. 187.
19. Louis, dit Ludovic Vitet (1802-1873) : archéologue ; nommé à l’Académie des Inscriptions en 1839, puis Inspecteur
général des Monuments Historiques.
20. Ludovic Vitet cité in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire,
Tome 1, Paris, Gallimard, 1997, p. 1465 (étude
sur l’art anglais en 1867).
21. Ibid., p. 1460.
Schedae,
2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
7

8
la vie sociale et économique qui les aggrave par des phénomènes d’altération ou de destruc-
22
tion encore plus redoutables .
Il est important de se questionner sur le sens du transfert des valeurs sacrales dans notre
société contemporaine. Il semblerait que l’homme universel, lancé dans une course effrénée
au progrès, se recroqueville sur des valeurs fondatrices, s’accroche à des repères, qu’il énonce
dans une histoire récrite par peur du vide. Pour Pierre Nora, les lieux de mémoire « sont
d’abord des restes », ce qu’il appelle « des illusions d’éternité », « des rituels d’une société
23
sans rituels » . Le patrimoine paraît pouvoir s’accommoder d’une lecture de la doctrine
positiviste du philosophe Auguste Comte. Dans ses premiers développements, elle plaçait
en avant la foi en la science, récusant le temps théologique pour ensuite accepter un retour
au religieux. Le patrimoine religieux semble être le paradigme d’un patrimoine porteur de
contradictions et qui avancerait à contre-courant de l’histoire. Après 1792, le Roi de France
éliminé, encombrés de la République nouvelle, s’empêtrant dans une violence grandissante,
les révolutionnaires furent écartelés entre des pulsions iconoclastes et la prise de conscience
que la nation qu’ils bâtissaient était l’héritière d’une longue tradition. S’opposaient alors
24
dans les mêmes esprits le désir de destruction et celui de conservation .
On peut sans peine dire que c’est la mémoire qui a vaincu. 1789 fut bel et bien une révo-
e
lution politique, mais elle était fille des Lumières. Tout le XIX siècle témoigne de l’héritage,
tant par ses hésitations politiques que par la naissance des différentes institutions prônant
la défense du patrimoine et dont on trouve l’origine dans l’Ancien régime comme nous le
verrons ci-après. Dans une France devenue républicaine et laïque – la Loi de 1905 ayant
instauré la séparation de l’Église et de l’État –, et à bien des égards athée et anticléricale,
abbayes, cathédrales et autres bâtiments religieux furent placés sous la tutelle de l’État, par
25
la grâce du Service des Monuments historiques né en 1830 . Ce sont aujourd’hui encore
les communes qui sont propriétaires d’églises dans lesquelles, souvent, aucun prêtre n’officie
plus. Le bâtiment demeure, debout mais statufié, vidé de son sens premier, et de ce point
de vue inutile, mais témoin d’un temps devenu inaliénable.
À bien des égards, le musée peut-être lu comme la dimension paroxystique de la sacralisation
politique de l’objet patrimonial. Déjà en 1815, Quatremère de Quincy s’élevait et
mettait en garde contre le cercle vicieux du rassemblement d’œuvres. Selon lui, ce processus
visait à générer des créations, dont la seule fin serait d’alimenter des rassemblements.
26
Deux siècles plus tard, on mesure la clairvoyance de l’archéologue devenu Intendant des
Arts et Monuments publics. Sa double compétence de scientifique et d’homme politique
lui offrait tout loisir, en des temps politiquement troublés, d’observer le risque de confusion
des genres, ce qu’en d’autres termes il aurait pu appeler une instrumentalisation, si souvent
dénoncée depuis. André Malraux abordait cette question de l’instrumentalisation sous un
autre angle, en étant plus sévère encore. Il considérait en effet que c’est le musée qui fabrique
27
les œuvres d’art par la décontextualisation. Dénonçant le « fragment » tout autant que ladite
22. Convention du Patrimoine mondial de l’UNESCO ; http//www.unesco.org/fr/182.
23. Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire,
Tome 1, Paris, Gallimard, 1997, p. 29.
24. On trouve l’évocation du « patrimoine » dans nombre de discours de Robespierre, qu’il rattache toujours
au peuple.
25. En 2005, le Ministère chiffrait à 35 % la part des édifices religieux et funéraires protégés au titre des monuments
historiques, sur un total de 42 310 monuments historiques protégés.
26. Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy (1755-1849) fut élu député à l’Assemblée législative en 1791,
où il siégeait avec les royalistes constitutionnels. Après avoir connu des heures sombres de la Révolution
française puisqu’il fut emprisonné puis proscrit, il recouvra sa légitimité sous la Restauration qui le nomma
au poste d’Intendant des Arts et Monuments publics. Il fut élu une nouvelle fois à la députation en 1820.
27. « Le fragment est un maître de l’école des arts fictifs », André Malraux, Le musée imaginaire,
Paris, Gallimard,
1947, p. 118.
Schedae,
2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

décontextualisation, il s’insurgeait contre cette manipulation qui permet qu’« à la représen-
28
tation du monde succède son annexion » . Plus près de nous encore, s’appuyant sur les
arguments qui précèdent, Patrice Béghain invective l’opportunisme économique trop souvent
attaché à la question patrimoniale. L’exemple de la grotte de Lascaux fournit, selon
lui, un exemple significatif, malheureux et absurde de l’exploitation touristique donc éco-
29
nomique des sites patrimoniaux, de ce qu’il appelle la « généralisation du fac-similé ou
30
de la visite virtuelle » .
Tout en partageant les analyses qui précèdent, il nous appartiendra dans cette étude
de montrer que, bien que les dérives existent, et continueront vraisemblablement d’exister,
l’abus n’est pas lié à l’outil mais à l’usage qui en est fait. Il ne doit jamais être question de
31
«faire comme si », de duper, sans quoi à coup sûr, «la patrimonialisation rompt le lien social » .
On peut penser avec André Malraux qu’« une tête gothique est rarement plus belle que
32
brisée » mais l’illusion n’est pas le progrès, pas plus que la copie. Platon déjà dénonçait
33
l’imitateur comme un usurpateur . Ainsi qu’a pu l’écrire Walter Benjamin, « à la plus parfaite
34
reproduction il manque toujours quelque chose : l’ici et le maintenant de l’œuvre d’art […] » .
35
L’historien n’est pas Zeuxis et n’a pour vocation ni d’imiter ni de copier la réalité. S’il parvient
à ce résultat, c’est dans le meilleur des cas par souci de réalisme et de mise en contexte.
Il est en revanche du devoir du scientifique d’apporter à la « trace » ce qui lui manque,
de lutter contre le temps avec le temps, en se servant du progrès technique, et de restituer
la part de contexte qui manque à l’objet évoqué. Pierre Nora pourtant très critique face à
l’exploitation démesurée de la mémoire collective concède que les nouvelles technologies
permettent d’augmenter les chances « d’un accès nouveau et inéluctable au patrimoine, avec
les chances d’un approfondissement qui est une nouvelle preuve de son importance ».
D’autres paradoxes peuvent être relevés, comme celui d’un retour affirmé aux terroirs,
aux racines, tandis que la mondialisation poursuit son œuvre globalisante. Il existe du reste
un étagement, une stratification de la notion de patrimoine comme héritage : de la famille à
l’ethnie, de la nation au continent, de la commune à l’UNESCO, le patrimoine s’empile et
se distribue, dans une forme devenue schizophrénique. Yvon Lamy aborde la notion comme
tiraillée entre « propriété et héritage, individu et collectivité, nation et humanité, nature et
culture, culte du passé et mémoire collective, sélection et classement, profane et sacré,
36
réalité susceptible (ou non) d’aliénation » . Cherchant à dégager des valeurs communes,
28. André Malraux, Le musée imaginaire,
Paris, Gallimard, 1947, p. 72.
29. La dimension économique comme facteur de décision n’est qu’évoquée dans cette partie du texte. Un
développement lui est consacré plus loin.
30. Patrice Béghain, Le patrimoine, culture et lien social,
Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 43.
31. Ibid,
p. 46.
32. André Malraux, Le musée imaginaire,
Paris, Gallimard, 1947, p. 56.
33. « Socrate : Lequel de ces deux buts se propose la peinture relativement à chaque objet ? Est-ce de représenter
ce qui est tel qu’il est, ou ce qui paraît tel qu’il paraît ? Est-ce l’imitation de l’apparence ou de la
réalité ?/ Glaucon : De l’apparence./ Socrate : L’imitation est donc loin du vrai, et, si elle façonne tous les
objets, c’est semble-t-il, parce qu’elle ne touche qu’à une petite partie de chacun, laquelle n’est d’ailleurs
qu’une ombre. Le peintre, dirons-nous par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier ou
tout autre artisan sans avoir aucune connaissance de leur métier ; il cependant, s’il est bon peintre, ayant
représenté un charpentier et le montrant de loin, il trompera les enfants et les hommes privés de raison,
parce qu’il aura donné à sa peinture l’apparence d’un charpentier véritable », Platon, La République,
Livre X, 597d-598c, trad. Robert Baccou, Garnier Flammarion, 1966, 510 pages.
34. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductivité technique », in Le langage et la culture,
Paris,
Denoël, 1971, p. 141.
e
35. Pline l’Ancien, dans ses Histoires naturelles,
décrit le talent avec lequel il peignait au V siècle avant notre
ère, rapportant un épisode devenu célèbre d’oiseaux qui se méprirent et vinrent becqueter les raisins
peints par l’artiste.
36. Cité par Jean-Yves Andrieux, Patrimoine et Histoire,
Belin, 1997, 283 pages.
Schedae,
2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
9

10
à bâtir une culture, il prend valeur allégorique jusqu’à parfois devenir la proie d’actions vio-
37
lentes .
Menacé comme objet, il est aussi vivement dénoncé comme concept. Il est curieux de
constater que ceux dont le métier est de le protéger, de le restaurer, de le mettre en valeur,
autrement dit de le considérer comme « être », sont aussi ceux qui sont le plus enclins à la
méfiance, dès lors qu’il entre dans la sphère de la mise en valeur, du « paraître ». Les références
qui sont citées dans le présent texte en témoignent pleinement. Au-delà des colères,
c’est aussi une inquiétude, répétée et grandissante, qui se lit dans les discours des spécia-
es
listes les plus renommés. Ainsi, Pierre Nora, dans son introduction aux « 7 Actes des entretiens
du Patrimoine » écrit-il :
L’heure n’est plus à l’euphorie. Le patrimoine se trouve devant plus de questions que de
réponses, plus d’inquiétudes que de certitudes, devant des choix stratégiques et politiques,
38
des redéfinitions indispensables .
L’objet serait-il davantage contrôlable que les idées qu’il véhicule ? Il n’est pas de doute
sur cette question. Et comment dans ce cas être favorable à sa dimension immatérielle ?
L’équation à résoudre relève de la quadrature du cercle.
Il est remarquable que partant de la sphère du privé, et transmis à des descendants
comme une richesse matérielle, dénombrable et monnayable, le patrimoine porte dans la
sphère publique avant tout une valeur symbolique, indivisible et inestimable. Progressivement
et logiquement, on glisse alors d’un patrimoine matériel à un patrimoine étendu à ses
champs immatériels. Françoise Choay parle d’un patrimoine devenu un « concept nomade ».
Jean-Yves Andrieux aborde différemment le glissement de sens lorsqu’il écrit de manière
synthétique :
Né dans le giron étroit de l’esthétique, il est finalement une anthropologie de la vie brassant, sans
véritable distinction, tous les éléments qui caractérisent une civilisation […]. De communautaire,
le patrimoine se reconnaît maintenant comme identitaire parce qu’il est bien de proximité et
d’usage fréquent. L’immatériel est son nouveau territoire […]
Il se montre plus critique encore, lorsqu’il parle d’« implosion des métaphores ».
Néanmoins, il faut se garder de penser que ce qui est souvent considéré aujourd’hui
comme une forme de dilatation maximale du patrimoine serait une critique portée par les
e
seuls observateurs d’un XX siècle finissant qui aurait perdu valeurs et repères. En effet, l’article
« Patrimoine », de L’Encyclopédie
ou dictionnaire raisonné, des sciences, des arts et des
e
métiers de Denis Diderot et Jean d’Alembert, rédigé par M Boucher d’Argis disait déjà en
1765 que le terme « se prend quelquefois pour toute sorte de biens », sous-entendant cette
dilution du concept. L’étude des politiques du patrimoine est pourtant tout récente dans
l’historiographie puisque ce n’est que dans les années 1970 que virent le jour les premiers
40
41
travaux , un siècle après la parution de l’ouvrage fondateur d’Aloïs Riegl . C’est le domaine
37. Les exemples sont nombreux mais il suffira ici de mentionner la destruction des Bouddhas de Bamyan en
Afghanistan par les Talibans pour montrer combien la pierre sculptée est symbolique, à la fois fragile et
précieuse.
38. Pierre Nora (dir.), Science et conscience du patrimoine,
Actes des entretiens du patrimoine, 28-30 novem-
e
bre 1994, 7 édition, Éditions du Patrimoine, 1997, p. 12.
39. Jean-Yves Andrieux, Patrimoine et Histoire,
Paris, Belin, 1997, 283 pages.
40. Pascal Ory, « Pour une histoire des politiques du patrimoine, esquisse d’une questionnement » in Philippe
Poirrier et Loïc Valedelorge (dir.), Pour une histoire des politiques du patrimoine, Paris, La Documentation
Française, 2005, p. 27-32.
41. Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments, son essence et sa genèse, Paris, Éditions du Seuil, 1984,
122 pages.
Schedae,
2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
39.

qui connaît le développement le plus tardif dans le champ des politiques culturelles. La
bibliographie devient conséquente à dater de la décennie 1990, période qui correspond à
un véritable tournant dans l’histoire des politiques du patrimoine.
Patrimoine et politique : la construction d’une identité nationale
L’histoire des politiques du patrimoine est nécessairement aussi complexe que celle du
patrimoine lui-même. On ne peut traiter la question de manière chronologique sans l’envisager
en termes de continuités et de ruptures. Objet politique s’il en est, le patrimoine ne peut
être dissocié des acteurs qui le mettent en scène. Le patrimoine privé est une notion aussi
vieille que celle de l’histoire des sociétés, mais sa dimension politique, en tant que « chose
publique » 42 trouve, en toute logique, ses racines actuelles dans l’épisode révolutionnaire.
De nombreux auteurs relèvent dans les discours, correspondances et autres édits de l’Ancien
Régime des allusions claires au rôle potentiel que le patrimoine pourrait jouer et qui serait
exploitable politiquement. Ainsi, Dominique Poulot fait-il remonter à 1601 la naissance du
patrimoine en tant qu’objet politique, citant le Grand Duc Ferdinand de Médicis qui inventoriait
les noms des dix-huit peintres célèbres du passé qu’il ne fallait pas vendre à l’étranger 43 .
Patrice Béghain évoque encore Nicolas François de Neufchâteau 44 , prononçant le
27 juillet 1798 ce discours sur le Champ de Mars :
Français, gardez religieusement cette propriété qu’ont léguée à la République les grands hommes
de tous les siècles ; ce dépôt qui vous est remis par l’estime dans l’univers, ce trésor dont
vous devez rendre compte à toutes les postérités 45 .
L’auteur lit dans ces paroles l’acte fondateur du patrimoine en tant que notion moderne.
On peut noter dans cette citation l’importance particulière de la dimension religieuse. La
sacralité du patrimoine est ici posée, en des temps plus enclins, à première vue, à la bannir
qu’à la défendre. Mais, une étude plus fine des décisions prises, montre toute l’ambiguïté de
la période révolutionnaire. C’est sur cette dernière que nous allons tout d’abord nous arrêter.
La littérature traitant de la Révolution française est aussi abondante qu’elle divise les
historiens. Cependant, la bibliographie que nous avons explorée s’avère être en accord sur un
point au moins : si la Révolution n’a pas inventé le patrimoine, elle pose les premiers jalons
de ce que l’on appelle désormais une « politique du patrimoine ». On retrouve par ailleurs
dans les écrits traitant de cette question, un large consensus sur les paradoxes des acteurs
politiques, écartelés entre le désir de faire table rase du passé, pour ne laisser aucune chance
à la Réaction, et l’impossibilité, autant psychologique que politique, de fonder une nation
neuve, créée ex-nihilo. Comment, en effet, mobiliser, dans une nation unie, des citoyens
sans passé ? Aucune révolution, à ce jour, ne peut se targuer d’avoir tenu le pari. Si l’on peut
lutter contre la rancœur, la rancune, on ne peut s’abstraire de la mémoire. Faire table rase du
passé, c’est ne rien léguer, c’est abolir la trace, c’est nier sa propre existence sociale et refuser
la filiation. Il s’agirait donc de trouver une forme de compromis qui permettrait d’instaurer
un nouvel ordre politique et qui conserverait un cadre et une somme de repères indispensables
à l’équilibre social, espérant ainsi garantir la pérennité de l’œuvre révolutionnaire.
Françoise Bercé éclaire cette thèse lorsqu’elle avance :
42. La référence est ici liée à l’étymologie du mot « République », régime qui fait immédiatement suite, en
1792 en France, à la fin de la Monarchie absolue de droit divin.
43. Dominique Poulot (dir.), Patrimoine et modernité, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 11.
44. Nicolas François de Neufchâteau (1750-1828) : Ministre de l’Intérieur, il mit en place ce qui allait devenir
les Bibliothèques et les Archives départementales, le Dépôt général des cartes, etc.
45. Patrice Béghain, Le patrimoine, culture et lien social, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 7.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
11

12
À la valeur d’ancienneté, liée aux leçons de la tradition, le siècle des Lumières allait substituer
une autre vision du monde : la société ne serait plus construite sur l’expérience et les habitudes
des anciens, mais, avec un optimisme fondé notamment sur la démographie croissante du siècle,
sur un avenir en progrès que chacun pourrait légitimement contribuer à construire. […] La valeur
reconnue à l’ancienneté n’était pas oubliée, mais elle faisait l’objet d’autres interprétations, les
antiquités nationales devant constituer une source de jouvence pour les nouvelles générations 46 .
Il a été noté plus haut que la bibliographie traitant des politiques du patrimoine, quoique
récente, est fournie. Cependant, on pourra s’étonner que les historiographes du patrimoine
ne s’intéressent que très peu à la durée, dans leur analyse. En effet, s’ils accordent
aux révolutionnaires de n’avoir pas fait totalement fi du passé, ils n’évoquent pas en profondeur
– en terme de contenu – cette mémoire, autrement appelée héritage culturel. Les
racines deviennent, dans la démonstration, un concept. Ils traitent finalement la période révolutionnaire,
sur ce point, sous le seul angle de la rupture. Cela revient à considérer que c’est la
rupture qui génère le besoin vital de retrouver les racines, pour calmer l’angoisse du vide. Ne
pourrait-on pas envisager la question sous son angle opposé et traiter avec davantage de
détail de l’importance du passé dans l’inconscient collectif, de la racine comme élément indispensable
de tout renouveau ? La Révolution, elle-même, fut le fruit d’un long mûrissement, et,
si l’explosion est conjoncturelle, tout le monde s’accorde à dire que son temps était venu.
Par ailleurs, c’est toujours aux Antiques que l’on attribue d’avoir éclairé les Temps Modernes.
Leur influence est indéniable mais elle ne doit pas être évoquée de manière exclusive.
Certes, l’Humanisme et son corrélat la Renaissance ont redonné leurs lettres de noblesse à la
tradition antique, à son esthétique et à sa pensée. Plus prosaïque, mais d’une importance
majeure, fut l’ouverture sur le monde, grâce aux échanges économiques. Elle aussi a contribué
à ouvrir les esprits. Sans rien oublier des heures sombres des Croisades, de l’esclavage
ou de la Reconquête, les influences culturelles 47 furent telles que le savoir ne pouvait
désormais plus se construire sans référence à l’Autre, dans toute sa différence. Cette confrontation,
même sanglante, obligeait à porter un regard sur soi et sur la construction de sa
propre identité culturelle. C’en était fini des temps obscurs du Haut Moyen-Âge, des pillages
et des invasions barbares. À la perte de l’écriture allait succéder la redécouverte des Anciens.
Le temps des bâtisseurs était advenu 48 . C’est cette conjonction du retour sur un passé riche
et sa mise en lumière par la rencontre d’un Autre possible, voire incontournable, qui devait
nourrir les consciences du siècle des Lumières, ce que Françoise Bercé appelle « le commun
dénominateur préalable pour entraîner la conservation des témoins du passé et l’émergence
de l’idée de monument historique » 49 .
Il n’est nullement question ici de faire de l’angélisme et d’opposer radicalement et définitivement
deux ères. Les guerres de religion, celles d’hier comme celles d’aujourd’hui, les
nationalismes et leurs extrémistes ne devaient pas disparaître par l’enchantement du commerce
et de la science. Mais le progrès technique allait permettre aux hommes d’appuyer la
construction de leur identité sur des fondations plus solides. Plus complexe dans son édification,
le bâtiment s’avérait aussi plus difficile à détruire. La trace était devenue solide, donc
durable. Les frontières seraient progressivement rendues moins poreuses et une identité
46. Françoise Bercé, Des monuments historiques au Patrimoine du XVIII e siècle à nos jours ou les égarements
du cœur et de l’esprit, Paris, Flammarion, 2000, p. 16.
47. On ne procédera pas ici à un examen détaillé des influences héritées des différentes aires civilisationnelles
qui ne sont pas l’objet de notre étude, mais l’on peut renvoyer à quelques auteurs qui font référence
sur la question : Bartolomé Benassar, Georges Duby, ou Jacques le Goff.
48. Lire Georges Duby, Le temps des cathédrales, l’art de la cité (980-1420), Paris, Gallimard, 1976, 379 pages
49. Françoise Bercé, Des monuments historiques au Patrimoine du XVIII e siècle à nos jours ou les égarements
du cœur et de l’esprit, Paris, Flammarion, 2000, p. 16.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

nationale devenait envisageable. Une conséquence paradoxale devait en être la montée des
querelles intestines, et, dans ce nouvel espace, celui de la nation, des guerres civiles. La vigilance
demeurait de mise mais la défense n’était plus obsessionnelle. Du même coup, lorsqu’elle
avait lieu, la destruction prenait une valeur symboliquement plus forte. On la redoutait
davantage. C’est ainsi que le bâtiment, par sa longévité, devenait transmissible. Désormais,
il entrait dans la sphère de l’héritage, celle du patrimoine. On parlerait bientôt de monument.
À cet égard, ce qui se joua dans la période révolutionnaire fut fondamental, pour comprendre,
d’une part le lien étroit entre politique et patrimoine, d’autre part, pour en déduire
ce que le recul de l’histoire autorise aujourd’hui à considérer comme une évolution logique
de son utilisation : son institutionnalisation. La tentation fut grande de détruire les symboles
de l’Ancien Régime, et à travers eux de l’oppression, lorsque, dans la nuit du 4 août 1789,
les privilèges, et avec eux les Ordres, furent abolis. Porter atteinte à une église, c’était s’en
prendre à l’Église, et à ses représentants. Cependant, les révolutionnaires ne constituaient
pas une catégorie à part, un ordre social particulier dans la société d’Ordres, ils se recrutaient
aussi parmi les nobles et les clercs. C’est ainsi que si la masse populaire put se laisser entraîner
à des excès, sous le feu d’une colère qui lui faisait oublier qu’elle regroupait en son sein ceux
qui par ailleurs étaient paroissiens, la mission de l’élite fut bel et bien de tenter d’organiser
l’action révolutionnaire, au moins dans les premiers temps, de guider le peuple, peut-on se
risquer à dire. Toutefois, le chanoine Houël, historiographe de Saint-Lô au XIXe siècle rapporte
à propos de l’aliénation des biens du clergé que c’est parfois le processus inverse qui
put s’opérer :
La vente des terres affectées aux dotations du clergé, que l’on appela biens de main-morte, fut
décrétée (1792), et l’on s’empressa de les mettre à l’enchère. Le peuple, qu’un reste d’égards
retenait encore, ne voulut point d’abord acquérir des immeubles qui, dans l’origine, avaient été
donnés comme le patrimoine des pauvres. Des hommes au-dessus des préjugés levèrent bientôt
ce scrupule, en faisant des acquisitions ; le pas une fois franchi, beaucoup de gens suivirent
leurs exemples 50 .
L’un des grands personnages de cette période, dont l’action a été primordiale pour
l’étude qui nous concerne, fut l’abbé Grégoire. Cet ecclésiastique, député rallié au Tiers-État,
œuvra pour l’abolition totale des privilèges et le suffrage universel. Confronté à la question
de la démolition des monuments, il réussit à imposer une vision à la fois radicale et nuancée.
Lorsque le 23 octobre 1790 fut prononcée l’aliénation des biens nationaux, la tâche devint
complexe, devant la multitude et la variété des « acquis » et le risque d’un vandalisme généralisé
51 . La première étape était celle de l’inventaire. Comme le souligne Françoise Bercé,
« en 1789, vendre, fondre ou réutiliser les bâtiments et les matériaux selon les opportunités,
correspondait encore à un type de comportement familier de l’ancienne société » 52 . Ainsi,
la « gestion » des monuments n’exclut pas sa destruction – officielle –, y compris, pour les
cloches par exemple à des fins militaires 53 . À Saint-Lô même, cinq cloches furent fondues
pour faire des canons. Le bourdon fut quant à lui sauvé, presque par miracle : le curé réussit
à convaincre les révolutionnaires que le métal dont il était fait se révélait dangereux, si on
le transformait en canon. Partout, la nécessité du tri s’imposait. Mais comment tout garder ?
Fallait-il tout garder ?
50. Chanoine Houël, Histoire de la ville de Saint-Lô, Paris, Res Universis, 1992, p. 151.
51. Ce que Dominique Poulot appelle « le faire-valoir de l’action républicaine », in Dominique Poulot, Patrimoine
et modernité, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 23.
52. Françoise Bercé, Des monuments historiques au Patrimoine, du XVIII e siècle à nos jours ou les égarements
du cœur et de l’esprit, Paris, Flammarion, 2000, p. 17.
53. Les exemples sont innombrables et pas seulement attachés à cette période ; on notera que la statue « La
Laitière » de la Place du Marché de Saint-Lô fut démontée et fondue pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
13

14
La réponse ne saurait être positive, et le choix dut toujours être cornélien. Paradoxalement,
au moment de décider de démolir une église paroissiale parce qu’elle était en mauvais
état et ne présentait pas un intérêt particulier, justifiant d’engager des frais importants de
restauration, on note une cristallisation de l’intérêt des paroissiens concernés, et une mobilisation
forte pour la sauver. Du reste, la problématique se pose encore de nos jours. Mais
dans la confusion, une conception apparaît, qui ne fera jamais machine arrière : le monument
– au sens premier du terme, c’est-à-dire comme témoin, souvenir –, s’il intéressait
jusqu’alors des amateurs, autrement collectionneurs, des architectes ou des historiens, devint
d’intérêt public. La confiscation des biens du clergé, des émigrés fut d’abord une œuvre
visant à ce que Jean-Michel Leniaud appelle « une unification volontariste du corps social
en détruisant les mémoires particulières et en étatisant ce qui relève de la culture, du patrimoine,
de la création, de l’instruction » 54 .
La préoccupation affichée ne fut pas, dans un premier temps, d’ordre purement scientifique.
La mesure était d’abord conservatoire. Néanmoins, on peut parler d’emblée, pour
citer de nouveau Jean-Michel Leniaud, d’un « instrument de communication politique » 55 .
C’est à ce moment précis que la notion patrimoine émergea, à l’interface de l’histoire, de
la mémoire, de la culture et de la politique. L’objectif devint, en effet, d’offrir au peuple un
accès à sa propre culture. Une telle ambition justifia la création, en 1790, de la Commission
des Arts, qui donna ensuite naissance aux premiers musées et annonça les mesures prises
sous la Monarchie de Juillet. « C’est cette conversion de la valeur d’usage des monuments en
une valeur éducative susceptible de justifier leur conservation qui fonde la notion de monument
historique et constitue une vraie nouveauté » 56 écrit Françoise Bercé.
On aborde ici un thème délicat, et qui jalonne notre propos, relatif à l’écriture historique.
Si comme cela est évoqué plus haut, nulle histoire n’est objective, il faut bien admettre
que dès lors qu’il s’agit d’une écriture, à destination de l’éducation des masses, se pose la
question de la manipulation 57 . Dominique Poulot dénonce ceux qui chargeraient le patrimoine
de ce rôle ingrat d’instrument de propagande.
Le patrimoine n’est pas un instrument de manipulation des populations, comme d’aucuns le
dénonçaient naguère 58 , non plus que la panacée du développement local, ainsi que d’autres
le revendiquaient 59 . Ce qu’assume, finalement, le patrimoine, c’est qu’il y a bien un sens aux
choses et aux usages 60 .
D’autres, comme Pierre Toubert, mais ils seraient nombreux à pouvoir être cités,
appellent à la vigilance.
Le document est un monument. Il est le résultat de l’effort des sociétés historiques pour imposer,
volontairement ou involontairement, telle image d’elles-mêmes au futur. Il n’y a pas, à la
limite, de document-vérité. Tout document est mensonge. Il appartient à l’historien, en premier
54. Jean-Michel Leniaud, « Vingt-cinq ans d’histoire du patrimoine », in Philippe Poirrier et Loïc Valdelorge
(dir.), Pour une histoire des politiques du patrimoine, Paris, La Documentation Française, p. 33-44.
55. Ibid.
56. Françoise Bercé, Des monuments historiques au Patrimoine du XVIII e siècle à nos jours ou les égarements
du cœur et de l’esprit, Paris, Flammarion, 2000, p. 17.
57. À l’heure de la controverse sur la lecture de la lettre de Guy Môquet, l’interrogation n’est peut-être pas
inutile.
58. Prenant l’exemple de Massada ou d’Alésia, Patrice Béghain écrit « Le patrimoine peut être l’instrument de
la manipulation » in Le patrimoine, culture et lien social, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 96.
59. C’est par exemple la position de Yvon Lamy.
60. Dominique Poulot, Patrimoine et modernité, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 65.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

lieu, de démonter ce montage, de distribuer cette construction et d’analyser les conditions de
production de documents-monuments 61 .
Le XIX e fut un siècle particulièrement instable politiquement, de ce fait même sujet à
caution en regard de ce qui précède. La France oscillait alors entre république et retour à un
régime monarchique. C’est aussi le temps où, inspirés d’elle, ses voisins commencèrent à se
structurer politiquement. L’imagerie nationale, voire nationaliste, s’organisa et alla crescendo.
Ce mouvement accompagna la révolution industrielle et son corollaire, l’extension de l’espace
urbain. D’un XVIII e siècle rural et paysan on passa à un XIX e siècle urbain et ouvrier. On pourra
nous objecter le manque de nuances dans ces assertions. Il ne s’agit ni d’ignorance de la
complexité des phénomènes, étalés dans le temps, ni d’une volonté de caricaturer la réalité.
En dégageant les grandes tendances, on comprend mieux la notion de mutations 62 . À
l’échelle humaine, un siècle est un temps extrêmement rapide et les changements qui
s’opèrent dans cette période sont tout à fait évocateurs d’une accélération du temps et de
son appropriation par l’homme.
C’est dans la confusion et les soubresauts de l’histoire que la Monarchie de Juillet
augura de la reprise en main étatique de ce qui est devenu bien public. Lorsque fut créé
en 1830, sous l’autorité de François Guizot alors député et Ministre de l’Intérieur, le Service
de l’Inventaire général des Monuments historiques, c’est la centralisation, ce particularisme
français 63 , que l’on officialisa. Si la protection était l’une des préoccupations du Service
de l’Inventaire, il ne faut pas négliger que, souvent, il lui fallut opérer des choix.
Devant la pression démographique, devant l’élargissement des villes et la nécessité des
orientations budgétaires, la question du passé devenait épineuse. Fallait-il le sacrifier au
nom du progrès, l’isoler soit le sanctifier, le fondre dans le nouvel espace ?
Le concept de patrimoine, qui suppose un impératif moral universellement partagé, semble
n’appeler que le consensus, alors même qu’il est le fruit d’une dialectique complexe de la conservation
et de la destruction 64 .
Dans l’œuvre de conservation et de restauration se posait aussi, et peut-être surtout,
la question du style. La décontextualisation impose de fixer un temps de référence, celui
qui détermine la valeur historique. « Le monument restauré devait constituer un modèle,
compréhensible par tous » 65 . Deux influences conditionnent le choix : l’un est établi en
fonction des époques supposées être phares et prenant valeur de modèle ; l’autre incombe
à la personnalité des décideurs. Ainsi, l’histoire, interprétée, devient qualifiée. Comment en
effet retrouver « le vrai » ? Selon Adolphe Napoléon Didron 66 et Ludovic Vitet, le XIX e siècle
était dans l’incapacité de trouver son style propre, sa seule voie était de copier les styles
anciens, ce qui produisait l’avantage de créer une harmonie entre construction et restauration
61. Pierre Toubert, in Pierre Nora (dir.), Science et conscience du patrimoine, Entretiens du Patrimoine, 28-
30 novembre 1994, Paris, Éditions du Patrimoine, 1994, p. 26.
62. Il ne faut voir ici de contradiction avec la critique qui précède dans la mesure où les nous étudierons plus
loin la question non en termes de dates mais en termes de périodes.
63. Il présente pour nous un atout considérable. Les Archives départementales de la Manche ayant brûlé, les
documents conservés par les services parisiens constituent un accès aux sources irremplaçable.
64. Dominique Poulot, Patrimoine et modernité, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 9.
65. Françoise Bercé, Des monuments historiques au Patrimoine du XVIII e siècle à nos jours ou les égarements
du cœur et de l’esprit, Paris, Flammarion, 2000, p. 46.
66. Adolphe Napoléon Didron (1806-1868) : archéologue, il fut sous la Monarchie de Juillet secrétaire du
comité des travaux historiques au Ministère de l’Instruction publique. Professeur d’archéologie sous le
Second Empire, il fonda les Annales archéologiques.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
15

16
mais sclérosait la création contemporaine. La question se posa à Saint-Lô autour de l’église
Notre-Dame au milieu du XIX e siècle :
Monsieur le Préfet,
La section d’Archéologie compte au nombre de ses buts les plus impérieux tout ce qui se rapporte
à la conservation des monuments religieux ou civils, dont les temps anciens ont couvert
notre pays. À ses yeux, des restaurations faites sans goût et en désaccord avec le style architectural
d’un édifice sont moins regrettables que des mutilations ou des dégradations par
ignorance ou par insouciance ; elle s’inquiète donc à bon droit si elle voit des travaux de cette
nature et elle croirait se manquer à elle-même, si, dans son impuissance à prévenir le mal, elle
ne le signalait point au moins à l’autorité qui peut les arrêter et les faire même réparer.
Des travaux viennent tout récemment d’être exécutés à l’église Notre-Dame de Saint-Lô, dans
la chapelle dite du Rosaire. La simplicité primitive de la voûte de cette chapelle se trouve
cachée par de lourds pendentifs attachés au point d’intersection des nervures. On eût dû se
rappeler qu’à une époque peu éloignée, des sculptures pareilles avaient été presqu’aussitôt
supprimées qu’exécutées, précisément parce qu’elles choquaient tous les yeux 67 .
Suivit la création d’une commission pour étudier quel était « le style le plus convenable
à la construction des églises dans notre pays ? Comment doivent être entendues les réparations
ou restaurations de nos anciens monuments religieux ? » 68 .
Si Didron réclamait le seul sauvetage des bâtiments et blâmait leur reconstruction, un
Viollet-le-Duc 69 , quant à lui, prônait le remplacement des éléments malades par des éléments
identiques.
Il faut laisser les monuments dans l’état où ils sont et se contenter de les consolider ou de les
empêcher de tomber. Une restauration, quelque intelligente qu’elle soit, est rarement utile à
un édifice. Pour une restauration bien faite il y en a cent déplorables 70 .
Avec Prosper Mérimée 71 , Viollet-le-Duc a instauré, à la tête des Monuments historiques,
entre 1848 et 1870, ce que Jean-Michel Leniaud s’autorise à appeler un véritable
« lobby ». On retrouve leur credo dans leur correspondance, passionnant objet d’étude,
publié et commenté par Françoise Bercé 72 . Dans une vision idéalisée et nostalgique, passéiste
certainement, ils s’insurgeaient contre les villes riches et commerçantes qui « ont
démoli leurs anciennes murailles, leurs jolies maisons, leurs bâtiments municipaux, pour
remplacer tout cela par des édifices sans nom et que l’on ne voit qu’à regret si l’on songe
à tous les trésors perdus » 73 .
La ville de Lyon offre un exemple éclairant des difficultés rencontrées au XIX e pour
l’aménagement du territoire 74 . Florissante depuis l’Antiquité, la ville ne cessa « de reconstruire
67. Extrait d’une lettre du Commandant Lamarche, vice-président de la Société d’Agriculture, d’Archéologie
et d’Histoire Naturelle du département de la Manche au préfet de la Manche, datée du 3 mars 1845, in
Charles de Gerville, Voyage archéologique dans la Manche (1818-1820), Tome 2, Saint-Lô, Société
d’Archéologie et d’Histoire de la Manche, 2000, p. 314-315.
68. Ibid., p. 315.
69. Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) : architecte, ami de Prosper Mérimée qui lui confie la restauration
d’édifices religieux de renom (abbaye de Vézelay, Notre-Dame de Paris, Basilique de Saint-Denis, etc.).
70. Cité par Françoise Bercé, Des monuments historiques au Patrimoine du XVIII e siècle à nos jours ou les
égarements du cœur et de l’esprit, Paris, Flammarion, 2000, p. 37.
71. Prosper Mérimée (1803-1870) : succède à Ludovic Vitet au poste d’Inspecteur général des Monuments
historiques.
72. Françoise Bercé, La correspondance Mérimée-Viollet-le-Duc, Paris, Éditions du CHTS, 2001, 301 pages.
73. Extrait d’une lettre de Viollet-le-Duc à Mérimée, datée du 23 avril 1843.
74. Nathalie Mathian, « Quelques jalons dans la protection du tissu urbain à Lyon », in Philippe Poirrier et Loïc
Valdelorge (dir.), Pour une histoire des politiques du patrimoine, Paris, La Documentation Française, 2003,
p. 123-145.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

sur elle-même sous l’Ancien Régime ». Après 1793, et jusqu’au milieu du XIX e siècle, elle
fut la proie d’une destruction méthodique. La topographie, la pression urbaine, les principes
hygiénistes mêmes sont autant de facteurs disputant leur légitimité aux monuments.
Devant la disparition de ses quartiers historiques, un sentiment de nostalgie se fit jour, en
particulier sous l’impulsion d’un renouveau du catholicisme. À la démolition ou à la réaffectation
des bâtiments, étaient opposés la nostalgie, l’évocation du « Vieux Lyon » 75 . Ce n’est
réellement qu’au début du XX e que le consensus semble avoir été définitivement 76 trouvé
avec la définition de deux espaces : la ville poursuivrait son extension tout en conservant
ses quartiers.
L’exemple retenu ici ne doit pas apparaître étrange. Bien que très rapidement évoqué,
il a été pesé et doit nourrir la réflexion de notre cas d’étude : quelle que soit la taille de la
ville concernée, Lyon, carrefour économique, ou Saint-Lô, préfecture d’un département
rural, l’époque donnée, dans un cas le XIX e siècle dans l’autre le XX e , ou enfin la cause de
la destruction, l’industrialisation ou la Seconde Guerre Mondiale, le patrimoine est aussi, et
peut-être surtout, une affaire sentimentale. « Les périls semblent être une des conditions
nécessaires à la prise de conscience patrimoniale des citoyens » 77 , pas toujours compatible
dans l’Histoire avec la dimension économique. Mais les temps changent et lorsque, comme
aujourd’hui, cette dimension intègre le champ du patrimoine, non en termes de dépenses,
mais d’investissement, c’est tout le concept de mise en valeur qu’il faut reconsidérer.
Patrimoine et République : vers un patrimoine total
En visite à Amiens pour le lancement des « Journées du patrimoine », le jeudi 14 septembre
2006, le Premier ministre Dominique de Villepin 78 soulignait l’attachement des Français
à leur patrimoine :
Cet attachement, il ne traduit pas une quelconque nostalgie du passé. C’est au contraire un
attachement vivant, fermement ancré dans notre époque, dans les enjeux et les interrogations
que suscite la mondialisation. Les Français veulent avancer. Ils sont ambitieux pour leur avenir
et celui de leurs enfants. Mais ils ne veulent pas renoncer à leur identité ni aux valeurs qu’ils
ont héritées de l’histoire. Dans nos archives, dans nos musées, sur les pierres anciennes nous
cherchons non seulement ce que nous sommes mais aussi ce que nous devons être et ce que
nous voulons devenir 79 .
Plus loin, il déclarait encore :
Aujourd’hui, alors que notre société semble parfois en perte de repères, la place de notre
patrimoine est plus importante que jamais 80 .
On voit bien ici que le sens premier du patrimoine est conservé mais que son champ est
étendu. Les termes d’« enjeux », de « mondialisation » révèlent pleinement les nouveaux pouvoirs,
et on le verra, les devoirs, qui lui sont conférés. Longtemps synonyme de « monuments
75. Pour la première fois semble-t-il en 1843, sous la plume de H. Leymarie.
76. L’éboulement de la colline de Fourvière, en 1930, donna toutefois lieu à des affrontements entre les deux
camps.
77. Françoise Bercé, Des monuments historiques au Patrimoine du XVIII e siècle à nos jours ou les égarements
du cœur et de l’esprit, Paris, Flammarion, 2000, p. 51.
78. Il était accompagné de Renaud Donnedieu de Vabres, Ministre de la Culture et de la Communication,
qu’il a alors présenté comme très attaché à sa mission de défense de « la place de la culture, de la création
et du patrimoine ».
79. http://www.culture.gouv.fr/culture/actualités/.
80. Ibid.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
17

18
historiques », le patrimoine est aujourd’hui devenu culturel 81 . Le présent développement
vise à montrer qu’il est essentiellement envisagé selon le critère de sa valorisation. Ainsi,
nous verrons que toute politique de conservation, de restauration est entendue de ce point
de vue. La fin du XX e siècle a vu une accélération phénoménale, un emballement, de la
valeur patrimoniale. Cette dernière est tout à la fois politique et économique, et impose au
scientifique de réévaluer son positionnement, dans le champ nouveau de la culture. Avant
d’en examiner les enjeux, indépendamment les uns des autres, et d’en montrer les interactions,
il convient de s’attarder quelque peu sur les origines des derniers développements
de son sens.
La longue période de la III e et de la IV e Républiques est essentielle, et son étude fut
précieuse pour la construction et l’articulation de notre pensée. Néanmoins, ce n’est pas
dans cet intervalle que se manifestent les mutations les plus visibles, celles qui nous amènent
au traitement de notre problématique. Elle est marquée, pour l’essentiel, par le renforcement
du rôle et du poids de l’État dans la gestion d’un patrimoine, incontestablement
entré dans le champ public. Jean-Michel Leniaud parle de la « fabrication du patrimoine de
l’État-nation » 82 . En attestent certaines mesures prises comme la Loi de 1887 qui autorise la
démolition d’un édifice sans nécessité préalable d’expropriation. À la veille de la Première
Guerre Mondiale, la légitimité de l’État est étendue à la défense de l’intérêt public et non plus
au seul intérêt national. Les conséquences directes en sont : le classement de 4800 monuments,
la centralisation des procédures, et du même coup l’effacement de l’action locale,
communes comme associations de bénévoles.
Déjà, à la fin du XIX e siècle, « la valeur improductive passée passe dans le registre de la
valeur productive marchande » 83 . Ceci autorise un Maurice Barrès, toujours prompt à dénoncer
les manquements au devoir patriotique de l’État, à défendre les églises « qui sont laides,
dédaignées, qui ne rapportent rien aux chemins de fer, qui ne font pas vivre les aubergistes» 84 .
L’exagération du propos ne doit pas masquer ce que contient en germe la politique patrimoniale.
Si l’on transpose ses paroles au temps présent, on en admettra la pertinence. La
lecture d’Aloïs Riegl 85 fait également état pour la période d’une fétichisation du patrimoine.
Au début du siècle dernier, il dépeignait la « généralisation du concept de monument »,
qu’il interprétait comme le triomphe d’un sens du passé, d’un temps écoulé qui conduit à
la « réduction constante et inévitable de la valeur monumentale objective » au profit de
l’objet « le plus signifiant par son matériau, sa fortune, sa facture et sa fonction ».
Ceci doit être inscrit dans le contexte de la radicalisation en Europe du sentiment nationaliste,
en des temps où Histoire et mémoire se mélangèrent. Les sources sont à cet égard
sans ambiguïté et tout à fait éclairantes. Ce qui se tramait d’important était diffus, déroulé
dans ce qui allait devenir l’obsession des décennies à venir : l’éducation des masses. Dans
cette entreprise, l’école de la République et les loisirs d’une masse ouvrière étaient donc
concernés au premier plan. Parlant du « Dictionnaire pédagogique » de Ferdinand Buisson,
Pierre Nora résume tout à fait la mission dévolue à l’instituteur sous la IIIe République :
À qui voudrait saisir, dans toute la rigueur de son enchaînement mais aussi dans l’infinie richesse
de ses constellations, le lien absolu qui unit tout droit la Révolution à la République, la République
à la raison, la raison à la démocratie, la démocratie à l’éducation et qui de proche en
81. Le patrimoine est ici considéré dans sa seule acception de « public ».
82. Jean-Michel Leniaud, « Ving-cinq ans d’Histoire du patrimoine », in Philippe Poirrier et Loïc Valdelorge
(dir.), Pour une histoire des politiques du patrimoine, Paris, La Documentation française, 2003, p. 33-44.
83. Sur cette question, lire, Yvon Lamy « Patrimoine et culture : l’institutionnalisation », ibid., p. 45-63.
84. Maurice Barrès, La grande pitié des églises de France, Paris, Émile-Paul, 1914, 309 pages.
85. Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments : son essence et sa genèse, Paris, Éditions du Seuil, 1984,
122 pages.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

proche, fait donc reposer sur l’instruction primaire l’identité même de l’être national, on conseillerait
son ouvrage et s’il fallait n’en élire qu’un seul, en définitive, celui-ci 86 .
On pourra aussi citer un Ernest Lavisse que Pierre Nora qualifie d’« instituteur national » 87
enseignant aux enfants : « Vous, enfants du peuple, sachez que vous apprenez l’histoire pour
graver dans vos cœurs l’amour de votre pays ». Ce n’est du reste pas la seule « histoire » en
tant que « matière » ou « discipline » qui était concernée : l’amour de la patrie se glissait
dans les dictées, que les élèves s’appliquaient, peu ou prou, à écrire sans faute, lors des
épreuves du Certificat d’études primaires. On trouve partout ce thème de la Revanche à
prendre sur la défaite de 1870. Afin d’évoquer le rôle de l’Histoire et du patrimoine dans
l’éducation des enfants de la République, on citera enfin « Le Tour de France par deux
enfants », Augustine Fouillée dite G. Bruno, que Jacques et Mona Ozouf appellent « Le
petit Livre rouge de la République » : en 1871, deux orphelins lorrains franchirent clandestinement
la frontière, à la recherche leur oncle et leur mère 88 . C’est dans ce livre que les
enfants du cours moyen apprirent la lecture et, ce faisant, l’histoire et la géographie 89 . La
France n’a-t-elle d’ailleurs pas perdu l’Alsace et la Lorraine parce que ses jeunes soldats ne
connaissaient pas bien l’Histoire ?
Monsieur,
Vous avez adressé dernièrement trois lettres au peuple italien. Ces lettres, qui ont paru
d’abord dans les journaux de Milan et qui ont été ensuite réunies en brochure, sont un véritable
manifeste contre notre nation. Vous avez quitté vos études historiques pour attaquer la
France ; je quitte les miennes pour vous répondre.
[…]
Ce qui distingue les nations, ce n’est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur
cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections,
de souvenirs et d’espérances. Voilà ce qui fait la patrie. Voilà pourquoi les hommes veulent
marcher ensemble, ensemble travailler, ensemble combattre, vivre et mourir les uns pour
les autres. La patrie, c’est ce qu’on aime. Il se peut que l’Alsace soit allemande par la race et
par le langage ; mais par la nationalité et le sentiment de la patrie elle est française. Et savezvous
ce qui l’a rendue française ? Ce n’est pas Louis XIV, c’est notre Révolution de 1789. Depuis
ce moment, I’Alsace a suivi toutes nos destinées ; elle a vécu de notre vie. Tout ce que nous
pensions, elle le pensait ; tout ce que nous sentions, elle le sentait. Elle a partagé nos victoires et
nos revers, notre gloire et nos fautes, toutes nos joies et toutes nos douleurs. Elle n’a rien eu de
commun avec vous. La patrie, pour elle, c’est la France. L’étranger, pour elle, c’est l’Allemagne 90 .
Dans l’écriture de notre chronologie, il faut également retenir les deux événements
d’importance majeure que furent, d’une part la Loi de 1905 fixant la séparation de l’Église
et de l’État, d’autre part la Première Guerre Mondiale. L’État, devenu laïque, devait dorénavant
distinguer Église et église. Ceci ne fut pas sans conséquence sur les édifices religieux,
en particulier si l’on considère les terribles dégâts causés par la Grande Guerre sur le patrimoine
bâti. Ce que Françoise Bercé appelle « la ferveur pour les cathédrales meurtries » 91
86. Pierre Nora, « le dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, cathédrale de l’école primaire », in
Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Tome 1, Paris, Gallimard, p. 327 ; on notera que Viollet-le-Duc
contribue à la rédaction du chapitre sur l’architecture et que Lavisse rédige celui d’« Histoire ».
87. Pierre Nora, « Le Petit Lavisse, évangile de la République », in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire,
Tome 1, Paris, Gallimard, p. 269.
88. L’oncle porte le nom du père tandis que la mère est en réalité la France.
89. Jacques et Mona Ozouf parlent d’un « art de la mémoire », in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire,
Tome 1, Paris, Gallimard, p. 269.
90. Extrait de la correspondance entre Fustel de Coulanges et Mommsen, tous deux historiens ; ici, la lettre
de réponse de Fustel de Coulanges à Mommsen, datée du 27 octobre 1870.
91. Françoise Bercé, Des monuments historiques au patrimoine du XVIII e siècle à nos jours ou les égarements
du cœur et de l’esprit, Paris, Flammarion, 2000, p. 65.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
19

20
se vérifie pour la Première comme pour la Seconde Guerre Mondiale. Même laïcisée, la
nation pleure la profanation, la violation de l’espace sacré, et se remémore ses racines
judéo-chrétiennes. Nous reviendrons sur ce thème dans les pages consacrées à Saint-Lô.
Si, jusqu’en 1914, l’école primaire de Jules Ferry mit en place, par l’enseignement des
fondamentaux, ce que Jean-Pierre Rioux appelle la « rhétorique commémorative », il ne faut
pas négliger l’importance de l’entrée progressive de la société industrielle dans l’ère du
loisir. Considérons d’abord le temps du seul point de vue quantitatif. Le XIX e siècle fut partagé
sur la bienfaisance du temps libre 92 . « Le loisir n’est pas une forme de temporalité qui
va de soi » 93 . S’opposaient déjà les libéraux prônant la valeur du travail, le loisir représentant
son « négatif », autant dire un manque à gagner, et les socialistes pour lesquels, le travail
aliénant la classe ouvrière, celle-ci devait s’inscrire dans une « activité libre et créatrice » 94 .
De proche en proche, la fin du XIX e et tout le XX e siècles virent progressivement s’inscrire
le loisir dans la société du travail. Nous n’énumérerons pas l’ensemble des lois adoptées et
des mesures prises, relatives à l’amélioration des conditions de travail et à la diminution de
sa durée. Toutefois, nous retiendrons, pour mémoire, la création des congés payés de 1936
étendus à cinq semaines en 1982, la semaine des trente-cinq heures en 1998. Effet inattendu :
déchargés par le progrès technique des tâches les plus harassantes et les plus rébarbatives,
rapprochés du monde qui les entoure par la révolution des transports et des (télé) communications,
nos contemporains sont obsédés par la course au temps.
Dans une formulation synthétique, Jean-Claude Genet-Delacroix juge que :
« L’État […] stimule la croissance en libéralisant et en modernisant les facteurs de production.
Surtout, il agit sur les processus de diffusion et de consommation par la politique pédagogique,
la démocratisation du goût et la socialisation patrimoniale » 95 .
Se conjuguent en effet, sur la période, une élévation moyenne du niveau de vie et du
niveau d’instruction, l’ensemble créant autant d’appels d’air pour davantage de temps
libre, de temps de loisirs. Sans nous éloigner aucunement de notre sujet, ces considérations
nous amènent, au contraire, à approcher ce qui est au cœur du problème de la mise
en valeur du patrimoine : ses publics. La question est tout à fait complexe et oblige à croiser
les regards sur les paramètres qui déterminent à la fois leurs natures, leurs pratiques,
leurs attentes.
Les généralités qui précèdent ne peuvent faire écran aux inégalités sociales, inhérentes
au modèle économique libéral. Il n’est question ici ni de contester la validité du modèle ni
d’en examiner à la loupe les fondements théoriques. Nous nous bornerons pour notre analyse
à dresser des constats, en nous appuyant fortement sur les différentes études du Ministère
de la Culture et de la Communication, dirigées par Olivier Donnat sur les pratiques culturelles
des Français, sur les trente dernières années 96 . Pour cela, une fois encore, il nous faut revenir
92. Les débats actuels sur le temps de travail montrent que la question n’est pas définitivement tranchée.
93. René Teboul, Culture et loisir dans la société du temps libre, Paris, L’Aube, 2004, p. 40.
94. Ibid. p. 40.
95. Jean-Claude Genet-Delacroix, « La richesse des Beaux-Arts républicains », in Jean-Pierre Rioux et Jean-
François Sirinelli (dir.), Pour une Histoire culturelle, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 215.
96. Lire notamment, Olivier Donnat et Denis Cogneau, Les pratiques culturelles des Français : 1973-1989,
Ministère de la culture et de la communication, La Documentation Française, Paris, La Découverte, 1992,
285 pages et Olivier Donnat, Regards croisés sur les pratiques culturelles, Ministère de la culture et de la
communication, La Documentation Française, Paris, La Découverte, 2003, 348 pages. La lecture de ces
travaux est indispensable à quiconque souhaite explorer le thème de la médiation culturelle, mais on la
conseillera plus généralement à tous ceux qui souhaiteraient faire tomber des idées reçues sur le thème
de l’accès à la culture. Les études de l’INSEE que nous avons parcourues et qui ne seront pas citées ici,
pour ne pas alourdir le texte, sont elles-mêmes très éclairantes et arrivent aux mêmes conclusions.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

sur un siècle républicain afin de saisir dans quelle mesure et de quelle manière, d’hier à
aujourd’hui, le patrimoine a pu s’ancrer au cœur des pratiques culturelles des Français.
Dans l’école de Jules Ferry, la masse devint alphabétisée, mais, pour l’essentiel, elle
fut cantonnée au socle primaire : le lycée, et a fortiori l’université, restaient réservés « à la
reproduction tacite de la notabilité et de sa culture », « à la fine fleur ». Au-delà de l’école,
c’est surtout à la croissance de l’imprimé, par voie de presse, qu’il faut reconnaître d’avoir
permis une diffusion du savoir. C’est l’espace social qui se redessinait sous la plume des
journalistes : de la vie locale à la grande politique, la nouvelle devenait universelle. Elle était
aussi presque instantanée. Avec elle, c’est aussi la pensée, l’opinion qui se diffusèrent et
s’étalèrent dans les journaux : à cet égard, l’Affaire Dreyfus marqua indiscutablement un tournant
dans le combat pour la liberté d’expression. C’est également à ce moment qu’apparut
la notion d’intellectuel, que la politique ne fut plus l’affaire des seuls représentants des
citoyens dans la république qui s’enracinait. Au fur et à mesure que le progrès technique a
raccourci le temps de diffusion, le citoyen a accru l’espace couvert par l’information et a
éprouvé le besoin grandissant de se l’approprier. Informé en un temps qui lui laisse aujourd’hui
tout loisir d’interférer dans la prise de décision, par le forum ou le blog, il en devient l’acteur 97 .
C’est ici qu’intervient une fois encore la question de l’égalité face au savoir et à la culture.
Les guerres et le temps qui les sépare ont apporté leur lot d’émancipation, d’évolutions
politiques et comportementales, chaque fois élargissant le cercle des initiés. On peut parler
d’un grand tournant à la fin des années 1950, avec la création du Ministère des Affaires
culturelles, et l’entrée sur la scène gouvernementale, d’André Malraux. Il donna une impulsion
qui ne fut jamais profondément remise en cause par ses successeurs à la tête du Ministère,
quelle que soit leur appartenance politique. On a tout dit de ce personnage haut en
couleurs, sur sa manière de faire, on a même parlé d’un « royaume farfelu » 98 . Sa personnalité
hors du commun, son immense érudition, et le soutien sans faille que lui accordait le
Général de Gaulle au pouvoir, l’autorisèrent pourtant à bousculer la tradition, à imposer un
nouveau regard sur la culture et son partage. En 1967, il déclarait :
Il faudra bien admettre qu’un jour on aura fait pour la culture ce que Jules Ferry a fait pour
l’instruction : la culture sera gratuite 99 .
C’est ainsi qu’il rompit avec le dogme des Beaux-Arts et prôna une démocratisation
de la culture, qu’il voulait égalitaire. Refusant tout académisme et tout pédagogisme, son
credo était celui de la confrontation directe à l’œuvre. Il disait lui-même proscrire « la condescendance
tout autant que le paternalisme ».
Le musée est une œuvre ancienne qui trouve ses racines dans les premières collections
privées de l’Ancien Régime mais qui naît réellement de la Révolution française. Les biens
confisqués auraient pour vocation d’éduquer le peuple. Dès 1792, fut évoquée l’idée de
créer un musée par département, afin, dans un effort de proximité, de rendre accessible aux
citoyens leur culture. La vision fut d’abord toute parisienne et instaurait une fausse décentralisation
: le partage culturel serait hiérarchisé, la capitale et ses grands musées devant, en
toute logique, recevoir les plus belles et les plus importantes collections :
Il est question de faire un Muséum aux galeries du Louvre. Il est décrété, et comme Ministre
de l’Intérieur, j’en suis l’ordonnateur et le surveillant. J’en dois compte à la nation. Tel est
l’esprit de la loi. C’en est aussi la lettre. Le Muséum doit être le développement des grandes
97. Sur cette question, lire Frédéric Barbier, L’histoire des médias, de Diderot à l’Internet, Paris, Armand Colin,
2000, 398 pages.
98. Philippe Poirrier, L’État et la culture en France au XX e siècle, Paris, Le Livre de Poche, 2006, 258 pages.
99. Nous reviendrons plus loin sur cette question épineuse de la gratuité dans la diffusion de la culture.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
21

22
richesses que possède la nation en dessins, peintures, sculptures et autres monuments de l’art.
Ainsi que je le conçois, il doit attirer les étrangers et fixer leur attention. Il doit nourrir le goût
des Beaux-Arts, recréer les amateurs et servir d’école aux artistes. Il doit être ouvert à tout le
monde. Ce monument sera national. Il ne sera pas un individu qui n’ait le droit d’en jouir. Il
aura un tel degré d’ascendant sur les esprits, il élèvera tellement les âmes, il réchauffera tellement
les cœurs, qu’il sera un des plus puissants moyens d’illustrer la République française 100 .
Si la décision fut nuancée et que le musée le plus proche devait finalement être privilégié,
il y aurait beaucoup à dire sur l’état actuel de la culture en région comparée à celle de
Paris. Nous n’entrerons cependant pas dans le débat, nourri par une littérature prolifique,
mais reviendrons plus loin sur le fond de la question, en termes d’offre et de demande.
Avec le Ministère Malraux fut donc posée la question, toujours actuelle, de la démocratisation
de la culture. Comment en effet passer d’une d’élite culturelle à une culture de
masse ? Et que signifie culture de masse ? Les politiques culturelles achoppent toujours sur
ces questions. Il semble que, face à l’échec de la mission culturelle de l’école, la culture
elle-même soit contrainte d’une part à l’autosuffisance ; d’autre part, et plus étonnant, elle
endosse la mission éducative d’une école qui ne remplit pas toutes ses promesses. Pourtant,
le bilan d’Olivier Donnat est terrible :
La fin du XIXe siècle avait fait de l’école la principale instance des savoirs et des représentations
du monde, et avait vu l’émergence d’un champ artistique largement autonome, plus dégagé
des finalités religieuses ou sociales dans lesquelles il était inscrit jusqu’alors. La fin du XXe siècle
a vu à bien des égards un éclatement de ce double dispositif au point qu’on peut aujourd’hui
se demander si la parenthèse qui avait été alors ouverte n’est pas déjà refermée 101 .
Journaux, radio, puis télévision et enfin Internet sont maintenant à la portée de tous.
Mais pour quel contenu ? Pour quel usage ? Et enfin la potentialité se confond-elle avec la
réalité ? Des Maisons de la culture au TNP de Jean Vilar (devenu Théâtre national de Chaillot),
la démocratisation a fait son œuvre, mais toutes les enquêtes sérieuses montrent qu’il faut
distinguer les genres. La catégorie professionnelle et son corollaire le niveau de revenus,
l’origine sociale sont souvent avancés pour mesurer les discriminations à la culture. S’il veut
être pertinent, le champ de l’observation doit être étendu à d’autres critères, y compris à
celui de la géographie spatiale.
Les mesures prises jusqu’alors ont été pour l’essentiel d’ordre économique. On pensait
que la culture était une affaire de moyens, un poste de dépenses et que, pour les personnes
disposant d’un faible niveau de vie, elle était superflue. Il suffirait donc d’agir sur le levier
financier. Il faut se rendre à l’évidence : la gratuité ou les tarifs préférentiels pratiqués par
les théâtres, et autres musées 102 ne sont pas la seule réponse possible 103 . On peut se risquer
100. Extrait d’une lettre du Ministre de l’Intérieur Roland, au peintre David, datée du 17 octobre 1792.
101. Olivier Donnat, Les Français face à la culture: de l’exclusion à l’éclectisme, Paris, La Découverte, 1994, p. 127.
102. En janvier 2000, Catherine Trautmann, Ministre de la Culture et de la Communication lançait l’ouverture
gratuite des musées nationaux, le premier dimanche de chaque mois dans 23 musées nationaux d’Ile-de-
France et 11 en régions. Pour la Ministre, « La culture doit être un élément moteur du mouvement de la
société, au cœur de la cité, au plus près du quotidien […]. Démocratiser l’accès à la culture ce n’est pas
adapter la culture à un public large mais susciter un désir de culture, encore très minoritaire aujourd’hui.
Il ne s’agit pas seulement d’élargir la base sociale des publics de la culture en favorisant l’accès du plus
grand nombre aux lieux et œuvres reconnues, mais de prendre en considération les pratiques culturelles
des Français, de les accompagner dans leurs aspirations au savoir et à la connaissance ». De manière
expérimentale, la mesure est étendue au premier semestre 2008 à la gratuité d’accès aux collections permanentes
de quatorze musées nationaux (sous conditions). http://www.culture.gouv.fr/culture.
103. L’étude comparée avec des pays comme l’Allemagne ou l’Angleterre tend à montrer que la gratuité ellemême
est une culture. La France ne possédant pas cette culture, ses habitants manifestent plutôt une
démarche opportuniste.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

à parler d’une société plurielle tant on mesure l’abîme qui existe entre les composantes d’une
même nation. En se penchant sur les travaux d’Olivier Donnat 104 , on lit ce constat d’échec :
Certes, le niveau monte, mais l’amélioration des conditions de vie et les transformations des
conditions d’accès aux savoirs et aux œuvres n’ont pas permis la réalisation du projet de démocratisation
qui avait justifié, à la fin des années cinquante, d’un Ministère des Affaires Culturelles
105 . Le niveau de vie est tout à fait essentiel mais les statistiques montrent que le milieu social
dans lequel on grandit est plus déterminant encore. Une analyse synthétique des résultats publiés
montre qu’en dépit de toutes les mesures prises, 15 % des Français sont jugés totalement exclus
de la culture. À l’exception de la télévision et de la presse régionale, ces personnes n’ont jamais
eu accès au monde de la culture. À mieux regarder la composition sociale de ce groupe, on
remarque qu’elles sont dépourvues de diplômes, âgées et rurales. On note aussi que cela concerne
40 % de la population des retraités de l’agriculture et des ouvriers. Si l’on comptabilise
en outre les 31 % de la catégorie des démunis culturellement on constate que presque la moitié
de la population française évolue hors du champ de la culture. À l’autre extrémité, ceux
qu’Olivier Donnat appelle les branchés représentent une frange de 8 %, qui se recrute pour
plus de la moitié parmi les 25/44 ans, diplômés de l’enseignement supérieur. En l’absence de
toute évolution structurelle significative, doit-on parler d’un « épuisement des utopies » 106 ?
On a, à la lecture de ce qui précède, des raisons objectives de s’interroger voire de
s’inquiéter sur le rôle éducatif de l’école, mais aussi sur la vertu de la culture à rassembler
les hommes dans une société dominée par le rationalisme, comme le prétendait André
Malraux : en 2002, le Ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon, adressait à Catherine
Clément une lettre de mission, qu’il débutait en ces termes :
La télévision est avec l’école, le seul moyen de toucher chacun de nos concitoyens, de faire
naître en lui le désir et le goût de la culture, d’éveiller la sensibilité des jeunes, de favoriser
l’intégration par la diffusion d’une culture commune 107 .
Le constat est clair : l’élite s’oppose toujours à la masse et la culture de masse
demeure une culture populaire.
Certes, une politique culturelle n’a pas pour seul objectif de coller à la vie mouvante de la
société : elle défend avant tout la création, elle conserve la mémoire 108 . Mais elle ne saurait
plus longtemps être décalée par rapport aux modes de vie sans perdre une partie de son
ancrage dans la réalité contemporaine 109 .
Ce que l’on appelle couramment le niveau culturel détermine assez largement les conditions
de réception de l’œuvre et les modalités des pratiques culturelles 110 .
Faut-il renoncer à l’idée selon laquelle, le peuple, éduqué, partagerait les mêmes
valeurs que l’élite ? Le temps et les moyens déployés n’ont pas permis la réussite de ce
grand projet humaniste, hérité du siècle des Lumières. C’est désormais à la culture de
s’adapter à la demande, non point simplement en termes d’accessibilité géographique ou
104. Olivier Donnat et Denis Cogneau, Les pratiques culturelles des Français : 1973-1989, Ministère de la culture
et de la communication, La Documentation Française, Paris, La Découverte, 1992, 285 pages.
105. Olivier Donnat, Les Français face à la culture : de l’exclusion à l’éclectisme, Paris, La Découverte, 1994, p. 10.
106. Olivier Donnat, Les Français face à la culture : de l’exclusion à l’éclectisme, Paris, La Découverte, 1994,
p. 364.
107. http://www.culture.gouv.fr/culture.
108. Les auteurs reprennent ici les points forts sur lesquels s’appuyait la politique d’André Malraux.
109. Olivier Donnat et Denis Cogneau, Les pratiques culturelles des Français : 1973-1989, Ministère de la culture
et de la communication, La Documentation Française, Paris, La Découverte, 1992, 285 pages.
110. Olivier Donnat, Les Français face à la culture : de l’exclusion à l’éclectisme, Paris, La Découverte, 1994, p. 16.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
23

24
économique mais en termes de contenu. « Le patrimoine, c’est un facteur de cohésion et
de fraternité. Ce sont des valeurs que l’on partage, des principes que l’on respecte. C’est
aussi un avenir que l’on construit ensemble » 111 déclarait Dominique de Villepin. Ainsi, le
patrimoine, cette somme de valeurs sur laquelle s’est construite la nation, sur laquelle elle
a prospéré et doit continuer à prospérer, semble investi d’une mission.
La France est devenue une terre de commémoration 112 . On peut considérer que c’est
avec la célébration du Bicentenaire de la Révolution française, symbole fort, que l’impulsion
a été donnée. Chaque année représente une occasion nouvelle de se souvenir : du
Soixantième anniversaire du Débarquement au centième anniversaire de la mort de Jules
Verne, la France se remémore, et surtout commémore, ses grandes heures, ses grands
hommes. L’histoire est devenue une manifestation, l’occasion d’un moment de fête. C’est
le sens des « Journées du Patrimoine », créées en 1984 et qui ont rassemblé en 2007, sur
le thème de « Les Métiers du Patrimoine » plus de 12 millions de visiteurs – chiffre de fréquentation
devenu constant ces dernières années – dans plus de 15 000 sites et 20 000 animations
113 . Couronnée de succès, la formule est étendue aujourd’hui à 48 pays d’Europe.
Il suffit de se pencher sur la presse locale pour illustrer à la fois l’engouement populaire
et ce qui ressemble, du point de vue de l’historien, à une dérive mise en place et cautionnée
par le pouvoir politique. Lors des Journées de septembre 2006, dont le thème
était « Faisons vivre notre patrimoine », les bayeusains ont pu visiter l’église Saint-Patrice
grâce à l’Association des Amis de l’Église Saint-Patrice, qui œuvre à « la parfaite conservation
et à l’entretien de l’église ainsi qu’à l’animation de l’édifice en dehors du culte » 114 . À
Bricqueville, l’Office de Tourisme d’Omaha Beach proposait une visite guidée dans les rues
du village, commune du parc des marais du Cotentin et du Bessin. « Un verre de l’amitié »
devait clôturer la promenade 115 . Plus étonnante, et toujours dans le cadre des Journées du
Patrimoine 2006 à Bayeux, la prestation de « Radio Bazarnaom » et de « la Famille Magnifique »
offrant aux spectateurs « leur théâtre de rue » et des visites « par des animateurs spéciaux
du patrimoine » 116 .
Le dernier exemple développé par le journal relate les « séances d’initiation aux sciences
et délices du chocolat et du thé ». Si Valentine Tibère, spécialiste de la question apportait
sa caution scientifique à l’affaire, et que les visiteurs ont pu se régaler, on ne peut
s’empêcher de penser à une opération marketing, confessée à demi-mots par le rédacteur
de l’article :
Les seigneurs d’Argouges n’ont pas fini de faire parler d’eux et de promouvoir leur domaine,
classé Monument historique, l’une des plus antiques et envoûtantes demeures du Bessin,
habitée par une Fée millénaire. Pour preuve le magazine TV de France 3 sera consacré au
Manoir d’Argouges ce vendredi 15 septembre en soirée 117 .
On mesure à travers ce qui précède combien la vocation patrimoniale a évolué et
entre de plein fouet dans le secteur marchand. Pour alimenter le concept, l’ouverture
sémantique est infinie, du patrimoine bâti au patrimoine immatériel, du patrimoine culturel
au patrimoine naturel. Plus encore, sa dimension est mouvante :
111. http://www.culture.gouv.fr/culture.
112. En février 2007, dans le revue de l’Institut National du Patrimoine, Pierre Nora fustigeait « la dilatation
phénoménale du patrimoine possible, […] si bien que tout, d’une certaine façon, est frappé du signe du
mémorable ».
113. http://www.journeesdupatrimoine.gouv.fr/.
114. La Manche Libre, 17/9/2006, p. 9.
115. La Manche Libre, 17/9/2006, p. 9.
116. Ibid.
117. Ibid.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

Notre patrimoine est vivant, il se métamorphose, au fur et à mesure et à mesure des créations
qui l’enrichissent. Il évolue avec le temps. Il ne se limite pas aux seuls monuments historiques,
aussi importants et aussi nombreux soient-ils. Je pense en particulier aux musées, mais aussi
au patrimoine de proximité, au patrimoine du XXe siècle, au patrimoine industriel, au patrimoine
immatériel, au patrimoine écrit, à la numérisation du patrimoine 118 .
On peut douter de l’intention même de la naissance de ces Journées: précédées en 1980
de l’Année du Patrimoine, elles sont apparues dans un contexte politique, où Jean-Philippe
Lecat vit, en 1978, son Ministère se scinder – signe des temps – en un Ministère de la Culture
et de l’Environnement. Parce que, selon lui, « a priori tout devrait être considéré comme
élément du patrimoine », il jugea opportun de créer une Direction du Patrimoine. Alors que
le contexte semblait défavorable, puisque l’on se situait alors à la veille d’une élection présidentielle,
la proposition fut très bien accueillie et remporta le succès qu’on lui connaît 119 .
La régionalisation allait permettre une déconcentration des pouvoirs, une décentralisation
des prises de décisions. Elle allait aussi signifier un désengagement financier progressif et
durable en faveur des collectivités locales. Ces dernières, dans une économie dont la production
se dématérialise sont dans une permanente quête de la mise en valeur de leur territoire.
Sous cette impulsion, celui-ci devait devenir terroir, à mettre en valeur, sous le vocable
de patrimoine culturel. Le processus nous allons le voir ci-dessous est toujours actif.
À en croire les politiques, l’enjeu est crucial, la mémoire est un pilier 120 . À en croire les
historiens, le péril menace, la mémoire est un prétexte. Pour les deux, le patrimoine est
une opportunité.
Quand une autre manière de l’être ensemble se sera mise en place, quand on aura fini de se
fixer la ligne de ce que l’on appellera même plus l’identité, le besoin aura disparu d’exhumer
les repères et d’explorer les lieux. L’ère de la commémoration sera définitivement close. La
tyrannie de la mémoire n’aura duré qu’un temps, mais c’était le nôtre 121 .
Faut-il sauver la culture ? Le patrimoine ? Les acteurs finiront-ils par s’entendre et se
développer conjointement pour le bien de tous ? Pour tenter de répondre à ces interrogations,
il est nécessaire de consacrer un développement particulier aux enjeux qui se trament
autour de la question du patrimoine.
Les enjeux du patrimoine
Une (nouvelle) manne économique
On pourra s’étonner du choix opéré de traiter la question des ressorts économiques
du patrimoine, avant de l’envisager sous son angle purement culturel. Les extraits de discours
qui précèdent en attestent – morceaux choisis, certes, mais non isolés, prélevés dans
une masse abondante 122 – son exploitation représente un atout majeur de développement.
118. Discours de Renaud Donnedieu de Vabres à l’occasion de son audition devant la Mission d’information sur
la conservation et l’entretien du patrimoine à l’Assemblée nationale, le 13/9/2006, http://www.cult.gouv.fr/
culture.
119. Le Ministère Lang a poursuivi dans le sens des grandes manifestations populaires culturelles en créant « la
Fête de la Musique », et autre « Fête du Cinéma », et dont on connaît le succès retentissant.
120. « Identité, mémoire, patrimoine : les trois mots clés de la conscience contemporaine, les trois faces du
nouveau continent culture », Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Tome 4, Paris, Gallimard, 1997, p. 4713.
121. Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Tome 4, Paris, Gallimard, p. 4715.
122. Il a précisément été préféré de sélectionner un nombre restreint de discours politiques afin de montrer
combien le propos concentre les enjeux et les présente en interaction. Il ne faudrait pas en déduire une
partialité politique : la sélection est le seul fruit d’une volonté de coller aux développements les plus
actuels de l’objet de l’étude.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
25

26
Ce n’est, du reste, pas tant la nouveauté de la dimension économique qui retient notre
attention, puisque, dès 1963 123 , la culture était intégrée aux plans quinquennaux, que
l’ampleur du phénomène. « Le patrimoine c’est le pétrole de la France » 124 , il est devenu
« une richesse et un outil de développement économique social et culturel » 125 . C’est en
particulier dans le secteur du tourisme 126 que l’essentiel se joue. Pour Rachid Amirou, « le
tourisme est devenu une pratique culturelle comme une autre » 127 . Premier pays d’accueil
touristique au monde 128 , la France a su jouer, depuis longtemps, la carte de la diversité.
Toute l’étude qui précède doit être maintenant réévaluée dans ses implications spatiales.
Nous nous sommes jusqu’alors limitée à une analyse d’ordre institutionnel ou politique.
Ce qui nous préoccupe ici est de comprendre comment s’est progressivement mis en
place un dispositif de mise en valeur et d’exploitation du patrimoine, face à la nécessité
économique, dans un jeu subtil de réponses de l’offre et de la demande. Ce que l’on appelait
« voyage » jusqu’au XIX e siècle allait bientôt prendre le vocable de « tourisme ». Nous
aborderons la question du seul point de vue culturel. Il est encore une fois nécessaire de
distinguer entre le temps de l’élite et celui de la masse. Les premiers émois touristiques de
cette dernière datent du Front populaire et des congés payés de 1936 129 . Les acquis sociaux
de l’immédiat avant-guerre donnèrent le la pour les Trente Glorieuses. L’accès au savoir, une
aisance matérielle sensiblement améliorée, mais aussi la crainte du pain noir revenu, avec
la baisse de la croissance des années 1970, firent se confondre démocratisation et consommation.
Il semble que c’est dans cette lecture double et décalée entre l’idéal du politique
et le vécu du peuple que le hiatus s’est installé, et que s’est inscrit l’échec d’une politique
culturelle élitiste en faveur de la masse : entre temps, le citoyen était devenu consommateur.
De ce fait, on mesure aujourd’hui tout l’intérêt d’envisager la culture et le patrimoine
– puisqu’ils tendent maintenant à se confondre –, en terme de marché.
C’est ainsi que dans une politique de décentralisation et de développement local, les
régions, les départements, les communautés de communes et les communes tentent de
tirer parti de leurs richesses. Les tentatives furent dans un premier temps fructueuses et
firent des émules. Quand la Creuse ou la Dordogne, laissées à l’écart de la Révolution
industrielle et devenues friches rurales, en voie de désertification 130 misent sur le patrimoine
naturel, via le tourisme comme voie nouvelle de développement et que le prix de l’immobilier
dix ans plus tard s’envole 131 , on comprend que le cas fasse école. On ne pourra citer
tous les exemples tant ils sont nombreux mais on retiendra parmi les espaces les plus sinistrés
celui de la région Nord-Pas de Calais, et son projet d’implantation d’un Louvre à Lens
à l’horizon 2009. Le livret de l’exposition « De la Fosse 9 au Louvre-Lens », est introduit sous
123. Année qui correspond à la naissance de la DATAR.
124. Déclaration de Philippe de Villiers au Puy du Fou, cité par Rachid Amirou, Imaginaire du tourisme culturel,
Paris, PUF, 2000, 155 pages.
125. Discours de Renaud Donnedieu de Vabres lors d’une conférence de presse donnée le 7/9/2006 pour les
Journées européennes du patrimoine, http://www.cult.gouv.fr/culture.
126. Le thème n’est dans cette partie que sur le plan de la mise en valeur économique : les contenus culturels,
en terme de programme et de publics seront étudiés dans le point suivant.
127. Lire sur cette question Rachid Amirou, Imaginaire du tourisme culturel, Paris, PUF, 2000, 155 pages.
128. « Avec 76 millions d’arrivées de touristes étrangers en 2005, la France apparaît comme la première destination
touristique mondiale devant l’Espagne (56 millions), les États-Unis (49 millions) ». Tableaux de
l’Économie Française, Édition 2007, http://www.insee.fr/fr/ffc.
129. Les congés payés doivent être vus en 1936 comme un temps accordé aux travailleurs pour se reposer. La
préoccupation culturelle n’a rien à y voir.
130. Le site http://tourisme-creuse.com présente ainsi la Creuse : « Située à moins de 350 km au sud de Paris,
à 350 km de Lyon et à 315 km de Bordeaux, le département de la Creuse est un écrin de verdure plantée au
milieu de la France ». Pour une cartographie signifiante, on pourra se reporter aux modèles de Roger Brunet.
131. La Dordogne était, en 2005, le premier département français d’accueil de touristes, soit 2,6 millions, avec
en moyenne 10 nuitées. Le tourisme représente 22 % de l’économie du département. http://www.dordogneperigord.fr.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

le titre « Un solide espoir… » conjointement, par le Président du Conseil régional, le Président
du Conseil général, le Président de l’agglomération de communes et le Maire de Lens.
Nous avons choisi de le citer exhaustivement et de le reporter dans le corps du texte, tant
il nous paraît, à lui seul, synthétiser et symboliser, incarner dira-t-on, la mission dévolue au
patrimoine, et en cela justifier toute l’étude ici menée, ce, d’autant que les couleurs politiques
qui l’expriment sont différentes.
L’implantation du Louvre sur l’ancien carreau de la fosse 9 de Lens, au cœur de la cité Sainte-
Théodore, est un extraordinaire événement pour notre région.
C’est d’abord une forme de reconnaissance du labeur et des sacrifices consentis par la population
du Bassin Minier du Nord-Pas de Calais, pendant plus de deux siècles pour fournir son
énergie à la France.
C’est ensuite un solide espoir de tourner la page depuis la fermeture des puits de mine, fortement
engagée dans les années 60 et achevée en 1990.
C’est enfin, après la douloureuse période de conversion de l’industrie houillère, le résultat et
le couronnement des efforts menés pour changer l’image du Bassin Minier, parfois décrit à tort
comme un territoire en déclin.
Que le Louvre élise domicile au cœur du Bassin Minier est également un symbole culturel,
alliant l’excellence du patrimoine français classique ou traditionnel et d’un patrimoine industriel
exceptionnel, candidat à l’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’Humanité.
L’arrivée du Louvre à Lens est l’occasion de faire découvrir ou redécouvrir l’histoire humaine,
économique et sociale de cette ville, en partie oubliée du fait de sa destruction totale lors de
la Première Guerre mondiale et de la cessation de l’activité houillère. Il ne s’agit pas d’en dresser
un tableau idyllique qui serait aussi mensonger que l’image du « pays noir » habituellement
véhiculée, mais de proposer l’histoire réelle de ses acteurs pendant près de deux mille ans.
Un véritable travail de recherche historique a été mené dans les centres d’archives et auprès
d’érudits d’histoire locale et d’habitants « du 9 de Lens » pour monter une exposition grand
public. S’il peut de plus susciter de nouveaux projets de recherche sur le Bassin Minier, sa
population, son histoire, son économie… et sur son patrimoine et, chez les historiens, l’envie
d’écrire les monographies de ses villes, de ses hommes et de ses femmes au destin exceptionnel,
alors tous nos espoirs seront comblés.
Par leur propre expérience, comme par celle des autres, les espaces ont appris à se
structurer. On parle aujourd’hui de Pôles d’Économie du Patrimoine (PEP), de Pays d’Art et
d’Histoire (PAH) qui sont, pour la DATAR « deux faces d’une même ambition : le patrimoine
offert à chacun » 132 . Ils constituent surtout une chance inespérée de viser grâce au tourisme
une requalification économique en s’inspirant des techniques managériales de développement
global. Hérités de la Loi Malraux de 1965 sur les « Villes d’Art », les Pays d’Art et d’Histoire
virent le jour en 1987. Labellisés à partir d’un cahier des charges 133 , les PAH doivent
satisfaire à l’exigence d’un projet culturel global visant à l’animation et la valorisation du patrimoine
bâti. Nous reviendrons plus loin sur les objectifs culturels de ce label, devenu en 1995,
« Villes et Pays d’Art et d’Histoire ».
Fig. 1 : Logo des Villes et Pays d’Art et d’Histoire
132. Lire sur cette question, Alain Rallet, IRIS, Pays d’Art et d’Histoire et Pôles d’économie du Patrimoine,
DATAR, Paris, La Documentation française, 1999, p. 9.
133. Circulaire n° 2001/006 du 1 er mars 2001.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
27

28
La formule est voisine pour les Pôles d’Économie du Patrimoine (PEP). Les PEP posent
les premiers jalons d’un rapprochement entre développement culturel et aménagement du
territoire, dans une action conjointe entre Ministère de la Culture et de la DATAR. Bien que
trouvant leur source eux aussi dans les années 1980 et dans le projet de décentralisation,
issus du rapport Querrien 134 et de la Commission « P2000 », ils s’inscrivent dans un champ
plus vaste. La philosophie qui les anime incarne une vision contemporaine d’un patrimoine
tourné vers l’avenir qui engagerait les acteurs locaux dans des projets de développement
global. Ils sont à la jonction de l’hier et du demain. On tente alors de sortir de l’image passéiste,
pour créer un atout de développement, qui intègre les technologies nouvelles et
prend en considération des dynamiques territoriales qui se redessinent, en terme de culture.
Comme nous l’avons suggéré plus haut, pour introduire cette partie de l’étude, « après
avoir été considéré comme facteur de dépense, le patrimoine devient facteur direct de
création de richesse » 135 . C’est dans ce schéma nouveau, lié en grande partie, d’une part
aux mutations économiques d’un système tourné vers une production immatérielle, de services,
et d’autre part aux mutations sociales introduisant la Réduction du Temps de Travail
(RTT), l’accroissement du niveau de vie et de la consommation, que le patrimoine devient
potentiellement moteur pour la création d’emplois directs et d’emplois induits. Il est supposé
pallier la récession toujours en marche dans les secteurs traditionnels. Plus encore, distribué
de manière équilibrée sur l’ensemble du territoire, il laisse entrevoir une redistribution plus
équitable des valeurs. La différence devient, à cet égard, diversité autant que variété et
représente un atout supplémentaire susceptible, non seulement d’attirer le visiteur, mais
surtout, de le faire revenir.
Aussi semblent coexister deux voies de développement : l’une consistant à créer ou renforcer
l’offre culturelle sur des territoires à forte concentration touristique, l’autre à mettre en valeur
une offre culturelle pour en faire le produit d’appel d’une fréquentation touristique que l’on
espère accompagnée de retombées économiques significatives 136 .
On revient ici de façon naturelle à la question du tourisme et de la position prépondérante
de la France dans ce secteur. Le pari réussi de la décentralisation doit servir l’économie
nationale.
Cet aspect a été largement développé dans le discours d’Amiens du Premier Ministre.
Il y voyait « un enjeu crucial pour l’emploi dans notre pays. Pour l’emploi indirect, lié au tourisme
et aux implantations d’entreprises, mais aussi, naturellement pour l’emploi direct (pour
perpétuer) des métiers qui sont à la fois un héritage du passé qu’il nous faut préserver et
un formidable potentiel pour l’avenir ». Devant une telle marque d’enthousiasme, on ne peut
qu’applaudir des deux mains, mais la réalité doit être nuancée. En s’arrêtant un instant sur
une autre partie, plus prosaïque, dans laquelle il est dit que « L’État s’engage en faveur du
patrimoine », il nous faut confronter les points de vue. Il est indéniable de dire que l’État
est engagé, depuis toujours, en faveur du patrimoine. D’un point de vue du dynamisme et
des retombées économiques on peut sans peine parler de dividendes, donc d’un investissement
qui en vaut la peine. Mais en terme de budget, et, par conséquent, en regard de la
dette publique dont la réduction est devenue obsessionnelle pour répondre aux critères
européens, l’affaire est toute autre. Montrant l’absurdité des politiques tarifaires susceptibles
134. Max Querrien, Pour une nouvelle politique du Patrimoine. Rapport au Ministre de la Culture, Paris, La
Documentation française, 1982, 138 pages.
135. Alain Rallet, IRIS, Pays d’Art et d’Histoire et Pôles d’économie du Patrimoine, DATAR, Paris, La Documentation
française, 1999, p. 57.
136. Claude Origet du Cluzeau, Le tourisme culturel, Paris, PUF, 2005, p. 49.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

d’attirer des visiteurs plus nombreux pour des musées plus rentables, Patrice Béghain écrivait
en 1998 137 que lorsque le visiteur dépense 10 francs dans un monument ou un musée,
il dépense 100 francs pour bénéficier des dépenses qui sont liées à sa visite. Assurément,
devant une offre toujours plus nombreuse et variée de la culture et l’extension du champ
patrimonial, l’État doit opérer des choix d’autant plus draconiens que la rentabilité devient
un critère sensible. D’aucuns préféreront alors parler d’un désengagement de l’État en
matière patrimoniale – et de façon plus globale en matière culturelle.
La proposition « sur la base d’un strict volontariat » de décentralisation vers les collectivités
territoriales de monuments historiques appartenant jusqu’alors à l’État 138 a été rendue
légale par le vote de la Loi d’août 2004. Sont conservés dans le giron de l’État les « biens
commémoratifs des grandes dates de l’Histoire de France, les anciens biens de la Couronne,
ou encore les types architecturaux d’une qualité exceptionnelle et possédant une valeur
pédagogique ». Ce sont au total 176 monuments qui sont proposés dont 67 sont finalement
transférés. Le chiffre est symbolique comparé aux 41526 monuments classés en 2005, mais il
est surtout symptomatique d’une dynamique marchande à laquelle le patrimoine n’échappe
pas. Michel Clément, directeur de l’Architecture et du Patrimoine soulignait en 2006 que
la part prise dans la conservation et la restauration des monuments historiques de l’État est
une spécificité française. L’État consacre environ 250 millions d’euros pour les dépenses de
restauration des monuments historiques. Le gratifiant d’un satisfecit, il ajoute que le budget
affecté au patrimoine est abondé de 100 millions d’euros en 2006. Pourtant, on comprend
que cette somme provient « des recettes de privatisation ».
Interrogé sur cette question du désengagement progressif de l’État, il renvoyait la
balle aux collectivités locales, acteurs de leur propre développement, mais c’était, en réalité,
pour mieux enchaîner sur l’importance du mécénat :
Le développement de cette ressource nouvelle a gagné le patrimoine sous la forme de mécénat
de compétence: Vinci a financé la restauration de la Galerie des Glaces de Versailles et Bouygues
vient de s’engager sur l’Hôtel de la Marine. L’objectif est désormais de favoriser le mécénat de
proximité au profit des milliers de monuments historiques de nos régions, qui aujourd’hui est
embryonnaire, mais a devant lui de grands potentiels de développement 139 .
Le ton est donné, appuyé par les pages de publicité des Connaissances des Arts hors
série « Journées du Patrimoine » dans lesquelles Vinci n’est plus rien d’autre que « Grand
mécène du Ministère de la Culture et de la Communication », où la Société Générale informe
que « Symbole de sa créativité, la collection d’art contemporain du groupe Société Générale
est exposée à la Modern Art Gallery, musée virtuel sur Internet », où Gaz de France, qui n’a
rien à vendre, « soutient la restauration de vitraux anciens et la création de vitraux contemporains.
Mais Gaz de France va encore plus loin en aidant l’association « la Source » qui permet
à des jeunes défavorisés de créer leurs propres œuvres avec la participation de grands
artistes ».
Avec l’arrivée de la présidente du musée et du domaine de Versailles, Christine Albanel à a
tête du Ministère de la Culture, on peut espérer que des budgets pérennes plus conséquents
seront attribués au patrimoine et que le mariage public-privé, amorcé par ses prédécesseurs,
137. Patrice Béghain, Le patrimoine, culture et lien social, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, 115 pages.
138. Cette proposition de transfert de propriété vers les collectivités territoriales est le fruit d’un rapport de la
Commission pilotée par l’historien René Rémond, dans le cadre de l’élaboration d’un « Plan national pour
le Patrimoine » demandé par le Ministère de la Culture et de la Communication en 2003.
139. Entretien avec Michel Clément, directeur de l’Architecture et du Patrimoine, in Connaissance des Arts, HS
n° 290, 9/2006, p. 7.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
29

30
va se développer. Elle, qui a su impliquer des sociétés comme Bréguet et Vinci dans les chantiers
du château royal, devrait pouvoir accroître l’implication des grandes entreprises sur les
hauts lieux du patrimoine national, à l’instar du Crédit Agricole au château de Fontainebleau
140 .
On comprend aussi que le Salon du patrimoine culturel 2006, tenu au Carroussel du
Louvre, fût consacré aux « Entreprises et patrimoines » avec ces quatre idées-forces que sont :
« savoir-faire, transmission, développement économique, Europe » et probablement encore
moins encore que l’édition 2007 soit consacrée au dernier thème en vogue : « Patrimoine
et environnement ». En attendant le prochain…
Fig. 2 : Publicité pour Vinci
On est loin de l’opération marketing d’un Manoir de province. Pourtant la dynamique
est la même : à ceci près que le Manoir défend une gastronomie toute patrimoniale. Il serait
140. Édito de Guy Boyer et Axelle Corty intitulé « Le privé au secours du mécénat », in Connaissance des Arts,
HS n° 336, 9/2007, p. 3.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

peu crédible et peu professionnel de faire comme si le mécénat était un fait nouveau dans
le monde de l’art et du patrimoine. Léonard de Vinci n’aurait rien été sans la puissance du
Duc de Milan et Florence eût été moins brillante si elle n’avait su favoriser les talents d’un
génial Michel-Ange. Le mécénat est aux fondements de l’expression artistique depuis l’Antiquité.
Plus encore, il a édifié, décoré, restauré le patrimoine religieux que nous défendons
aujourd’hui. La Finance a toujours été aux côtés des puissants. En cela rien n’a changé. Mais
un pas est franchi. Ce qui précède date d’un temps où l’art et la culture servaient les puissants,
où la masse en était le témoin. Aujourd’hui, la culture est devenue marchandise, et
le mécénat n’a plus de visage. Il convient donc à l’historiographe de se montrer vigilant face
à des dérives toujours menaçantes. Avant de nous poser la question des enjeux scientifiques
qui sont liés aux constats qui précèdent, nous allons poursuivre l’analyse en nous interrogeant
sur les enjeux culturels inhérents à la mise en valeur du patrimoine.
Les cultes du culturel
La question des enjeux culturels liés à la mise en valeur du patrimoine mérite un traitement
particulier, dans la mesure où, la conception même de patrimoine, est liée à la culture.
C’est donc le cœur du sujet qui est abordé ici. Dignes héritières du siècle des Lumières
et de la Révolution française, les politiques du patrimoine visent depuis le XIX e siècle à
éduquer et à instruire le peuple. Nous avons vu qu’elles sont historiquement liées de façon
très étroite aux temps qu’elles traversent. Il nous appartient ici de tenter de mesurer quels
en sont les tenants et les aboutissants, à l’heure d’une marchandisation croissante de la culture.
Trois axes directeurs guideront la réflexion. Nous étudierons tout d’abord comment
s’est manifesté à travers le temps le processus qui a mis en relation les hommes et leur espace
culturel, définissant ce que l’on appelle aujourd’hui « tourisme culturel ». Dans un second
temps, nous verrons quelles sont les orientations actuellement retenues pour favoriser ce
type de tourisme. Le troisième temps se proposera d’observer comment le patrimoine bâti,
plus spécifiquement religieux, est abordé dans les programmes scolaires. Nous pourrons, à
partir de cette étude préalable, nourrir le propos sur le sens de l’histoire et sur le rôle dévolu
à l’historiographe, dans le schéma contemporain.
La relation établie entre « tourisme » et « patrimoine » est récente mais on peut faire
remonter le concept de voyage culturel jusqu’à l’Antiquité. Il suffit de lire Hérodote décrivant
la Tour de Babel ou de penser aux Sept Merveilles du Monde pour s’en convaincre. Les
textes anciens sont du reste nombreux qui relatent l’exploitation commerciale des souvenirs
et autres talismans ou ex-voto. La période qui suivit les invasions barbares, plus prospère,
fut aussi plus ambiguë dans son rapport au déplacement. La motivation était d’abord
religieuse et le temps marqué par les Croisades. Pourtant, ainsi que nous l’avons évoqué
plus haut, la rencontre de l’Autre et de sa culture, même si c’était pour les combattre, a marqué
les esprits d’une empreinte de curiosité et d’envie. Si le pèlerinage et le commerce furent
les moteurs des voyages jusqu’en Chine ou permirent la découverte du Nouveau Monde,
la mathématique, la médecine ou l’architecture, mais aussi la littérature, la gastronomie et
le vêtement, pour ne prendre que ces quelques exemples, ont évolué sur cette base.
Après la redécouverte de l’Antiquité à la fin du Moyen-Âge, les aristocrates développèrent
à partir du XVIe siècle un goût particulier pour le voyage, à valeur initiatique, en Europe.
Héritée de l’Humanisme 141 , cette tradition, qui allait perdurer tout au long des siècles suivants,
devait permettre aux jeunes nantis de parfaire leur éducation et leur érudition, de vivre
141. On pourra lire sur cette question la communication de Emanuele Kanceff, « Les lieux des voyageurs entre
le XVI e et le XVIII e siècles », in Daniel J. Grange et Dominique Poulot (dir.), L’esprit des lieux, le patrimoine
et la cité, Grenoble, PUG, 1997, p. 63-69.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
31

32
l’expérience livresque, l’« autopsie » des Grecs. En 1743, fut publié le premier guide du Grand
Tour, par Thomas Nagent, véritable précurseur du guide touristique, puisque ce dernier livrait
les informations pratiques liées au voyage. De quelques semaines ou de plusieurs mois, le
périple fut rendu plus facile d’accès et moins dangereux au XIX e siècle grâce à la révolution
des transports. Des carnets de voyages publiés nous instruisent sur la perception des lieux.
On pourra citer pour l’anecdote, un voyageur anglais passant par Saint-Lô et livrant une
description, pour le moins sans concession, de l’église Notre-Dame :
Je frémis lorsqu’en entrant dans la nef où je vis, à gauche, une statue de la Vierge tenant
l’enfant Jésus dans ses bras et peinte d’une horrible manière. La figure est aussi difforme, aussi
vieille, aussi repoussante que l’enluminure est à mépriser : je ne vis jamais pareil barbouillage.
Quel amour religieux, quelles émotions, quelle ferveur de zèle ! la vue d’un tel objet peut-elle
exciter dans les cœurs ? Il faut que la paroisse ait perdu le goût et l’esprit pour souffrir cette
monstrueuse production 142 .
Ce sont encore, par exemple, les carnets de Viollet-le-Duc ou de Victor Hugo plus tard
dans le siècle.
Ainsi, au XIX e siècle le patrimoine bâti prit consistance, ce qui lui conféra une importance
nouvelle, laquelle justifiait qu’il fasse corps avec la nation.
Il y a désormais une continuité de perception entre la ville et la campagne qui entraîne la fin
de l’isolement du noyau urbain et ouvre les regards sur des réalités et traditions en apparence
plus humbles. À côté du voyage érudit ou touristique prennent désormais dignement leur
place le voyage archéologique, celui de la peinture, de la musique et des idées et des vérifications
philosophiques, et même des voyages scientifiques et médicaux 143 .
Dans ce cadre, l’église n’était plus seulement un lieu de culte, elle faisait partie du
vivant, définissait une paroisse. Dans le même temps, la mise en place des préceptes révolutionnaires
connut ses premiers effets. Le phénomène peut sembler contradictoire mais la
démarche est en réalité logique : la Révolution a manifesté la nécessité de construire une
identité nationale autour d’un héritage commun, et, lorsque celui-ci devint réalité, et qu’il
apparut comme tel aux yeux de ses instigateurs, la tentation fut grande de prélever l’objet
de son contexte pour l’enfermer dans la cage dorée que sont les musées.
Si les musées, créés sur les fonds des collections privées 144 de l’Ancien Régime, demeurèrent
d’abord confidentiels, ils furent ouverts au public à partir de 1855. En 1890, la France
en comptait déjà neuf cents 145 . Outre la mise en valeur du patrimoine national, les collections
s’étoffèrent essentiellement, à cette époque, par la grâce des pillages opérés lors des
opérations militaires, à l’instar d’un Champollion accompagnant Napoléon 1 er dans sa campagne
d’Égypte. Plus tard dans le siècle, ce sont les colonies qui, en toute impunité, furent
dépouillées de leur patrimoine culturel. C’est ainsi qu’en Algérie, les vestiges romains demeurés
intacts passionnèrent les envahisseurs, tandis qu’en France, à la même époque, les vestiges
de la ville de Lyon étaient menacés de disparition 146 . Le mouvement fut d’une ampleur
142. Extrait de « Voyage bibliographique, archéologique et pittoresque en France » de l’anglais Dibdin, in Chanoine
Houël, Histoire de la ville de Saint-Lô, Paris, Res Universis, 1992, p. 236-237.
143. Emanuele Kanceff, « Les lieux des voyageurs entre le XVI e et le XVIII e siècles, in Daniel J. Grange et Dominique
Poulot (dir.), L’esprit des lieux, le patrimoine et la cité, Grenoble, La pierre et l’écrit, PUG, 1997, p. 68
144. Par le commerce, allaient se constituer les premières collections. Les terres étrangères, celles des Croisades
et du Nouveau Monde, n’étaient plus vues du seul point de vue du pillage de l’or et des pierres précieuses,
c’étaient désormais les richesses intellectuelles et artistiques qui allaient devenir moteur de la
démarche d’acquisition.
145. Ils sont aujourd’hui environ 3 000 à répondre aux critères de l’ICOM (International Council of Museums).
146. Voir plus haut.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

telle que l’on peut aller jusqu’à affirmer que la préoccupation du patrimoine fut importée
par les colons 147 .
L’aventure outre-mer constitua le noyau des collections des grands musées. Que seraient
en effet aujourd’hui les sections antiques du Louvre, musée le plus visité au monde, le Musée
Guimet, ou encore le tout nouveau Musée des Arts Premiers du Quai Branly sans ces exactions
? Il est nécessaire de se poser aujourd’hui la question de la légitimité historique de
cet héritage, alors que la France voit aboutir un projet de construction du Louvre à Abou
Dabi aux Émirats Arabes Unis et que les nations spoliées réclament pour certaines la restitution
des pièces. Interrogé récemment par un journaliste français sur l’apparente contradiction
entre la proclamation du patrimoine de l’humanité et l’opposition de principe aux
restitutions, Neil Mac Gregor, le Directeur du British Museum de Londres, répondait :
Au contraire. Comme élément du patrimoine de l’humanité, chaque pièce a sa place dans le
monde, que ce soit à Pékin ou à Londres. J’ajouterais que la confrontation des civilisations qui
se joue au travers des collections est fondamentale. Le British Museum en lui-même est aussi
un joyau du patrimoine de l’humanité. C’est un point unique de rassemblement des cultures
du monde. Cette ambition était la même que celle affichée au XVIIIe siècle par les savants, dont
la démarche était de rassembler l’univers dans une même enceinte. Il ne fait aucun doute que
le monde y a gagné. Il s’agissait alors, par l’interrogation des objets, non seulement d’enrichir
la connaissance mais d’intégrer des civilisations et des croyances radicalement différentes. C’est
une proclamation de tolérance, et de liberté intellectuelle, dont la valeur aujourd’hui n’a pas
besoin d’être soulignée.
Avec la multiplication des revendications ou des restitutions, il faut prendre garde à ne pas
fixer les œuvres dans le cadre d’une propriété et d’un lieu uniques. Est ainsi posée la mauvaise
question qui est celle de la propriété des œuvres. Elle va à l’encontre de l’appartenance au
patrimoine de l’humanité, et enclenche un réflexe de fermeture. En interdisant aux pièces noks
de circuler, on empêche le monde d’accéder à la beauté créée par une des plus anciennes civilisations
africaines. À l’inverse, il faut poser le problème de leur accessibilité au public et de
leur circulation. L’UNESCO pourrait faire beaucoup en allant dans ce sens, plutôt que de
s’obnubiler sur les questions de restitution 148 .
Ce qui précède, et qui en l’occurrence s’adresse à l’Angleterre, peut sembler anecdotique
ou polémique. La France, deuxième empire colonial n’est pas épargnée par les affaires
de restitutions 149 . La volonté du conservateur du Musée de Rouen de rétrocéder aux
Maori de Nouvelle-Zélande des têtes entreposées dans les réserves, a été contrée par la
Ministre de la Culture et de la Communication Christine Albanel Dégager des fonds pour
acquérir des œuvres et restituer aux pays leur patrimoine spolié ne va pas de soi 150 . Comme
147. Lire sur le sujet, Monique Doudin-Payre « L’archéologie en Algérie à partir de 1830 : une politique
patrimoniale ? », in Philippe Poirrier et Loïc Valdelorge (dir.), Pour une histoire des politiques du patrimoine,
Paris, La Documentation française, 2003, p. 145-170.
148. Extrait d’un article du journal Libération, 10 février 2007.
149. Il ne faut pas négliger la part sombre de l’héritage historique, en particulier à un moment où les historiens,
en qualité d’experts, sont sollicités pour exprimer devant les politiques, la validité, la bienfaisance de tel
ou tel chapitre de notre passé, ainsi celui de la traite négrière.
150. « Le tribunal administratif de Rouen a suspendu, mercredi 24 octobre, la décision de la ville de restituer à
la Nouvelle Zélande une tête maori. Ce conflit relance un peu plus une question que beaucoup jugent
iconoclaste : les musées peuvent-ils céder des éléments de leurs collections, qui sont actuellement
inaliénables ? Cette tête ornée de tatouages, qui dormait depuis des décennies dans les réserves du
Muséum d’histoire naturelle de Rouen (Le Monde du 9 octobre), a été symboliquement restituée, le 23
octobre, par la ville aux Maori de Nouvelle-Zélande, qui désirent donner une sépulture à ces vestiges de
“guerriers morts au combat”. La ministre de la culture, Christine Albanel, a attaqué cette démarche
devant le tribunal administratif au motif que le dessaisissement d’une pièce appartenant à une collection
publique doit obéir à une procédure, précisée dans une loi de 2002, que n’a pas respectée Rouen. La loi
Tasca sur les musées du 4 janvier 2002, qui rappelle l’inaliénabilité des collections confiées aux musées de
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
33

34
Marcel Roncayolo, on peut affirmer que « tout commence par le sol » 151 et, par conséquent,
que cette question, essentielle, est loin d’être tranchée 152 . Viendra certainement un temps où
le musée virtuel saura se poser comme une réponse à l’accessibilité des collections pour tous.
Dans cette nouvelle appréhension de l’espace vécu c’est du même coup la relation à
la nature qui vint à changer. Le paysage qui, dans les tableaux renaissants, se résumait à une
représentation symbolique de la Nature créée par Dieu, devenait réalité et livrait les secrets
d’une grande générosité et d’une grande variété. L’aventure n’était plus seulement celle
des explorateurs, contée dans les livres. Certes, seules les classes les plus aisées pouvaient
s’offrir un tel luxe, mais c’était pour elles l’occasion de côtoyer des populations de condition
plus modeste, de donner corps aux connaissances livresques, finalement de s’extraire d’une
forme de naïveté devant l’existence. Apparurent alors les premières sociétés de géographie,
le Club Alpin Français en 1874, et en 1898, Gimel-les-Cascades, en Corrèze, fut le premier
site naturel à être classé. Ce n’est pas le fruit du hasard si, à la même époque, ceux qui allaient
devenir les « impressionnistes » sortirent de leurs ateliers pour peindre à la lumière du jour
des tableaux évoquant des scènes de la vie quotidienne de leurs contemporains.
Nous avons vu dans les développements précédents que le XXe siècle est jalonné de
moments cruciaux qui le placent face à son Histoire. Ainsi doit-on évoquer la Loi de séparation
de l’Église et de l’État de 1905 faisant de la France un État laïque, les dévastations de la
Première Guerre Mondiale ou encore la lutte contre les fascismes, brandissant le spectre d’un
ordre nouveau, pendant la Seconde Guerre Mondiale. Dans le même temps, ce sont aussi
les phénomènes de démocratisation et de massification culturelles qui se sont installés et ont
grandi dans la société industrielle. En associant les deux facteurs, on comprend que l’éducation
et la sensibilisation populaires du XIX e et du début du XX e siècles ont fait leur œuvre et
que, désormais, le peuple est à même de mesurer le sens d’une Histoire qui s’écrit sous ses
yeux. De proche en proche, il en réclame l’accès et, plus encore, s’en fait l’acteur. C’est tout
le sens de l’évolution actuelle du champ de l’action culturelle à destination du patrimoine.
L’étude des enjeux économiques a montré que le tourisme constitue un atout majeur
de développement local. Il nous faut donc nous intéresser ici aux moyens mis en place pour
rendre attractifs les territoires et nous interroger sur les méthodes de mise en valeur du strict
point de vue culturel. Selon Claude Origet du Cluzeau, « le tourisme constitue une voie
royale, et plutôt démocratique d’accès à la culture » 153 . Le champ est tellement vaste qu’il
serait fastidieux et peu instructif dans le cadre de notre travail de proposer ne serait-ce qu’une
typologie. Nous avons privilégié la piste qui nous amène à nous arrêter sur quelques exemples,
afin d’en tirer des enseignements pour notre étude. Si nous nous penchons sur la convention
signée en 1989 par la Ville de Coutances, on peut lire :
L’objectif principal du PAH est de contribuer au développement touristique et culturel de la
région. Le tourisme local repose essentiellement sur la frange littorale du pays. Le label PAH a
151. France, prévoit que le déclassement d’une pièce (qui peut entraîner sa cession) ne peut être pris que sur
avis conforme d’une commission scientifique. La ville de Rouen répond que la tête maori n’est pas un élément
de collection, mais un vestige humain qui relève de la bioéthique et donc échappe à la loi Tasca. Le
tribunal administratif n’a pas suivi ce raisonnement. En cinq ans, aucun objet n’a encore subi la procédure
de déclassement : la direction des musées de France redouterait qu’une telle demande ne débouche sur
une braderie des collections. C’est la raison pour laquelle, Jacques Rigaud, ex-patron de RTL et ancien directeur
de cabinet du ministre de la culture Jacques Duhamel (1971-1973), a reçu, le 23 octobre, une mission
de M me Albanel : comment appliquer la loi de 2002 “en évitant […] la circulation totale des œuvres et le
stockage définitif aboutissant à un accroissement mécanique de leur nombre”. », Emmanuel de Roux, Le
Monde, 26 octobre 2007.
151. Marcel Roncayolo, in Science et conscience du patrimoine, Pierre Nora (dir.), Entretiens du Patrimoine,
Théâtre national de Chaillot, Paris, 28-30 novembre 1994, Paris, Éditions du Patrimoine, p. 19.
152. Nous aimerions introduire ici la notion de patrimoine éthique.
153. Claude Origet du Cluzeau, Le tourisme culturel, Paris, PUF, 2005, p. 14.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

permis de mettre en découverte les ressources du patrimoine rural, aussi bien auprès de la
population locale que de la population touristique 154 .
On voit bien ici que la préoccupation est avant tout économique mais c’est précisément
pour cette raison qu’il faut examiner les implications culturelles d’un tel choix.
Trois points méritent d’être soulevés ici. Tout d’abord, le constat est cruel pour ceux
qui s’imaginent que la masse se presse, sur son temps libre, vers les portes de la culture.
Le texte indique clairement que le tourisme dans la Manche est avant tout un tourisme balnéaire,
non culturel 155 . Voici encore une pierre jetée dans le jardin des ardents défenseurs
de la culture de masse. Le département n’est pas une exception sur le territoire national.
On comprend alors la tentation qui se fait jour de rendre les espaces culturels attractifs par
une forme de démagogie. Il est vrai qu’« un musée sans public est un musée inachevé » 156
et l’esprit de consommation qui guide le visiteur oblige le médiateur culturel à être inventif.
Mais le patrimoine ne s’use que si la communication qui le met au jour n’est qu’un emballage
vide de sens et qu’elle ne sait retenir l’attention du visiteur. C’est ce que nous tenterons
de démontrer plus bas. Le descriptif nous indique ensuite que le territoire lui-même est
amené à se penser du point de vue patrimonial. Il convient donc d’inventorier ce qui mérite
d’être mis au jour dans le cadre d’une exploitation touristique, ce qui, on le verra dans le point
suivant, peut-être fort intéressant pour faire avancer la recherche archéologique et historique.
Enfin, la mise en scène patrimoniale d’un territoire est un facteur de cohésion pour la
population locale qui redécouvre, mais en réalité le plus souvent découvre, les racines de
son propre territoire. Ainsi, on pourra sur ce point s’inscrire partiellement en faux avec Rachid
Amirou lorsqu’il écrit que la mise en patrimoine équivaut souvent à « un travail de deuil » 157 .
Les dérives sont toujours à craindre, justifiant la démarche scientifique. Néanmoins,
nous ne pouvons que constater l’intérêt récent et grandissant manifesté par les Français
pour leur patrimoine. La multiplication des évocations patrimoniales, qu’il s’agisse du foisonnement
des éco-musées ou encore le succès croissant du retour à des fêtes traditionnelles,
au folklore, en atteste. On peut encore noter la tendance à la rénovation de l’habitat
ancien, qui n’est pas le simple fruit d’une pression immobilière forte. Il est toujours possible
de se montrer critique devant le phénomène de mode, indéniable, mais force est de constater
que, bien loin de passer, l’engouement pour le patrimoine voit au contraire son champ
s’étendre. Il est en revanche raisonnable d’envisager le processus en réaction à la crainte
de la perte d’une identité qui serait soluble dans la mondialisation, ou celle de lendemains
inquiétants sur le plan environnemental 158 . Face à l’immensité du monde, devant l’infini des
possibles, l’homme du XXI e siècle se raccroche à des réalités palpables. Il semble écartelé
entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. À ce titre, les racines sont des valeurs sûres
auxquelles se référer. Le tourisme culturel à vocation patrimoniale propose à ses visiteurs de
s’intéresser à des racines qui ne sont pas les leurs mais grâce auxquelles ils appréhendent
un quotidien, une réalité tangible et à dimension humaine. On peut aller jusqu’à parler
d’un véritable enrichissement.
154. Fiche signalétique extraite de Pays d’Art et d’Histoire et Pôles d’Économie du Patrimoine, DATAR, La
Documentation Française, 1999, p. 129.
155. Une étude statistique menée par le Conseil régional de Basse-Normandie est disponible sur le site :
http://www.crbn.fr/tourisme-politique-regionale.php.
156. Philippe Mairot, cité par Claude Origet du Cluzeau, Le tourisme culturel, Paris, PUF, 2005, p. 70.
157. Rachid Amirou, Imaginaire du tourisme culturel, Paris, PUF, 2000, p. 69.
158. On a noté plus haut dans le texte le thème de l’édition 2007 du Salon du Patrimoine mais on peut encore
citer l’attribution du Prix Nobel 2007 à l’américain Al Gore pour sa contribution à la lutte contre le réchauffement
climatique ou le « Grenelle de l’Environnement » français qui sont autant de marques d’une généralisation
de l’inquiétude.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
35

36
On l’a vu : les Français sont friands des grandes manifestations populaires évoquant la
mémoire collective. Majoritairement, ils pratiquent un tourisme national. Contrairement aux
idées reçues, les étrangers ne représentent que 20 % des touristes sur le territoire français
– 30 % en Basse-Normandie. Il faut donc s’adresser à une population désireuse de découvrir
son patrimoine ou de le redécouvrir, ou, le cas échéant, d’éveiller en elle ce sentiment.
Les vacances sont le temps privilégié de la découverte mais la réduction du temps de travail
permet des déplacements pour un temps moins long et sur des distances plus courtes.
Il semble donc que le développement d’un tourisme à forte teneur patrimoniale s’adresse
davantage aux visiteurs nationaux et plus encore locaux. En se penchant sur des données
statistiques, on constate que les visiteurs occasionnels entrent dans une logique de découverte
culturelle se situant dans un rayon géographique de 50 kilomètres autour de chez eux.
De manière paradoxale, on peut noter que jusqu’au début du XXe siècle, le tourisme
était pratiquement synonyme de culturel. Claude Origet du Cluzeau nous enseigne que la
culture n’arrive aujourd’hui qu’en quatrième position des motivations du touriste, lequel
souhaite avant tout se divertir, se reposer, voir ses parents et ses amis. La démocratisation du
savoir, du temps libre et de la culture aurait-elle induit le phénomène exactement inverse
de celui escompté ? Il n’en est rien. Mais ainsi que l’écrit Antigone Mouchtouris, « plus la
société de masse veut s’adresser à toutes les catégories par sa démarche, plus elle favorise la
division en sous-catégories » 159 . Il serait illusoire de continuer à prôner un égalitarisme forcé
dont nous mesurons toujours aujourd’hui l’échec patent. Il faut, au contraire, miser sur la pluralité
et la diversité de l’offre et de la demande pour tenter de satisfaire un public multiple.
Force est donc de nous interroger sur l’approche des publics. Nous n’avons pas ici la
prétention de révolutionner la question de l’approche des publics et de réussir le pari de
la démocratisation de la culture là où les plus grands ont échoué. Néanmoins, l’étude des
expériences menées sur le terrain de la Licence professionnelle « Développement et Protection
du Patrimoine Culturel » nous autorisent à envisager des pistes. Ainsi que nous l’avons
évoqué précédemment et à la lumière des travaux d’Olivier Donnat, il est évident que les
mesures financières ne peuvent suffire à elles seules à amener un public socialement défavorisé
vers la culture. Compte tenu de la forte corrélation qui existe entre le niveau des pratiques
culturelles, le milieu social d’origine et le pouvoir d’achat, il faut tenter d’agir sur ces
critères, en interrogeant les facteurs d’empêchement pour mieux les combattre. Pour cela
il faut probablement commencer par faire tomber tabous et barrières idéologiques. André
Malraux, Jean Vilar 160 pensaient qu’il suffisait de calquer le modèle de l’école de Jules Ferry,
« laïque, gratuite et obligatoire » sur la culture pour obtenir le même succès. Mais les débats
sur l’école, toujours vifs presque un siècle et demi plus tard, sur l’égalité des chances à l’école
de la République 161 nous obligent à nuancer le propos. Faut-il absolument que tous soient
intéressés de manière égale sur tout ? L’excellence et l’expertise représentent-elles un absolu ?
Plus encore, faut-il tout savoir ?
Toutes ces questions peuvent donner le sentiment de fouler des sentiers maintes fois
battus mais devant la réalité des enquêtes et des statistiques qui ne laissent entrevoir aucune
mutation fondamentale, il convient de se poser une fois encore les mêmes interrogations et
de préconiser des remédiations, voire d’emprunter d’autres chemins. Ceci nous apparaît
d’autant plus nécessaire que la bibliographie que nous avons explorée tend fortement vers un
constat de pessimisme. Le sociologue Rachid Amirou écrit que « devenue pratique de consommation
culturelle ou produit culturel, la culture est perçue comme un outil de développement
159. Antigone Mouchtouris, Sociologie du public dans le champ culturel et artistique, Paris, L’Harmattan, p. 15.
160. Devenu Théâtre National de Chaillot.
161. Il suffit d’évoquer ici par exemple le débat autour de la carte scolaire ou la discrimination positive, ou
encore de se référer aux statistiques sur les origines sociales des lauréats des grandes écoles.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

économique » 162 , il parle encore du « culturel contre la culture » 163 . Historiens et sociologues,
désabusés, semblent démissionner et se contentent trop souvent de déplorer les dérives
culturelles motivées par les enjeux économiques. C’est précisément parce que nous partageons
ces constats inquiétants que nous refusons de leur laisser le champ libre. Ainsi nous
défendons pour notre part une troisième. Il faut poursuivre la tâche qui est d’amener le
plus grand nombre à la culture sans pour autant rogner sur l’exigence scientifique.
Nous pensons que la démocratisation a davantage à voir avec la pédagogie différenciée
qu’avec l’égalitarisme. Ceci impose de commencer par se questionner sur les objectifs
fixés. En effet, il semble qu’en premier lieu il convient de distinguer entre loisir et culture,
comme on doit distinguer entre histoire et mémoire. Le début de l’étude est consacré à une
exploration des glissements sémantiques de la notion de « patrimoine ». Ceux-ci sont à mettre
en correspondance avec une tendance plus générale à employer facilement un mot pour
un autre. Ainsi voit-on se superposer dans les textes des notions, certes voisines, et qui pourtant
appellent à être différenciées. On a beaucoup disserté sur la différenciation nécessaire
entre culture populaire et culture de masse 164 mais l’on semble beaucoup moins enclin à
marquer la différence avec la même rigueur dans les domaines du tourisme, de la culture
et du patrimoine. On peut même se laisser aller à penser que la confusion des termes, loin
d’être une négligence, s’avère être une manière de masquer l’échec des politiques menées.
Ceci justifierait que du côté de la politique l’on se gausse du succès populaire tandis que
du côté scientifique l’on s’exaspère du marché de la mémoire.
Nous avons posé un regard critique sur les propos de Rachid Amirou parce qu’il ne
nous semble pas proposer de réflexion constructive dans son ouvrage. Pourtant son étude
est tout à fait enrichissante et, comme pédagogue, nous le rejoignons tout à fait lorsqu’il
défend l’idée que la confusion entre loisir et culture s’amorce dès l’école. Les pratiques
muséales s’inscrivent dans le registre du faire au détriment du voir et de l’approche et de
la visite au musée. Par ailleurs, trop souvent le musée n’est pas considéré par l’enseignant
comme un outil au service du savoir : il vient récompenser les élèves ou marquer la fin de
l’année scolaire. On parle alors de « sortie » pédagogique. Élisabeth Caillet défend au contraire
l’idée que c’est parce que le musée n’est pas assez ludique que « si presque tous les
enfants vont au moins une fois au musée durant leur scolarité, il est amplement démontré
165 qu’à l’âge adulte seuls les individus qui ont suivi des études au-delà du lycée y
retournent » 166 . La faute reviendrait à ce que la visite au musée soit assimilée à un cours
classique et qu’elle laisse peu de place à l’apprentissage informel, ce, d’autant que le
retour en classe est souvent synonyme pour les élèves d’évaluation. Elle invoque également
la notion d’interdits qui accompagnent les visites et qui seraient rebutants pour les
enfants et les adolescents. Certes, la pratique muséale, particulièrement en France, est
sanctuarisée et ne laisse que peu de latitude en terme de comportement. Une fois encore,
nous nous positionnons entre les deux analyses mais nous tiendrons compte des remarques
formulées par chacun.
Nous nous sommes intéressée à la façon dont est abordée la question patrimoniale
dans les programmes scolaires, à travers les textes officiels, les manuels scolaires 167 et les
162. Rachid Amirou, Imaginaire du tourisme culturel, Paris, PUF, 2000, p. 35.
163. Ibid., p. 119.
164. Lire sur le sujet Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire, trad. Frédéric Joly, Paris, Climats,
2003, 80 pages.
165. L’auteur s’appuie sur les enquêtes d’Olivier Donnat.
166. Élisabeth Caillet, À l’approche du musée, la médiation culturelle, Lyon, PUL, 1995, p. 127.
167. Les éditions de manuels sont nombreuses et les contenus d’une grande diversité, y compris sur le plan qualitatif.
Nous avons compulsé les manuels des classes de cinquième et de seconde qui sont les niveaux qui
traitant de la naissance du monde chrétien abordent plus particulièrement du patrimoine bâti religieux. Nous
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
37

38
ouvrages pédagogiques et didactiques 168 . Les Instructions officielles 169 du cycle central de
l’enseignement secondaire 170 envisagent l’étude du document patrimonial 171 comme un
support, un accompagnement au programme. Nous nous raccrochons donc aux manuels
scolaires, outil de travail dont l’usage est quasi universel pour les enseignants et les élèves. Il
est aussi pour ces derniers, avec le cahier, le seul support de cours. Un manuel de cinquième
de 2005 des éditions Nathan, propose une double page de dossier, intitulée « patrimoine »
au cœur de chaque chapitre étudié. Si l’on s’arrête sur celui de « L’Église en Occident », on
trouve trois dossiers évoquant les églises romanes de Saint-Savin-sur-Gartempe et de Sainte-
Trophime d’Arles, et l’abbaye de Fontenay. Les activités proposées sont tout à fait significatives
du décalage qui existe entre le vécu et le livresque et de la confusion qui en résulte.
Après avoir relevé des informations sur des plans, des photographies, les élèves sont amenés
à rédiger un texte avec pour consigne : « Vous êtes un guide et vous faites visiter l’église de
Saint-Savin-sur-Gartempe. Qu’expliquez-vous aux touristes qui vous écoutent ? ». On pourra
facilement comprendre qu’une telle expérience ne puisse rien apporter en terme de ressenti
à un pré-adolescent et qu’il n’en retienne que la notion de contrainte. Sans pour l’heure
entrer dans le débat du classique (voire rétrograde) ou du ludique, on ne peut demander
à un élève de douze ans de faire partager une expérience qu’il n’a lui-même vécue.
Loin d’être un procès intenté au seul éditeur concerné par la rédaction du dossier, notre
réflexion veut aborder la question de la classe en tant qu’espace dans l’apprentissage scolaire.
Dans la mesure où la classe demeure le lieu privilégié, le patrimoine continue d’être
une connaissance livresque, une reproduction photographique et non un espace vécu, que
l’individu s’approprie. L’enfant, l’adolescent vivent dans un monde étourdissant de mouvement.
Comme élèves, ils connaissent l’immobilité : cathédrales, tableaux de maîtres et manuscrits
ne sont plus que des reproductions consignées dans des manuels. Il nous semble que
l’école de ce point de vue doit se repenser et, qu’à ce titre, le développement et la mise en
valeur du patrimoine local constituent un atout majeur pour un retour au réel dans la pédagogie.
Toujours dans le souci de défendre l’égalité des chances à l’école, il est bon de rappeler
que seulement un enfant sur deux part en vacances. De ce fait, aider l’élève à découvrir
et à côtoyer son lieu de vie, son milieu géographique et historique contribue à l’égalité des
chances. La pédagogie et le tourisme local semblent sur ce point tout à fait conciliables et
notre projet de borne interactive in situ apparaît comme un outil tout à fait appréciable et
souhaitable pour penser l’espace vécu, qu’il soit historique ou géographique.
Depuis 1988 172 , il existe pour les élèves du premier degré un dispositif appelé « Classes
du patrimoine » 173 . L’expérience se poursuit au collège en classe de cinquième. L’objectif
est de permettre « aux jeunes de découvrir les richesses d’un site, son environnement, les
témoins historiques et artistiques qui le marquent, la vie qui les anime aujourd’hui ». Le texte
est suffisamment ouvert pour laisser la pédagogie s’exprimer dans la diversité. On pourra
se référer à des expériences d’enseignants ayant la charge de ces classes. Par exemple, des
élèves partis à la découverte du patrimoine d’Arras découvrent l’espace urbain en le foulant,
168. avons dépouillé les publications des éditeurs suivants : Belin, Bertrand-Lacoste, Bordas, Bréal, Hachette,
Hatier, Magnard, Nathan.
168. Les ouvrages de référence sont cités dans la bibliographie en fin de volume.
169. Les dernières datent de février 2003.
170. Soient les classes de cinquième et de quatrième générale.
171. « L’étude du document patrimonial, nouveauté affichée des programmes scolaires d’histoire et de géographie
continue à faire apparaître l’unité des apprentissages au collège », p. 93.
172. Circulaire de l’Éducation nationale n° 88-063 du 10 mars 1988.
173. Ce que Danielle Marcoin-Dubois et Odile Parsis-Barubé appellent le « dernier avatar de la classe
transplantée », in Danielle Marcoin-Dubois et Odile Parsis-Barubé, Textes et lieux historiques à l’école,
Paris, Bertrand-Lacoste, 1998, p. 21.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

approchent du regard le paysage du haut du beffroi, etc 174 . Lorsqu’ils regagnent la salle de
classe, ils peuvent effectivement travailler sur des plans et autres documents, iconographiques,
textuels ou audiovisuels. On pourra attendre d’eux une capacité à transposer cette
expérience à d’autres espaces parce qu’une méthodologie aura été mise en place. Cette
pédagogie ne concerne pourtant que trop peu d’élèves. On mesure la lourdeur du dispositif,
en termes de moyens humains et financiers et l’on ne peut que constater son caractère
exceptionnel dans l’école égalitaire de la République. Ainsi, grâce au développement
et à la mise en valeur du patrimoine culturel local, on peut imaginer que les élèves puissent
vivre leur patrimoine et qu’il devienne source de savoir, ne reniant rien du plaisir.
Si l’on s’intéresse à présent aux réflexions qui guident la volonté d’intégrer le champ
patrimonial de manière plus large dans le système éducatif français, on est étonné de constater
que la littérature sur le sujet, provenant essentiellement de tables rondes ou de séminaires
175 , met essentiellement l’accent sur la dimension civique des projets et sur ces classes
comme des « expériences d’apprentissage de la tolérance et comme facteurs d’intégration
sociale ». En fait, le patrimoine n’est pas envisagé de son point de vue matériel mais du point
de vue des valeurs qu’il transmet. On pourra parler d’une église romane ou gothique mais
essentiellement pour parler de laïcité et d’intégration. Ainsi les actes du séminaire de Bruxelles
nous disent :
Le but de ce séminaire était de montrer comment des actions de pédagogie du patrimoine,
en milieu scolaire et extra-scolaire, concourent à l’objectif (de lutte contre la résurgence actuelle
des phénomènes de racisme, de xénophobie et d’antisémitisme, le développement d’un climat
d’intolérance, la multiplication des actes de violence, notamment à l’égard des migrants et des
personnes issues de l’immigration). Que ce soient les classes européennes du patrimoine, les
ateliers, les opérations, les chantiers d’été, et bien d’autres, partout en Europe, ces actions
éveillent chez les jeunes des dispositions autres que celles évaluées par le milieu scolaire. Elles
sont précieuses comme moyen d’intégration de tous les jeunes par la diversité, entre autres,
des moyens de communication mis en œuvre 176 .
Si l’intégralité du texte ne peut être reportée ici, le tout forme un ensemble riche d’enseignements
sur les nouveaux enjeux du patrimoine et sur l’utilisation politique nouvelle qui en
est faite, sous couvert de culture. Bien que la démarche ne puisse que retenir notre intérêt
puisqu’elle s’inscrit dans le sens d’une plus grande égalité des citoyens, elle nous oblige en
tant qu’historienne à nous interroger sur les sens nouveaux de l’Histoire et de ce fait, sur le
rôle dévolu à l’historien dans le schéma nouveau qui se dessine.
Pour une culture raisonnée
Nous avons vu dans l’étude sémantique du patrimoine que la valeur de l’Histoire a toujours
recouvert la dimension politique. Du temps de l’Ancien Régime déjà, dans la hiérarchie
des peintures, le genre historique était celui qui tenait la place la plus haute. Il ne s’agit pas
dans le développement qui suit de revenir sur cette question. En revanche, ce qui précède
nous amène à nous interroger sur le sens de l’histoire aujourd’hui, et plus précisément sur
son écriture. En regard de ce qui a pu être dit, l’historien doit-il, et peut-il, encore jouer un
rôle dans l’écriture de l’Histoire à l’heure de la médiation culturelle ? En d’autres termes,
l’Histoire a-t-elle encore un sens ? Pour nous, la question est une provocation à laquelle nous
ne pouvons répondre que par l’affirmative. Il suffit de citer le proverbe qui dit « si tu ne sais
174. Ibid., p. 50.
175. Nous appuyons notre réflexion ici en particulier sur les actes d’un séminaire organisé par le Conseil de
l’Europe en août 1995 à Bruxelles.
176. Ibid., p. 7.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
39

40
pas où tu vas, regarde d’où tu viens » pour décrire ce qui nous semble être la réalité de notre
temps. Encore faut-il pour cela que la rigueur scientifique participe à la transmission de la
mémoire. Parce que nos sociétés, ayant accès à tout type d’information, mais aussi parce
que les médias, comme le système éducatif, sont obsédés par le fait que chaque citoyen doit
apparaître avant tout comme un acteur de sa citoyenneté, il semble que la notion d’expertise
se dilue dans le schéma de la communication. Communiquer, voici le maître mot 177 . Mais
à quelles fins ? Avec quels codes ? Pour quel niveau de réception ? La communication est
un processus complexe qui ne s’emplit de sens que si chacun s’exprime dans son domaine
de compétence 178 .
Les menaces sont nombreuses qui planent au dessus de la science historique.
Face à la nécessité de valorisation économique, un nouveau danger peut apparaître pour le
patrimoine : celui d’être dénaturé par un recours excessif à des animations technologiques
plus adaptées aux parcs à thèmes qu’à des lieux d’histoire et de mémoire 179 .
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le site le plus visité en France est Disneyland, avec
en moyenne 12 millions de visiteurs par an. Le Louvre arrive en deuxième position comptant
moitié moins de visiteurs 180 . Que faut-il en déduire ? On comprendra aisément la tentation
d’utiliser les outils de Disneyland pour attirer un public au musée 181 . Guido Guerzoni
et Gabriele Troilo renforcent les craintes lorsque, relatant une étude menée à partir de 110
ouvrages traitant de la question du marketing dans les musées, ils déclarent : « les économistes
sont parvenus à transférer dans le domaine muséal la perception et les outils du marketing
le plus traditionnel, sans pour ainsi dire y apporter de modifications […] : jusqu’à la fin
des années 1970, le marketing en milieu muséal consistait à réaliser des enquêtes auprès
du public et à analyser la composition de ce dernier ; il prit par la suite le sens de fixation
des prix et de communication, puis de développement et de collecte de fonds, avant de
devenir un marketing stratégique, etc. » 182 .
Ainsi peut-on déplorer « l’habilitation du marketing comme moyen d’usage dans les
musées » 183 . Pourtant, la suite du texte impose de nuancer le point de vue. En effet, « on
s’aperçoit que l’adoption d’une logique et d’outils de communication intégrés incite le musée
à considérer l’ensemble de ses partenaires comme son public de référence » 184 . Faudrait-il
donc a priori se priver d’un atout de développement au seul motif que des dérives existent ?
Insoupçonnable de démagogie dans le traitement des œuvres, le Louvre réussit à gagner
le pari de 6 millions de visiteurs. Le marketing et ses outils de positionnement permettent
une approche stratégique du public. Utilisé à bon escient, il satisfait le musée et son public.
Or, le succès public est essentiel à la légitimité politique, culturelle, économique et sociale des
musées. En regard de tout ce qui précède, on mesure que désormais rien n’est plus envisageable
sans cette même notion de public, et par conséquent de médiation culturelle. La
177. Dans la bibliographie nombreuse sur le question, on pourra se référer à quelques titres très éclairants sur
la question : Ignacio Ramonet, La tyrannie de la communication, Paris, Gallimard, 2001, 290 pages. Dominique
Wolton, Faut-il sauver la communication ?, Paris, Flammarion, 2005, 224 pages.
178. On peut penser ici à une application de la théorie économique des jeux afin d’optimiser le processus de
communication.
179. Rachid Amirou, Imaginaire du tourisme culturel, Paris, PUF, 2000, p. 102.
180. INSEE, France en faits et chiffres, 12/2005, http://www.insee.fr.
181. On pourra également noter ici l’impact du succès mondial du roman de Dan Brown, Da Vinci Code, Paris,
Pocket, 2004, 745 pages, dont il est intéressant de préciser qu’il fut traduit par Daniel Roche.
182. Guido Guerzoni et Gabriele Troilo, « Pour et contre le marketing », in L’avenir des musées, Actes du colloque
des 23-25 mars 2000, Paris, Réunion des musées nationaux, 2001, p. 138.
183. Ibid., p. 140.
184. Ibid., p. 142.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

lecture des actes du colloque international qui s’est tenu au Louvre en 2000 interrogeant
« l’avenir des musées » montre à quel point l’inquiétude est grande. Outre le « marketing »,
on y lit une communication traitant du « sponsoring » 185 . Jochen Sander se demande, lui,
si le musée est encore un lieu de recherche 186 .
Les mises en garde sont pléthore dans nos références bibliographiques. La somme dirigée
par Pierre Nora 187 , rédigée par les plus grands noms de l’histoire, représente l’archétype
des craintes exprimées par les spécialistes. Elle pose les jalons d’un emballement de
l’histoire, d’une « accélération » 188 , qui se confondrait avec l’exercice de mémoire. Toujours
selon Pierre Nora :
L’étude des lieux de mémoire se trouve ainsi à la croisée de deux mouvements qui lui donnent,
en France et aujourd’hui sa place et son sens : d’une part un mouvement purement historiographique,
le moment d’un retour réflexif de l’histoire sur elle-même ; d’autre part, un mouvement
proprement historique, la fin d’une tradition de mémoire. Le temps des lieux, c’est ce
moment précis où un immense capital que nous vivions dans l’intimité d’une mémoire disparaît
pour ne plus vivre que sous le regard d’une histoire reconstituée 189 .
Pourtant, et avec tout le respect que nous devons à nos maîtres, nous demeurons sceptique
sur le sens des interrogations qui animent les experts. À explorer la bibliographie, il
semble qu’il y ait un décalage entre leurs tourments et la réalité des faits. Les universitaires
sont incontestablement inquiets. L’affaire est entendue. Mais de quoi s’inquiètent-ils ? Les
musées connaissent un succès croissant. On en compte aujourd’hui environ 3 000 répondant
aux critères de l’ICOM 190 qui reçoivent chaque année plus de 50 millions de visiteurs. Le
patrimoine culturel semble ne s’être jamais si bien porté : il vit, s’anime sous les regards des
Français et des visiteurs étrangers. On déplore davantage sa dilution que l’on ne craint son
rétrécissement. Pourtant, on le traite aujourd’hui comme une espèce à protéger. Il nous
semble que les inquiétudes qui se manifestent ont précisément à voir avec l’enthousiasme
populaire. Dans les discours, l’effet de masse apparaît toujours suspicieux 191 .
Nous nous plaisons à imaginer que l’on peut lire dans les statistiques le signe d’un début
de victoire de la démocratisation de la culture. Mais la masse n’est pas l’élite et le peuple
éclairé n’a pas nécessairement les mêmes desseins culturels que l’érudit ou le passionné.
Dominique Poulot cite Henri Verne justifiant en 1936 192 avec difficulté auprès du cercle des
initiés l’ouverture du musée du Louvre en soirée. Il écrit :
Peut-être en effet, tous nos visiteurs ne tireront-ils du Louvre et de nos autres musées ni les
hypothèses subtiles du savant, ni les enchantements délicats du connaisseur. Mais s’il est parmi
eux quelques collectionneurs inspirés, quelques artistes inattendus, cela ne suffit-il pas ?
185. Berndt W. Lindenmann « Financement public, mécénat et sponsoring », in L’avenir des musées, Actes du
colloque des 23-25 mars 2000, Paris, Réunion des musées nationaux, 2001, p. 123-132.
186. Jochen Sander, « Le musée est-il encore un lieu de recherche ? », in L’avenir des musées, Actes du colloque
des 23-25 mars 2000, Paris, Réunion des musées nationaux, 2001, p. 329-340.
187. Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Tome 1, Paris, Gallimard, p. 28.
188. Ibid., p. 23.
189. Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Tome 1, Paris, Gallimard, p. 28.
190. International Council of Museum, « Le musée est une institution permanente, sans but lucratif, au service
de la société et de son développement, ouverte au public, et qui fait des recherches concernant les
témoins matériels de l’homme et de son environnement, acquiert ceux-là, les conserve, les communique
et notamment les expose à des fins d’études, d’éducation et de délectation ».
191. Pour une analyse historique du phénomène, on pourra se reporter à l’ouvrage de Louis Chevalier, Classes
laborieuses et classes dangereuses, Paris, Perrin, 2002, 630 pages.
192. Henri Verne, Le Louvre la nuit, Paris, Éditions B. Arthaud, 1936, p. 40.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
41

42
Le débat nous semble être d’une grande contemporanéité, tant le décalage entre les
aspirations de l’élite éclairée et les réalités vécues par la masse est important.
Rompant avec l’approche traditionnelle, qui se voulait littéraire, sélective, esthétique, commémorative,
les classes moyennes ont imposé une visite plutôt visuelle, émotionnelle, historique,
scolaire et surtout identitaire, s’appropriant ainsi un passé historique qui jusqu’alors ne leur avait
consenti aucune reconnaissance. Le tourisme culturel a perdu sa vocation de signe social 193 .
Il est aujourd’hui capital que les universitaires, sans rien rogner de leur exigence scientifique,
sortent de leur tour d’ivoire et sacrifient davantage au devoir de transmission.
En effet, il est très symptomatique de constater que les ouvrages qui traitent de cette
question rendent le public responsable de ces mutations tandis que souvent la masse – mais
il s’agit bien là des mêmes individus – est condamnée pour sa passivité. Nous vivons dans
un monde où la vulgarisation est trop souvent considérée comme une défaite du savoir. La
réalité ne saurait être si manichéenne, et ceux-là mêmes qui sont essentiellement des cibles
pour les spots publicitaires lorsqu’ils allument leur télévision 194 , devraient-ils, dans un schéma
déterministe, se trouver en marge du chemin culturel ? C’est justement sur la question de
la cohabitation des publics du patrimoine au sens large qu’il faut aujourd’hui se pencher.
Toutes les études démontrent que le rapport aux choix culturels est une affaire individuelle. La
masse se décompose en autant d’individus. Les classes proposées par Olivier Donnat définissent
tant de disparités qu’il est impossible de réfléchir à un emboîtement des classes. La
réponse doit être individuelle, comme à la carte, susceptible de répondre à l’« expérience
sensible » 195 vécue par le visiteur.
Si les missions cardinales sont restées inchangées dans leurs grandes lignes l’institution musée
a profondément évolué : dans les mêmes murs, il ne s’agit plus du même équipement. Au cours
des trente dernières années, ont interagi les politiques de l’État en faveur de la culture, de nouvelles
ambitions architecturales, le renouveau des conceptions muséographiques et des médiations
culturelles, l’apparition de nouveaux genres de musées, mais aussi l’évolution du goût pour
l’art ou encore l’attractivité des grandes expositions et des lieux de patrimoine. Cette mutation
que l’on a qualifiée de fièvre muséale s’est trouvée en phase avec l’évolution d’une demande de
loisirs stimulée par l’évolution du niveau de vie et la réduction du temps de travail, et marquée
par l’intensification de la mobilité et de l’intensification du tourisme international de masse 196 .
Faute d’une réponse adéquate au défi posé, il ne faut pas s’étonner que le vide laissé
par le scientifique fasse la part belle à la motivation économique, racoleuse mais efficace.
Il est temps pour les scientifiques de considérer la vulgarisation de leur savoir comme
un atout pour permettre son développement. La crainte sous-jacente est celle de la véracité
de l’Histoire. La question est posée par Michel de Certeau : « Que fabrique l’historien
lorsqu’il fait de l’histoire ? » 197 . En réalité, l’Histoire ne saurait s’écrire au singulier et il serait
fort naïf de considérer le danger qui plane au-dessus de la vérité historique comme le signe
193. Valéry Patin, « Tourisme et culture », Les Cahiers Espaces, n° 37, juin 1994.
194. «Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective “business”, soyons réalistes :
à la base, le métier de TF1 c’est d’aider Coca Cola, par exemple, à vendre son produit. Or pour qu’un message
publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour
vocation de la rendre disponible : c’est-à-dire de divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages.
Ce que nous vendons à Coca-Cola c’est du temps de cerveau humain disponible », propos de Patrick
Le Lay, PDG de TF1, extraits de Les dirigeants face au changement, Paris, Huitième Jour, 120 pages.
195. Olivier Donnat et Paul Tolila (dir.), Les publics de la culture, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, 393 pages.
196. Anna Krebs et Bruno Maresca, Le renouveau des musées, La Documentation Française, mars 2005, n° 910,
p. 6.
197. Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 62.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

d’un monde qui partirait a volo. Que vaudrait du reste une Histoire en réécriture permanente
qui resterait l’apanage d’un cercle d’initiés ? La démocratisation du savoir et de la culture
implique un partage nécessaire de la science historique, sans pour autant appeler ni une
démission de ceux qui la maîtrisent ni une appropriation abusive de ceux qui n’en sont pas
les garants. L’on ne peut, en effet, envisager comme aboutissement des politiques culturelles
et d’éducation, héritées de la Révolution française, le maintien du peuple à l’écart d’un savoir
qui lui est désormais accessible et compréhensible.
En revanche, la situation actuelle pose des enjeux importants. On a pu voir grâce aux
enquêtes d’Olivier Donnat que les pratiques culturelles sont très loin d’être homogènes à la
fois quantitativement et qualitativement. L’école n’est pas un moule dans lequel sont fondues
les inégalités.
Le quasi doublement de la proportion de la proportion des bacheliers entre 1973 et 1988, n’a
eu aucun effet mécanique sur les sorties et les visites culturelles classiques. À ce titre, il vient
rappeler l’efficacité des barrières matérielles et surtout symboliques qui limitent l’accès à cellesci,
ainsi que la force des mécanismes sociaux et économiques que doit affronter toute politique
culturelle 198 .
Pourtant, aujourd’hui, la massification scolaire a fait son œuvre : 70 % des jeunes générations
accèdent à la classe terminale alors qu’elles étaient 35 % en 1985 ; 97 % atteignent
le niveau de troisième. Si le milieu familial, on l’a vu, est capital pour le devenir culturel de
l’enfant, il n’en reste pas moins vrai que l’enseignement dispense un socle de connaissances
qui rend possible l’ascension sociale. Cette mission ne doit pas faillir à son devoir. Il faut faire
face au déficit pédagogique et miser sur des nouvelles médiations possibles.
Dans cette partie, nous avons évoqué la question du point de vue du récepteur. Si nous
nous penchons maintenant sur celle de la défense de la science historique elle-même, nous
devons considérer une fois encore la dimension économique. Il a été vu plus haut combien
l’État se trouve dans une position délicate en matière culturelle. Plusieurs paramètres entrent
en ligne de compte pour l’analyse. Tout d’abord, il n’existe ni art officiel ni histoire officielle
dans la République. Pourtant, chaque jour la question de la mémoire et plus encore de la
commémoration est soulevée 199 . Des choix s’opèrent, qu’il est parfois besoin de motiver. Le
champ culturel ayant le vent en poupe, dans une économie dont la vocation non marchande
est en pleine croissance, le potentiel économique est exploité à son comble. Il suffit de rappeler
les extraits des discours de nos dirigeants politiques cités plus haut. Il est donc avant
tout question d’un investissement, soit d’un coût. Ainsi, à l’échelle du pays, on comprend
pourquoi et comment il est indispensable pour l’État centralisé de faire redescendre à l’échelle
locale, en premier lieu, l’intérêt des populations locales pour leur patrimoine et, en conséquence
en second lieu, la décision budgétaire.
On a pu parler d’un désengagement progressif de l’État en faveur du patrimoine, mais
le patrimoine ne disparaît pas avec la transaction : il change de mains. Abondant et souvent
restauré à grands frais, le patrimoine bâti, en particulier, ne peut être mis en valeur sur les
seuls subsides publics. C’est ici que l’on retrouve le mécénat et le sponsoring dont nous avons
parlé plus haut. Si nous brandissons ces mots comme une menace, la défaite n’est pas entérinée.
Le scientifique peut et doit générer les besoins qui conditionnent aujourd’hui sa survie.
S’il n’entend rien aux dynamiques de son temps, son champ d’étude se trouvera rapidement,
et irrémédiablement, englouti par la sphère marchande. En revanche, une discussion menant
198. Olivier Donnat et Denis Cogneau, Les pratiques culturelles des Français : 1973-1989, Ministère de la culture
et de la communication, La Documentation Française, Paris, La Découverte, 1992, p. 102.
199. Le scandale de Dominique de Villepin commémorant la bataille d’Austerlitz en fait foi.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
43

44
à la construction d’un véritable partenariat, dont les dividendes, intellectuels et financiers
sont équitablement partagés, et ce, au bénéfice d’un public comblé, ne nous semble pas une
démarche inique.
Nous avons évoqué un peu plus haut le déni social trop souvent marqué chez les historiens.
De la même manière, dans un schéma où la recherche est avant tout publique, il
semble y avoir une certaine pudeur à parler d’argent. L’état de la recherche en France est
un sujet d’actualité, sensible, qu’il ne nous appartient pas de commenter ici, mais dont nous
pouvons tirer quelques enseignements pour notre étude. Lorsque l’État déplore le gaspillage
de moyens, les laboratoires s’insurgent et dénoncent le manque de moyens. Il n’est pas
utopique ou scandaleux d’imaginer que les fonds publics et privés pourraient servir une
même cause : celle de l’intérêt général et particulier. À l’heure où les nouvelles technologies
investissent les ménages et permettent un développement rapide de l’information et de la
communication, il est urgent pour l’historien de s’intégrer au processus, sans quoi il sera
rapidement dépassé par la logique économique. La lecture des lignes qui précèdent semble
sacrifier au réflexe de dépit et de non choix. Pourtant, nous défendons ardemment l’idée,
et c’est l’objet de la partie qui suit, que loin d’être une fatalité, la réalité virtuelle et le multimédia
constituent une vraie chance pour le développement et la mise en valeur du patrimoine
culturel.
La mise en valeur du patrimoine culturel par la réalité virtuelle
La réalité virtuelle appliquée à l’histoire
Vers un patrimoine durable
Comme les lignes qui précèdent le suggèrent, nous étudierons la question de la réalité
virtuelle au service du patrimoine de deux points de vue. L’un sera consacré aux enjeux liés
à une évolution des outils technologiques au service des chercheurs. L’autre montrera que
l’outil réalité virtuelle constitue un atout majeur pour l’approche des publics. Cependant,
nous souhaitons d’abord préciser quelques points quant à la bibliographie sur laquelle nous
appuyons notre étude. En premier lieu, il convient de remarquer qu’il n’existe que très peu
de références relatives à la mise en valeur du patrimoine culturel par la réalité virtuelle ou
les technologies multimédia. On trouve, chez certains auteurs 200 , une réflexion allant dans
le sens de l’approche des publics et de la médiation culturelle, aspects essentiels, certes,
mais qui n’abordent pas la question du point de vue de l’avancée de la recherche. En second
lieu, lorsque les ouvrages traitent de la question de la mise en valeur du patrimoine culturel,
soit les nouvelles technologies – au sens large – sont totalement absentes du propos, soit
un court développement leur est consacré, mais comme un risque, une fatalité à laquelle il
faut sacrifier, ou un danger contre lequel il faut apprendre à se prémunir.
Nous prétendons que l’écriture virtuelle va dans le sens de l’Histoire. Il fut un temps,
long, durant lequel l’Histoire était celle des grandes dates, des grands hommes, et plus
encore celle des grandes batailles. Le peuple se dissolvait dans le temps, sauf à considérer
les révoltes, les grandes pestes. L’individu disparaissait au profit de la masse, de la culture
et de la civilisation. Depuis quelques décennies, des historiens étudient le quotidien des
hommes 201 , jusqu’à approcher leurs sentiments 202 . En toute logique, il convient maintenant
200. On pense en particulier aux travaux de Geneviève Vidal, voir bibliographie en fin de volume.
201. On peut faire référence ici à la série intitulée La vie quotidienne au temps de…, publiée chez Hachette.
202. On pense par exemple aux travaux de Philippe Ariès sur la mort en Occident qui ont montré par l’analyse
comportementale ce que les statistiques contestaient : la mort n’était pas anodine à l’Époque Moderne
et les parents aimaient leurs enfants.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

de proposer des images de restitution de ce qui un jour fut vécu 203 . Certes, la construction
de modèles pose des limites que nous étudierons plus loin. Même loin d’être parfaites, ces
images offrent au regard des visiteurs au-delà de ce que leur imagination leur laisse pressentir
ou ressentir. Non seulement la restitution virtuelle ne renie en rien les outils qui l’ont
précédée (peinture, maquettes, photographies), mais plus encore elle les utilise et les intègre
dans le travail préparatoire. Elle constitue un nouvel aboutissement de la recherche. Comme
l’indique le psychanalyste Serge Tisseron, il ne faut pas penser que la réalité virtuelle est, soit
une réalité concrète externe à tous, soit une réalité psychique interne, propre à chacun 204 .
Elle crée une illusion de réalité presque parfaite, participant ainsi des deux. C’est sur cette
base que nous envisagerons l’étude de la représentation virtuelle du temps historique.
Quelques ouvrages existent néanmoins, non théoriques, mais relatant une expérience
de mise en virtualité d’un patrimoine défini 205 . Ainsi, pour alimenter la réflexion, nous avons
constitué d’une part un corpus documentaire sur le sujet en prélevant, de manière éparse,
les quelques lignes consacrées à la réalité virtuelle dans les ouvrages étudiés ; d’autre part,
pour sonder ce thème encore largement inexploré en matière de patrimoine culturel, nous
avons élargi l’étude aux technologies nouvelles, appliquées à la culture de manière générale.
Nous venons d’écrire que le plus souvent, la question des technologies nouvelles est
absente des ouvrages traitant du patrimoine culturel ou que ceux qui y sacrifient s’en méfient.
Nous ne pourrons mesurer les enjeux d’un tel progrès que si, auparavant, nous avons identifié
et commenté les freins les plus forts qui s’opèrent. D’une certaine manière, le premier
enjeu de la réalité virtuelle appliquée à l’histoire consiste à combattre les résistances. « La
réalité d’une invention n’est pas la preuve de sa légitimité » 206 pas plus que « la virtualité du
monde ne suffit […] à la rendre compréhensible » 207 . Les raisons qui les expliquent sont nombreuses.
Nous nous proposons d’en expliciter quelques unes ici. Nous veillerons, néanmoins,
dans notre étude, à ne pas opposer deux mondes, l’un garant d’une tradition, l’autre tourné
vers le progrès.
Pour beaucoup, l’historien nourrit son travail de l’observation des autres sciences. Pourquoi
devrait-il craindre d’être soumis aux mêmes règles ? L’historien n’est spécialiste que d’histoire,
et c’est déjà beaucoup. Chacune des pierres posées sur l’édifice du temps a construit
le raisonnement historique, lequel avance corrélativement aux progrès qui entourent sa
science. Aujourd’hui, il prend peur face aux « nouvelles technologies ». Pourquoi échapperaient-elles
davantage à son contrôle que les sciences humaines, dans la mesure où la réalité
virtuelle ne fait que représenter le savoir historique ? Il n’y a pas de perte de dignité à
s’allier aux sciences dite dures. Chaque âge de l’Histoire craint la modernité en même temps
que cette dernière le fascine. Du reste, l’Histoire s’écrit beaucoup sur des extrapolations à
partir des sources et les exemples sont innombrables qui viennent démonter telle thèse
défendue toute une vie mais qu’une découverte vient mettre à mal. Il est probablement
symptomatique de constater que beaucoup de nos références bibliographiques jettent un
regard critique à la fois sur les nouvelles technologies et sur l’histoire. En réalité cette méfiance,
203. Le cinéma s’empare de cette nouvelle conception de l’écriture historique, si l’on se réfère à Rome, péplum
qui traite de la fin de la République romaine du point de vue de deux soldats, Marcus Vorenius et Titus Poulo.
Si l’on ne peut trouver de trace de ces deux hommes dans l’histoire de Rome, ils incarnent en revanche
ce que pouvaient être la vie du quidam, fait nouveau dans le genre du péplum, d’ordinaire plus enclin à
mettre en exergue le destin d’hommes légendaires. Ce qui précède doit venir renforcer nos propos sur la
nécessité pour l’historien de s’inscrire dans le champ de l’histoire racontée.
204. Serge Tisseron (dir.), Adolescence, « Virtuel », n° 47, printemps 2004, Tome 22, n° 1.
205. Nous faisons référence en particulier ici aux travaux de Philippe Fleury et de Jean-Claude Golvin, voir
bibliographie en fin de volume.
206. Claude Cadoz, Les réalités virtuelles, un exposé pour comprendre, Paris, Flammarion, 1994, p. 74.
207. Philippe Fuchs, Les interfaces de la réalité virtuelle, Montpellier, Association des journées internationales
de Montpellier-district, 1996, p. 18.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
45

46
a priori, ne s’inscrit pas dans le cadre scientifique mais dans celui de l’usage potentiel de
chacune d’elles, a fortiori, si elles se trouvent associées. Des confessions de Patrick le Lay
à Second Life, les écueils sont nombreux à l’heure de la médiation culturelle.
La préoccupation première, lorsqu’il s’agit du patrimoine bâti, va souvent à l’effort de
restauration des bâtiments eux-mêmes. L’État en assume la part la plus grande mais, de plus
en plus, les prérogatives redescendent vers les collectivités locales. Dans la perspective de
sa mise en valeur pour un développement local, le petit patrimoine bâti des particuliers
sort de l’ombre 208 . Mais le plus souvent il est en mauvais état de conservation : l’engouement
pour les boulangeries, moulins et autres lavoirs est somme toute récent. Le charme
romantique de l’évocation des ruines a connu ses heures de gloire : les tableaux nostalgiques
d’Hubert Robert, au XVIII e siècle, en témoignent. La ruine, loin du souci de véracité
historique, s’imposait alors dans le tableau pour lui donner une atmosphère. On parle
aujourd’hui fréquemment de nostalgie pour tenter d’expliquer la fièvre patrimoniale qui
s’est emparée des Français 209 . Pourtant, si sur le fond on peut s’accorder avec cette thèse,
on ne saurait rapprocher les deux époques sur la valeur symbolique qu’elles transmettent.
La ruine n’est plus au goût du jour. Il faut reconstruire et restaurer. La trace doit être physique,
ce qui explique l’empilement du patrimoine. Et dans le cas où les moyens financiers
manquent, les lieux sont laissés à l’abandon… en attendant. Dans cette logique, la question
de la reconstruction virtuelle n’apparaît pas comme une alternative envisageable. On
peut légitimement s’interroger sur cet aspect cumulatif du patrimoine et revenir de ce fait
sur la dimension scientifique : le patrimoine bâti prend facilement une valeur illustrative qui
n’apporte rien à une science qui s’en désintéresse et l’abandonne au profit du tourisme.
Une autre difficulté réside dans l’impression que les gens peuvent avoir, a priori, d’une
facilité d’utilisation de l’outil informatique. La vulgarisation des outils, leur accessibilité, à
la fois financière et technique, tendent à laisser penser que chacun peut tout faire. La réalité
est toute autre, et l’outil 3D, en particulier, ne souffre aucun amateurisme, tant le travail
de restitution, s’il prétend à un quelconque intérêt scientifique, est d’une grande complexité.
Le plus souvent, les tentatives qui se font sans savoir se font aussi sans moyens. Un matériel
performant, doublé de l’achat des licences de logiciels, nécessite une mise de fonds qui
dépasse les ambitions de mise en valeur des particuliers mais aussi souvent des équipes
de recherche qui envisagent le travail de restitution virtuelle comme une valeur ajoutée. Il
s’agit là encore d’une stratégie d’accompagnement à la mise en valeur. Il faut ajouter à cela
que les matériels évoluent très vite et, pis encore, les supports deviennent obsolètes de
plus en plus rapidement 210 . Les systèmes d’exploitation informatique eux-mêmes rendent
la pérennité des supports très incertaine : de la disquette au cédérom, du dévédérom à la
clé USB, les projets obligent à une veille technologique et à une capacité de sauvegarde
importante. Nous reviendrons plus précisément sur ce point dans l’étude des limites des
nouvelles technologies.
On peut encore envisager la question des réticences sous l’angle d’une peur irrationnelle
du progrès, en particulier ici dans la mesure où le progrès apporté par la réalité virtuelle
impose de reconsidérer la représentation que l’homme se faisait de l’espace depuis l’invention
de la perspective classique au XVe siècle. Avec Giotto, l’aplat trouvait sa profondeur
208. On trouve sur le sujet du « petit patrimoine local » une bibliographie très abondante dont certains titres
sont cités en fin de volume.
209. Jean-Pierre Rioux parle lui de « rétromanie », in Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une
histoire culturelle, Éditions du Seuil, Paris, 1997, p. 328 ; pour Alain Bourdin, il s’agirait même d’un « mouvement
d’opinion », in Alain Bourdin, Le patrimoine réinventé, Paris, PUF, 1984, p. 19.
210. Référence à la Loi de Moore qui montre que la puissance des microprocesseurs double tous les dix-huit
mois depuis leur création.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

géométrique par la ligne de fuite. L’homme singeait le Créateur dans une conception aristotélicienne
du monde. Le système allait installer durablement l’histoire de l’art dans un
nouveau géocentrisme et appuyer le travail de l’architecture dans les premiers efforts de
restitution historique 211 . Bien au-delà des velléités du cubisme de représenter sur un même
plan toutes les faces d’un même volume, la réalité virtuelle simule le volume dans un espace
à deux dimensions, ce que vient corriger l’immersion. Un pas est franchi dans le système
de représentation, qui inquiète. Et si la réalité virtuelle se substituait à la réalité et qu’elle
ne laissait plus de distinction possible entre l’original et la copie ?
Pourra-t-on encore longtemps prétendre comme Claude Cadoz que « la seule représentation
absolue d’un objet est l’objet lui-même » 212 car « deux objets quels qu’ils soient
ont au moins une différence : celle qui nous permet de considérer qu’ils sont deux » 213 ? Il
est un grand débat tout à fait passionnant et essentiel sur les technologies. Sont-elles au
service de l’homme ou servent-elles à l’asservir toujours davantage 214 ? Nous n’avons pour
vocation ici ni de trancher ni de réconcilier les deux parties dans un débat philosophique.
Néanmoins, tout l’objet de ce travail est de faire avancer ledit débat par l’action en montrant
que les nouvelles technologies peuvent s’inscrire dans un cercle vertueux de la connaissance
et du plaisir que l’on y prend, à considérer leur bon usage.
Partant de ce postulat, il est temps de laisser derrière nous l’explosion de craintes sur
de potentielles dérives et de mesurer les apports de la réalité virtuelle pour la science historique
et pour sa mise à disposition du public. Tout d’abord, interrogeons le champ de la
science historique. Les avantages sont nombreux à utiliser l’outil virtuel comme élément de
recherche. Pour reprendre la question de la représentation, la valeur ajoutée est considérable :
là où l’architecture, la restauration sont contraintes de choisir, la reconstitution virtuelle permet
une juxtaposition, voire une superposition des styles. Cette démarche est fort intéressante
et surtout instructive : elle permet de comprendre la notion d’évolution architecturale et,
ce faisant, stylistique. Le visiteur qui est habitué à voir, par exemple, dans une église gothique
les fondations romanes, doit visualiser les transformations à partir des commentaires
du guide (personne ou livre). Ce qui est valable pour l’évolution d’un édifice religieux l’est
également pour l’archéologie : Jean-Claude Golvin souligne dans son cours de Tunis tout
l’intérêt de la réalité virtuelle en comparaison d’une maquette rigide, prenant l’exemple des
quinze étapes d’évolution réparties sur plus de vingt siècles distinguées dans le grand temple
d’Amon-Rê 215 .
La visite virtuelle propose cet avantage considérable de donner une dimension temporelle
à la représentation spatiale. L’imagination est un outil précieux mais qui pose des
limites sur lesquelles intervient la réalité virtuelle. En déambulant virtuellement dans un
espace reconstitué, le visiteur doit pouvoir sentir que, ce que l’on considère aujourd’hui être
un patrimoine a vécu, traversé le temps, son usure et ses affres, subi des destructions, des
incendies, des guerres, autant que des aménagements, des modifications, qu’il convient de
nommer modernisations. Tout ceci se dessine sous les yeux du visiteur, qui voit se recomposer,
211. C’est certainement avec Viollet-le-Duc au XIX e siècle que le travail de restitution architecturale vécut ses
plus grandes heures.
212. Claude Cadoz, Les réalités virtuelles, un exposé pour comprendre, Paris, Flammarion, 1994, p. 103.
213. Ibid., p. 78.
214. On lira sur le sujet le passionnant livre de Andrew Feenberg, (Re)penser la technique, vers une technologie
démocratique, Paris, La Découverte, MAUSS, Coll. Recherches, 2004, 230 pages et bien sûr les ouvrages
d’Annah Arendt, La condition de l’Homme moderne, Paris, Pocket, 1989, 380 pages et de Walter Benjamin,
« L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductivité technique », in Le langage et la culture, Paris, Denoël, 1971,
181 pages.
215. Jean-Claude Golvin, L’image de restitution et la restitution de l’image, cours de DPEA « Culture numérique
et patrimoine architectural », p. 18, http://www.map.archi.fr/cycle3/DPEA_MCAN/supportsCours/JCG2.pdf.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
47

48
et dans un grand souci de réalisme, des siècles de labeur, des partis pris architecturaux et des
modes. On ne peut rêver meilleure mise en valeur que celle qui redonne un corps et une vie
à ce qui n’est plus.
On mesure immédiatement l’intérêt de la réalité virtuelle qui intègre ce qu’aucune autre
technologie n’avait jamais permis jusqu’alors : la notion de promenade, de déambulation
dans un espace reconstitué, celui d’une ville 216 par exemple. Elle permet une appropriation
de cet espace par le visiteur, le chercheur en premier lieu, offrant parfois une solution à des
énigmes scientifiques 217 , ce, parce qu’elle rapporte l’Histoire à échelle humaine, d’un point
de vue spatio-temporel, voire à ses préoccupations quotidiennes. L’hypothèse retenue lors de
l’examen des sources textuelles, iconographiques, archéologiques, trouve ici sa cohérence,
ou son incohérence – ce qui oblige dans le dernier cas à réévaluer la thèse défendue – à
l’épreuve de la réalité virtuelle. C’est ce que rapporte l’archéologue et historien Jean-Pierre
Bost, à propos du site gallo-romain de Plassac.
Face à l’écran, impossible d’éluder les problèmes. La réalité virtuelle oblige à se poser les bonnes
questions, « à préciser ce que l’on sait déjà ». Les fondations indiquent l’emplacement d’une
porte ? Oui, mais à quelle hauteur ? De quel aspect ? Avec un ou deux battants ? 218 .
Toujours à considérer la notion d’échelle, on peut, grâce à cette application, aller plus loin
dans le réalisme du vécu. En effet, lorsque les sites ont disparu partiellement ou en totalité, ou
qu’ils demeurent à l’état de monuments, mais qu’ils n’ont plus l’activité pour laquelle ils ont
été édifiés, la simulation offre aux yeux du spectateur une idée (plus) juste de la réalité vécue :
« les édifices et les sites que nous étudions n’étaient pas des ruines » 219 dit Jean-Claude
Golvin. « C’est la volonté de créer un édifice pour lui faire assumer une fonction qui explique
son existence et celle-ci avait un rapport direct avec sa forme », « une forme signifiante » 220 .
C’est le cas du théâtre de Pompée, qui a presque totalement disparu 221 . Lorsque Marcus, le
visiteur virtuel, de sa taille d’homme, observe du haut des gradins la scène sur laquelle se
jouaient les pièces au IV e siècle de notre ère, le théâtre apparaît gigantesque. On comprend
alors aisément, entre autres, pourquoi les comédiens portaient des costumes de couleurs
tranchées qui permettaient de mieux les identifier.
Ainsi, le procès qui viendrait condamner la réalité virtuelle comme outil scientifique
tombe de lui-même. La création virtuelle ne saurait être l’abstraction du patrimoine bâti voire
sa négation. Il ne s’agit en rien d’un travail de substitution. Comme le carbone 14 en son
temps a permis de dater des découvertes archéologiques majeures, ou les infrarouges qui
donnent à voir les couches successives d’un tableau, identifiant du même coup maître et
faussaire, la réalité virtuelle marque un progrès déterminant dans l’histoire des techniques.
Elle contribue dans une certaine mesure à écrire l’histoire du patrimoine. Elle présente également
l’intérêt de s’inscrire dans un processus plus général d’informatisation du savoir.
André Chastel, dont on ne pouvait soupçonner la complaisance envers la manipulation
patrimoniale, a écrit que les nouvelles technologies, la modernité permettent d’accroître
216. On pense ici en particulier aux travaux de Jean-Claude Golvin en Tunisie, à Dougga.
217. Nous nous référons ici au travail réalisé par Sophie Madeleine sur la simulation de l’ensoleillement de l’édifice
pour tenter de reconstituer la technologie du velum la plus probable. Voir bibliographie en fin de volume.
218. Libération, 24 septembre 2005, Virtuel antique, par Rafaëlle Brillaud.
219. Jean-Claude Golvin, Jean-Claude Golvin, « L’image de restitution et la restitution de l’image », cours
donné à Tunis dans le cadre de DPEA « Culture numérique et patrimoine architectural », de l’École Nationale
Supérieure d’Architecture (ENSA) de Marseille, p. 17.
220. Ibid., p. 17.
221. Voir Sophie Madeleine, Le complexe pompéien du Champ de Mars, une ville dans la Ville : reconstitution
virtuelle d’un théâtre et à portique au IV e siècle après J.-C., Thèse de doctorat, 4 vol., 2006, 637 pages.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

les opportunités d’un « accès nouveau et inéluctable au patrimoine, avec les chances d’un
approfondissement qui est une nouvelle preuve de son importance » 222 . Si elle permet à la
science historique, mais pas seulement à elle 223 , d’approfondir son savoir, elle lui offre, en
outre, une occasion inestimable de remplir son devoir de transmission et de pédagogie,
d’éclairer l’histoire et de la rendre intelligible, visible même, lorsqu’elle aborde l’Antiquité
disparue.
La question se pose de savoir quel est le risque de remplacement du musée par les produits
audiovisuels et interactifs, par tous ces êtres virtuels qui, prétend-on, vont prendre une place
de plus en plus grande dans nos vies. Le musée va-t-il devenir un musée à distance 224 ?
Et ce musée à distance serait-il « le paradigme du musée révolutionnaire » ? Comme le
rappelle très justement Geneviève Vidal, si l’on est amené à parler de musée virtuel, c’est
bien en référence au musée réel 225 . Sans céder à la facilité et répondre de manière systématique
à la demande des publics en matière culturelle, il faut bien concéder que le patrimoine,
comme le musée, « est un espace de la représentation qu’une société, ou plutôt une
fraction de société 226 , se donne d’elle même » 227 . Nous citons ici abondamment Élisabeth
Caillet car son ouvrage est très intéressant du point de vue des interrogations formulées,
comme des craintes qu’il énonce. Selon l’auteur, « nouvelle machine à enseigner, le musée
technologique, s’apparente d’un côté au spectacle (et à son élément ludique), de l’autre à
l’école (et à son élément sérieux) » 228 . Nous retrouvons ici l’un des aspects qui nous importe
et qui est tourné vers le public scolaire. Analysant la question des sorties pédagogiques et
l’approche patrimoniale au sein de la classe, nous avons soutenu plus haut dans le texte que
la rigidité de l’espace de l’apprentissage pouvait constituer pour l’élève un frein au développement
du goût d’apprendre. Il semble que l’on tienne avec la réalité virtuelle un outil
qui puisse en partie réconcilier le sens de l’effort et le plaisir.
La visite virtuelle, offrant des informations à des degrés divers, prépare la visite réelle ou la complète.
Elle devient une valorisation importante et permet des modes de diffusion des savoirs
diversifiés 229 .
Si l’on reprend l’exemple de la visite de l’église de Saint-Savin-sur-Gartempe 230 , on comprend
qu’un élève ne se déplaçant pas sur le site – la visite restant l’idéal –, mais qui a accès
à une visite virtuelle de l’espace, est bien plus à même de répondre à la consigne qu’avec
les seuls documents consignés dans le manuel. Dans ce cas, la reconstitution n’a pas pour
but premier de faire avancer la science. Elle peut même être jugée inutile car redondante.
Pourtant, elle offre de nombreux avantages, à des degrés divers. Dans sa version minimale,
222. Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Tome 1, Paris, Gallimard, p. 1461.
223. On voit se regrouper autour de la réalité virtuelle des champs disciplinaires très vastes. Ainsi, le CIREVE
(Centre Interdisciplinaire de Réalité Virtuelle) à l’Université de Caen Basse-Normandie compte-t-il douze
équipes de chercheurs, médecins, géographes, psychologues, etc., ayant choisi la réalité virtuelle pour
approfondir leurs travaux scientifiques.
224. Élisabeth Caillet, À l’approche du musée, la médiation culturelle, Lyon, PUL, 1995, p. 231-232.
225. Geneviève Vidal, « Vers les musées numérisés : de la visite à la navigation », http://commposite.uqam.ca.
226. Si l’on considère les réalités des publics de la culture ainsi que cela a été décrit dans la première partie de
ce texte.
227. Élisabeth Caillet, À l’approche du musée, la médiation culturelle, Lyon, PUL, 1995, p. 38.
228. Élisabeth Caillet, À l’approche du musée, la médiation culturelle, Lyon, PUL, 1995, p. 237.
229. Laurent Gervereau, Vous avez dit musées ? Tout savoir sur la crise culturelle, Paris, CNRS Éditions, 2006,
p. 50-51.
230. Pour mémoire : « Vous êtes un guide et vous faites visiter l’église de Saint-Savin-sur-Gartempe. Qu’expliquez-vous
aux touristes qui vous écoutent ? ».
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
49

50
c’est-à-dire comme simple restitution, elle permet une visite interactive à distance. On pourra
espérer que la forme et le contenu auront donné l’envie de la visite réelle. Dans une version
plus complète, évoquant les différents styles à travers les âges, en somme écrivant l’histoire
du lieu, elle viendra avantageusement compléter la visite. Le cas échéant, rendue accessible
sur Internet, elle évitera de trop alourdir le dispositif sur le site. Mais, interactive, la visite
impliquera « physiquement » l’élève. Il avancera à son rythme dans un espace qu’il peut
s’approprier. Il n’est même pas besoin de craindre le ludique – que nous n’écartons pas –
car, facteur trop souvent négligé, le support proposé s’inscrit dans une démarche déterminée
par son créateur et dans un espace fini.
Ainsi, il n’est pas de dérive possible au-delà du contenu préconçu. Il devient possible
d’allier savoir, savoir-faire et peut-être aussi savoir être. Comme Claude Cadoz, on peut penser
que « toute forme de représentation qui permet d’atteindre les mêmes phénomènes
avec une plus grande économie de moyens est une connaissance. Il n’y a d’ailleurs pas de
connaissance absolue, c’est-à-dire de manière de modéliser la réalité qui serait la meilleure,
l’ultime, la définitive » 231 , propos corroborés par Jean-Pierre Bost : « ce que l’on vous propose,
ce n’est pas la vérité, Mais l’état actuel de ce que l’on sait, un moment de la connaissance.
C’est un état provisoire : si quelqu’un a une idée, on modifiera la chose » 232 . En effet,
nous évoquions plus haut la possibilité de superposer les styles mais il ne faudrait pas oublier
que la réalité virtuelle dispose aussi d’un « outil gomme » : la question des corrections ou
des modifications est abordée avec beaucoup plus de souplesse que lorsqu’il s’agit d’une
maquette 233 . Pour reprendre l’exemple de Plassac, « quant aux sculptures de la spina […],
elles étaient au départ représentées en vert, car on pensait que le bronze qui les recouvrait
s’oxydait. Depuis, on a découvert que les Romains avaient l’habitude de les briquer ; les
monuments virtuels ont alors viré à l’ocre » 234 . Permettant une recontextualisation, la visite
virtuelle peut faire accéder le site modélisé au rang de véritable musée, un musée virtuel. Et
si l’on reprend les missions dévolues au musée « traditionnel » : la recherche, la conservation
et la diffusion – en y adjoignant la pointe de plaisir notée par l’ICOM – on ne peut nier que
le musée virtuel remplit une à une ces fonctions, soit dans un espace dédié, soit sur un support
multimédia, qui le rend en outre transportable.
Nous avons pour l’heure disserté selon un mode opératoire dans lequel le public est
confronté à un choix, prendre ou laisser, et s’il choisit de prendre, que prendre devant la
multitude de l’offre ? Il faut, en somme, pour chacun gérer l’abondance. Nous avons déjà
évoqué à maintes reprises cette forme d’empêchement, qui concerne les publics éloignés
de la culture, de par leur éducation et leur milieu social. Le frein est ici de deux ordres: économique
et plus encore psychologique. Mais nous occultons que la réalité est parfois beaucoup
plus complexe et rédhibitoire pour certains types de populations et plus particulièrement
les personnes à mobilité réduite, qu’elles souffrent d’un handicap moteur ou qu’il s’agisse
de personnes âgées. Le handicap ne doit pas être un empêchement pour celles et ceux,
désireux de culture et friands de patrimoine, mais pour lesquels gravir les gradins d’un théâtre
antique, pour ne citer que cet exemple, est rigoureusement impossible. Il est vrai que les
structures d’accueil ont fait beaucoup d’efforts et de progrès en terme d’immersion et d’intégration
des personnes souffrant d’un handicap dans nos sociétés, et par extension dans nos
musées. Pourtant, les statistiques montrent que le handicap engendre souvent isolement et
pauvreté. Ainsi, on mesure quelle importance peut revêtir pour ces personnes la visite virtuelle.
231. Claude Cadoz, Les réalités virtuelles, un exposé pour comprendre, Paris, Flammarion, 1994, p. 96.
232. Libération, 24 septembre 2005, Virtuel antique, par Rafaëlle Brillaud.
233. On citera ici l’exemple de la maquette de Paul Bigot restituant la Ville de Rome au IV e siècle, achevée en
1942, conservée par l’Université de Caen.
234. Libération, 24 septembre 2005, Virtuel antique, par Rafaëlle Brillaud.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

Elle est le seul moyen, à l’exception de la mise en place in situ d’équipements de type
ascenseur et autres nacelles, mais qui ne sont pas adaptables partout – et qui posent également
le problème de la dénaturation des sites – de donner un accès à la représentation
visuelle du site. Par ce type d’expérience, on se rend compte que les interprétations, et par
la même la notion d’échelle, sont très variables d’un individu à l’autre. En ce sens également,
le travail de restitution est un outil précieux.
Une démarche rigoureuse et méthodique
Tout le corps du texte a eu jusqu’ici pour vocation de montrer que les secteurs du patrimoine
et de la réalité virtuelle, loin de se contrarier, pouvaient répondre avantageusement
à la fois à l’évolution de l’écriture de l’Histoire et à l’attente des publics, lorsqu’ils se trouvent
réunis autour du patrimoine culturel. Toutefois, rien ne peut être envisagé sans l’application
d’une méthode rigoureuse qu’il convient maintenant de présenter. Pour cela, il faut dans un
premier temps bien s’accorder sur les termes qui sont employés et en proposer une définition.
Comme nous l’avons fait pour le patrimoine, en toute logique, l’examen commencera
par celle de la réalité virtuelle. La tâche n’est pas si simple. En effet, l’usage du multimédia
est abondamment traité dans la littérature relative à la mise en valeur du patrimoine culturel,
mais tel n’est pas le cas pour la réalité virtuelle. Cette dernière est encore très peu présente
sur ce terrain. Lorsque c’est le cas, le terme est employé, suggéré, dans une acception large
et souvent floue.
Si nous reportons tout d’abord au dictionnaire Robert des noms communs, la réalité
virtuelle est définie comme un « système de simulation interactif par images de synthèse
tridimensionnelles ». C’est cette définition que reprend Philippe Fuchs :
La réalité virtuelle lui (l’homme) offre une dimension supplémentaire en lui procurant un environnement
virtuel dans lequel il devient acteur, et avec lequel il interagit 235 .
Cette alliance de termes antinomiques n’est d’ailleurs pas sans poser problème,
comme le souligne le titre de l’ouvrage de Rodolphe Gelin, Comment la réalité peut-elle
être virtuelle ? 236 . Pour ce dernier, « un système de réalité virtuelle est toujours composé de
quatre éléments » 237 : un monde virtuel, l’immersion, les retours sensoriels, l’interactivité.
C’est donc une définition plus complète qu’il nous fournit au début de son livre, reprenant
les éléments énoncés ci-dessus :
Voulant rendre compte de la réalité telle qu’elle est, la réalité virtuelle se doit de représenter les
objets tels qu’ils sont, c’est-à-dire volumiques, (en 3D), et non plans (en 2D). De ce fait, une fois
qu’un objet est décrit à l’ordinateur en 3D, l’observateur peut choisir le point de vue d’où regarder
la scène qui lui est proposée 238 .
Claude Cadoz, relevant l’absurdité de la dénomination, préfère parler de « représentation
intégrale » 239 . L’expression n’est guère plus satisfaisante : la représentation ne saurait être
intégrale au seul prétexte d’être tridimensionnelle, mais elle a le mérite d’éviter l’écueil de
l’oxymore 240 .
235. Philippe Fuchs, Les interfaces de la réalité virtuelle, Montpellier, Association des journées internationales
d’informatique de Montpellier-district, 1996, p. 1
236. Rodolphe Gelin, Comment la réalité peut-elle être virtuelle ?, Les pommes du savoir, 2006.
237. Ibid., p. 5.
238. Ibid., p. 9.
239. Claude Cadoz, Les réalités virtuelles, un exposé pour comprendre, Paris, Flammarion, 1994, p. 11.
240. On trouve d’autres dénominations, parmi lesquelles celle de Philippe Quéau, qui parle lui d’« immersion
virtuelle », in Philippe Quéau, Le virtuel, vertus et vertiges, Paris, Vallon, INA, 1993, p. 18.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
51

52
Sans entrer dans un développement technique qui dépasse le cadre de nos compétences,
nous allons aborder la question de la réalité virtuelle en commençant par apporter
quelques éclaircissements sur ce que recouvre le concept de réalité virtuelle. Il est en effet
nécessaire de s’accorder sur la terminologie employée afin de bien poser la méthode, laquelle
implique de travailler en interdisciplinarité. Les lignes qui suivent doivent leur inspiration au
« Cours de Tunis » de Jean-Claude Golvin 241 . Elles définissent les principaux termes que nous
seront amenée à employer dans notre étude. Nous distinguerons ainsi la restitution, la reconstitution
et la reconstruction. Partant du sens étymologique pour définir la restitution, le fait
de rendre, dans un souci de fidélité devrait-on ajouter, Jean-Claude Golvin nuance la définition.
Selon lui, « la restitution est avant tout, celle de l’image qu’un édifice pourrait nous
donner si l’on pouvait le revoir tel qu’il était à l’origine. Concernant la reconstitution, qui signifie
au sens propre l’action de former de nouveau, l’idéal consiste à remonter les parties de
l’édifice qui ont été dispersées. « Il y a dans le mot reconstitution (d’un monument), une idée
d’authenticité et une idée de concret. Ce mot recouvre donc et dépasse le sens du mot reconstruction
». Les termes ci-dessus définis sont un aboutissement. Ils sont la partie visible,
le « produit » de tout un travail dont les tenants et les aboutissants ne laissent rien au hasard.
Restituer, reconstituer ne sont pas un simple jeu avec les mots. Ce sont les objectifs qui les
déterminent. En découle l’usage qui doit en être fait. Nous y reviendrons dans l’examen des
expériences menées puis dans l’étude particulière de l’église Notre-Dame de Saint-Lô.
La première étape du processus est celle de la constitution du dossier scientifique. La
question des sources est essentielle, en particulier celle de l’état de conservation du site
ou du bâtiment à modéliser. Plus les données archéologiques sont conséquentes, meilleures
sont les indications topographiques et architecturales. Néanmoins, il ne faut pas occulter
la notion d’époques et de styles, que l’archéologie ne permet pas toujours à elle seule
de distinguer. Les superpositions, les destructions aussi, que l’on pourrait nommer la « part
manquante », rendent souvent la tâche difficile. L’histoire est une sédimentation des artefacts
dont on doit démêler les couches avant de pouvoir prétendre à un quelconque choix
de mise en valeur. Il faut compléter l’information par les sources textuelles, iconographiques
ou encore archéologiques. Si l’information est parcellaire ou laconique, voire si elle suggère
des interprétations contradictoires, les données doivent être recoupées avec d’autres sites
identifiés comme comparables 242 . Jean-Claude Golvin divise en trois étapes le travail du
chercheur. La première s’établit sur ce qui subsiste de l’édifice ou de l’ensemble. La seconde,
la partie dite reconstituée, tente de retrouver la cohérence des blocs épars : c’est l’anastylose.
La troisième est fondée sur une étude comparée et des hypothèses 243 .
L’on peut s’imaginer que la quantité et la qualité de la documentation sont en lien direct
avec l’époque étudiée, mais la réalité est plus compliquée. Il y a, certes, corrélation en termes
de risques de disparition mais le rayonnement et les aléas de l’Histoire y sont pour davantage
encore. Pour ne prendre que l’exemple qui nous préoccupe dans cette étude, bien que
l’édifice fût construit au Moyen-Âge et qu’il soit encore debout aujourd’hui, nous verrons
que la question des sources est épineuse dans le cas de l’église Notre-Dame de Saint-Lô.
L’essentiel des archives a brûlé dans les bombardements alliés. L’édifice lui-même fut très
endommagé. Ce que l’on sait résulte essentiellement de documents disséminés et de la
241. Jean-Claude Golvin, « L’image de restitution et la restitution de l’image », cours donné à Tunis dans le
cadre de DPEA « Culture numérique et patrimoine architectural », de l’École Nationale Supérieure
d’Architecture (ENSA) de Marseille,http://www.map.archi.fr.
242. C’est le cas pour nombre d’abbayes bénédictines ou cisterciennes. L’abbaye d’Hambye (50), par exemple, fut
transformée en carrière (pierre de Caen) après la Révolution française et la plupart des archives, déposées
au Archives départementales de la Manche, ont brûlé pendant la Seconde Guerre Mondiale. C’est grâce
à l’étude d’autres abbayes que l’on peut avancer des hypothèses solides sur ce que fut celle de Hambye.
243. cf. cours de Tunis, vol. 1, p. 19.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

econstruction de l’édifice. L’abondance des sources, lorsqu’elle existe, implique quant à elle
la confrontation, le discernement, surtout lorsqu’elle s’appuie, pour des sources textuelles
ou audiovisuelles, sur le témoignage. Dans tous les cas de figure, seul un travail minutieux
de spécialistes (archéologues, linguistes, historiens de l’art ou d’une époque donnée, architectes,
etc.), non isolé mais complémentaire, peut permettre d’aboutir à un résultat scientifique
satisfaisant.
Le dossier scientifique constitué, la phase suivante est consacrée au travail infographique,
lequel est lui-même subdivisé en trois temps : la modélisation, l’application des textures et
l’éclairage. La modélisation constitue une étape capitale de la qualité du travail de restitution.
C’est en effet à ce stade qu’est déterminée la géométrie du bâtiment, qu’est donc
définie sa forme. Les difficultés apparaissent le plus souvent pour donner son élévation à
l’ensemble. L’archéologie est, en toute logique, plus bavarde pour restituer le plan au sol.
« Les canons architecturaux, comme par exemple le rapport entre la hauteur d’une colonne
244
et son diamètre au sol, sont souvent d’un grand secours » nous disent Philippe Fleury et
e
Sophie Madeleine à propos de la restitution de la Rome du IV siècle après J.-C. Parfois aussi,
devant le silence des sources, les plus grands spécialistes doivent consentir à extrapoler sur
les données recueillies afin de pouvoir achever la construction, en attendant que d’autres
découvertes ne viennent compléter et corriger l’état des connaissances. Jean-Claude Golvin
précise qu’il est possible graphiquement de distinguer les différentes parties ci-dessus décrites
(structure existante, anastylose, hypothèses). Cette démarche peut être intéressante si
la maquette virtuelle réalisée a pour vocation de mettre au jour les étapes de l’évolution de
la connaissance. En revanche, dans le cas où l’objectif consiste à redonner de la vie au lieu,
245
il est préférable de favoriser l’esthétique d’ensemble de la représentation graphique .
On mesure toute l’importance que prend le dialogue entre l’équipe, qui a constitué le
dossier scientifique et les infographistes. L’équipe aura pu se choisir un coordinateur qui
assurera le relais entre les deux. Il est indispensable qu’il y ait un dialogue, chacun n’étant
spécialiste que de son domaine. Plus encore, si les infographistes ont pour tâche de redonner
virtuellement la vie à un bâtiment ou à un ensemble, ils ne peuvent le réaliser que dans la
mesure où eux-mêmes sont imprégnés de ce que pouvait être la vie dans les lieux, en un temps
donné. Cette première étape est fort longue, pouvant durer plusieurs semaines, et la dimension
de l’espace n’a rien à voir avec le degré de difficulté de la modélisation. Une colonne
peut s’avérer beaucoup plus compliquée à concevoir que tout un podium par exemple.
Une fois bâti, il convient d’habiller le lieu de matériaux, soit de le texturer.
Le choix des
matériaux est un travail très précis et ardu. Minéraux, de différentes natures et de différentes
couleurs, essences de bois etc., sont photographiés, numérisés, mais il faut souvent recourir
à une création lorsque la qualité n’est pas satisfaisante. Sont alors mobilisés des infographistes
2D, lesquels constituent, au fur et à mesure, des banques de données, le cas échéant
mutualisables. Cette part du travail est capitale. C’est à ce stade que se construit ce que nous
pouvons nommer le réalisme de la scène reproduite. La ressemblance est indispensable pour
donner de la valeur au travail, celle de la vraisemblance. Le rendu, en tant que paraître,
revêt ici une grande importance. Pourtant, de manière paradoxale, alors que la perfection
de la reconstitution est voulue par ses concepteurs, elle est aussi celle qui fait peur aux plus
récalcitrants, qui craignent confusion et substitution plus encore qu’inutilité. Cependant, le
souci esthétique ne doit jamais céder le pas sur la dimension scientifique de la réalisation
e
244. Philippe Fleury et Sophie Madeleine, « Réalité virtuelle et restitution de la Rome antique au IV siècle
après J.-C. », Histoire urbaine,
18, 2007, p. 166.
245. « Il est exagéré de dire que l’image didactique est indispensable dans tous les cas. L’excès d’information
au public sur un site peut nuire. Tout dépend de l’axe du discours tenu par les auteurs du livre ou des panneaux
du musée où l’image apparaît », Jean-Claude Golvin, cours de Tunis, vol. 1, p. 19.
Schedae,
2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
53

54
et l’infographiste ne doit pas se laisser transporter par la quête de la perfection. Elle est
d’une part vaine, une imitation demeurant un substitut, et d’autre part inutile, partant du
postulat qui précède. Dans son travail de texturing,
l’infographiste est fortement contraint
par deux facteurs. Le premier est celui du temps, si précieux de nos jours. Le second est celui
des limites des matériels. Chaque détail ajouté vient alourdir le dispositif, ce qui se traduit
immédiatement par une image saccadée. L’effet obtenu est alors exactement l’inverse de
celui escompté : le système virtuel n’est plus crédible comme simulation de la réalité.
Le réalisme est en grande partie attribuable à la qualité de l’imitation des matériaux
mais il doit également beaucoup aux éclairages, qui constituent le troisième temps de la
reconstitution. Au-delà du fait qu’il intervient lui aussi dans le calcul des positions et qu’il
alourdit le dispositif, cet aspect, déclinable à l’envi, est extrêmement fastidieux, tant la précision
du travail est indispensable pour créer une ambiance réaliste. Les logiciels de modélisation
offrent une multitude de possibilités par la définition de paramètres très variés. Outre
l’esthétique, la simulation de l’éclairage apporte une contribution non négligeable à deux
autres égards. En permettant une simulation du parcours du soleil (le logiciel intègre les
notions de latitude, de solstice, d’heure, etc.), la reconstitution virtuelle aide à répondre à des
interrogations que se posent les chercheurs et pour lesquelles il n’est pour l’heure aucune
source incontestable. C’est le cas par exemple pour l’équipe du « Plan de Rome » :
Le placement d’un éclairage réaliste permet de proposer de véritables simulations solaires, notam-
246
ment dans les édifices de spectacle protégés par des systèmes mécaniques de voiles ( velum) .
Fig. 3 : Simulation de l’ensoleillement du théâtre de Pompée au solstice d’été à 18h
(Source : Sophie Madeleine)
e
246. Philippe Fleury et Sophie Madeleine, « Réalité virtuelle et restitution de la Rome antique au IV siècle
après J.-C. », Histoire urbaine,
18, 2007, p. 167.
Schedae,
2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

Dans le cadre de l’immersion, la simulation du réel se trouve d’autant plus crédible que
l’avatar qui déambule dans l’espace produit des ombres sur son passage, que la source de
lumière imitant le soleil vient teinter le sol ou les murs, et ce, en temps réel. De la même
manière, si l’avatar passe devant un miroir ou un plan d’eau et que ces derniers réfléchissent
son image, l’immersion gagne du sens.
Ce qui précède est étudié du point de vue des concepteurs, mais nous avons vu que,
pour parler d’une véritable mise en valeur du patrimoine par la réalité virtuelle, il est indispensable
de faire entrer l’étude dans le champ de la communication, considérant évidemment
le message à faire passer, dans un code accessible au public. Nous avons parlé de
transmission et de vulgarisation. Il va sans dire que tout ceci n’est rien si nous faisons abstraction
du récepteur de ce message rendu accessible. Aujourd’hui, il semble que tout ou
presque reste à faire dans le domaine de la mise à disposition de systèmes virtuels à destination
du (grand) public. Nous avons évoqué le peu d’ouvrages consacrés à la question alors
que le multimédia est quant à lui très présent 247 . Bornes interactives, cédéroms, sites Internet
multimédia font désormais partie intégrante de la mise en valeur du patrimoine culturel,
et plus particulièrement des musées.
Souvent associée au jeu vidéo, et souffrant du succès qu’elle remporte dans ce secteur,
la réalité virtuelle connaît une percée difficile dans le domaine culturel. Lorsqu’il existe, son
développement est de peu d’ampleur. Il semble qu’il y ait là un hiatus à combler entre les
attentes d’un public, en particulier jeune et la nouvelle muséographie. Geneviève Vidal rappelle
que, dès 1998, une enquête menée en ligne par le Louvre montre que « ces derniers
(les visiteurs jeunes) ont demandeurs d’images en ligne, 3D et virtuelles » 248 . Musée emblématique,
le Louvre offre sur son site « des propositions de visites avec « quicktime » qui simule
une visite virtuelle extrêmement réductrice, et depuis 2005 avec une rubrique panoramas
qui fonctionne sur le même principe » 249 . Peut-être l’étude des limites des dispositifs de la
réalité virtuelle nous permettra-t-elle de mieux appréhender la question et de trouver une
réponse adéquate pour notre projet de conception.
Les limites de l’outil virtuel
Toujours classée parmi les nouvelles technologies, la réalité virtuelle n’est pourtant plus
une idée neuve. Elle a connu ses premiers développements au début des années 1980.
Aujourd’hui, elle intègre les foyers grâce aux fulgurants progrès des matériels informatiques,
toujours plus puissants, plus rapides et financièrement plus accessibles. Pourtant, si l’Internet
et le multimédia connaissent un succès sans cesse grandissant et un très fort degré d’inventivité,
et ce, dans tous les domaines, la réalité virtuelle reste en marge. Certes, le monde du
jeu vidéo est chaque année plus florissant et ses adeptes plus nombreux. Les mondes virtuels
attirent un public qui s’élargit fortement. Bien qu’ils demeurent encore les cibles privilégiées,
les adolescents ne sont plus, loin s’en faut, les seuls intéressés. Les mondes virtuels s’étendent
maintenant à toutes les classes sociales, et à toutes les classes d’âges, en témoignent
des expériences extrêmes comme « Second life » 250 . Les mondes qui sont simulés sont des
espaces fictionnels, qu’ils soient tournés vers le passé ou qu’ils s’inscrivent dans le futur. Tabous
et interdits sont battus en brèche et la liberté, l’absence de limites sont les règles à adopter.
On peut imaginer que le virtuel se fait alors l’instrument d’une opposition au réel.
247. Nous renvoyons volontiers à la lecture des travaux de Geneviève Vidal, en particulier, Contribution à l’étude
de l’interactivité, les usages du multimédia de musée, Bordeaux, PUB, 2006, 168 pages.
248. Ibid., p. 38.
249. Ibid., p. 38.
250. Monde virtuel, simulation qui permet aux joueurs de vivre une seconde vie.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
55

56
Pour Serge Tisseron qui parle de « super-illusions » 251 pour définir la réalité virtuelle,
l’opposition se fait soit avec le potentiel, soit avec l’actuel, soit avec le tangible. Le temporel,
le spatial et l’abstraction sont les trois cadres de référence. Devant le succès fracassant
de la 3D dans le domaine du ludique, on peut s’étonner de la difficulté que rencontrent
ceux qui souhaitent la promouvoir dans le champ de la science historique. Serait-ce une
simple question de méthode ? La preuve n’en est pas faite. En regard de ce qui précède,
la transition n’est pas aisée à trouver pour prôner la réalité virtuelle comme outil de mise
en valeur pour le patrimoine culturel. On mesure ici la difficulté qu’il peut y avoir à réunir
des mondes que tout semble opposer : virtuel et réel, fiction et Histoire, jeu et devoir de
mémoire, etc. Les limites de son développement dans le domaine patrimonial sont à examiner
de deux points de vue. D’une part, il faut considérer celles qui sont de l’ordre de la
conception et de la diffusion ; d’autre part, celles qui sont inhérentes à sa perception.
L’informatique a envahi les foyers. Internet s’est répandu comme une traînée de poudre
dans la société française et les plus rétifs aux nouvelles technologies semblent avoir cédé
à la tentation de la cybercommunication. Les Universités Inter-âges offrent aux seniors la
possibilité de se former tandis que les plus défavorisés socialement ont accès aux espaces
publics numériques 252 . Les enfants sont initiés dès leur plus jeune âge et l’école intègre
désormais la pratique de l’informatique dans ses contenus et dans sa pédagogie. Ainsi, on
peut parler d’un véritable environnement informatique, dont l’usage est devenu vulgaire.
En plus de la baisse des prix à l’achat des ordinateurs domestiques, un autre phénomène
a permis l’équipement massif des Français en matière de logiciels : le piratage. Qu’il parte de
l’intention de contrer le monopole de fait de la société Microsoft – thèse défendue par la
communauté des hackers – ou qu’il soit motivé par le plaisir d’enfreindre la loi, il est indéniable
qu’il a permis aux foyers de s’équiper en logiciels, inaccessibles par leur cherté, pour
la majeure partie de la population.
C'est ici qu'arrive la première difficulté. En effet, des logiciels normalement dévolus aux
professionnels ont pénétré les foyers. De manière inopportune, ils ont généré des envies,
que nos sociétés consuméristes savent fort bien transformer en besoins. Pour ne prendre
que cet exemple, c'est par Photoshop, diffusé par Adobe (environ 1700 euros la licence
pour la Creative Suite 3) qu'ont fleuri des logiciels de retouche photo, beaucoup plus accessibles
pour des novices, au moment de l'explosion du marché de l'appareil photographique
numérique. Aujourd'hui, avec les logiciels libres de droits, on parle d'open source : conçus
sur une base collaborative qui autorise la modification et l'amélioration des programmes et
des systèmes, c'est aussi du point de vue de l'usager une opportunité pour contourner le
piratage. On peut parler d'un véritable contre-pouvoir. Avec le développement de modèles
sur le Net, les CMS (Content Management System), chacun peut concevoir son site, son forum,
son blog sans même avoir à saisir une seule ligne de code de programmation. Par ailleurs, la
moindre recherche par mot-clé sur Google, ou sur tout autre moteur de recherche, affiche
jusqu'à des millions de pages sur le sujet.
L’infini du champ des possibles, aussi curieux que cela puisse paraître, de prime abord,
constitue un frein relatif à la création. En effet, face à l’abondance, l’intérêt se dilue. Ce qui
était exceptionnel devient banal, normal, et plus tard démodé, délaissé. Tel n’est pas encore
le cas pour la réalité virtuelle, pourtant, elle s’inscrit dans le même processus. A priori, la
conception s’apparente à un jeu d’enfant. Chacun peut tenter sa chance. Rapidement pourtant,
le non professionnel mesure les limites de son savoir-faire. Ayant pu exercer ses maigres
251. Serge Tisseron (dir.), Adolescence, « Virtuel », n° 47, 2004, n°, 1, p. 10.
252. Voir ci-après l’exemple de l’Université Inter-âges de Basse-Normandie au sein de l’IUT Cherbourg Manche,
site de Saint-Lô, pour l’expérience « Saint-Lô Retrouvé ».
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

compétences et produire un résultat peu satisfaisant, même frustrant, il sera pourtant moins
enclin désormais à dépenser plusieurs milliers d’euros pour un résultat professionnel. Alors
même que le multimédia connaît une explosion en terme de formation – 45000 demandes
d’emploi par an –, le secteur ne recrute que très peu – 4500 offres. La démocratisation des
pratiques entraîne une déprofessionnalisation d’un secteur pourtant émergent – ou sa nonprofessionnalisation.
La très petite taille des entreprises du secteur en est un autre signe
tangible. C’est ainsi que les musées, collectivités locales ou les particuliers, à la tête d’un
patrimoine à valoriser, tentent de communiquer à moindre coût. Le mode de diffusion des
nouvelles technologies dans la société, jusqu’à leur gratuité supposée car possible – avec un
taux de répression proche de zéro et une difficulté très importante à légiférer sur la question,
compte tenu des enjeux économiques induits – constitue le propre frein de son développement,
puisqu’il dévalorise symboliquement, et de facto, le travail des professionnels.
Nous avons évoqué ci-dessus la diffusion massive des savoirs et des savoir-faire de base
dans la société du multimédia. Il faut considérer ce secteur avant tout du point de vue économique.
Aujourd’hui, non seulement les matériels évoluent très vite car les progrès sont fulgurants
mais il faut aussi compter avec la concurrence qui s’exerce dans ce secteur. La course
effrénée au progrès, ici synonyme de vitesse (rapport temps-capacité) entraîne une obsolescence
très rapide des supports. Par ailleurs, les matériels ne sont pas toujours compatibles.
Il est à la fois étonnant et certainement inquiétant de noter que l’informatique annule et remplace
systématiquement toutes les versions antérieures. Le progrès n’intègre pas ce qu’il
améliore. Les temps d’efficience des matériels sont de plus en plus courts et l’heure est
aujourd’hui celle de la dématérialisation des supports. On peut imaginer que de ce point de
vue, la virtualisation s’intègre tout à fait dans le nouveau schéma des représentations. Pour
autant, cette fuite en avant doit être intégrée dans la méthode de travail.
L’exigence de performance des matériels, en terme de mémoire de stockage et de
mémoire vive, mais aussi l’impossible harmonisation de la diffusion (Quicktime, Mediaplayer,
Shockwave ou Realtime se partagent un marché que chacun s’applique à cloisonner), sans
parler des différences entre Internet Explorer et Mozilla Firefox, sont autant de freins à une
large diffusion de modules de réalité virtuelle sur le net. Les logiciels de création tridimensionnelle
sont eux-mêmes nombreux. Certes, le plus répandu est-il 3DSmax mais ses concurrents
s’affirment, chacun offrant des spécificités et comportant ses inconvénients. La plupart
sont développés en anglais. Blender est un logiciel libre de droits, ce qui le rend accessible
mais le système est instable, les images retravaillées, sur Photoshop par exemple, changent
de couleur, ou encore les textures ne sont pas appliquées correctement, voire elle ne le sont
pas du tout. Ce sont ainsi des heures qui sont passées à comprendre les problèmes, à tenter
de les résoudre, avec un succès souvent tout relatif. En un mot, c’est un travail de spécialiste
qui ne peut et ne doit rien laisser au hasard.
Un problème encore, celui de l’intégration de la modélisation dans Virtools, qui détient
le monopole du marché : le coût prohibitif de ses licences, à presque 10 000 euros l’unité
pour les particuliers. Flash n’offrant pas les mêmes potentialités en matière d’interactivité,
le logiciel anglais est incontournable pour envisager l’immersion. On le voit, les problèmes
sont avant tout d’ordres technique et financier, le premier impliquant souvent le deuxième.
C’est le cas, bien évidemment pour la mise en immersion du dispositif. Afin d’obtenir une
simulation de monde virtuel, la visite se fait en stéréoscopie, dans des salles immersives. Ce
sont ainsi les échelles qui sont respectées et la qualité des écrans permet une simulation
réussie. Mais là encore, les tarifs sont prohibitifs, avec des projets qui atteignent jusqu’à
500 000 euros pour une capacité d’environ cinquante personnes.
Du point de vue de l’expérience des dispositifs de réalité virtuelle, il convient de dire
que la dimension sensorielle en est encore à ses balbutiements. Certes, la recherche avance
sur ce terrain, mais les matériels (gants, casques, etc.) coûtent encore très cher et leur diffusion
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
57

58
reste confidentielle. On peut parler d’un stade expérimental qui perdure. L’immersion et
l’interactivité restent pour l’essentiel limitées au sens de la vue, toujours privilégié. Or, il est
évident que dans la perspective de restitution d’ambiances, le son apporte une dimension
réaliste incomparable. Si l’on se réfère aux propos de Jean-Claude Golvin cités plus haut,
les vestiges archéologiques lorsqu’ils sont reconstitués virtuellement reprennent vie dans
le mouvement. On oublie les ruines pour se plonger dans un espace-temps reconstitué. La
déambulation virtuelle dans un marché, pour atteindre un fort degré de réalisme, doit idéalement
s’accompagner de bruits. Il est encore nécessaire de distinguer la diffusion de bruits
restituant une ambiance et la reconstitution de l’acoustique des lieux.
Cette dimension est extrêmement complexe et nombre de projets ont achoppé sur ce
problème. Il faut encore ajouter les odeurs, le toucher, et le goût pour avoir pleinement envisagé
la plongée sensorielle dans un univers virtuel. On mesure ici tout le chemin qui reste
à parcourir pour remporter le défi de l’interactivité des visites virtuelles. Par ailleurs, et sans
considérer la dimension sensorielle de l’expérience, comme le note Geneviève Vidal, l’interactivité
est souvent limitée à son strict minimum, de sorte que l’on est amené à se demander
si cela est vraiment utile sur les sites Internet développés par les musées. On se contente de
zoomer un fragment de tableau, on entre dans une section du musée 253 .
L’idée que l’on pourrait se faire du musée virtuel idéal est encore très éloignée de la réalité.
Aujourd’hui en effet, compte tenu des difficultés de mise en œuvre, on est tenté de penser
qu’elle est bien davantage un outil à destination de la recherche, une possibilité offerte
aux historiographes de redonner corps et vie au passé, dans un souci de précision et de
vérification par l’expérience de simulation, comme nous l’avons noté plus haut, plutôt que
d’un gadget offert à la médiation culturelle. Il est un fossé important à combler entre le monde
scientifique et le monde ludique avant de prétendre répandre une nouvelle forme de médiation
culturelle à travers la réalité virtuelle. Ainsi, contrairement aux idées reçues, aux peurs
exprimées par les plus réticents, cette nouvelle forme de représentation spatio-temporelle
n’est guère répandue dans le domaine de la mise en valeur du patrimoine.
Il semble que d’une certaine façon cette technologie innovante soit quelque peu encombrante
pour la médiation culturelle. Et si les expériences répertoriées sur Internet sont nombreuses,
on constate rapidement que l’emploi de l’expression « réalité virtuelle » est en fait,
le plus souvent, un abus de langage. Ce dernier développement pourra, à juste titre, être
considéré comme très critique à l’égard de la réalité virtuelle. Il s’agit seulement de mesurer
les difficultés auxquelles ceux, qui prônent son développement et dont nous faisons partie,
doivent faire face. C’est la raison pour laquelle ceux qui se sont véritablement engagés dans
cette voie sont assez peu nombreux et l’audace de leur démarche, leur condition pionnière
et la qualité de leurs travaux, méritent ici que nous nous y attardions afin de tirer des leçons
de leur expérience.
Les expériences
Vers l’écriture d’une histoire locale : le territoire saint-lois
En 2000, l’Association « Saint-Lô Retrouvé » a été à l’initiative d’un projet original et fort
riche d’enseignements. L’objectif fixé, et rempli, était de réaliser une visite virtuelle dans les
rues de la ville, avant les destructions de juin 1944. Ce très beau projet proposait à la fois
un travail de mémoire et l’usage de technologies innovantes :
253. C’est le cas par exemple des musées virtuels édités sous la forme de dvdroms par le Louvre ou le Centre
Georges Pompidou, dans leur dernière version.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

Dans la salle informatique de l’IUT Réseaux et Services de communication 254 , des étudiants
pianotent sur leur clavier. Banal, sauf que, derrière un écran, une institutrice de 80 ans évoque
ses souvenirs visuels du Saint-Lô d’avant 1944… Un écran plus loin, un septuagénaire se remémore
le kiosque à musique d’Alfred-Dusseaux, rasé lors de la Libération.
De cette collaboration entre générations, entre jeunes informaticiens et habitants beaucoup
moins jeunes, est née la reconstitution virtuelle du Saint-Lô d’avant guerre. Et plus particulièrement
de l’Enclos, la partie de la ville enserrée dans les remparts. Une reconstitution sur place
avec places, rues, monuments et maisons. Jamais réalisée, la confrontation des plans communaux
et des archives départementales a facilité cette « reconstruction » 255 .
Ainsi, fondé sur les archives sauvées du désastre mais surtout sur les témoignages, les
souvenirs de ceux qui avaient survécu aux bombardements alliés, le projet serait conçu par
une poignée de jeunes informaticiens passionnés. En réalité, ce sont plus de 600 personnes
qui, de près ou de loin, ont apporté une contribution à l’entreprise. Il est intéressant de
mesurer que ce projet inaugure une véritable croisée des chemins : la mémoire n’est pas la
seule affaire des générations passées, d’un côté, la réalité virtuelle n’est pas le médium des
seuls passionnés de jeux vidéos, de l’autre. Des générations que tout pourrait séparer, en
termes de références culturelles, ont su échanger. Raconter ce qui fut, montrer ce qui n’est
plus, pour transmettre, assurément, partager, sans doute, et peut-être comprendre, telles
furent les motivations qui ont guidé les acteurs du projet.
Comme nous le verrons ci-après, les sources qui attestent du Saint-Lô d’avant-guerre
ont pour l’essentiel disparu dans les décombres, à commencer par le visage de la ville luimême
puisqu’elle a été détruite aux neuf dixièmes. Les Archives départementales ont brûlé,
emportant dans les flammes les traces de siècles d’histoire locale. Demeurent des séries de
cartes postales, qui elles-mêmes racontent leurs histoires, quelques vestiges, à valeur archéologique,
et surtout les souvenirs précieux de ceux qui ont vu leur ville s’effondrer comme un
château de cartes, en quelques heures. L’occasion qui leur a été donnée de livrer aux jeunes
générations leur témoignage est capitale. Elle ne relève pas du seul exorcisme, d’une réconciliation
avec les heures tragiques de l’histoire vécue. La visite virtuelle, qui est le fruit de
cinq années de recherches, de scénarisation et de mise en œuvre constitue aujourd’hui une
trace historique en tant que telle, un matériau, dont la dimension virtuelle est étonnamment
humaine et chargée d’une émotion forte.
Ce très beau succès a posé les premiers jalons de ce qui allait devenir en 2005 la Licence
professionnelle « Développement et Protection du Patrimoine Culturel – option réalité virtuelle
et formation multimédia », (LP D2PC) ouverte à l’IUT Cherbourg Manche sur le site de Saint-
Lô 256 . L’expérience de « Saint-Lô Retrouvé » montre que la ville, si meurtrie par l’Histoire, ne
pouvait et ne voulait oublier ce pan désastreux de son passé, son statut de « capitale des
ruines», reproduit à l’envi dans les manuels scolaires. Peut-être fallait-il le solder car le statut de
ville martyre ne doit pas encourager ou excuser une forme d’immobilisme. La ville souhaite
aujourd’hui, sans rien oublier, se détacher de cette image quelque peu sclérosante et qui
appelle une forme de condescendance. Saint-Lô, préfecture de la Manche, s’inscrit dans un
territoire à forte vocation rurale, qui, comme beaucoup d’autres, est en perte de vitesse économique.
Elle mise beaucoup sur le fort potentiel touristique du département, sa richesse naturelle
et son patrimoine culturel. Abritant déjà une formation de DUT tournée vers les « Services
254. On aura rectifié l’intitulé : IUT Cherbourg Manche site de Saint-Lô, département Services et Réseaux de
Communication.
255. Le Point, 30 septembre 2004.
256. En partenariat avec la Maison de la Recherche en Sciences Humaines (MRSH) – et tout particulièrement
l’équipe du « Plan de Rome » –, et l’UFR d’Histoire et l’UFR des Sciences de l’Homme de l’Université de
Caen Basse-Normandie.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
59

60
et Réseaux de Communication », la ville voyait tous les ingrédients réunis pour faire aboutir
le projet de Licence professionnelle et lui permettre de prendre tout son sens dans la cité.
Ouverte en formation initiale et en formation continue à des étudiants issus de filières
informatique, communicationnelle, historique ou graphique, la LP D2PC forme des assistants
chefs de projets dans les domaines de la création multimédia appliquée au patrimoine,
l’infographie tridimensionnelle et la formation ouverte à distance (FOAD). Les filières d’origine
des candidats sont assez hétérogènes ce qui implique la même hétérogénéité en matière
de compétences. On peut déplorer cet aspect, qui dans la formation n’est pas toujours simple
à gérer. Toutefois, nous préférons ici défendre ce modèle pour les raisons qui suivent.
Tout d’abord, s’il est vrai que le cursus d’origine différencie des niveaux de compétences
parmi les étudiants, soit dans le domaine technique, soit dans celui de la constitution des
dossiers scientifiques, le fait que les travaux soient le plus souvent menés en groupes – ou
agences – renforce le caractère pluridisciplinaire des collaborations et l’enrichit. Ainsi, dans la
mesure où ils se destinent à l’encadrement de projets, les étudiants envisagent le processus
dans son ensemble et peuvent affiner leur choix d’orientation professionnelle au sein même
de la formation. Ayant abordé les aspects techniques, ceux qui se destinent à la constitution
des dossiers scientifiques et plus encore ceux qui s’orientent vers la filière de la médiation
culturelle, grâce à leur double compétence, approchent et conduisent les projets avec
davantage de réalisme que s’ils étaient ignorants de ces contraintes. De la même manière,
ceux qui se destinent à l’infographie 3D comprennent les niveaux d’exigence des chercheurs
qui parfois peuvent apparaître fort sourcilleux. C’est ainsi que toute la filière de production
de modules de réalité virtuelle appliqués au patrimoine gagne en rigueur et en efficacité –
peut-être devrons-nous bientôt parler de productivité -. Nous n’entrerons pas dans le détail
des contenus des enseignements, qui n’est que de peu d’importance ici. En revanche, nous
nous attacherons à montrer combien, en l’espace de deux années l’implantation de cette
formation au caractère innovant, grâce à ses partenariats, a maillé le territoire saint-lois et
au-delà de ses projets et de ses réalisations.
La première partie de ce texte a insisté sur les développements récents de la dimension
patrimoniale et sur les enjeux de sa mise en valeur par la réalité virtuelle. Les projets
sur lesquels les étudiants de la LP D2PC sont amenés à travailler sont tout à fait révélateurs
des opportunités qu’offre la réalité virtuelle pour concilier les intérêts scientifiques et ceux
du public. Tout d’abord, il est très important de noter que dès le départ, la formation a été
soutenue par l’équipe du « Plan de Rome », l’une des plus actives et les plus reconnues dans
le domaine de la réalité virtuelle appliquée à l’Histoire antique : Philippe Fleury, Professeur
de latin et Sophie Madeleine, ingénieur de recherche, dispensent des cours d’Histoire de
l’Urbanisme et Nicolas Lefèvre, infographiste 3D, les modules d’infographie 3D. Un autre
soutien capital est celui de l’UFR d’Histoire, dont le directeur, le Professeur Jean Quellien,
spécialiste de la Seconde Guerre Mondiale, a rejoint l’équipe enseignante. Leur savoir et
leur savoir-faire réunis constituent une caution précieuse pour la crédibilité de la formation,
à la fois pour les étudiants qui la suivent et pour les partenaires qui intègrent le réseau.
Dès le départ, et s’appuyant sur le très bon accueil reçu par l’expérience menée à l’IUT
par l’Association « Saint-Lô Retrouvé », tous les projets menés centrés sur le patrimoine culturel
au sein de la formation ont été conçus pour la mise en valeur du patrimoine local. Impliquer
en premier lieu les partenaires locaux présentait au moins trois avantages. Le premier
est celui de former des étudiants sur des projets concrets, ce qui écarte d’emblée la critique
d’une Université détachée des préoccupations professionnelles. En second lieu, les partenaires
pouvaient d’emblée mesurer la faisabilité de la démarche, sans engager de frais dans
un premier temps, en termes matériels et humains. Enfin, la problématique posée dans
l’intitulé de la Licence professionnelle trouvait une application concrète, se plaçant ainsi au
service de l’intérêt général.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

La première préoccupation fut donc de trouver, de manière empirique, avec la Ville de
Saint-Lô et le Conseil général de la Manche des projets pour lesquels la réalité virtuelle constituerait
un atout de mise en valeur. Ce fut une entreprise assez simple puisque le champ d’application
est très étendu. Il n’est pas question ici d’énumérer l’ensemble des travaux réalisés,
en cours ou en projet. La tâche serait fastidieuse et ne présenterait d’autre intérêt que celui
d’un inventaire, à vocation illustrative. Toutefois, nous allons en examiner quelques-uns,
qui montrent que le spectre d’une formation comme la LP D2PC est large. Son succès
immédiat laisse entrevoir un développement rapide des métiers auxquels elle prépare.
Sous l’égide de la Ville de Saint-Lô, la Médiathèque dispose d’un fonds précieux, doté
notamment de plusieurs incunables et du fonds de l’Abbaye de Mortain. Pour des raisons
évidentes de conservation, ce fonds n’est accessible au grand public que de manière exceptionnelle
257 . Il fut donc choisi de réaliser une visite virtuelle de cette partie des collections,
de manière thématique 258 . Cette action fait partie d’un programme plus vaste de restauration
et de mise en valeur du fonds précieux par la DRAC de Basse-Normandie. Appartenant
lui aussi à la Ville de Saint-Lô, le Musée du Bocage Normand – Ferme de Boisjugan est un
musée des arts et traditions populaires. Les étudiants de la LP D2PC ont entamé le travail,
long et fastidieux, de numérisation des réserves dans la perspective de la constitution d’une
base de données patrimoniales mutualisable, ainsi que la visite virtuelle du musée par sections.
La deuxième année, une toute autre dimension a été donnée au partenariat autour de
la reconstitution virtuelle. Le musée du Bocage Normand possède une boulangerie en
ruine : la région en compte d’innombrables mais celle-ci présente la particularité d’être
construite sur l’eau. Ainsi, les étudiants furent-ils mis à contribution pour proposer, à partir
d’un dossier scientifique constitué des données archéologiques, de photos anciennes, de
plans, etc., une reconstitution virtuelle du bâtiment disparu. Leur travail est utile à deux titres.
D’une part, la modélisation proposée par chacun montre que le travail de restitution nécessite
des interprétations, des extrapolations qu’il faut justifier. D’autre part, et c’est dans ce cadre
que la contribution prend tout son sens, dans le cas présent, la modélisation a pour objectif
de servir de base à la reconstruction du bâtiment par des jeunes en difficulté d’insertion.
Ce projet, symboliquement fort est bien la preuve que la réalité virtuelle n’est non seulement
pas inutile pour l’Histoire mais qu’elle a un rôle à jouer en matière sociale. Nous touchons
là une des préoccupations majeures de l’équipe d’encadrement de la Licence professionnelle.
Si la vocation première d’une telle formation est de conduire des jeunes professionnels vers
des métiers innovants, ceci doit s’opérer dans un cadre soucieux d’intégration. Comme nous
l’avons vu, les fossés qui séparent le public de la mise en valeur du patrimoine culturel sont à
la fois générationnel, culturel, économique, social mais il faut également s’efforcer de combler
celui qui sépare le monde des valides de celui du handicap. Ainsi, les projets sont-ils maintenant
expertisés par des référents pour les publics à mobilité réduite, pour les mal-voyants et
les non-voyants ainsi que pour les sourds et malentendants. Montrant l’exemple, la formation
accueillait en 2006-2007 un étudiant sourd profond en immersion totale.
Le sérieux de la formation ayant été attesté d’emblée, les soutiens et les partenariats se
sont étoffés : partenaires régionaux, avec le Conseil Économique et Social (CESR), les Espaces
publics numériques bas-normands (EPNBN), nationaux avec des projets de formation continue
pour les professionnels de la médiation culturelle, sur le mode de la formation ouverte à distance,
ou internationaux avec une Université étasunienne 259 et une canadienne 260 , toutes deux
très intéressées par la virtualisation du patrimoine culturel normand. On comprend bien la
257. En particulier lors des Journées du Patrimoine.
258. En 2006, la première déclinaison fut consacrée aux cabinets de curiosités.
259. Middle Tennessee State University, Tennessee, États-Unis.
260. CEGEP de Saint-Hyacinthe, Québec, Canada.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
61

62
démarche : acteurs d’une partie de l’Histoire de la Normandie, ils ne possèdent pas le patrimoine
physique. Sa modélisation devient un lieu de partage de l’histoire. La formation a également
intégré le CIREVE (Centre Interdisciplinaire de Réalité Virtuelle), dirigé par Philippe Fleury
et qui regroupe les équipes de recherche de l’Université de Caen Basse-Normandie, qui, en
interdisciplinarité, utilisent la réalité virtuelle comme outil de recherche. Le tout jeune CIREVE –
il a vu le jour en 2006 –, devenu service commun de l’Université, est un pôle riche d’échanges
et de projets, qui nourrit les ambitions de chacune des équipes de recherche dans une dynamique
collaborative. La contribution des étudiants connaît en son sein un développement rapide.
Il semble d’ores et déjà que le bilan dressé soit très positif au bout de ces deux années
d’expériences. Si l’on s’essaie à une typologie, on note que le champ patrimonial couvert
est étendu. Le patrimoine religieux est très présent, traité selon des problématiques différentes.
L’abbaye bénédictine de Hambye, gérée par le Conseil général de la Manche est un
ensemble qui a en très grande partie disparu de même que les sources jadis conservées
aux Archives départementales. Le travail effectué par les étudiants de la LP D2PC aura été
précieux pour le site puisque la reconstitution virtuelle de l’église abbatiale, fondée essentiellement
sur des relevés archéologiques, a montré que la nef, que l’on croyait jusque là
compter trois travées en possédait en réalité quatre. L’abbaye, cistercienne cette fois, de
Villers-Canivet, présente des caractéristiques proches. Acquis il y a trente ans et depuis restauré
par un particulier, le lieu est très endommagé. Il est inenvisageable de rebâtir le site,
du reste maintes fois transformé. En revanche, la réalité virtuelle permettra de restituer les
différentes époques de l’abbaye et de proposer une déambulation à travers le temps. Pour
clore l’énumération, on pourrait enfin citer l’église Notre-Dame du Vœu de Cherbourg, fouillée
par le CRAHM dont la modélisation en cours vise à restituer les styles successifs de l’édifice.
La région fut très exposée pendant la Seconde Guerre Mondiale du fait du choix d’un
débarquement des troupes alliées sur les plages de Normandie. Après les commémorations
des 50e et 60 e anniversaires de la Libération, la Seconde Guerre Mondiale pose des questions
fort intéressantes en matière de mise en valeur de son patrimoine, à l’heure des nouvelles
technologies. C’est d’abord la question de la mémoire qui est posée, ainsi que nous
l’avons vu plus haut avec « Saint-Lô Retrouvé ». Quel est aujourd’hui l’intérêt de conserver
un patrimoine de guerre dans des musées alors que ceux qui seront le public de demain
n’auront pas vécu les faits et seront peut-être plutôt enclins à oublier une part sombre de
l’Histoire ? Comment alors, mettre en valeur ce patrimoine grâce aux nouvelles technologies ?
La réalité virtuelle ne constitue-t-elle pas un risque de dérive ? Toutes ces questions sont
passionnantes et nous obligent à trouver des réponses rapides et pertinentes. La perspective
de l’extension du Musée – privé – Airborne de Sainte-Mère-Église 261 , à laquelle la LP D2PC
est associée offre un cas d’étude tout à fait intéressant. Le Conseil général de la Manche
se trouve confronté aux mêmes interrogations sur les sites qu’il gère, en particulier pour la
batterie d’Azeville : celle de Crisbecq, privée, distante de seulement quelques kilomètres,
accueille des groupes de vétérans nazis en uniforme 262 . Le service des sites et musées du
département de la Manche 263 s’est rapproché de la Licence professionnelle pour tenter de
trouver des solutions novatrices de mise en valeur de ce patrimoine architectural militaire.
261. Musée dédié aux troupes américaines aéroportées.
262. « Sur ces terres meurtries de Normandie la mémoire est un devoir. Chaque mois de juin, se succèdent les
commémorations. Celui qui se présente comme le “conservateur” de la batterie a ouvert Crisbecq aux
reconstitutions. “Je voulais un musée vivant, j’ai fait appel à des collectionneurs qui font ça avec respect”.
Depuis septembre 2006, Vent d’Europe est venu régulièrement aménager l’un des bunkers, “afin de nous
assurer un meilleur confort lors de nos sorties à Crisbeq. Ses hommes, qui comptent des Italiens et des
Belges, n’hésitent plus à se montrer au grand jour […] dans d’autres musées du Débarquement” », Ouest-
France, 11 septembre 2007.
263. Ce service gère dix-sept sites.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

Le patrimoine religieux et les vestiges de la Seconde Guerre sont les fleurons de la
région. Ils contribuent indéniablement à sa promotion touristique. Pourtant, et loin s’en faut,
ils ne sont pas les seuls à pouvoir prétendre être mis en valeur par les technologies nouvelles.
Nous avons vu, avec l’exemple de la Ferme de Boisjugan, que les musées, qu’ils soient
de tradition populaire ou d’une toute autre nature, peuvent tout à fait s’inscrire dans cette
dynamique. Pourtant, nous constatons une réticence importante, corroborant par l’expérience
les propos critiques tenus par Geneviève Vidal 264 . Les contacts qui ont été pris n’ont
pas porté les fruits escomptés, particulièrement dans les musées des Beaux-Arts, alors même
que la formation se rapproche de l’ESBACO 265 . On sent une méfiance certaine à l’encontre
de technologies qui exporteraient le musée hors-les-murs, une peur de perdre le contrôle.
On peut aussi supputer qu’il n’y a pas de réel projet autour de la réalité virtuelle et que c’est
ce qui justifie une réaction, dans le meilleur des cas condescendante et parfois agressive.
Nous poursuivons toutefois notre entreprise de persuasion, par le dialogue et par des projets
menés dans d’autres cadres, avec d’autres partenaires.
Aussi, en 2007, l’accent a-t-il été mis sur la question du paysage comme construction
culturelle. Le syMEL (syndicat mixte des espaces littoraux), vient d’associer la LP D2PC sur
le programme européen HEATH pour la modélisation des dunes. Un rapprochement est en
cours avec le GEOPHEN sur une thématique proche. Logiquement, abordant la question
du paysage, la Licence professionnelle devait se tourner vers sa protection et intégrer la
dimension environnementale. Un partenariat, associant un autre département de l’IUT 266 , a
été signé avec la SCIC des « Sept Vents du Cotentin », spécialisée dans les énergies renouvelables.
On peut critiquer une démarche qui s’écarte du chemin de la mémoire. Mais le
patrimoine est aussi celui que nous construisons. Nous avons étudié en premier lieu l’étendue
sémantique du terme « patrimoine », montrant que son champ ne cesse de s’élargir. L’expérience
montre que le patrimoine est aujourd’hui un concept qui s’anticipe et nous opérons
des choix en fonction de ce que nous souhaitons léguer aux générations futures.
Ainsi, la formation a été contactée par l’ANDRA 267 laquelle, en 2006 268 , a organisé un
colloque sur la question patrimoniale. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la problématique
qui se pose à cette agence est celle de la durée : elle envisage la question des déchets
qu’elle lègue aux générations futures – dangereusement actifs sur une échelle de temps qui
se compte en millions d’années – comme le legs d’un patrimoine. Il est des héritages qui
parfois embarrassent et dont finalement on préférerait ignorer jusqu’à l’existence… Si les
lignes qui précèdent interrogent sur le sens critique et le recul nécessaires des porteurs de
projets, parfois aujourd’hui « fabricants » du patrimoine, c’est précisément par ce qu’elles
démontrent qu’il y a une vraie pertinence à inscrire la mise en valeur du patrimoine culturel
par les nouvelles technologies dans une démarche structurée, selon une méthodologie. C’est
en effet la méthode retenue et suivie qui justifie l’existence des projets sur un territoire, qui
les rend crédibles et par conséquent indiscutables.
Pour une nouvelle écriture de la grande histoire
Nous avons fait référence, plus haut dans le texte, à la méthodologie proposée par
Jean-Claude Golvin dans son cours de Tunis. La très grande exigence et l’immense qualité
du travail de cet architecte de formation, qui a voué sa vie de chercheur à la restitution de
264. Geneviève Vidal, Contribution à l’étude de l’interactivité, les usages du multimédia de musée, Bordeaux,
PUB, 2006, 168 pages.
265. École supérieure des Beaux-Arts de Cherbourg Octeville.
266. Le département Génie Thermique et Énergie (GTE).
267. Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs.
268. Un colloque sur le même thème s’est déroulé en décembre 2007.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
63

64
269
sites archéologiques aux quatre coins du monde , sont pour nous des modèles. Il a su
montrer de manière très pédagogique les tenants et les aboutissants de l’outil informatique
au service de la restitution architecturale. Ses enseignements seront précieux pour notre
projet de reconstitution de l’église Notre-Dame de Saint-Lô dans son état d’avant-guerre.
Néanmoins, c’est sur les travaux de l’équipe du « Plan de Rome » que nous nous appuierons
pour montrer combien la réalité virtuelle est un outil précieux pour restituer les civilisations
antiques. Le choix de se fonder sur cette expérience se justifie à maints égards. En premier
lieu, rattachée au laboratoire, nous sommes amenée à côtoyer l’équipe de près et à cerner
les méthodes de travail qui sont les siennes. En second lieu, la démarche s’inscrit dans une
continuité scientifique et technique, qui est intéressante à analyser. En troisième lieu, se pro-
e
posant de restituer la Rome du IV siècle après J.-C., la reconstitution virtuelle est, d’une part,
amenée à opérer des choix urbanistiques inscrits dans un temps, à l’échelle d’une ville – capitale
de surcroît – ce qui rend la tâche pour le moins complexe ; d’autre part, elle est confrontée
à la question des sources pour fonder ses choix. En dernier lieu, c’est peut-être du reste
l’essentiel pour notre projet, le parti a été pris de ne pas cantonner le travail de recherche
aux arcanes universitaires mais au contraire de le faire partager à un public, sans rien abandonner
de la rigueur scientifique.
e
La reconstitution virtuelle de la Rome antique du IV siècle après J.-C. est une entreprise
270
qui trouve sa source dans un lointain passé. Paul Bigot , architecte normand, 1 er Grand
Prix de Rome en 1900, œuvra près d’un demi siècle sur la reconstitution en relief de la Ville.
Son héritier, Henri Bernard a légué la maquette à l’Université de Caen, qui l’abrite depuis
1995 au cœur de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines (MRSH). Depuis cette date,
l’équipe du « Plan de Rome » travaille sur une modélisation de la Ville à la même époque,
laquelle marque l’apogée de la Rome monumentale. La démarche est claire : « La maquette
virtuelle ne remplace pas l’objet de plâtre, elle le complète : elle permet la visite intérieure
des bâtiments, la représentation du fonctionnement des systèmes mécaniques […], elle peut
comporter diverses strates chronologiques montrant l’évolution de l’urbanisation, elle peut
être corrigée en fonction du progrès de la connaissance ou montrer simultanément plusieurs
271
hypothèses » . Ce sont là, en effet, énumérés tous les avantages que procure la modélisation
de la maquette sur son aïeule.
Peut-être pouvons-nous imaginer que ces compléments cachent des désagréments.
Or, il n’en est rien : aujourd’hui, grâce à la stéréoscopie, c’est même l’impression de volume
qui est donnée au visiteur. La virtualisation présente encore quelques lacunes pour imiter
la réalité : dans le schéma sensoriel, seule la vue est considérée. « L’équipe s’oriente vers la
272
création d’ambiances sonores pour accompagner l’immersion » . On touche au but espéré
par Jean-Claude Golvin visant à redonner de la vie aux civilisations disparues. C’est même
en l’occurrence aller au-delà de cette ambition, puisque l’évolution urbanistique d’une ville
comme Rome a effacé les ruines, donnant naissance à d’autres époques, à d’autres formes
de vie.
Si l’on relève les quatre arguments listés par Philippe Fleury, justifiant la conception d’une
maquette virtuelle, on comprend que chacun d’eux, loin de nier l’œuvre de Paul Bigot, constitue
un apport au travail initié par l’architecte. Ce dernier n’aurait en rien dénoncé la démarche
de l’équipe. Il s’était lui-même engagé dans une œuvre novatrice puisque, les architectes
269. Jean-Claude Golvin, L’Antiquité retrouvée,
Paris, Errance, 2005, 189 pages.
270. Lire sur la vie et l’œuvre de Paul Bigot (1870-1942), Manuel Royo, Rome et l’architecte, Conception et
esthétique du plan-relief de Paul Bigot,
Caen, PUC, 2006, 212 pages.
271. Philippe Fleury (dir.), La Rome antique, plan relief et reconstitution virtuelle,
Caen, PUC, 2005, p. 10.
e
272. Philippe Fleury et Sophie Madeleine, « Réalité virtuelle et restitution de la Rome antique au IV siècle
après J.-C. », Histoire urbaine,
18, 2007, p. 167.
Schedae,
2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

Grand Prix de Rome procédaient, de coutume, à la restitution de planches archéologiques, en
utilisant les techniques graphiques. Son relief fut « conçu comme un bilan du savoir archéologique
disponible à l’époque de son créateur » 273 . Son plan de Rome « est le témoin des
transformations qui touchent l’exercice académique du Prix de Rome ainsi que des avancées
contemporaines de l’archéologie romaine. D’autre part, il prend acte de la perception nouvelle
de l’espace urbain et des monuments au tournant du XX e siècle. Il est enfin prétexte,
pour Paul Bigot lui-même, à de nombreux commentaires explicatifs » 274 .
Ainsi que le note Philippe Fleury, « sa valeur scientifique est naturellement datée : la
maquette de Paul Bigot représente l’état des connaissances historiques et archéologiques
avant la Seconde Guerre Mondiale » 275 , mais elle est une base de travail, un « fondement » 276 .
Le plan-relief demeure une référence 277 . Dans son introduction, Sophie Madeleine mentionnet-elle
les représentations de Paul Bigot, à propos du théâtre de Pompée :
Seuls P. Bigot et I. Gismondi s’y sont intéressés pour le faire figurer sur leur maquette respective
représentant la Rome du IVe siècle p.C., en prenant cette fois en compte l’ensemble du complexe.
Tous deux ont représenté le temple de Vénus Victrix avec une abside, conformément aux indications
de V. Baltard et de L. Canina, mais ni l’un ni l’autre n’ont représenté les aedes d’Honos, Virtus
et Felicitas. De même, chacun a restitué trois étages au mur de scène, comme l’avait proposé
V. Baltard, ce qui semble être un choix pertinent. Par contre, là où I. Gismondi a choisi de faire
apparaître un escalier monumental d’accès au temple de Vénus, P. Bigot s’est contenté de faire
figurer des gradins, comme nous l’avons également postulé […]. P. Bigot a choisi d’insérer dans
le portique des bosquets de platanes, mentionnés par Properce, en ordre assez confus, alors
qu’I. Gismondi a fait figurer deux portiques, en suivant certainement une mauvaise interprétation
d’un texte de l’Histoire d’Auguste sous Carin. Nous verrons que notre hypothèse se dégage de
ces deux représentations […].
La démarche lucide de l’architecte faisait-elle davantage de son plan-relief une source
pour les recherches à venir qu’une œuvre d’art sacrée et intouchable, un dogme. C’est cet
outil que l’équipe du « Plan de Rome » s’est approprié. La visite virtuelle permet une nouvelle
forme de représentation de l’espace, un espace pénétrable, plus encore, un espace
en abyme, que le volume ne contraint pas, tout au moins du point de vue de la perception.
L’idée de la visite guidée est inhérente à l’œuvre de Paul Bigot. La vue d’ensemble incite à
la visite et l’objet fut réalisé comportant des notices explicatives. Son objectif premier était
bien celui de devenir un guide. En ce sens, les visites du Plan de Rome s’inscrivent-elles dans
la stricte continuité de la démarche du concepteur de la maquette, qu’il s’agisse des visites
à destination des scolaires ou des toutes récentes « Nocturnes du Plan de Rome » 278 .
Prenons un exemple pour illustrer l’apport de la visite virtuelle non seulement en termes
de construction des savoirs mais aussi de leur partage. La restitution des rues sur la maquette
de plâtre en fait des espaces de séparations, comme des bornes en creux qui permettent aux
monuments de se détacher les uns des autres à la vue des spectateurs. Ce sont les monuments,
en tant que grands ensembles 279 , qui sont représentés. La proposition faite est celle
273. Manuel Royo, Rome et l’architecte, Conception et esthétique du plan-relief de Paul Bigot, Caen, PUC,
2006, p. 41
274. Ibid., p. 13.
275. Philippe Fleury (dir.), La Rome antique, plan relief et reconstitution virtuelle, Caen, PUC, 2005, p. 9.
276. Ibid., p. 9.
277. Sophie Madeleine, Le complexe pompéien du Champ de Mars, une ville dans la Ville, reconstitution virtuelle
d’un théâtre à arcades et à portique au IV e siècle p. C., Thèse de Doctorat, 4 vol., Université de Caen
Basse-Normandie, 2006, p. 17.
278. Depuis janvier 2007, chaque premier mercredi du mois, une visite virtuelle en immersion et en stéréoscopie
est proposée au grand public, selon une déclinaison thématique (les basiliques, les rues, etc.).
279. 102 modules de plâtre constituent l’ensemble de la maquette.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
65

66
d’un espace urbanistique, point de vue tout à fait défendable pour un architecte. Ceci réalisé,
on peut envisager grâce aux technologies nouvelles d’approfondir le niveau de perception.
La maquette virtuelle permet un tout autre point de vue. D’une part, grâce à l’immersion,
la ville redevient à hauteur d’homme. L’avatar qui se promène n’a plus une vue en plongée,
directe ou oblique, omniscient, des bâtiments, voulue par Paul Bigot pour son plan relief.
Il est dans la rue. Nécessairement, c’est aussi le point de vue de celui qui conçoit scientifiquement
la déambulation qui se trouve modifié.
La maison devient un lieu d’habitation qui confronte en quelque sorte le chercheur aux
problèmes de son aménagement. Lorsque l’avatar pénètre dans l’insula, gravit un étage,
atteint un long et sombre corridor, la question de l’éclairage alors. On ne peut plus guère se
contenter de parler de la promiscuité des habitations, de leur insalubrité sans se demander
ce que cela pouvait recouvrir comme réalité au IVe siècle. Les fragments retrouvés sur les murs
de certaines maisons servent alors de base pour donner une texture, du point de vue de
l’infographiste, mais surtout un cadre de vie, pour les contemporains. C’est ce que Jean-
Claude Golvin revendique comme des espaces vécus avant qu’ils ne devinssent ruines et dont
il faut restituer les palpitations. La visite virtuelle, en immersion et en stéréoscopie permet
cette nouvelle acception de la réalité de l’espace vécu.
L’intérêt pédagogique d’une telle entreprise est indéniable. La maquette de Paul Bigot
offrait déjà aux enseignants d’histoire et de latin une précieuse et instructive tentative de
reconstitution d’un espace vécu, grâce à la vision d’ensemble qu’elle offre aux yeux du
spectateur. Grâce à la maquette virtuelle et à la focalisation interne, l’identification devient
possible. L’Antiquité s’inscrit alors dans un rapport spatio-temporel intelligible pour le visiteur,
curieux ou apprenant. Il nous semble que, sur ce point, l’avancée proposée par la réalité
virtuelle est considérable, ce qui renforce d’autant l’impatience manifestée plus haut
dans le texte de voir les visites virtuelles se charger de données sensorielles. Du reste le
succès remporté par les travaux de l’équipe ne peuvent que la conforter dans ses choix :
les succès populaires des Journées du patrimoine ou des Nocturnes du Plan de Rome
montrent que l’Antiquité romaine tardive, traitée par la réalité virtuelle, est susceptible de
drainer un public large nombreux et hétérogène, non spécialiste tandis que la présence de
Philippe Fuchs au colloque Virtualia du mois de mai 2007, à la MRSH, est un signe fort de
la crédibilité accordée aux travaux réalisés. La fréquentation du site Internet en est une
autre manifestation : une progression constante qui dépasse en 2006 les deux millions de
connexions pour l’année.
Le « Plan de Rome » représente, en somme, l’exemple type de ce que l’on est en droit
d’attendre de la réalité virtuelle au service de la mise en valeur du patrimoine – ici à deux
niveaux : la Rome antique en tant que telle et sa restitution par Paul Bigot sous la forme d’une
maquette en plâtre – soit une démarche scientifique qui place les sources et leur confrontation
au premier plan, une démarche empirique qui se nourrit des avancées de la recherche
et qui les intègre à ses propres travaux, une démarche pluridisciplinaire qui considère toute
contribution comme un progrès, enfin une démarche humaniste de transmission du savoir,
auprès des spécialistes comme des amateurs. C’est dans ce sillage que nous souhaitons
inscrire notre propre étude.
La restitution virtuelle de l’église Notre-Dame de Saint-Lô
et sa valorisation
Saint-Lô, une terre de patrimoine entre histoire et mémoire
Nous avons déjà noté la difficulté d’écrire une histoire de la ville de Saint-Lô compte
tenu de la disparition de la quasi totalité des sources en 1944. Cependant, nous disposons
de quelques ouvrages, qui ont permis à la mémoire de se perpétuer. Ce sont en particulier
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

les livres de Toustain de Billy et du chanoine Houël 280 qui nous permettent, ici, de brosser
à grands traits une Histoire de Saint-Lô et de ses environs. Même si l’objectif n’est pas de
produire une étude exhaustive de la ville, il apparaît nécessaire de se pencher sur son Histoire,
pour deux raisons principales, liées à la nature même de l’objet de l’étude. D’une part,
les premières sources attestant l’existence de l’église Notre-Dame remontent au XI e siècle, ce
qui l’inscrit dans une tradition longue. D’autre part, une église appartient à une paroisse : audelà
du bâtiment, elle est un lieu de vie pour toute une population. L’église, construite au cœur
de la ville s’étoffe en gagnant sur l’espace urbain tandis qu’elle vit et souffre au rythme des
aléas de l’histoire de la ville. En ce sens, elle en offre un reflet fiable, comme nous allons le voir.
D’autres arguments abondent dans ce sens et viennent légitimer la mise en contexte
de l’édifice. Dans la stricte ligne de ce qui précède, on peut mesurer toute la dimension
symbolique de l’édifice lors de sa destruction pendant la Seconde Guerre Mondiale. Les
flèches comme les cloches de Notre-Dame avaient été un lien presque organique avec les
Saint-lois. Nous l’étudierons ci-après en détail. À cela, il faut ajouter que c’est l’étude du
patrimoine qui guide notre projet de recherche : celui-ci se construit dans un espace, dont
il convient de retracer les étapes essentielles, pour bien en comprendre la portée. La contextualisation
est un outil précieux pour une approche sensible et réaliste dans un projet de
reconstitution virtuelle. Enfin, nous avancerons un dernier argument visant à contrer l’idée
selon laquelle la ville de Saint-Lô n’existerait d’une certaine manière aujourd’hui que parce
qu’elle a subi les outrages de la guerre et que ce serait dans l’œuvre de reconstruction qu’elle
trouverait une identité propre et les grâces de l’Histoire.
Fig. 4 : Place Notre-Dame un jour de marché
(Source : Archives départementales de la Manche, 6Fi5021921)
D’après les Commentaires sur la Guerre des Gaules 281 , la ville, qui portait alors le nom de
Briovère, Briovera, « Pont sur la Vire » en langue celtique, fut conquise en 56 avant J.-C. À en
croire le chanoine Houël, l’existence de Saint-Lô/Briovère est attestée pour la première fois, de
façon fiable, au IV e siècle de notre ère 282 . Quelques vestiges de la période gallo-romaine
280. Voir les références bibliographiques en fin de volume.
281. Jules César, Commentaires sur la Guerre des Gaules, III, 17.
282. « Il serait impossible de parler de Saint-Lo d’une manière un peu précise avant le IV e siècle », Chanoine
Houël, Histoire de la ville de Saint-Lô, 1992, Paris, Res Universis, p. 4.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
67

68
ont été trouvés 283 , mais rien ne semble attester d’un site économiquement ou stratégiquement
important. Nous avons souhaité reproduire ci-dessous le passage qui raconte les
débuts de la ville. Rédigé dans un style très fleuri, il rend compte des débuts supposés de
la ville, tout en rappelant à la raison ceux qui se targuent de débuts flamboyants 284 . La citation
vient appuyer les propos qui précèdent et qui défendent la longue tradition d’une ville
fière d’elle-même :
Si c’est un honneur pour les villes, comme pour les familles, d’étaler une origine qui se perd dans
la nuit des temps, et que pour obtenir ce précieux avantage, on ait porté la fureur jusqu’à des
querelles sanglantes, je suis loin de ces idées, et je reconnais sans peine que la ville qui m’a vu
naître doit renoncer à l’orgueil d’une haute antiquité 285 .
L’argument de Houël disant qu’« on ne donne point ordinairement le nom d’un lieu de
passage à une place de quelqu’importance » 286 est recevable pour justifier du peu d’éclat de
la ville avant le V e siècle. C’est en 525 que celui qui allait donner son nom à la ville, Lô, fut
élu évêque, par « les vieux Chrétiens, réunis en chapitre à Coutances » 287 , à l’âge de douze
ans. Visiblement doué et volontaire :
et :
Il acheva de convertir les habitans de son diocèse,
Pendant quarante ans il prêcha toutes les vertus, dont il donna l’exemple. Il eut pu passer pour
un Saint, même sans le secours des miracles qui lui sont attribués 288 .
De la période qui suit, on ne sait pas grand-chose. La ville devait battre monnaie puisque
l’on a retrouvé un triens portant la mention brioviri. C’est sous le règne de Charlemagne
que la ville fut fortifiée, pour la protéger des invasions. Toustain de Billy rapporte les vers
de Robert le Roquez qui le mentionnent 289 . La situation n’en demeura pas moins fragile et
les invasions Viking ravagèrent le Cotentin au IX e siècle. Saint-Lô fut assiégée, affamée et
assoiffée en 889 : protégée par ses remparts, la ville refusait de se rendre. Les habitants furent
massacrés et les rares survivants réduits en esclavage. D’abord transporté de Coutances à
Saint-Lô, l’évêché s’installa finalement à Rouen. Ce n’est qu’en 1025 qu’il fut rétabli à Saint-Lô,
par l’évêque Herbert, et que les murailles furent reconstruites. Notre-Dame, alors simple
chapelle Sainte-Marie du Château, devint une paroisse.
Des temps plus prospères s’annonçaient, pourtant, qui permirent à la ville de se développer
économiquement. « L’état prospère du duché, le succès de ses armes, y avait fait refleurir
le commerce à l’ombre de ses lauriers » 290 dit le chanoine Houël. « Le premier genre d’industrie
qui se fit remarquer à Saint-Lô, fut son orfèvrerie » ajoute-t-il, précisant que Mathilde,
épouse de Guillaume le Conquérant, aurait doté l’abbaye de la Trinité 291 de Caen de coupes
283. Vestiges d’habitations, quelques tuiles à rebord, ainsi que des ustensiles.
284. « Un manuscrit fort intéressant n’estime pas cette ville aussi ancienne que voudraient le faire croire le
grand nombre de ceux qui préfèrent copier une erreur que de la vérifier » écrit-il de manière caustique.
285. Ibid., p. 6.
286. Ibid., p. 4.
287. Ibid., p. 10.
288. Ibid., p. 11
289. « Construire il fist, sur roche divisée une cité Sainte-Croix appelée, qui maintenant de Saint-Lô tient le
nom, ville moult forte et d’antique renom ».
290. Chanoine Houël, Histoire de la ville de Saint-Lô, 1992, Paris, Res Universis, p. 26.
291. Aujourd’hui l’abbaye aux Dames.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

et de chandeliers fabriqués à Saint-Lô. La ville, qui connut de nouveaux soubresauts politiques
après la mort de Guillaume le Conquérant, se soumit à Philippe-Auguste en 1204. La
période qui suivit la couvrit des largesses de ses bienfaiteurs. Les bourgeois de la ville firent
bâtir l’hôtel-Dieu, l’église Notre-Dame vit ériger sa tour nord en 1297.
Depuis la réunion de la Normandie à la couronne de France, jusque vers le milieu du XIVe siècle,
le repos de la province ne fut troublé que par quelques divisions particulières et Saint-Lô ne présente
pas ostensiblement de faits dignes de mémoires, puisque la renommée n’a point eu la voix
assez forte pour les faire parvenir jusqu’à nous 292 .
Il fait référence ici à la décapitation en place de Grève de seigneurs normands, Perci,
Bacon, soupçonnés de favoriser le parti anglais de Godefroy de Harcourt. La région, prise
dans les affres de la guerre de Cent ans, ne devait jouir que peu de temps de cette situation
de paix. Harcourt, mais les sources divergent, aurait échappé au supplice et serait revenu
venger ses partisans aux côtés de Édouard III. Ce dernier ravagea le Cotentin, pillant la ville
de Saint-Lô après avoir débarqué à Saint-Vaast-la-Hougue, en 1344. Elle fut en outre ravagée
par la peste de 1347.
Le XVI e siècle ne livra pas davantage de calme à la ville pour partie passée au protestantisme.
Un moine nommé Solaire, ne trouvant pas les divisions assez grandes, les augmenta par tous
les sacrifices que peut suggérer un zèle ardent, qui ne repose pas uniquement sur le désir de
répandre des vérités éternelles, il s’introduisit dans les maisons les plus considérables de la ville,
y propagea ses doctrines ; mais bientôt forcé d’en sortir, il alla établir son prêche du côté de
Moncoq, dans un lieu nommé la Grotte du serpent, qui se trouve presque vis-à-vis le château
d’Agnaux ; il entraîna la majeure partie des esprits vers la réforme ; ils n’y étaient déjà que trop
bien exposés ; l’indiscipline et l’ignorance du clergé, la vénalité des bénéfices, la simonie, le
dérèglement des religieux, avaient éloigné le peuple de tout ce qui tient au sacerdoce et préparé
les funestes événements qui en furent la suite 293 .
L’année 1562 fut marquée par des troubles graves. Ayant pris la ville, les Huguenots
firent « abattre les images du dedans de l’église et du portail de Nôtre-Dame », dit André
Dupont dans ses Héphémérides. Ils s’en prirent à l’évêque de Coutances, Artus de Cossé,
qu’ils exhibèrent dans les rues de Saint-Lô, monté sur un âne et couvert d’une mitre de papier.
Pourtant le quotidien semble avoir été moins marqué d’horreurs et l’on pourrait dire que
d’une certaine façon les fidèles des deux confessions vécurent en bonne intelligence :
Les catholiques et les protestans se partagèrent l’église Notre-Dame pour y exercer chacun leur
culte ; on y célébrait souvent en même temps l’office d’un côté, et de l’autre des cérémonies
protestantes. S’il fallait en croire même une tradition populaire, on ne vit jamais plus de décence
régner dans le service divin : il y avait une émulation de ferveur 294 .
Logiquement, à la même époque, fut diffusée la première œuvre d’imprimerie, une Bible
en langue vulgaire. En 1574, pendant plus d’un mois, la ville connut de nouveau des troubles
d’une grande violence. Saint-Lô sortit affaiblie des Guerres de Religion et la moitié de la ville
périt entre 1629 et 1632.
292. Chanoine Houël, Histoire de la ville de Saint-Lô, 1992, rééd. Res Universis, p. 34.
293. Ibid., p. 54-55.
294. Ibid., p. 57.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
69

70
Pourtant, le XVII e siècle fut prospère sur le plan économique, ce qui se traduisit sur le
plan urbanistique. La ville doit beaucoup à son bienfaiteur Jean Dubois (1554-1639), procureur
du Roi. Le chanoine Houël lui consacre de nombreuses pages pleines d’emphase et
d’admiration, au fil desquelles il énumère toutes les dépenses destinées à améliorer le quotidien
des malheureux comme à embellir la ville. Ainsi, fit-il « rétablir la voûte du chœur de
l’église Notre-Dame, bâtir la tour nord de la même église, dont la construction n’avait point
été achevée » 295 . En 1678, les reliques de saint-Laud (Lô), furent ramenées à l’église Notre-
Dame, réconciliant la ville avec son histoire. La ville connut dans la seconde moitié du siècle
une prospérité commerciale et industrielle, en particulier grâce à l’essor de la draperie
et du cuir, spécialités qui avaient fait la renommée de Saint-Lô. Cette croissance économique
justifiait que la ville se désenclavât : d’importants travaux routiers furent entrepris tout
au long du XVIII e siècle : d’abord pour relier Saint-Lô à Coutances ; la ville devait en outre
bénéficier des avantages de la construction de l’axe (route royale) Paris-Cherbourg, que
Louis XVI emprunta pour l’inauguration de la rade de Cherbourg en 1786. Son centre fut
pavé en maints endroits. Même la Vire fut « comprise dans le tableau général des rivières
du royaume qui doivent être rendues navigables » 296 .
Avec la Révolution française, Saint-Lô devint le « Rocher de la Liberté », les champs Saint-
Thomas se transformèrent en Champ-de-Mars, où un arbre fut symboliquement planté. En
1800, la ville fut choisie par Bonaparte pour devenir le chef lieu administratif du département
de la Manche. Une ville moderne commençait à voir le jour : tribunal, prison, hôtel de ville,
haras, caserne, théâtre lui dessinaient un nouveau visage. Pourtant le XIX e siècle finissant
marquait déjà le déclin de la cité. Le début du siècle avait fait naître de nombreux espoirs,
avec la révolution des transports et un bel essor économique, mais écartée du tracé de la
ligne ferroviaire Paris-Cherbourg, la ville ne devait être reliée au réseau qu’en 1860. On avait
même fermement cru que l’on pourrait, en creusant, trouver des gisements de charbon et
de la sorte participer à la Révolution industrielle naissante. Mais la région resterait rurale,
et connaîtrait l’exode. C’est cette petite préfecture de province aux apparences si tranquilles,
mais dont l’histoire fut finalement, de tous temps, mouvementée, qui allait basculer dans
l’Histoire dans la nuit du 6 juin 1944.
Ce mardi matin, 6 heures venaient de sonner à l’église Notre-Dame. La nuit qui s’achevait avait
été très mouvementée par une succession de duels entre les mitrailleurs des avions alliés et
ceux des miradors allemands. Malgré cette heure matinale une effervescence inhabituelle régnait
en ville. Les passants qui s’activaient longeaient les murs des maisons selon les obligations formelles
de l’occupant, tandis que des membres de la Défense Passive en alerte, rassemblés par
petits groupes stationnaient aux points névralgiques de la ville, et que de fenêtre à fenêtre l’on
s’interpellait entre voisins.
L’on venait d’apprendre la sensationnelle nouvelle: « C’est le débarquement et cela se passe chez
nous » ? Déjà, prêtant l’oreille, l’on percevait distinctement le martellement de la grosse artillerie
de marine qui, à vingt-cinq kilomètres à vol d’oiseau, pilonnait les blockhaus allemands du littoral.
Dans ces derniers mois, combien de fois n’avait-on aperçu, traversant le ciel de notre ville, des
escadres de quatre à cinq cents forteresses volantes alliées qui, ailes contre ailes, allaient effectuer
des bombardements massifs. Chaque fois notre cœur se serrait à l’idée que quelques minutes
plus tard c’était un quartier d’une ville française qui « allait mourir ». Ce matin du Six Juin nous
n’imaginions que confusément ce qui pourrait nous arriver, cependant qu’une pensée allait vers
ces villes martyres.
Maintenant que nous nous savions intégrés «aux événements dramatiques de la grande histoire»,
qu’allait-il advenir de Saint-Lô dans les heures qui allaient suivre ? Nous le sûmes le soir même,
295. Ibid., p. 100.
296. Ibid., p. 131.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

et la nuit suivante avec une ampleur jamais atteinte, et dans une atmosphère d’horreur dépassant
toute imagination, alors qu’une semaine durant, les avions qui revenaient toutes les trois
ou quatre heures s’acharnaient sur les ruines. Ce fut ensuite les quarante jours de la bataille qui
avait pour objet la prise même de ce qui avait été Saint-Lô, bataille qui consacra la rupture du
front allemand dans le secteur américain ; ce qui permit de gagner la bataille de France.
C’est en ces termes, concis et poignants, que Auguste Lefrançois désigné, à la Libération,
Administrateur en second de la Ville de Saint-Lô, ouvrait le livre de Maurice Lantier, Saint-
Lô au Bûcher, écrit en 1969. Certes occupée, endeuillée par ses soldats tombés au combat et
attendant le retour de ses prisonniers de guerre, des réquisitionnés par le STO, la ville avait
été épargnée par la guerre avant ce jour funeste. La « Laitière normande », statue de bronze
sculptée par Arthur le Duc en 1887 fut déboulonnée et fondue par l’Occupant en 1942 pour
faire un canon.
Fig. 5 : « La laitière normande » d’Arthur le Duc
(Source : Archives Départementales de la Manche, 6Fi5021420)
Les privations étaient importantes, restrictions et réquisitions étaient sévères, ici comme
ailleurs, mais la vie dans la cité parvenait à s’organiser. Tirant parti de la campagne toute
proche, la ville donnait, comme à son habitude, une impression de relative tranquillité.
La Résistance, elle aussi, s’organisait. En somme, feignant d’ignorer la menace des avions
qui survolaient les environs, l’on s’attachait à essayer de vivre le plus normalement possible,
en cette fin de printemps. Ensoleillé, le dimanche 4 juin assura le succès de la fête du
village de Baudre et grâce au retour de l’électricité le soir, le gala d’escrime put se tenir au
théâtre municipal de Saint-Lô. Pourtant, la crainte était palpable. Ainsi, celle d’Yvonne
Dubois, qui regrettait, dans un courrier adressé à sa sœur et à son beau-frère de ne pouvoir
les réunir pour la première communion de sa fille :
Cette année hélas, nous n’oserions pas insister, car avec les trains journellement mitraillés, les
bombardements qui se succèdent sans répit, il n’est plus prudent de voyager […] Nous prierons
pour que vous soyez épargnés et nous aussi, car à la veille de si terribles événements, on
se demande si on en sortira vivants et indemnes 297 .
297. Cité par Maurice Lantier, Saint-Lô au Bûcher : le martyre d’une cité de Basse-Normandie pendant la
seconde guerre mondiale, juin-juillet 1944, Saint-Lô, Association Saint-Lô 44, p. 21-22.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
71

72
Fig. 6 : Jour de marché sur la Place du Champ de Mars pendant l’occupation
(Source : Collection Musée des Beaux Arts de Saint-Lô)
À la veille même des bombardements, alors qu’ils étaient annoncés, la population restait
circonspecte, certainement pas dupe, mais nourrissant l’espoir d’une fausse nouvelle, comme
il en circulait tant. M me Turboult, institutrice, avait repris sa classe comme à l’ordinaire au début
de l’après-midi. Prévenue par un billet que le débarquement était annoncé pour le soir, elle
poursuivit imperturbablement son cours :
En rentrant chez moi, je racontai cela à mon mari qui ne dit rien. Mais je commençais à le sentir
moins calme qu’à l’ordinaire 298 .
Tous les témoignages que nous avons pu lire montrent la même attente, teintée de la
volonté de détourner sa propre attention, comme pour conjurer le sort. Vers 20 heures, après
une journée douce, beaucoup terminaient leur repas, d’autres flânaient encore.
Après le dîner, des terrasses de l’École Normale, nous contemplons la petite ville, tranquillement
assise sur son éperon rocheux, au creux d’un vaste amphithéâtre bocager 299 .
Et puis l’ahurissement. Le soir vint. Tout commença par un :
[…] imposant ronronnement d’avions (qui) se fait entendre venant du côté de est. […] Je sors sur
le pas de la porte, je vois arriver très haut une vague peu fournie de gros avions étincelant dans
le ciel. Tout à coup des points noirs se détachent, un puissant chuintement comme un souffle
s’intensifie très vite. Je n’ai que le temps de franchir le seuil précipitamment et un déluge de
bombes éclate sur la ville 300 ,
raconte un jeune garçon. Après les effets du premier bombardement :
Au presbytère Notre-Dame, quelques carreaux et des débris de zinc firent plus de bruit que de
mal. À la première secousse d’ailleurs, Mgr de Chivré, en vieux soldat, s’était rapidement allongé
à terre. L’alerte passée, il s’en fut quérir une bonne bouteille pour réconforter tout son monde301 .
298. Ibid., p. 22.
299. Note E. Herpin dans ses mémoires, in Maurice Lantier, Saint-Lô au Bûcher : le martyre d’une cité de Basse-
Normandie pendant la seconde guerre mondiale, juin-juillet 1944, Saint-Lô, Association Saint-Lô 44, p. 53.
300. Philippe Bertin, Saint-Lô, Rennes, Éditions Ouest-France, 1998, p. 35.
301. Maurice Lantier, Saint-Lô au Bûcher : le martyre d’une cité de Basse-Normandie pendant la seconde
guerre mondiale, juin-juillet 1944, Saint-Lô, Association Saint-Lô 44, p. 59.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

On semblait croire encore à un retour possible au calme. Le premier assaut n’avait duré
qu’un quart d’heure. André, jeune garçon de dix-sept ans rapporte :
J’ai pu me rendormir légèrement, quelque peu inquiet par la perspective d’une composition
de maths prévue pour le lendemain 302 .
Les tracts qui devaient prévenir les habitants de Saint-Lô d’évacuer, déportés vers l’est
par le vent, n’atteignirent jamais leur cible. Ce ne fut qu’un répit de courte durée. Bientôt,
les événements allaient prendre une autre tournure. Les saint-lois étaient prisonniers dans
leur ville, impuissants. Les expressions employées par ceux qui raconteront leur nuit du 6
au 7 juin évoquent l’Apocalypse : « mer de feu », « immense brasier houleux », « lueur de mille
incendies » « orchestre d’enfer composé de gongs colossaux, de timbales titaniques, de
contrebasses gigantesques » que les gens voyaient et entendaient de leurs abris.
Bien des personnes préférèrent faire confiance à une protection souterraine située à proximité,
et demeurer ainsi près de leurs affaires et de leurs biens 303 .
D’innombrables témoignages en attestent. D’aucuns vinrent se réfugier à Notre-Dame,
comme le précisent les notes retrouvées dans le journal 304 tenu par Mgr de Chivré :
Bien des gens fuient. Nous restons espérant que les caves du presbytères seront un abri suffisant.
D’autres enfin se risquèrent dans les rues pour fuir ou pour porter du secours aux victimes,
avec plus ou moins de succès. Au petit matin, après une nuit de cauchemar, c’est un spectacle
de désolation qui s’offrit aux yeux des survivants.
À l’heure où Saint-Lô croulait sous les bombes explosives et crépitait sous le feu des bombes incendiaires,
des centaines de réfugiés […] assistaient terrorisés à la grind breulerie de leur ville 305 .
Saint-Lô est devenue à jamais la « capitale des ruines ».
Fig. 7 : Saint-lô après les bombardements
(Source : Conseil régional de Basse-Normandie/National Archives USA)
302. Philippe Bertin, Saint-Lô, Rennes, Éditions Ouest-France, 1998, p. 35.
303. Maurice Lantier, Saint-Lô au Bûcher : le martyre d’une cité de Basse-Normandie pendant la seconde
guerre mondiale, juin-juillet 1944, Saint-Lô, Association Saint-Lô 44, p. 85.
304. Mgr de Chivré a tenu un journal pendant l’été 1944, notifiant au jour le jour les événements dont il fut le
témoin. Ses lignes ont été publiées chaque mois, dans le Bulletin paroissial, entre 1953 et 1954, L’église
dans la Cité, « Sur les événements tragiques de juin-juillet-août 1944 ».
305. Maurice Lantier, Saint-Lô au Bûcher : le martyre d’une cité de Basse-Normandie pendant la seconde
guerre mondiale, juin-juillet 1944, Saint-Lô, Association Saint-Lô 44, p. 140.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
73

74
C’est en effet toute la ville qui est tombée comme un château de cartes. Elle continuera
d’être pilonnée jusqu’au 19 juillet 306 , date à laquelle les Américains pénétrèrent dans la ville
enfin libérée. Le tribut humain fut lourd : de plusieurs centaines à un millier de victimes selon
les estimations. Les photos qui ont été prises montrent un « désert de pierres », « une immense
carrière de schiste », un « chaos » que découvrirent ceux qui revinrent dans leur ville désolée.
Ceux qui étaient restés étaient peu nombreux. L’exode forcé avait été promulgué le 8 juillet.
Au début du mois d’août, Georges Lavalley, le Maire de Saint-Lô, avait recensé soixantequinze
personnes à ravitailler 307 . Les gens revinrent progressivement, mais le 6 octobre encore,
le Préfet publiait un arrêté d’interdiction :
En accord avec les Autorités américaines, aucune autorisation de résidence ne sera donnée aux
civils. Des autorisations exceptionnelles pourront, toutefois, être délivrées par le Maire de Saint-Lô,
en accord avec l’autorité préfectorale, et pour les besoins exclusifs de la communauté.
Réduite en cendres et en poussière, la ville allait devenir un champ de boue lorsque les
premières pluies tombèrent. Les opérations de déblaiement, gigantesque tâche à la mesure
des destructions, commencèrent bientôt. Le 10 juin 1945, le Général de Gaulle se rendit à
Saint-Lô. Ouest-France dans son édition du 11 juin écrivit : « Le cortège (des personnalités)
gagne le cœur de la cité, après deux arrêts devant la croix de Lorraine qui barre symboliquement
l’entrée de la prison 308 et l’église Notre-Dame, dans laquelle le général tient à pénétrer».
Nous connaissons vos besoins. […] Je vous assure très simplement et sérieusement que, dans
la mesure de nos moyens, nos pouvoirs publics aideront Saint-Lô autant qu’ils le pourront parce
que Saint-Lô le mérite, Saint-Lô avec ses pertes d’hommes, ses ruines, mais Saint-Lô avec sa
vaillance, sa volonté. C’est cela la France, et c’est une sorte de symbole de la Patrie que je veux
voir aujourd’hui dans cette ville martyre et courageuse.
Ainsi la vie reprenait le dessus, mais à quel prix ?
Fig. 8 : La rue Torteron au lendemain de la Libération
(Source : Collection Musée des Beaux Arts de Saint-Lô)
306. Les deux tours de l’église Notre-Dame demeuraient debout à cette date. C’est la nuit suivante qu’une
batterie allemande stationnée à Agneaux démolit la façade, laquelle entraîna dans sa chute la tour nord.
307. Lire sur ces aspects, Renaissance et Reconstruction de Saint-Lô (1944-1964), Université Inter-Âges, Tome
2, 2000, 319 pages.
308. La prison fut entièrement détruite lors des bombardements de la nuit du 6 juin et presque tous les détenus
périrent sous les décombres.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

Les ruines de la ville l’ont rendue célèbre et célébrée. Les photographies de sa dévastation
totale ont fait le tour du monde. Une autre, apparemment plus anecdotique, si tant est
que l’on puisse se permettre l’usage de ce terme en pareilles circonstances, fut aussi très
largement diffusée : le Christ en croix demeuré intact dans l’église Notre-Dame éventrée.
Fig. 9 : Le jubé (dit « perque ») de Notre-Dame
(Source : Collection Notre-Dame)
Cette image nous semble tout à fait métaphorique de la situation. En effet, si l’on ne
devait retenir de l’histoire de la ville de Saint-Lô qu’un édifice, nul doute que c’est l’église
Notre-Dame qui remporterait le suffrage. Nous avons vu au fil du texte que son histoire est
longue. C’est un millénaire qu’elle traverse et qui la traverse. Toute l’étude qui précède,
comme celle qui suit, vise à montrer que l’église Notre-Dame incarne la ville de Saint-Lô qui
en a fait un symbole, une allégorie 309 . Surplombant le rocher sur lequel elle fut érigée, elle
continue de dominer la ville. Même amputée de ses deux flèches, cette modeste église, aux
allures de cathédrale, semble toiser l’Histoire et se jouer d’elle. Elle est à l’image de la ville :
modeste et fière, fragile et résistante. Les grandes étapes de sa construction sont bien connues.
Peu de sources nous sont parvenues mais elles sont suffisantes en nombre et en qualité
pour permettre une reconstitution chronologique assez fiable. C’est cette histoire particulière
que nous nous proposons de restituer 310 .
C’est au XI e siècle, entre 1025 et 1048, que fut fondée Notre-Dame du Château, par
Robert I er , 35 e évêque de Coutances. Elle était alors simple chapelle. Guillaume le Conquérant
l’offrit en premier lieu à l’abbaye Saint-Lô de Rouen. Bientôt, il en fit don à la cathédrale
de Coutances, diocèse dont elle dépend toujours. Construite sur un terrain donné par l’abbé
de Sainte-Croix, c’est en 1202 qu’elle devint église paroissiale. L’une des caractéristiques
309. Au sens ou Françoise Choay l’entend, voir Françoise Choay, Allégorie du Patrimoine, Paris, Éditions du
Seuil, 1992, rééd. 1999, 271 pages.
310. Nous nous appuyons essentiellement sur l’étude de l’abbé Bernard et sur celle du chanoine Houël et surtout
sur un précieux article de Gabrielle Thibout écrit sur la base de recherches effectuées avant les destructions
de 1944 aux Archives départementales de la Manche.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
75

76
principales de l’édifice est de ne pas avoir été bâti sur un vaste espace inoccupé. Disposant
de peu de moyens, les trésoriers de la paroisse se virent contraints d’acquérir les terrains, à
mesure qu’ils se libéraient 311 . La conséquence directe en est que son architecture, loin d’être
canonique, dut s’adapter aux contraintes topographiques. C’est entre 1290 et 1300 que le
chœur gothique et la tour nord, dite « tour de la ville », inspirée de la cathédrale de Coutances,
durent être achevés. Au début du XV e siècle, les travaux se poursuivirent à une belle
allure. Des terrains s’étant libérés, la nef et les collatéraux furent construits entre 1400 et 1428.
Il fallut élargir la nef au sud par rapport au chœur, ce qui fait dévier l’axe de l’édifice 312 . Cet
élargissement semble trouver sa justification dans l’existence d’une construction antérieure 313 .
Des éléments d’architecture subsistants l’attestent en plusieurs endroits :
Les piliers à colonnettes multiples, les bases à deux tores aplatis, les chapiteaux à tailloirs circulaires
et corbeilles ornées de deux rangées de feuilles, tous ces détails portaient la marque de
la seconde moitié du XIIIe siècle, ainsi que le bandeau à quatre lobes en creux couronnant le
premier niveau 314 .
En 1430, le premier bourdon fut posé dans la tour nord. Plus tard, en 1464, la tour sud,
autrement appelée « tour de la paroisse », fut érigée sur le modèle de la tour nord dans le
style gothique flamboyant. L’inscription qu’elle porte permet de la dater avec précision 315 .
Entre 1479 et 1510, l’évêque de Coutances, Geoffroy Herbert, ayant offert tout le terrain
nécessaire s’étendant jusqu’à l’ancienne chapelle Sainte-Marie-du-Château 316 , permit l’édification
du déambulatoire et du second collatéral nord du chœur avec la chaire extérieure.
En 1497, fut construite la chapelle absidiale, logeant Notre-Dame du Pilier. Il est fort
probable que dans le même temps Herbert fit procéder à des réparations dans l’édifice. Un
écusson surmonté d’une crosse et portant ses armes surplombe la porte nord, ouverte vers
1500 sur la cour du château (elle fut murée en 1628 et remplacée par une porte plus large en
style néo-gothique). Des comptes publiés par la Société des Antiquaires de Normandie 317
attestent de l’adjonction de deux travées au nord de la nef vers le milieu du XVI e siècle. Il
fallut attendre le XVII e siècle pour que les flèches de pierre, inspirées de celle de Saint-Pierre
de Caen, ne vinssent coiffer les deux tours 318 . Il avait fallu quatre siècles pour l’achever.
Ainsi, on peut dégager quatre phases majeures dans l’édification de l’église Notre-Dame
de Saint-Lô entre le XIII e et le XVII e siècles: la tour nord et le chœur primitif (fin XIII e -début XIV e ),
la nef et les collatéraux (début XV e ), le grand chœur flamboyant, son déambulatoire et son
double collatéral nord (fin XV e -début XVI e ), les parties hautes du chœur et les flèches (XVII e ).
311. Un registre de 1437 donne le détail de l’acquisition des terrains. L’original, conservé aux Archives départementales
fut détruit en 1944. On en possède néanmoins une publication, par Éd. Lepingard, « Le cartulaire
de l’église Notre-Dame de Saint-Lô », Notices, mémoires et documents de la Société d’archéologie
et d’histoire naturelle de la Manche, 1899-1908.
312. Lors de la reconstitution virtuelle nous devrons porter une attention particulière à la nef : les développements,
liés aux acquisitions successives déportent l’ensemble vers le sud.
313. Un fragment de colonnette présent qui subsiste sans correspondance avec le reste le long de l’arc triomphal
du côté du chœur vient corroborer cette hypothèse.
314. Gabrielle Thibout, « L’église Notre-Dame de saint-Lô, ses campagnes de construction », Congrès archéologique,
Cotentin-Avranchin, Paris, Société Française d’Archéologie, 1966, p. 284.
315. « A la louenge et honeur de Dieu, de Nre Dame et de Saint Jehan le Virge, ce portal et la tour furent
encommencés à édiffier des deniers des proissiens el bienfacteurs de ceste église au moys de mars l’an
mil IIIIe LX IIII par. Jehan de Caumont, Jehan Farry et Richart le Rossignol lors trésoriers d’icelle. Dieu leur
face pardon. Amen. Paster Noster »
316. Voir plan.
317. Le Cacheux, Prentout, « Blaise Le Prestre l’église Notre-Dame de Saint-Lô et le château de Fontaine-
Henry », Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie, Tome XXXIV, Paris, Société des Antiquaires
de Normandie, 1920, p. 267-280.
318. Toustain de Billy reproduit dans son ouvrage un tableau, conservé au musée de Torigni-sur-Vire, qui montre,
vers 1620 les deux tours surmontées de deux flèches de bois recouvertes d’ardoises.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

Fig. 10 : Rue Thiers et Chaire extérieure de l’église Notre-Dame
(Source : Archives départementales de la Manche, 6Fi502413)
Les modifications qui furent apportées par la suite sont à considérer comme de peu d’importance
pour l’aspect général du lieu. Les archives conservées à la Médiathèque de l’Architecture
et du Patrimoine montrent qu’à de multiples reprises dès le milieu du XIX e siècle le Service
des Monuments historiques alertait sur l’état de l’édifice, lequel manifestait des fragilités et
nécessitait des réparations importantes 319 . En 1844 était ainsi préconisée « la reconstruction
d’une partie d’une flèche à la fermeture des ogives et barbacanes des deux tours de la cathédrale
de (Saint-Lô) au moyen de parties en fonte » 320 . Nous venons de le voir, les datations
des différentes phases de construction sont à la fois assez précises, et sujettes à caution dans
leur détail, du fait de la difficulté de réunir les sources, qui parfois se contrarient.
La difficulté est plus grande encore pour la question du mobilier, de la statuaire et des
vitraux. Quelques éléments de mobilier subsistent, un lutrin, un chandelier pascal et l’ancienmaître
autel, mais l’essentiel nous reste inconnu. Un article de journal est à ce titre très évocateur.
Ainsi, dans l’édition des 5 et 6 juin 1993, un appel est lancé :
Cette tête de Vierge du XIV e siècle vous dit quelque chose ? Contactez le musée des Beaux-Arts.
Toutefois, des études, comme celle de Martine Callias-Bey, qui s’appuie à la fois sur des
fragments de vitraux, sur des recoupements avec d’autres édifices, églises ou cathédrales,
pour lesquels les maîtres-verriers ont travaillé mais aussi sur des sources écrites permettent
d’en connaître davantage. Il ne s’agira donc pas ici d’entrer dans de plus amples détails
architecturaux, partie essentielle du travail à venir, et qui n’apporteraient dans le contexte
rien de significatif quant à la dimension symbolique de l’édifice. En revanche, la chronologie
319. « Dans une délibération qu’il a prise le 29 janvier 1843 […] le Conseil de fabrique a exposé que l’église exige
des réparations assez importantes qu’il serait urgent d’entreprendre […]. Il a reconnu en même temps l’indispensable
nécessité de placer sur les clochers un ou plusieurs paratonnerres afin de préserver l’édifice des
effets souvent désastreux de la foudre […] », extrait d’une lettre du Préfet au Maire de Saint-Lô, document
sinistré en 1944 et très abîmé, in Charles de Gerville, Voyage archéologique dans la Manche (1818-1820),
Tome 2, Arrondissement de Saint-Lô, Saint-Lô, Société d’Archéologie et d’Histoire de la Manche, 2000, p. 314.
320. Extrait d’une Lettre de Pinard Frères (Paris), Hauts-Fourneaux de Marquises (Pas-de-Calais) au Maire de
Saint-Lô, le 13 août 1944 ; on notera au passage la référence une fois encore à la cathédrale de Saint-Lô.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
77

78
Fig. 11 : Plan de l’église Notre-Dame de 1754
(Source : Gabrielle Thibout)
établie ci-dessus permet de mesurer combien non seulement l’église Notre-Dame, impose
sa physionomie et sa marque dans la ville mais également, dans la mesure où sa construction
s’inscrit dans la longue durée, combien son histoire avance au rythme de la conjoncture de
la ville. On peut bien évidemment pour s’en convaincre confronter les frises chronologiques
relatant les événements historiques depuis les débuts de la christianisation de la Normandie
jusqu’à la guerre de Cent Ans, puis les Guerres de Religions.
L’une des coquetteries de Notre-Dame est d’avoir su entretenir jusqu’à aujourd’hui une
légende selon laquelle l’église serait en réalité une cathédrale. Françoise Bercé elle-même
s’y méprend à plusieurs reprises, dans ses écrits sur le lieu. En fait, il n’en est rien et il n’en a
jamais rien été. D’abord attachée à Notre-Dame de Rouen, comme ci-dessus expliqué, l’église
Notre-Dame de Saint-Lô dépend depuis le XIe siècle de l’évêché de Coutances. La confusion
s’explique par plusieurs facteurs. Tout d’abord, le nom de la ville qui l’abrite : Saint-Lô.
Briovère adopta ce nom en hommage à l’évêque de Coutances qui faisait de la ville sa résidence
habituelle. Aussi, dès cette époque, nous rapporte l’abbé Bernard, on trouve mention
du titre d’« Évêque de Saint-Lô ». Une autre raison, voisine, tient au fait que les évêques de
Coutances ont cherché et trouvé refuge dans la ville de Saint-Lô et qu’ils y ont installé leur
évêché, d’abord pour se préserver des invasions barbares au IX e siècle puis pendant la guerre
de Cent Ans. La situation géographique de la ville les plaçait en un lieu plus sûr. Enfin, du
point de vue architectural, les dimensions imposantes de l’édifice et les inspirations nombreuses
de la cathédrale de Coutances entretiennent l’ambiguïté. Ainsi, il est assez cocasse
de voir qu’après les bombardements de 1944, la Société d’Archéologie, défendant à tout
crin la reconstruction à l’identique de l’église 321 dans son état d’avant-guerre, soit avec ses
tours gothiques, se constitua, en février 1947, en « Amis de la Cathédrale » 322 .
321. « Ce qui a été peut se refaire », extrait de la Manche Libre, daté du 4 novembre 1945.
322. Les statuts furent déposés au début de l’année 1947. On les retrouve dans le Bulletin paroissial du mois
de mars de la même année.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

La méthode peut paraître abusive et elle ne fut d’aucun secours, car comme nous le
verrons ci-après, le projet n’aboutit pas. Pourtant, elle est la marque significative du fait que les
bombardements de 1944 représentent un tournant majeur dans l’histoire de la ville et que
l’église, qui en porte les stigmates, incarne aussi la douleur. Nous avons parlé plus haut d’allégorie
et le terme n’est en rien exagéré. Bien avant la destruction de 1944, les flèches de l’église
étaient la fierté dressée de la ville. Remarquables, elles savaient se faire remarquer. Elles ont
fait les beaux jours des cartes postales, toutes les photographies de la ville les magnifient.
Fig. 12 : Carte postale « De Saint-Lô, je vous envoie des fleurs »
(Source : Archives départementales de la Manche, 6Fi5022080)
De manière chirurgicale, la Société d’Archéologie donne l’inventaire des dégâts 323 :
Bombardements de Juin & Juillet 1944. Manche – Saint-Lô – Église Notre-Dame.
Cet édifice est fort endommagé par les bombardements aériens et terrestres.
Sur la façade ouest : la tour nord avec sa flèche est écroulée jusqu’à la hauteur des clefs de
voûtes des nefs. La tour sud, très mutilée, plusieurs obus l’ayant frappée de plein fouet. Elle
est encore debout, jusqu’à la galerie supérieure. Les clochetons sont découronnés et la flèche
est écroulée. Le remplage de la grande baie au-dessus du porche est détruit. Le portail est
mutilé. Les (mot laissé en blanc – ndlr) en verrerie écornées.
La face nord est criblée d’éclats. Un obus a percuté sur la paroi extérieure de la tour nord. Tous
les remplages des tours sont brisés sauf un qui n’est que partiellement détruit mais les morceaux
subsistent.
Sur la face sud : deux obus ont percuté dans les arcs de deux fenêtres. Les assises des contreforts
sont écornées, des gargouilles sont détruites et une partie du parapet de chêne est démolie.
L’abside est criblée d’éclats et tous les remplages de baies sauf un, sont brisés.
Intérieur. Dans la nef ; la fenêtre ouest entre tours est détruite, les portiers et les arcs sont
debout sauf un qui est détruit près de la tour sud. Les voûtes sont écroulées ainsi que la charpente
et la toiture. L’arc triomphal du chéneau est intact. La chaire est à demi-détruite.
Dans le chœur: les colonnes et les arcs sont à peu près intacts. Les voûtes sont en place, sauf celles
de la première travée près de l’arc triomphal, mais elles sont lézardées dans les autres travées
et dans l’abside, la charpente est restée en place, mais la toiture est pratiquement démolie.
323. Charles de Gerville, Voyage archéologique dans la Manche (1818-1820), Tome 2, Arrondissement de
Saint-Lô, Saint-Lô, Société d’Archéologie et d’Histoire de la Manche, 2000, p. 328-329.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
79

80
Bas-côtés nord : les piliers et le mur extérieur nord sont debout. Les voûtes ont résisté mais sont
ébranlées et lézardées et beaucoup de claveaux des arcs ogifs sont tombés. Plusieurs sont crevés.
Chapelle de l’abside : les fenêtres sont criblées d’éclats. Les voûtes ont résisté.
Bas-côtés sud : les piliers et les voûtes, jusqu’à la tour sud, ont résisté, sauf quatre qui sont
effondrées, mais celles-ci ont lézardées. Quelques remplages de fenêtres sont encore en place.
D’une façon générale, toutes les toitures sont ou effondrées ou soufflées et seraient à refaire
en totalité.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
Signé : Levavasseur.
Les photographies, innombrables, qui furent prises de l’église Notre-Dame en ruines
témoignent, en images, de l’état ci-dessus notifié et nous laissent sans peine imaginer la torpeur
que connurent les Saint-Lois aux lendemains des bombardements. L’édifice fut gravement
endommagé dès les premiers assauts. Au soir du 6 juin :
L’effondrement des voûtes de Notre-Dame interrompt parfois la prière angoissée, qui reprend
lorsque s’achève l’avalanche. Les derniers mots du Te Deum prononcés, les explosions se taisent.
Les explosions mais pas le crépitement violent du feu qui dévore toute la partie supérieure du
presbytère. […] On sort du refuge par trop menacé maintenant. Il est peut-être deux heures du
matin. Les deux vicaires se hasardent à chercher le Saint-Sacrement et les reliques de l’église
déjà bouleversée 324 .
Le pire était encore à venir. Le vendredi, tout est détruit : amas de ruines ! Spectacle
lamentable. Et l’église a bien souffert, ses portails sont mutilés, sa voûte en partie découverte.
Une cloche gît sous la tour sud. À la sacristie, beaucoup de choses sont intactes. « S’il
y avait eu un moyen d’opérer en équipe, on en aurait sauvé beaucoup » 325 . Mais les flèches
demeurent. Le coup de grâce fut porté le 19 juillet. Les Américains déployaient leurs derniers
efforts pour vider la ville des Allemands résistant encore. Seul, un guetteur allemand,
juché sur Notre-Dame indiquait à son artillerie les positions alliées. Repéré, il se jeta de la
tour mais les Allemands qui avaient miné l’église la firent sauter. À Saint-Lô, le glas sonnait
sur la guerre et sur les flèches de Notre-Dame.
Fig. 13 : Notre-Dame en ruines
(Source : Conseil régional de Basse-Normandie/National Archives USA)
324. Maurice Lantier, Saint-Lô au Bûcher : le martyre d’une cité de Basse-Normandie pendant la seconde
guerre mondiale, juin-juillet 1944, Saint-Lô, Association Saint-Lô 44, p. 109
325. Ibid., p. 166.

Il suffit de lire les articles des journaux après la Libération pour se convaincre de la relation
viscérale établie entre l’image de la ville et l’église Notre-Dame. Le sobriquet de « capitale
des ruines » serait d’ailleurs venu à l’esprit de Mgr Jacqueline, alors jeune vicaire auprès de
Mgr Chivré, curé-archiprêtre de Notre-Dame, lorsqu’il sut que les flèches ne seraient pas
reconstruites. Plus encore que l’église en tant que telle, ses flèches, dont Victor Hugo avait
écrit, en juin 1836, alors qu’il était de passage à Saint-Lô « admirable église qui a deux clochers
aussi beaux que la grande flèche de Saint-Denis » 326 , allaient devenir le symbole du
martyre de la ville. Si rapidement en effet, il apparut évident que l’église serait reconstruite 327 ,
les difficultés ne faisaient que commencer. La restauration posait des questions épineuses,
qui sont celles qui aujourd’hui nous intéressent dans la perspective d’une mise en valeur du
patrimoine bâti. La population saint-loise était pressée et les rumeurs allaient bon train :
J’ai l’honneur de vous informer qu’à mon dernier passage à Saint-Lô j’ai été interrogé par un
certain nombre d’habitants de la ville qui me demandaient si la restauration de l’église Notre-
Dame serait continuée. Ils m’exprimaient leur émoi d’un certain projet qui aurait été incorporé
au plan d’urbanisme qui est en voie d’achèvement. Dans ce projet, il serait question de laisser
l’église à l’état de ruine, tandis qu’une autre grande église serait élevée à côté 328 .
Louis Barbier, architecte en chef désigné à la fin de la guerre, fut tôt remplacé par
Yves-Marie Froidevaux, qui dirigea la totalité des opérations de reconstruction. Des quatre
possibilités envisagées en 1945 pour l’église Notre-Dame 329 , qui opposaient « Anciens » et
« Modernes », c’est celle d’une reconstruction visant à la restauration des parties encore
debout et à la composition d’« une façade nouvelle à l’entrée de la nef en retrait des tours »
et à « achever au mieux la silhouette actuelle (1945) ». Yves-Marie Froidevaux invoqua quatre
arguments pour justifier ce choix. Le coût évidemment était à prendre en considération
puisque deux tiers de la maçonnerie auraient été nécessaires à la reconstruction en totalité
de l’édifice. Sur le plan architectural, il défendit, à juste titre, que la juxtaposition des styles
s’était faite – et fut souvent décriée au XIX e siècle – sans plan d’ensemble ce qui entraînait
une faiblesse de la composition. Panser ses plaies permettait de lui conférer une beauté
nouvelle, magnifiant « l’indéniable grandeur des éléments échappés à la destruction » 330 et
qui ferait d’elle le témoin des événements tragiques.
La restauration prit un temps long : commencée en 1945 avec les travaux de déblaiement,
ce n’est qu’en 1963 que l’ensemble fut pour l’essentiel achevé. L’importance pour la
population de ces travaux est tout à fait sensible à la lecture des articles consacrés à l’église
Notre-Dame sur toute le période. On peut suivre, pas à pas, l’avancement du chantier. Des
cloches aux dallages, on sent vibrer l’église retrouvée dans le cœur des Saint-Lois :
Certes le bourdon 331 qui appela autrefois les saint-lois dans les moments graves : l’incendie de
l’Hôpital ou de l’usine à papier qui annonça la Libération et chanta l’Armistice, n’est pas en état
326. Extrait d’une lettre de Victor Hugo à sa femme, datée du 30 juin 1836, in Victor Hugo, Correspondance
familiale et écrits intimes, Tome 2, 1828-1839, Robert Lafont, p. 298.
327. Raoul Dantry, ministre du Gouvernement provisoire avait un temps envisagé de laisser les ruines telles
quelles et de les entourer de fils barbelés.
328. Extrait d’une lettre de Louis Barbier au Directeur Général de l’Architecture le 30 octobre 1945, Charles de
Gerville, Voyage archéologique dans la Manche (1818-1820), Tome 2, Arrondissement de Saint-Lô,
Société d’Archéologie et d’Histoire de la Manche, Saint-Lô, 2000, p. 331.
329. Extrait d’une lettre du P. Régamey O.P., Directeur de la Revue Art Sacré, à l’abbé Bernard Jacqueline, datée
du 19 novembre 1945, in Charles de Gerville, Voyage archéologique dans la Manche (1818-1820), Tome 2,
Arrondissement de Saint-Lô, Saint-Lô, Société d’Archéologie et d’Histoire de la Manche, 2000, p. 333.
330. Ouest-France, 26 mai 1965.
331. Inscrit aux Monuments Historiques, le bourdon, qui pèse trois tonnes, avait commencé à sonner faux à
partir de 1980 après une chute de 50 mètres suite aux bombardements ; il a été restauré et rendu à l’église
en avril 2003.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
81

82
de faire entendre sa voix. Cependant, posé sur le « puits » dans la cour du presbytère, il y a
retrouvé ses quatre sœurs : Aurélie-Louise, Valérie-Marie-Antoinette, Marie-Gabrielle, Henriette-
Stéphanie 332 .
Pourtant, et nous l’avons déjà évoqué avec les « Amis de la Cathédrale » le choix ne
remporta pas l’unanimité, loin s’en faut. Le temps qui passe n’a pas éteint toute polémique.
En 1970, un saint-lois :
Tout cela est très joli, mais je prétends que si l’on ne vit pas avec les morts, on ne vit pas non
plus avec les ruines, je trouve qu’une ville sans flèches à ses églises, est une ville écrasée, une
ville sans hauteur 333 .
Encore en 1990, l’écrivain Jean Phaure s’indignait :
Cette rénovation est un saccage. Ils ont détruit l’âme de cette église. Il aurait mille fois mieux
valu la laisser en ruines 334 .
Il se trouve toujours aujourd’hui quelques fervents partisans 335 pour défendre la reconstruction
totale de l’église, parmi lesquels comptait Mgr Jacqueline 336 . Pourtant, on peut dire
que l’église ainsi restaurée a trouvé une place de choix dans la ville et dans le cœur des
Saint-Lois. Elle porte dans sa chair la marque d’un passé que nul ne peut effacer quoi qu’il
tente. Rendue au culte dès 1948 337 , l’église très active dans la vie de la cité est entrée dans
une nouvelle phase de son existence. Le temps s’est figé sur elle en 1944. Il nous incombe
maintenant de réfléchir au sens à donner à son histoire, à l’heure de la réalité virtuelle.
Une tentative de mise en valeur du patrimoine bâti : une approche novatrice
Avant tout, l’église Notre-Dame est un édifice religieux, voué au culte. Il serait ridicule
d’omettre cette réalité, dans la mesure où c’est cette seule et unique vocation qui lui a permis
de traverser d’aussi nombreux siècles. Et si aujourd’hui Notre-Dame recouvre toutes les
valeurs dédiées à l’idée que l’on se fait du patrimoine, il n’en demeure pas moins – et toute
la première partie de notre texte renvoie à cette thèse – que l’exploitation du patrimoine,
dans tous les sens du terme, est une préoccupation récente. Il ne s’agit évidemment pas
pour nous de sacrifier à une mode et nous avons tenté d’en faire ici, a priori, la démonstration.
En revanche, il nous paraît essentiel, à la lumière de ce qui précède de se poser des
questions sur ce que peut apporter la réalité virtuelle à un édifice religieux comme celui-ci.
Notre tâche de reconstitution consiste à en proposer une histoire, une interprétation et à
offrir aux fidèles, aux habitants, aux visiteurs de la ville, l’image d’un édifice qui, portant les
stigmates de la mémoire, s’inscrit à la fois dans une tradition millénaire et connaît une
deuxième vie après la Seconde Guerre Mondiale. L’affaire est ambitieuse et pose d’emblée
de nombreuses questions que nous allons ci-dessous développer. Pourtant, nous devons
constater que lorsque nous avons présenté notre projet au Père Daniel Jamelot, actuel curé
de la paroisse de Notre-Dame, il a immédiatement manifesté son enthousiasme et a mis à
notre disposition les sources d’information dont il disposait. De la même manière, le Maire
332. Ouest-France, 5 décembre 1964 ; les cloches ont donné lieu à de très nombreux articles de presse.
333. La Manche Libre, 12 juillet 1970.
334. Ouest-France, 12 novembre 1990.
335. http://normandie.canalblog.com/archives/2007.
336. Monseigneur Jacqueline est décédé au mois de mars 2007.
337. « Dimanche soir à 18 heures les nouvelles cloches de Saint-Lô ont carillonné pour la première fois », extrait
de Ouest-France, 15 novembre 1945.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

de Saint-Lô, François Digard a-t-il manifesté un intérêt certain pour notre travail. Il faut dire
ici en toute honnêteté que sans le soutien, même moral, de l’un et de l’autre, nous ne nous
serions pas lancée dans cette aventure. À l’autre bout de la chaîne, l’équipe du Plan de Rome
nous a ouvert ses portes, nous encadre chaleureusement et nous prodigue de précieux
conseils.
Ce n’est pas la première fois, loin s’en faut, qu’un travail, universitaire, à caractère historique,
est entrepris sur l’église Notre-Dame de Saint-Lô. Martine Callias-Bey avait rédigé
un mémoire de maîtrise sur les vitraux de Notre-Dame 338 . C’est en revanche la première
fois qu’un travail de recherche envisage une restitution de l’édifice dans son état d’avantguerre.
La difficulté de réunir des sources suffisamment nombreuses et fiables a dû en décourager
plus d’un. Nous le verrons ci-dessous, la tâche est en effet loin d’être facile, mais la
bibliographie explorée est suffisamment encourageante pour nous pousser à relever le défi.
Comme nous souhaitions proposer un travail d’historien tourné vers la mise en valeur du
patrimoine culturel bâti, il nous a semblé pertinent de nous pencher sur un travail de reconstitution
virtuelle. Bruno Dufour-Coppolani a montré la voie en 1994. Professeur d’Arts plastiques
et peintre de nombreux trompe-l’oeil à Saint-Lô 339 , il lui fut demandé à cette date de
redonner une vie à l’église Notre-Dame. Il accepta à la condition que la « toile tendue sur la
place et le visage d’une église soit l’occasion d’en pénétrer le cœur » 340 . De son travail il dit :
Tout fut mis en œuvre pour reconstituer le plus fidèlement possible, et à l’échelle exacte de l’édifice,
l’architectonique et les nomenclatures de la façade perdue, […] mais je souhaitais dépasser
le simple travail d’illusion, aussi ai-je proposé une suite qui prendrait à revers la représentation
servile et illusoire du trompe-l’œil. […]. Chaque fragment est devenu un lieu d’intervention pictural
répondant au désir double et contradictoire d’épouser et de réfuter le souvenir de la reconstitution.
J’ai ainsi pu opérer un difficile retour à la surface libre de contraintes mais chargé de mémoire 341 .
On lit ici nombre des interrogations qui nous animent dans notre projet. Tout tourne
autour de la reconstitution et de l’impossible réalité. Comment, faute de pouvoir reproduire
la réalité, de lutter contre le temps en somme, proposer d’aller au-delà de la réalité ? Et surtout
comment la transcender ? En sus de ces questions que l’on pourrait qualifier d’éthiques
ou de philosophiques sur la matière, Bruno Dufour-Coppolani qui est peintre, se pose des
questions qui sont relatives à l’échelle, à la matière, au support. Là encore, nous le rejoignons
dans ses questionnements, bien que le mode de représentation soit différent puisque la
reconstitution est pour nous immatérielle : ceci ne nous abstrait en rien de résoudre les
problèmes d’échelle ou de texture.
Un autre travail, dont il a été fait mention plus haut a permis d’engager une réflexion
sur le devenir de la mémoire de la ville de Saint-Lô. Il s’agit de la reconstitution virtuelle de
Saint-Lô avant-guerre par l’Association « Saint-Lô retrouvé ». Fédérant les générations autour
d’un projet utile à la cité, ce travail de très grande qualité, à la fois esthétiquement et historiquement,
n’écartant pas l’émotion, sans s’appesantir, est un exemple à suivre. Il s’adresse
à un public large sans sombrer dans la démagogie. Il est une chose que de rassembler des
personnes d’âges et de conditions différents autour d’un projet qui les intéresse, il en est
une autre que de remporter un succès populaire. L’expérience montre que les plus âgés,
peu enclins à l’admiration devant les nouvelles technologies manifestent leur émotion en
338. Martine Callias-Bey, « Les vitraux de la chapelle Saint-Thomas en l’église Notre-Dame de Saint-Lô
(Manche) », Mémoire de Maîtrise, dir. Louis Godrecki, Faculté des Lettres, Paris IV.
339. Le plus connu, réalisé en 1987 est celui qui habille le mur aveugle de 300 m 2 du bâtiment « Groupama ».
http//perso.orange. fr/dufour-coppolani/.
340. Philippe Bertin, Saint-Lô, Rennes, Éditions Ouest-france, 1998, p. 105.
341. http//perso.orange. fr/dufour-coppolani/.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
83

84
Fig. 14 : Mise en place des lais
(Source : Collection Bruno Dufour-Coppolani)
visionnant ce que nous nous risquons ici à appeler un documentaire, ce qui montre que le
message historique, relatif au vécu est bien passé et que le support ne prime pas.
La réalité virtuelle – laquelle, en l’occurrence, ne signifie que peu de choses pour ce
public en termes de technologie – s’en trouve du même coup presque réhabilitée. Cette
expérience fut menée à peu près dans le même temps qu’un autre projet de Bruno Dufour-
Coppolani dans le cadre plus large des villes de la reconstruction, dont on sait qu’elles continuent
de faire débat. Là aussi sont intervenues les technologies nouvelles – et l’IUT – puisqu’il
s’agissait de proposer une colorisation des façades d’avant-guerre, reconstituées, de la rue
Torteron et de la rue Havin par projection de motifs, soit huit séries thématiques, avec pour
objectif d’« inciter à la couleur et créer de « nouvelles sensations urbaines ».
Fig. 15 : Urbanités
(Source : http://urbanites.free.fr)
Ce fut un grand succès populaire qui réunit plusieurs milliers de personnes et qui semble
avoir permis d’entamer une réflexion, jusque-là refusée au nom de l’histoire de la ville, sur
la possibilité et la pertinence de rendre ce projet réel. Tout ceci réuni montre que d’une part
la ville reconstruite se cherche et se trouve une âme dans sa modernité, d’autre part que
son patrimoine est tout à fait intégré comme élément dynamisant du territoire.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

Dans la visite virtuelle du Saint-Lô d’avant-guerre, l’église Notre-Dame est bien évidemment
reconstituée, de fort belle manière, avec sa façade et ses deux flèches. Il ne s’agira pas
de répéter ce qui a déjà été fait mais de permettre au visiteur de pénétrer virtuellement
dans le lieu. Bien que nous ne puissions encore préjuger de rien, il apparaît raisonnable de
penser que la difficulté ne sera pas majeure quant à la reconstitution du corps du bâtiment.
D’une part, l’édifice en tant que tel est un atout considérable et d’autre part, les descriptions
qui en sont faites dans les documents-sources semblent suffisants pour une restitution précise
342 . Cette partie du travail représente l’étude, dont on pourrait dire qu’elle est devenue
« classique » dans la démarche de reconstitution virtuelle du patrimoine bâti. En revanche,
nous ambitionnons de nous engager sur deux pistes lesquelles poseront avec certitude des
difficultés. Nous souhaitons faire la part belle à la question de la lumière dans le travail de
reconstitution. Il faudra donc être en mesure de donner une idée la plus exacte possible de ce
que furent les vitraux aux différentes époques. Quelques vitraux subsistent mais, la majeure
partie, ayant subi les outrages du temps, a disparu.
Fig. 16 : Vitrail royal offert par Louis XI à Saint-Lô en 1470
(Source : Musée des Beaux-Arts de Saint-Lô)
Le travail de reconstitution sera très complexe car peu de traces conséquentes demeurent,
mais il nous engage sur la voie passionnante de la recherche de sources fragmentaires
lesquelles, une fois assemblées, recoupées, interprétées simuleront ce que fut un jour la réalité.
Les vitraux nous offriront, en outre, l’opportunité de réfléchir à la question de la restitution
virtuelle de la lumière naturelle – et divine ici – dans un édifice, à la suite du très beau
travail de Sophie Madeleine dans sa thèse. Cette préoccupation dans un édifice religieux
nous paraît d’une importance de tout premier ordre au moment de sa virtualisation, quand
on sait combien la lumière fut déterminante dans l’évolution des styles architecturaux. Nous
voudrions, en outre, nous pencher sur la question de la restitution sonore. Nous avons dit
précédemment combien il nous paraissait nécessaire de développer la dimension sensorielle
des restitutions virtuelles d’environnements historiques. De la même manière qu’on ne peut
s’interroger sur la restitution de l’architecture religieuse sans faire la part belle à la lumière,
il nous paraît indispensable de consacrer une partie de l’étude à l’acoustique, ce, d’autant
que l’église Notre-Dame possède des orgues.
Une fois le modèle conçu, le visiteur virtuel devra pouvoir accéder aux différentes parties
de l’édifice restituées dans l’état dans lequel elles se trouvaient juste avant les bombardements.
Toutefois, la reconstitution virtuelle permettant, comme dit plus haut, une superposition des
342. Toute la correspondance relative à l’entretien de l’église comme les devis qui l’accompagnent, archivés à
la Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine de Paris nous seront extrêmement précieux.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
85

86
éléments et une juxtaposition des styles, nous souhaitons également proposer de restituer
les différentes étapes de la construction de l’édifice, dans la mesure où elles nous sont indiquées
par les sources. Ce sera en particulier le cas pour les vitraux puisque ceux-ci ont subi
des évolutions nombreuses, et que la période de l’immédiat avant-guerre n’est pas, et de
loin, la plus intéressante. Lesdites sources doivent être mises à disposition du visiteur par
un simple clic de souris, au moins pour une partie. Ce sont elles qui sont à la base de toute
l’étude et leur exposition donne tout son crédit au travail engagé, en même temps que, dans
un souci pédagogique, elles offrent un accès facile à la méthodologie. Rendues accessibles de
manière pertinente, elles doivent pouvoir aider à la composition de dossiers pédagogiques
à destination des enseignants d’histoire et des élèves (des niveaux primaire, collège et lycée).
Nous n’oublions pas que ces mêmes sources, ainsi que la reconstitution virtuelle – n’ont pas
pour seul objectif d’être mises à disposition du grand public. Elles doivent aussi apporter
leur pierre à l’édifice de la recherche en matière de mise en valeur du patrimoine bâti par
la réalité virtuelle, en faisant ainsi honneur à notre équipe d’accueil.
Ce que nous savons de l’église Notre-Dame sur le plan architectural nous est essentiellement
livré par l’édifice lui-même. Le bâtiment a beaucoup souffert pendant la guerre,
et nous l’avons évoqué ci-dessus, mais la structure même du bâtiment a été conservée.
Fig. 17 : Plan de 1944
(Source : Gabrielle Thibout)
La destruction de l’église représente incontestablement une perte considérable. La portée
symbolique en est énorme. Outre l’édifice, ce sont les sources qui l’évoquent qui sont
perdues. Les publications, relativement nombreuses au demeurant, semblent abonder de
dates et d’anecdotes précises. En réalité, les unes citent les autres, faute d’avoir eu accès aux
sources, dont il ne reste presque rien. Un rapport de la Société d’Archéologie et d’Histoire
naturelle du département de la Manche, reprenant ses activités dans les ruines à partir du
mois d’octobre 1944, note dans un procès-verbal de séance :
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

L’abbé Jacqueline rapporte la destruction des archives de la fabrique de Notre-Dame de Saint-
Lô qui ne comportaient pas moins de 250 liasses. Les documents les plus anciens dataient du
XIVe siècle.
On parle moins de l’incendie qui a totalement ravagé le bâtiment qui abritait les archives
du département depuis 1845. Pour l’historiographie pourtant, les 85 000 liasses qui ont brûlé
ont emporté à jamais l’essentiel de la vie passée de Saint-Lô et du département de la Manche
et bien au-delà 343 . Certes, la destruction d’un bâtiment est plus spectaculaire que la perte de
ce qu’il abritait mais quels que soient les efforts fournis, il ne sera jamais possible de pallier
ces manques.
Ce qui nous reste en est d’autant plus précieux. À ce titre, la mémoire vivante que représente
la génération qui a connu le Saint-Lô d’avant-guerre est essentielle et doit être interrogée,
comme une source de première main, avant que le temps ne fasse de nouveau son
œuvre. L’expérience de « Saint-Lô Retrouvé » en est la meilleure preuve. Par ailleurs, toutes
les archives, relevés, rapports, correspondances centralisés dans les services parisiens des
monuments historiques 344 , permettent aujourd’hui de retrouver une partie de la mémoire
d’un territoire. Enfin, l’imprimerie a permis la diffusion des écrits au-delà du territoire saintlois.
Comme dans tout travail de recherche, la première tâche est de faire l’inventaire des
sources. C’est sur cette base que nous pouvons aujourd’hui travailler. Il faut distinguer nettement
deux temps consacrés à la collecte des sources. Pour cette étude préparatoire, un
premier état a été dressé. La documentation réunie a permis, d’une part, de rédiger le présent
texte, d’autre part, et dans un deuxième temps, elle devra être complétée sur la base des
pistes nouvelles qu’elle laisse envisager et des découvertes que nous ferons.
L’édifice, tel qu’il est conservé, tel qu’il fut restauré, est une source essentielle de savoir,
avantageusement complétée par les plans de la reconstruction. Ces derniers sont conservés
à la Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine à Paris 345 . La partie iconographique est
conséquente. Avant guerre, des tableaux furent peints par nombre d’artistes, dont un illustre,
Camille Corot, qui peignit en 1833 une Vue générale de Saint-Lô 346 . Beaucoup de lithogravures
et de dessins furent réalisés par Pierre-Désiré Levavasseur (1810-1900).
Conservée au musée, la collection périt en 1944 mais par chance des cartes postales
reproduisant ses vues de Saint-Lô avaient été éditées au début du siècle. Ces cartes postales,
dont certaines ont été reproduites dans le texte, et qui semblent si anodines lorsque nous
nous promenons sont aujourd’hui des images très précieuses pour l’historien. En effet, avec
le XX e siècle commença la diffusion de la photographie et les clichés pris à Saint-Lô furent
nombreux et par la grâce du courrier postal, et de l’esprit conservateur de leurs destinataires,
demeurèrent. Évidemment, beaucoup donnent une vue d’ensemble, magnifiant la domination
des flèches de Notre-Dame sur la ville. Néanmoins, et fort heureusement, quelques-unes
d’entre elles nous sont parvenues, qui montrent l’intérieur de l’édifice. Bien qu’en noir et
blanc, ces sources nous seront fort utiles. De surcroît, elles offrent un rendu plus proche de la
réalité que nombre de dessins. Les photographies des ruines sont elles aussi des sources sur
lesquelles nous devons nous attarder. Si toutes donnent l’impression de se ressembler et
qu’elles montrent les malheureux restes d’un édifice enfoui sous les gravats, il n’en demeure
343. La série H recensait « le plus beau fonds d’abbayes de toute la France, fonds absolument incomparable
par le nombre des documents et par la renommée de ses établissements monastiques dont les biens
s’étendaient souvent en Angleterre, et dans les îles anglo-normandes, voire en Bretagne et en Italie » cité
par Maurice Lantier, Saint-Lô au Bûcher : le martyre d’une cité de Basse-Normandie pendant la seconde
guerre mondiale, juin-juillet 1944, Saint-Lô, Association Saint-Lô 44, p. 161.
344. Séries 82/50/2016, 82/50/2017.
345. Séries 82/50/1017, 82/50/1018. 82/50/2016,82/50/2017.
346. Tableau conservé au musée du Louvre à Paris.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
87

88
pas moins que les différents angles de prise de vue mettent au jour des détails riches
d’enseignements.
Les ressources textuelles sont de nature différente. Des textes anciens demeurent, dont
certains ont été répertoriés voire exploités pour des recherches 347 . Nous n’avons pour l’heure
pas encore entamé ce travail de collectes de sources anciennes, passionnant, mais qui ne
trouvait pas d’utilité particulière dans cette phase de recherche. Les textes anciens auxquels
nous avons eu accès sont pour l’instant ceux qui ont été utilisés par d’autres dans leurs travaux.
Là encore il faut différencier entre eux. Pour les publications d’avant-guerre, nous disposons
pour l’essentiel de trois ouvrages de grande importance. Celui de René Toustain de
Billy dont l’ouvrage Mémoire de l’Histoire du Cotentin et de ses villes, ne fut publié qu’en
1912, par la Société d’Archéologie et d’Histoire naturelle de la Manche, dans une version
revue et annotée. Cet opus est pour nous très important à plus d’un titre. En premier lieu,
rédigé au XVIIIe siècle, le texte comporte moult détails et anecdotes dont nous ne conservons
plus la trace par ailleurs, permettant d’aller au-delà du simple relevé chronologique :
Ce que je dis ici avoit été ignoré de tous les Cotentinois jusqu’à nos jours ; mais en 1677, Messire
Jacques de Matignon, évèque de Condom, passant par Tulle, le jour que l’on faisoit en cette
ville une fête de cette sainte relique de saint Lo, et trouvant, (par tous) les renseignements possibles,
que c’étoient celles du saint évèque de Coutances qui y avoient été transférées au IXe siècle,
comme en un lieu éloigné des incursions des infidèles, il fit tant auprès de Messire Jules Mascaron,
alors évèque de Tulle, qu’il en obtint une partie, ce furent trois os, la première vertèbre du
col, que les anatomistes appellent l’atlas, et les deux palettes des genoux ; et, comme ce prélat
est né en la ville de Saint-Lo, et que feue Madame la douairière de Matignon y demeuroit au
temps dont nous parlons, il résolut d’en faire présent à cette église de Saint-Lo. Il fit donc enchasser
ces reliques dans un beau buste d’argent, et les envoya en notre ville.
Le lundi de la Pentecôte 22e mai 1679, fut choisi pour la cérémonie de cette translation solennelle.
Les seigneurs évèques de Bayeux et de Coutances y ayant été invités et s’y étant rendus, on
fut les quérir en l’église de l’Abbaye, où elles avoient été déposées, et les apporta-t-on processionnellement
en l’église Notre-Dame.
La chasse était portée par deux prètres vètus en diacres, sur une espèce de civière richement
ornée, précédée de plus de cent ecclésiastiques en échappes, avec une excellente musique suivie
des deux prélats, dont celui de Bayeux étoit à la droite, de Madame la douairière de Matignon,
des officiers de la ville ensuite, et d’un nombre innombrable de peuple de toutes sortes de qualités,
venus à cette fète de plus de dix lieues à la ronde. Les poëtes de la ville firent plusieurs
sortes de vers latins et françois sur ce sujet qui furent imprimés 348 .
Le récit de Toustain de Billy permet d’avoir accès à un texte qui va bien au-delà de la chronologie.
En second lieu, il cite abondamment des sources anciennes qui viennent attester
ses propos. En troisième lieu, quelques documents iconographiques viennent étayer le texte.
Enfin, les notes apportent un éclairage d’un très grand intérêt.
C’est ensuite le livre du chanoine Houël, Histoire de la ville de Saint-Lô, publié en 1825
et réédité en 1992, lui aussi fort instructif. Le caractère polémique de ses propos, donnant
certes un ton amusant à la lecture, l’empêche toutefois souvent de citer des sources, des noms,
des références qui seraient fort utiles à l’historien, pour recouper les données. Ne nous restent
347. Ceux retrouvés par Élisabeth Callias-Bey pour son travail sur les vitraux de Notre-Dame dans des livres de
compte par exemple.
348. Extrait du récit de la cérémonie de remise des reliques de saint Lo à l’église Notre-Dame ; des notes en
fin de volume apportent des précisions et des variantes, in René Toustain de Billy, Mémoires sur l’histoire
du Cotentin et de ses villes : villes de Saint-Lô et Carentan, Société d’archéologie et d’histoire naturelle
du département de la Manche, 1912, p. 151-152.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

alors que des assertions ou au contraire des dénégations, l’objectif du chanoine étant toujours
d’échapper au devoir de justification :
Cette (démonstration du fait que la ville conserva longtemps le nom de Sainte-Croix après
l’érection de la chapelle) dissertation est EMMINEMMENT utile ; pour effacer les impressions
DANGEREUSES qu’auraient pu jeter dans les esprits les PERNICIEUSES suggestions du curé
de Maneval, qui a eu la TEMERITE de prétendre qu’elle fut toujours appelée Saint-Lo ; mais
nous possédons des témoins irréfragables pour confondre ces impostures ; ils serviront encore
à prouver aux plus incrédules, que nous n’admettrons rien sans preuves, et que quand nous
disons quelque chose entre Normands, nos paroles sont ce qu’il y a de plus certain, dans le
monde moral, et particulièrement dans une histoire qui nous a coûté tant de veilles, de papier
et d’huile ; ce n’est que d’après un mûr examen que nous nous sommes permis les plus légères
assertions ; je désire vivement que ce principe soit reconnu dès le début, parce que j’éviterai à
l’avenir beaucoup de justifications : je me permettrai même peu de renvois et de notes, qui,
tournant au profit des éditeurs, prouvent moins l’érudition chez ceux qui les rédigent que le
désir d’en montrer et de grossir inutilement le volume 349 .
C’est enfin l’œuvre de l’Abbé Bernard 350 , écrit en 1884. Il a bien failli ne jamais parvenir
jusqu’à nous : conservé aux Archives départementales de la Manche, le manuscrit original,
Notes historiques sur le département de la Manche, a brûlé avec le reste dans la nuit du 6
juin 1944. Sa trace fut sauvée par la Société d’Archéologie et d’Histoire naturelle de la Manche
qui avait envisagé de le publier dans son intégralité, et avait de ce fait procédé à l’écriture
d’une version dactylographiée. Par chance, la partie consacrée au canton de Saint-Lô avait
été intégralement réalisée. Et cette copie fut retrouvée par l’abbé Jacqueline dans les ruines
de la maison occupée par l’abbé Frémy. À la suite des deux autres, il vient donc nous rapporter
une histoire de Saint-Lô. Il appuie pour beaucoup son propos sur les études précédentes.
C’est donc un état de l’art qui a permis de poser le sujet et de rendre crédible et souhaitable
sa réalisation. Fort heureusement, les sources anciennes ne se limitent pas à ces trois
ouvrages. D’autres publications, comme celle de Gabrielle Thibout, L’église Notre-Dame de
Saint-Lô, ses campagnes de construction 351 , si elles sont postérieures aux bombardements
s’appuient sur des sources exploitées avant les bombardements :
La plupart des renseignements contenus dans cette étude ont été fournis par des textes conservés,
jadis, aux Archives départementales de la Manche, en particulier dans les séries G (Archives
de la fabrique », H (6 liasses sur Notre-Dame dans le fonds de l’abbaye de Sainte-Croix) et B
(baillage de Saint-Lô, que j’avais consultées avant 1944. Elles ont été brûlées en juin 194, mais
avaient été heureusement publiées en partie dans des ouvrages de la fin du XIXe siècle ou du
début du XXe siècle 352 .
Le discours est clair, des sources parcellaires existent et sont recensées, ce qui est rassurant.
Mais il faut bien se convaincre que pour le sujet qui nous préoccupe, dans son détail, et
là réside l’essentiel, la bibliographie reste à établir. C’est presque pierre à pierre qu’il nous faudra
reconstruire cet édifice millénaire. À cet égard nous avons étudié avec une attention toute
particulière, et force admiration, la démarche de Martine Callias-Bey dans ses différents écrits
sur les vitraux, et plus particulièrement le dernier livre paru, Les vitraux de Basse-Normandie 353 .
349. Ibid., p. 13-14.
350. Voir bibliographie.
351. Voir bibliographie.
352. La thèse de Gabrielle Thibout, L’architecture religieuse flamboyante dans l’ancien diocèse de Coutances,
Paris, 1935 ainsi que ses notes de travail et dépouillements sont conservée aux Archives départementales
de la Manche, séries 6J 11/1 à 6J11/6.
353. Martine Callias-Bey, Les vitraux de Basse-Normandie, Rennes, PUR, 2006, 255 pages.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
89

90
Son état de l’art du vitrail nous donne des pistes sérieuses pour notre travail et montre, pour
qui aurait encore besoin de s’en convaincre que la recherche est un véritable jeu de piste.
Peut-on imaginer que reprennent virtuellement vie ces vitraux disparus à l’issue de notre
reconstitution ?
Jean Lafond et d’autres auteurs nous permettent de retrouver leur trace. Ainsi la façade occidentale
a-t-elle perdu son décor d’architecture sur fond bleu, des anges à longues robes et ailes
roses, un Christ glorieux sortant du tombeau, auréolé de rayons et vêtu de blanc, déjà remplacés
par du verre blanc lors de la campagne de restauration des années 1930-1940. Les baies du bascôté
sud contenaient d’autres fragments non retrouvés, comme une tête de moine, une sainte
auréolée, Moïse tenait les Tables de la loi. Le vitrail royal était surmonté en 1845 d’un vitrail circulaire
du XIII e siècle représentant l’Annonciation, provenant probablement de l’ancien chœur.
Les fenêtres de la chapelle du Rosaire affichaient en 1837 des armes des familles bienfaitrices de
l’église : les Boucart, les Talvende, les Pontbellenger, les Saint-Germain Grosparmy. Une verrière
signée de Claudius Lavergne remplaça en 1869 dans le déambulatoire nord du chœur, un vitrail
orné des armes des familles d’Allix et du Molay. […] 354 .
On mesure l’ampleur de la tâche. Cependant, en qualité d’historienne, nous l’envisageons
avec un plaisir non dissimulé.
Conclusion
Au moment d’achever cette étude, et d’en dresser un bilan, nous souhaitons d’emblée
dire combien cette expérience fut pour nous importante et riche d’enseignements. Le choix
du sujet s’imposa rapidement, et jamais ne fut remis en question par la démonstration. Au
fur et à mesure que le projet avançait, il nous apparaissait de plus en plus clairement, au
contraire, que la question patrimoniale devait être abordée selon une perspective nouvelle,
celle de sa mise en valeur par la réalité virtuelle. Il ne s’agit bien évidemment pas de faire
table rase du passé, démarche qui serait un non-sens, compte-tenu du thème étudié. En
outre, les lectures nombreuses que nous avons pu faire nous ont permis de faire progresser
le raisonnement. Pourtant, la bibliographie réunie montre que ce champ d’étude est à ce
jour complètement inexploré, alors même que la réalité virtuelle est déjà un outil de travail
utilisé par la recherche et par la muséographie. L’ambition que nous nourrissons est de proposer
quelques pistes de réflexion méthodologique sur cette question.
Logiquement, semble-t-il, nous avons commencé les lectures par des ouvrages généraux
sur le patrimoine, son histoire, ses politiques, également ses enjeux et ses dérives, lesquels
sont souvent étudiés dans un même opus. Les historiens qui se sont penchés sur la
question patrimoniale nous ont beaucoup aidée à construire notre raisonnement. Dans la
grande majorité des cas, il apparaît sous leur plume que le patrimoine est avant tout une
question liée à la mémoire et que toute tentative de passage à une mémoire collective, partagée
par le plus grand nombre, porte les germes d’une dénaturation de son sens premier.
Avec tout le respect que nous devons à ces grands noms de la science historique, il nous
semble que cette vision de l’histoire doit aujourd’hui être remise en question. En effet, lorsque
nous abordons la question de la culture en France, le constat d’échec est criant. La démocratisation
de la culture est, certes, quantitativement, et sur le plan de l’offre, en constant
progrès, mais les études plus fines affichent toujours des disparités très fortes entre la masse
et l’élite. Nous en restons aujourd’hui au stade du vœu pieux.
354. Martine Callias-Bey, Les verrières anciennes de Notre-Dame de Saint-Lô, Actes du colloque « La Normandie
au XV e siècle, Art et Histoire », Saint-Lô, 2-5 décembre 1998, Saint-Lô, Archives départementales, p. 264.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

Alors que le patrimoine est entré de plein fouet dans la vie culturelle des Français, en
témoigne le succès important des Journées du Patrimoine, il faut s’interroger sur le sens à
donner à ce phénomène nouveau. Doit-on déplorer l’appropriation par le peuple de sa propre
histoire ? Doit-on abandonner l’écriture de l’histoire à l’industrie touristique ? La vérité se
situe certainement entre les deux. Et dans ce cadre, l’historien est condamné à jouer un rôle
prépondérant. Les expériences menées dans des laboratoires, par des équipes d’archéologues
et d’historiens de l’Antiquité, ou plus modestement par une association comme « Saint-
Lô Retrouvé », montrent que loin des dérives promises par une pensée conservatrice, non
seulement l’outil technologique permet à la science d’avancer mais il offre une histoire rigoureuse
et accessible à un public large et captivé. Plus que jamais, il est nécessaire de déployer
notre énergie à convaincre les plus réticents du bien-fondé de la démarche, pour faire entrer
la réalité virtuelle dans le champ des sciences humaines et sociales. Pour remporter le pari,
la seule maîtrise de son sujet et de la notion de patrimoine par l’historien ne sauraient suffire
à répondre aux enjeux actuels. Il est indispensable d’étendre l’étude à la question de
l’approche des publics et de la médiation culturelle. C’est à ce seul prix que nous pensons
pouvoir concilier des enjeux scientifiques et culturels.
Fortement convaincue que l’église Notre-Dame de Saint-Lô s’inscrit pleinement dans
ce cadre, c’est une nouvelle étape qui s’ouvre devant nous. Il nous faut maintenant nous
confronter à la réalisation de la reconstitution virtuelle du bâtiment, dans son état d’avantguerre.
Bien que l’édifice soit debout, reconstruit et fonctionnel, la tâche n’est pas simple.
La reconstruction s’est faite sur les ruines laissées par les bombardements et avec une physionomie
nouvelle. Au-delà de la volonté de marquer l’église du sceau de la mémoire, les
raisons tiennent essentiellement au coût qu’une reconstruction totale aurait impliqué, dans
une situation d’urgence et de détresse généralisée, et à la disparition des archives qui auraient
présidé aux travaux. En regard de ces trois points, notre travail de reconstitution virtuelle
semble pouvoir prétendre être une réponse appropriée aux besoins nouveaux générés par
la volonté de mise en valeur du patrimoine.
Compte-tenu de l’accueil très positif qui a été réservé au projet, à la suite de celui réalisé
par « Saint-Lô Retrouvé », nous ferons tout pour être à la hauteur de l’ambition. Il peut paraître
déplacé de commencer par préciser que la question des coûts n’est pas un problème
qui se pose à nous. La reconstitution virtuelle ne coûte qu’en temps et en énergie. Quant
à la borne interactive, sa mise en place est d’ores et déjà actée, si la qualité du travail le
justifie. Ce premier écueil, dont on a vu qu’il pouvait être diriment dans de nombreux cas
est ici écarté. Reste la question majeure des sources. C’est par elles que tout commence et
elles sont le socle de la crédibilité de la démonstration. Or, comme nous l’avons développé
dans le corps du texte, avec leur disparition, c’est la mémoire de l’église qui s’est envolée,
pour l’essentiel.
On a vu que les campagnes de construction et de restauration furent nombreuses et
étalées dans le temps, ce qui complique encore la tâche de restituer un style daté. À cet
égard, le XIXe siècle est pour nous d’un grand secours, puisqu’avec la création du Service des
Monuments historiques, on bénéficie d’une source fiable et documentée sur le bâti religieux,
au titre de l’inventaire. Pourtant, il est aussi le siècle de restaurations pas toujours de très
bon aloi et qui ont aussi fait perdre la trace de temps plus reculés. Nous avons conscience
de la difficulté que nous aurons à rassembler les documents qui permettront une reconstitution
fidèle de l’église dans son état d’avant-guerre. C’est un travail par touches qu’il faut
entamer et, ainsi que nous l’avons dit, pour y parvenir, nous emboîtons le pas de Martine
Callias-Bey pour ses études sur les vitraux.
Si nous attachons tant d’importance à son travail, c’est d’une part que ses pistes de
recherches pour les vitraux de Notre-Dame sont extensibles au reste de l’édifice ; d’autre
part parce que l’étude des vitraux en tant que telle constituera une des étapes essentielles
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
91

92
de la restitution de l’église. Il serait très intéressant de pouvoir faire aboutir le travail qu’elle
a entamé dans son mémoire de maîtrise et de redonner une vie aux vitraux disparus. Outre
l’aspect esthétique qui n’est une préoccupation majeure que dans la limite où il vient donner
du sens au bâti, on mesurerait par la même toute l’importance de l’apport de la réalité
virtuelle pour la science historique. Nous aimerions également par notre travail ouvrir des
pistes novatrices touchant à la restitution de l’ambiance sonore. La réussite de ce chantier
ouvrirait des perspectives passionnantes en terme d’interactivité, permettant une étude riche
notamment sur les orgues de Notre-Dame. La difficulté sera d’une autre nature, et plus
grande encore, que pour les vitraux, puisque l’acoustique est une science dure, à laquelle
nous n’entendons rien à ce jour.
Si la constitution d’un dossier scientifique solide et crédible s’appuie pour l’essentiel sur
les qualités de patience et de persévérance, voire d’opiniâtreté, de l’historien, ce n’est que
par un travail d’équipe, en interdisciplinarité que nous parviendrons à nos fins de reconstitution
virtuelle. Nous mesurons déjà l’ampleur de la tâche et comptons nous appuyer sur
l’efficacité des méthodes et sur les conseils avisés de ceux qui montrent la voie de l’usage de
la réalité virtuelle, à des fins de restitution historique et de partage du savoir. Nous mesurons
ainsi la chance que nous avons d’avoir été si bien accueillie au sein de l’équipe du « Plan de
Rome ». Nous souhaitons, par nos efforts, contribuer à promouvoir l’outil de la réalité virtuelle,
et ainsi apporter notre modeste pierre à l’édifice de la recherche dans ce domaine.
Bibliographie
Abbé BERNARD, Histoire de la ville de Saint-Lô et de ses environs, Saint-Lô, Éditions R. Jacqueline, 1953,
120 pages.
Abbé DELAUNEY, « Notice sur l’église Notre-Dame de Saint-Lô », in Notices, mémoires et documents de
la Société d’agriculture et d’histoire naturelle de la Manche, Tome 2, Saint-Lô, Impr. d’Élie Fils, 1864,
p. 59-147.
AMIROU Rachid, Imaginaire du tourisme culturel, Paris, PUF, 2000, 155 pages.
ANDRIEUX Jean-Yves, Patrimoine et Histoire, Paris, Belin, 1997, 283 pages.
ARENDT Hannah, Condition de l’Homme moderne, Paris, Pocket, 1994, 406 pages.
ARENDT Hannah, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1989, 380 pages.
AUDRERIE Dominique, La protection du patrimoine culturel dans les pays francophones, Universités
francophones, Savoir Plus Universités, 2000, 114 pages.
L’avenir des musées, Actes du colloque au musée du Louvre, 23-25 mars Paris, Réunion des musées
nationaux, 2000, 539 pages.
BABELON Jean-Pierre et CHASTEL André, La notion de patrimoine, Paris, Liana Lévi, 1994, 141 pages.
BARBIER Frédéric, Histoire des médias : de Diderot à Internet, Paris, Armand Colin, 2000, 351 pages.
BARTHES Roland, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957 (rééd. 1970), 233 pages.
La Bataille de Saint-Lô (7-19 juillet 1944), Traduction des documents de la Division historique du
département de la guerre américain, Saint-Lô, Éditions R. Jacqueline, 1951, 200 pages.
BÉGHAIN Patrice, Le patrimoine : culture et lien social, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, 115 pages.
BENJAMIN Walter, Le langage et la culture, Paris, Denoël, 1971, 181 pages.
BERCÉ Françoise, La correspondance Mérimée – Viollet-le-Duc, Paris, Éditions du CHTS, 2001, 301 pages.
BERCÉ Françoise, Des monuments historiques au patrimoine du XVIIIe siècle à nos jours ou les égarements
du cœur et de l’esprit, Paris, Flammarion, 2000, 225 pages.
BERTIN Philippe, Saint-Lô, Rennes, Éditions Ouest-France, 1998, 137 pages.
BOURDIN Alain, Le patrimoine réinventé, Paris, PUF, 1984, 239 pages.
CADOZ Claude, Les réalités virtuelles : un exposé pour comprendre, un essai pour réfléchir, Paris, Flammarion,
1994, 125 pages.
CAILLET Élisabeth, À l’approche du musée, la médiation culturelle, Lyon, PUL, 1995, 306 pages.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

CAILLET Élisabeth et COPPEY Odile, Stratégies pour l’action culturelle, Paris Budapest Torino, L’Harmattan,
2003, 126 pages.
CALLIAS-BEY Martine, Les verrières anciennes de Notre-Dame de Saint-Lô, Actes du colloque «La Normandie
au XVe siècle, Art et Histoire », Saint-Lô, 2-5 décembre 1998, Saint-Lô, Archives départementales,
p. 259-267.
CALLIAS-BEY Martine, « Les vitraux de Notre-Dame de Saint-Lô », Art de Basse-Normandie, n° 62, Caen,
1974, p. 24-27.
CERTEAU Michel de, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, 358 pages.
CHOAY Françoise, L’allégorie du patrimoine, Paris, Éditions du Seuil, 1992, rééd. 1999, 271 pages.
CITRON Suzanne, Enseigner l’histoire aujourd’hui : la mémoire perdue et retrouvée, Paris, Les Éditions
ouvrières, 159 pages.
CRUBELLIER Maurice, Histoire culturelle de la France (XIXe-XXe ), Paris, Armand Colin, 1974, 454 pages.
DEBORD Guy, La société du spectacle, Paris, Folio, 3e éd., 1992, 209 pages.
DEBRAY Régis, Vie et mort de l’image, Une histoire du regard en Occident, Paris, Gallimard, 1992, 412 pages.
DONNAT Olivier, Les dépenses des ménages, Ministère de la culture et de la communication, La Documentation
française, Paris, La Découverte, 1989, 75 pages.
DONNAT Olivier et COGNEAU Denis, Les pratiques culturelles des Français: 1973-1989, Ministère de la culture
et de la communication, La Documentation Française, Paris, La Découverte, 1992, 285 pages.
DONNAT Olivier, Regards croisés sur les pratiques culturelles, Ministère de la culture et de la communication,
La Documentation Française, Paris, La Découverte, 2003, 348 pages.
DONNAT Olivier, Les Français face à la culture : de l’exclusion à l’éclectisme, Paris, La Découverte, 1994,
368 pages.
DONNAT Olivier et TOLILA Paul (dir.), Les publics de la culture, Paris, Presses de Sciences Po, 2003,
393 pages.
DUBY Georges, Le temps des cathédrales, l’art et la cité (980-1420), Paris, Gallimard, 1976, 379 pages.
DUMOULIN Olivier, Le rôle social de l’historien, de la chaire au prétoire, Paris, Albin Michel, 2003,
350 pages.
FEENBERG Andrew, (Re)penser la technique, vers une technologie démocratique, Paris, La Découverte,
2004, 230 pages.
FERRO Marc, Cinéma et histoire, Paris, Folio Histoire, édition refondue 1993, 1977, 264 pages.
FLEURY Philippe (dir.), La Rome antique : plan relief et reconstitution virtuelle, Caen, PUC, 205,
267 pages.
FLÉCHY Patrice, L’imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, 2001, 272 pages.
FOURNÉE Jean, « Notre-Dame en Basse-Normandie : la vie de la Vierge, étude iconologique », Art de
Basse-Normandie, n° 99, Caen, 1990, 127 pages.
FRISON Daniel (dir.), Médias et technologies : l’exemple des États-Unis, Paris, Ellipses Marketing, 2001,
223 pages.
FROIDEVAUX Yves-Marie, « La restauration de l’église Notre-Dame de Saint-Lô », in Art de Basse-
Normandie, n° 62, Caen, 1974, p. 29-32.
FUCHS Philippe, Le traité de réalité virtuelle, vol. 4, « Les applications de la réalité virtuelle », Paris,
Presses de l’École des Mines, 2006, 290 pages.
GAREL-LUCAS Nicole, Enseigner l’histoire dans le secondaire, Manuels et enseignements depuis 1902,
Rennes, PUR, 2001, 319 pages.
GELIN Rodolphe, Comment la réalité peut-elle être virtuelle ?, Paris, Éditions Le Pommier, 2006,
63 pages.
GERVEREAU Laurent, Histoire du visuel au XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2003, 544 pages.
GERVEREAU Laurent, Vous avez dit musées ? Tout savoir sur la crise culturelle, Paris, CNRS Éditions, 2006,
130 pages.
GERVILLE Charles de, Voyage archéologique dans la Manche (1818-1820), Tome 2, Arrondissement de
Saint-Lô, Société d’Archéologie et d’Histoire de la Manche, Saint-Lô, 2000, 422 pages.
GOLVIN Jean-Claude, L’Antiquité retrouvée, 2e éd., Paris, Errance, 2005, 189 pages.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
93

94
GOLVIN Jean-Claude, L’image de restitution et la restitution de l’image, cours de DPEA «Culture numérique
et patrimoine architectural »,http://www.map.archi.fr/cycle3/DPEA_MCAN/supportsCours/JCG2.pdf
GRANGE Daniel J. et POULOT Dominique (dir.), L’esprit des lieux : le patrimoine et la cité, Colloque international,
Conservatoire d’Art et d’Histoire d’Annecy, Grenoble, PUG, 1997, 476 pages.
GREFFE Xavier, La gestion du patrimoine culturel, Paris, Éditions Anthropos, 1999, 253 pages.
HOUËL Chanoine, Histoire de la ville de Saint-Lô, Paris, Res Universis, 1992, 256 pages.
JADÉ Mariannick, Patrimoine immatériel, perspectives d’interprétation du concept de patrimoine, Paris,
L’Harmattan, 2006, 277 pages.
KREBS Anna et MARESCA Bruno, Le renouveau des musées, La Documentation Française, mars 2005,
n° 910, 120 pages.
JOLIVALT Bernard, La réalité virtuelle, Paris, PUF, 1996, 123 pages.
JOLIVET Isabelle, Éric Martin, Saint-Lô court sur un siècle, Ballade en clichés, Guilberville, Le cyprès penché,
2001, 219 pages.
LANTIER Maurice, Saint-Lô au bûcher : le martyre d’une cité de Basse-Normandie pendant la seconde
guerre mondiale, juin-juillet 1944, Saint-Lô, Association Saint-Lô 44, 1994, 270 pages.
LASCHChristopher, Culture de masse ou culture populaire ?, Paris, Climats, 2003, 80 pages.
Dr LE CLERC, « Notre-Dame de Saint-Lô », in Notices, mémoires et documents de la Société d’archéologie
et d’histoire naturelle de la Manche, Tome 43, 1931.
MADELEINE Sophie, Le complexe pompéien du Champ de Mars, une ville dans la Ville : reconstitution virtuelle
d’un théâtre et à portique au IVe siècle après J.-C., Thèse de doctorat, 4 vol., 2006, 637 pages.
MALRAUX André, Le musée imaginaire, Paris, Gallimard, rééd. 1996, 1947, 285 pages.
MARCOIN-DUBOIS Danielle et PARSIS-BARNUBÉ Odile, Textes et lieux historiques à l’école, Paris, Bertrand-
Lacoste, 1998, 159 pages.
MINUTI Rolando, Internet et le métier d’historien : réflexion sur les incertitudes d’une mutation, Paris,
PUF, 2002, 146 pages.
MOUCHTOURIS Antigone, Sociologie du public dans le champ culturel et artistique, Paris, L’Harmattan,
2003, 130 pages.
MOUCHTOURIS Antigone, Sociologie du temps libre, Paris, L’Harmattan, 2003, 130 pages.
NORA Pierre, Science et conscience du patrimoine (dir.), Entretiens du patrimoine, Théâtre national de
Chaillot, Paris, 28-30 novembre 1994, Paris, Éditions du patrimoine, 407 pages.
NORA Pierre (dir.), Les lieux de mémoire, 3 volumes,1 – La République, 2 – La Nation, 3 – Les France,
Paris, Gallimard, 1997, 4751 pages.
ORIGET DU CLUZEAU Claude, Le tourisme culturel, 3e éd., Paris, PUF, 2005, 125 pages.
PATIN Valéry, Tourisme et patrimoine, Paris, La Documentation Française, 2005,
Pays d’Art et d’Histoire et Pôles d’Économie du Patrimoine, DATAR, Paris, La Documentation française,
1999, 184 pages.
POIRRIER Philippe, L’État et la culture en France au XXe siècle, Paris, Le Livre de Poche, 2006, 258 pages.
POIRRIER Philippe et VALEDELORGE Loïc (dir.), Pour une histoire des politiques du patrimoine, Paris, La
Documentation française, 2003, 615 pages.
POULOT Dominique (dir.), Patrimoine et modernité, Paris, L’Harmattan, 1997, 311 pages.
POULOT Dominique, Patrimoine et musées : l’institution de la culture, Paris, Hachette, 2001, 223 pages.
POULOT Dominique, Musée et muséologie, Paris, Éditions La Découverte, 2005, 122 pages.
QUÉAU Philippe, Le virtuel, vertu et vertiges, Paris, Édition Champ Vallon, INA, 1993, 215 pages.
RECHT Roland, Le croire et le voir, l’art des cathédrales (XIIe-XVe ), Paris, Gallimard, 1999, 446 pages.
RAMONET Ignacio, La tyrannie de la communication, Paris, Gallimard, 2001, 290 pages.
Renaissance et reconstruction de Saint-Lô (1944-1964), Université Inter-Âges, Tome 2, 2000, 319 pages.
RIEGL Aloïs, Le culte moderne des monuments : son essence et sa genèse, Paris, Éditions du Seuil,
1984, 122 pages.
RIOUX Jean-Pierre et SIRINELLI François (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Éditions du Seuil, 1997,
455 pages.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p. 1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf

RIOUX Jean-Pierre et SIRINELLI François (dir.), Histoire culturelle de la France, Tome 4, « Le temps des
masses, le vingtième siècle », Paris, Éditions du Seuil, 1998, 403 pages.
RIOUX Jean-Pierre et SIRINELLI François (dir.), La culture de masse en France : de la Belle Époque à
aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002, 461 pages.
SAUVAGEOT Anne, L’épreuve des sens : de l’action sociale à la réalité virtuelle, Paris, PUF, 2003, 291 pages.
SCHAEFFER Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?, Paris, Éditions du Seuil, 346 pages.
TEBOUL René, Culture et loisirs dans la société du temps libre, Paris, L’Aube, 2004, 208 pages.
TEBOUL René, Les mutations technologiques, institutionnelles et sociales dans l’économie de la culture,
Paris, L’Harmattan, 2004, 290 pages.
THIBOUT Gabrielle, « L’église Notre-Dame de Saint-Lô, ses campagnes de construction », Congrès
archéologique, Cotentin-Avranchin, Paris, Société Française d’Archéologie, 1966, p. 280-299.
TISSERON Serge (dir.), Virtuel, Paris, Les Éditions Greupp, 2004, 200 pages.
TOUSTAIN DE BILLY René, Mémoires sur l’histoire du Cotentin et des ses villes: villes de Saint-Lô et Carentan,
Société d’archéologie et d’histoire naturelle du département de la Manche, 1912, 570 pages.
TRÉMEL Laurent, Jeux de rôles, jeux vidéos, multimédia: les faiseurs de mondes, Paris, PUF, 2001, 309 pages.
VEYNE Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1979, 242 pages.
VIDAL Geneviève, Contribution à l’étude de l’interactivité: les usages du multimédia de musée, Bordeaux,
PUB, 2006, 168 pages.
VIRILIO Paul, La machine de vision, Paris, Galilée, 1988, 158 pages.
VOGLER Jean, Pourquoi enseigner l’histoire à l’école, Paris, Hachette, 1999, 187 pages.
WUNENBURGER Jean-Jacques, Philosophie des images, Paris, PUF, 2001, 352 pages.
Schedae, 2008, prépublication n°10, (p.1-96).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint00102008.pdf
95