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f-I<br />
LECTURE<br />
-H<br />
<strong>L'idylle</strong> d'Abélard <strong>et</strong> Héloïse: la part du roman<br />
par HUBERT SILVESTRE<br />
Correspondant de la Classe ()<br />
Abélard fut sans contredit une des personnalités intellectuelles<br />
les plus remarquables de la première moitié du xne siècle européen<br />
(). Les positions qu'il prit en certaines matières théologiques<br />
(*) Dom Hildebrand Bascour, O.S.B., du Mont César, à Louvain, <strong>et</strong> M. Pierre<br />
Jodogne, professeur à l'Université de Bruxelles, ont accepté de lire ces pages en<br />
manuscrit <strong>et</strong> ils m'ont fait part d'observations dont j'ai tenu le plus grand compte.<br />
Je leur exprime ici toute ma gratitude.<br />
Les pages imprimées en p<strong>et</strong>it corps contiennent une suite d'arguments ponctuels<br />
de nature « technique » dont il ne pouvait raisonnablement être fait état dans<br />
la Lecture du 13 mai 1985.<br />
(') Les oeuvres d'Abélard sont commodément rassemblées dans le t. 178<br />
(Paris, 1855) de la Patrologie latine de Migne. Plusieurs d'entre elles ont bénéficié<br />
depuis d'une édition critique. On trouvera l'état de la question à ce suj<strong>et</strong> dans E.R.<br />
SMrrs, PelerAbelard. L<strong>et</strong>ters IX-XI J/, Groningen, 1983, p. VII <strong>et</strong> pp. XI-XII (un<br />
compte rendu détaillé de c<strong>et</strong>te publication paraîtra dans le Bull<strong>et</strong>in de Théologie<br />
ancienne <strong>et</strong> médiévale de 1986). Sur l'Hvtnnarius d'Abélard, voir maintenant<br />
Charles S.F. BURNETI', Notes on the Tradition qf the Tex! of Me « Hymnunus<br />
Paraclitensis» of P<strong>et</strong>er Abelard, dans Scniptorium. t. XXXVIII, 1984,<br />
pp. 295-302. Cinq colloques internationaux ont été récemment consacrés à Abélard:<br />
à Louvain, en 1971 (Actes publiés à Louvain, en 1974; compte rendu<br />
de J. CorriAux, dans Revue d'Histoire ecclésiastique, t. LXXI, 1976, pp. 247-250),<br />
à Cluny, en 1972 (Actes publiés à Paris, en 1975 ; compte rendu de R. BULTOÏ<br />
dans Revue d'Histoire ecclésiastique, t. LXXIII, 1978, pp. 376-386), trois colloques<br />
en 1979, l'année du 9' centenaire de la naissance d'Abélard : Trèves<br />
(Actes publiés à Trèves, en 1980: compte rendu dans le Bull<strong>et</strong>in de Théologie<br />
ancienne <strong>et</strong> médiévale, t. XIII, 1983, pp. 419-425, 427-431, 514-515), à Neuchâtel<br />
(Actes publiés à Genève-Lausanne-Neuchâtel. en 1981 ; compte rendu<br />
de R. BLILTOT dans le Bull<strong>et</strong>in de Théologie ancienne <strong>et</strong> médiévale, t. XIII,<br />
1982, pp. 269-270), l<strong>et</strong>roisième colloque de 1979 a été itinérant: Nantes, Le Pall<strong>et</strong>,<br />
Saint-Gildas-de-Rhuys, Laon, Saint-Denis, Le Paracl<strong>et</strong> <strong>et</strong> Paris (Actes publiés à<br />
Paris, en 1981; compte rendu dans Revue d'Histoire ecclésiastique, t. LXXVIII,<br />
.1983, pp. 853-859). La bibliographie courante sur Abélard est offerte par le<br />
Document<br />
il 1111 Il Il III 11111 11H 1111 il<br />
0000005696048<br />
- 157 -<br />
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Le<br />
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Hubert Silvestre<br />
ne furent pas toujours admises <strong>et</strong> il rencontra un adversaire à sa<br />
taille en la personne de S. Bernard qui le fit condamner au concile<br />
de Sens de 1140. Le Maître du Pall<strong>et</strong> - on désigne parfois ainsi<br />
Abélard par référence à la localité br<strong>et</strong>onne où il naquit - était<br />
un homme doté d'un ascendant exceptionnel, comme en témoigne<br />
le succès de son enseignement. De toute l'Europe occidentale<br />
affluaient vers lui des étudiants avides de le voir <strong>et</strong> d'entendre<br />
sa parole(). Parmi ses élèves privilégiés, on comptera bientôt<br />
Bull<strong>et</strong>in de Théologie ancienne <strong>et</strong> médiévale (depuis 1932) <strong>et</strong> par Medioevo latino<br />
(depuis 1980). Un aperçu sur les controverses suscitées par le dossier Abélard-<br />
Héloïse jusqu'au Congrès de Cluny de 1972 est fourni par P. VON Moos dans Mirlelalterforschung<br />
und Ideologiekrink. Der Gelehrrenstreit um Héloise. Munich,<br />
1974. La biographie d'Abélard esquissée par D.E. Luscombe (Peler Abelard, Londres,<br />
1980) a le mérite d'être concise, bien à jour <strong>et</strong> objective. Le prof. Luscombe<br />
<strong>et</strong> ses collaborateurs ont sur le métier la réédition critique de plusieurs oeuvres<br />
d'Ahélard.<br />
Abréviations utilisées<br />
BTAM = Bull<strong>et</strong>in de Théologie ancienne <strong>et</strong> médiévale (Louvain).<br />
CluNy = Pierre Abélard - Pierre le Vénérable. Les courants philosophiques.<br />
littéraires <strong>et</strong> artistiques en Occident au milieu du xir siècle. Abbaye de<br />
Cluny, 2au9juillel 1972. Paris, 1975 (Colloques internationaux du C.N.R.S.,<br />
n° 546).<br />
HC = Historia calamilatum, éd. J. Monfrin, Paris, 3' éd., 1967. C<strong>et</strong>te édition<br />
comporte en annexe deux l<strong>et</strong>tres d'Héloïse à Abélard (pp. Il 1-124). Les références<br />
à l'HC sont faites aux lignes de l'édition (elle en comprend 1609), les<br />
références aux l<strong>et</strong>tres mentionnent la ou les pages <strong>et</strong> les lignes. L'abréviation<br />
HC n'est utilisée que dans les notes.<br />
PL = Patrologie latine de Migne.<br />
TRIER = P<strong>et</strong>rus Abaelardus (1079-1I42). Persan, Werk und Wirkung. Trêves,<br />
1980 (Trierer theologische Studien, 38).<br />
Pour la traduction des extraits cités de l'HC <strong>et</strong> des l<strong>et</strong>tres qui l'accompagnent,<br />
je me suis inspiré de très près des versions de E. Oddoul (1853), 0. Ciréard (1869)<br />
<strong>et</strong> P. Zumîhor (1979). Les références sont faites exclusivement au texte latin.<br />
() Témoignent de c<strong>et</strong>te popularité non seulement la l<strong>et</strong>tre bien connue que<br />
Foulques de Deuil adressa à Abélard peu avant juill<strong>et</strong> 1118 (o Roma suos tibi<br />
docendos transmittebat alumnos, <strong>et</strong> quae ohm omnium artium scientiam auditoribus<br />
soiebat infundere, sapientiorem te se sapiente transmissis scolaribus monstrabat.<br />
Nulla terrarum spatia, nulla montium cacuniina, nulla concava vallium, nulla<br />
via difficilli lic<strong>et</strong> obsita periculo <strong>et</strong> latrone quominus ad te properarent r<strong>et</strong>inebat.<br />
Angiorum turbam iusenum mare interiacens <strong>et</strong> undarum procella terribilis non terrebat<br />
sed omni periculo contempro, audito tuo nomine, ad te confluebat. Remota<br />
Britannia sua animalia erudienda destinabat. Andegavenses corum edomita ferilate<br />
tibi famulabantur in suis. Pictavi, Wascones <strong>et</strong> Hiberi, Normannia, Flandria,<br />
Teutonicus <strong>et</strong> Suevius tuum calere ingenium, laudare <strong>et</strong> praedicare assidue<br />
- 158 -
L 'idylle d 'A bélard <strong>et</strong> Héloise: la part du roman<br />
Héloïse. Naquit entre elle <strong>et</strong> le fougueux magister une idylle qui eut<br />
les suites dramatiques que l'on sait. Un siècle <strong>et</strong> demi après les événements,<br />
Jean de Meun, dans son Roman de la Rose, allait conférer<br />
à c<strong>et</strong> épisode une aura qu'il ne devait plus jamais perdre. Il suffit,<br />
pour s'en convaincre, d'évoquer, parmi bien d'autres noms, ceux<br />
de Pétrarque, de Villon, d'Alexandre Pope, de Jean-Jacques Rousseau,<br />
ou de se rappeler qu'aujourd'hui encore il ne se passe pas une<br />
année sans que ne sorte de presse un ou plusieurs livres relatant,<br />
souvent avec une naïv<strong>et</strong>é touchante, le drame amoureux qui eut<br />
pour théâtre le royaume de France sous Louis VI, dit le Gros.<br />
L'obj<strong>et</strong> de c<strong>et</strong>te communication est de tenter de jauger le degré<br />
de crédibilité des sources contemporaines qui nous renseignent sur<br />
l'idylle célèbre <strong>et</strong>, ensuite, s'il convient, de faire dans c<strong>et</strong>te histoire<br />
la part du roman.<br />
Les sources en question peuvent être réparties en deux catégories.<br />
D'un côté, une série de documents dont l'authenticité n'a<br />
jamais été contestée - <strong>et</strong> ne saurait l'être - qui apportent sur les<br />
événements des indications sûres, encore que sommaires. Grâce à<br />
ces témoignages, nous disposons d'un canevas bien établi, mais<br />
nous manquons de ce que nous souhaiterions connaître le plus, à<br />
savoir les pensées intimes des protagonistes du drame <strong>et</strong> le détail<br />
de l'évolution de leurs sentiments. Ces documents sont essentiellement<br />
des l<strong>et</strong>tres: une l<strong>et</strong>tre adressée à Abélard par Roscelin, qui<br />
fut son premier maître, une l<strong>et</strong>tre de consolation adressée également<br />
à Abélard par un certain Foulques, prieur de Deuil (en Seine<strong>et</strong>-Oise),<br />
la très belle l<strong>et</strong>tre que Pierre le Vénérable, le célèbre abbé<br />
de Cluny, écrivit à Héloïse au lendemain de la mort d'Abélard,<br />
studebat. Pra<strong>et</strong>ero cunctos Parisiorum civitatem habitantes, <strong>et</strong> intra Galliarum<br />
proximas <strong>et</strong> remotissimas partes qui sic a le doceri sitiebant, ac si nihil disciplinae<br />
non apud te inveniri potuiss<strong>et</strong>. lngenii claritate <strong>et</strong> suavitate eloquii <strong>et</strong> linguae absolutions<br />
facilitate necnon <strong>et</strong> scientiae subtilitate permoti, quasi ad limpidissimum<br />
philosophiae fontem iter accelerebant » PL 178, col. 371-372), mais également une<br />
charte du 20 janvier 1131 évoquée dans la chronique de l'abbaye de Morigny (près<br />
d'Étampes; la partie concernée de c<strong>et</strong>te chronique a été rédigée vers 1132): « P<strong>et</strong>rus<br />
Abailardus, monachus <strong>et</strong> abbas, <strong>et</strong> ipse vir religiosus excellent issimarum rector<br />
scolarum, ad quas pene de tota latinitate viri literati confluebant » (éd. L. Mirot,<br />
Paris, 1912, pp. 54-55); Abélard figure comme signataire de la charte, laquelle fait<br />
état de la consécration de l'autel S. Laurent de l'abbaye par Innocent li; le personnage<br />
qui le précède dans la liste des témoins n'est autre que Bernard de Clairvaux<br />
Hubert Silvestre<br />
la réponse d'Héloïse, d'autres documents encore d'importance<br />
moindre ()•<br />
Voici le déroulement des faits tel que le livre c<strong>et</strong>te première catégorie<br />
de sources. <strong>L'idylle</strong> qui naît entre Héloïse <strong>et</strong> Abélard peut être<br />
datée des années 1116-1117. Héloïse avait quelque 16 ou 17 ans<br />
<strong>et</strong> Abélard approchait de la quarantaine. Ils apprirent à se connaître<br />
au domicile de l'oncle d'Héloïse, un chanoine parisien du nom<br />
de Fulbert (4)• Celui-ci avait chargé Abélard de donner à sa nièce<br />
(3) Citons, entre autres, le Carmen ad Astra/ahiu,n (éd. B. Hauréau, Paris,<br />
1893; voir aussi H. BRINKMANN, dans Mùnchener Museum fur Philologie des<br />
Mittelaliers und der Renaissance, t. V, 1929, pp. 168-201), la profession de foi<br />
d'Abélard adressée à Héloïse (éd. R.M. Thomson, 1980; voir BTAM, t. XIII,<br />
1981, pp. 81-82), les GestaFrederici (1, 50) d'Otton de Freising (éd. Fr.-J. Schmale,<br />
Darmstadt, 1974, pp. 224 <strong>et</strong> 226), une l<strong>et</strong>tre d'Héloïse à Pierre le Vénérable <strong>et</strong> la<br />
réponse de ce dernier (il s'agit de l<strong>et</strong>tres différentes de celles qui sont mentionnées<br />
ci-dessus, dans le corps du texte) (éd. G. Constable, Cambridge, Mass., t. 1, 1967,<br />
pp. 400-402), la réédition critique d'écrits mineurs par P. DR0NKF (cf. Abelard<br />
and Jfe/ojse in Medieval Test j,nonies, Glasgow, 1976; voir BTAM, t. XII, 1980,<br />
pp. 626-628) ainsi que par c<strong>et</strong> auteur <strong>et</strong> par J.F. BENTON (éd. Ahaclardiana, dans<br />
Archives d'histoire doctrinale <strong>et</strong> littéraire du moyen âge, t. XLIX, 1982 [1983],<br />
pp. 273-294; voir BTAM, t. XII], 1985, pp. 804-805). Voir aussi d'autres exemples<br />
significatifs cités par Abélard lui-même dans sa Dialectica: « oscul<strong>et</strong>ur me arnica»,<br />
« festin<strong>et</strong> arnica», « P<strong>et</strong>rum diligit sua puella », <strong>et</strong>c. (références dans l'édition de<br />
L.M. De Rijk, Assen, 1970, p, XXII, n° 7). Mary Dickey a repéré une allusion<br />
piquante, qui pourrait bien viser Abélard, dans le commentaire de Guillaume de<br />
Champeaux sur le De inventione de Cicéron: « Noli iaeere cum monialibus, quia<br />
ex huiusmodi negotio evenit hoc nuper quod quidam testes arnisit » (voir BTAM,<br />
t. XII, 1979, p. 463). - A noter que certaines versions du Carmen adAstralabium<br />
contiennent des passages qui donnent de l'état d'esprit d'Héloïse une vision assez<br />
proche de celle que nous offrent I'HC <strong>et</strong> le dossier épistolaire qui lui est joint. La<br />
question est de savoir si les passages en question sont le fruit ou non d'une interpolation.<br />
(1 Fulbert, sous-diacre, chanoine à la cathédrale de Paris, apparaît dans le<br />
Cartulaire général de Paris (éd. R. de Lasteyrie, Paris. t. 1. 1887) aux années 1102,<br />
1107 (deux fois), 1108, 1119, 1122 <strong>et</strong> 1124 (deux fois). R.-H. Bautier a eu le mérite<br />
d'attirer l'attention sur ces attestations (cf. Paris au temps d'Abélard, dans Abélard<br />
en son temps, Paris, 1981, p. 56, n. 1), mais il a omis par inadvertance de<br />
noter la présence de Fulbert dans les actes de 1102 <strong>et</strong> de 1119 (exactement du premier<br />
avril 1119). Fulbert est également cité dans l'obituaire du Paracl<strong>et</strong> à la date<br />
du 26 décembre, mais sous le nom de « Hubert »: « Hubertus canonicus, domine<br />
<strong>Heloise</strong> avunculus » (cf. éd. Boutillier du R<strong>et</strong>ail <strong>et</strong> Piétresson de Saint-Aubin, Obituaires<br />
de la provin(ede Sens, t. 1V, Paris, 1923, p. 429 E), Étant donné que Roscelin,<br />
dans sa l<strong>et</strong>tre à Abélard, fournit le nom de « Fulbert » (< [... 1 quidam clericus<br />
nomine Fulbertus [ ... ] viri illius nobilis <strong>et</strong> clerici, Parisiensis <strong>et</strong>iam ecclesiae<br />
—160-
<strong>L'idylle</strong> d 'A bélard <strong>et</strong> Héloise: la pari du roman<br />
ce que nous appellerions des leçons particulières, lesquelles manifestement<br />
outrepassèrent rapidement le champ d'études prévu...<br />
Les amants se marièrent, à l'enfant qui leur advint ils imposèrent<br />
le nom de Pierre <strong>et</strong> le cognomen d'Astrolabe (alias Astralabe) (Ç)<br />
Fulbert fut bientôt vivement irrité par un certain comportement<br />
d'Abélard sur lequel nous ne sommes pas éclairés. II soudoya des<br />
hommes de main pour l'agresser <strong>et</strong> l'émasculer (b). Au moins deux<br />
des sicaires furent rattrapés <strong>et</strong> punis sévèrement ils subirent le<br />
canonici t ... l »)(éd. J. Reiners, Münster, 1910, p. 78), il est certain que c'est c<strong>et</strong>te<br />
forme, confirmée par le Cartulaire de Paris, qui doit prévaloir.<br />
() Ce cognornen, qui est celui d'un instrument de mesure astronomique,<br />
apparaît dans l'HC (ligne 399), niais également dans l'obituaire du Paracl<strong>et</strong>, au<br />
30 octobre (voir édition signalée dans la note précédente, p. 425 D : « P<strong>et</strong>rus Astratahius,<br />
magistri nostri P<strong>et</strong>ri Illius »), dans une des l<strong>et</strong>tres d'Hétoïse à Pierre le Vénérable<br />
<strong>et</strong> dans la réponse de celui-ci (cf. éd. G. Constable, t. 1, pp. 401 <strong>et</strong> 402) ainsi<br />
que dans le Carmen dédié par Abélard à son fils. Suivant l'HC (lignes 397-399 <strong>et</strong><br />
559-572), Astrolabe naquit alors qu'Abélard <strong>et</strong> Héloïse n'étaient pas encore<br />
mariés. Les autres sources ne nous éclairent pas sur ce point, ni sur le voyage<br />
qu'Héloïse aurait entrepris en Br<strong>et</strong>agne pour accoucher <strong>et</strong> confier l'enfant à la<br />
soeur d'Abélard. Ces informations, comme d'ailleurs toutes celles qui n'ont pour<br />
garants que l'HC <strong>et</strong> le dossier épistolaire qui lui est joint, doivent être accueillies<br />
avec la plus grande circonspection. Seule la confirmation venant d'une ou de plusieurs<br />
autres sources indépendantes pourrait nous inciter à y ajouter foi sans<br />
réserve. Il est vrai que l'obituaire du Paracl<strong>et</strong> signale une soeur d'Abélard du nom<br />
de Denise (cf. p. 428 E), mais rien n'empêche qu'un éventuel faussaire ait précisément<br />
été chercher dans ce document le point de départ du renseignement dont il<br />
fait état en l'occurrence. Le nom de la mère d'Abélard (cf. HC, ligne 456: « Lucia »<br />
le ms de Troyes spécifie « monaca ») figure également dans l'obituaire du Paracl<strong>et</strong><br />
(cf. p. 424 G), mais, en revanche, celui du père (cf. 1-IC, ligne 457: « Berengarii »)<br />
y fait défaut. Quant aux frères d'Ahélard (cf. HC, lignes 16-19), on connaît les<br />
noms de deux d'entre eux, Dagobert, à qui fut dédiée la Dialectica (cf. éd. L.M.<br />
De Rijk, Assen, 1970, p. XIV <strong>et</strong> alibi) <strong>et</strong> Radulphe, alias Raoul (obituaire du Paracl<strong>et</strong>,<br />
p. 422 A).<br />
(6) P. Dronke signale un autre cas de castration, contemporain de celui d'Abélard,<br />
survenu à un certain Mathias, dit le Consul, peut-être le comte de Nantes du<br />
même nom (t 1101 ou 1103/4) (cf. Abelard and <strong>Heloise</strong> in Medievai Testimonies,<br />
p. 19 <strong>et</strong> pp. 45-46). Dans Aeired of Rievaulx and the Nun of Wallon. An Episode<br />
in the Early Ilistory o! the Gilberiine Order, dans Medieval Wo,nen, éd. D. Baker,<br />
Oxford, 1978, pp. 205-225, voir pp. 215-216, G. Constable énumère plusieurs cas<br />
de castration judiciaire accompagnés de crevaisons d'yeux dont les Îles britanniques<br />
furent le théâtre au XII' siècle. Dans son De vila sua (III, 19), Guibert de<br />
Nogent (ca 1055 - t avant 1125) raconte comment un pèlerin luxurieux se rendant<br />
à Compostelle se trancha le membre viril, suite à une injonction du diable qui lui<br />
était apparu sous les traits de S. Jacques (cf. éd. E.R. Labande, Paris, 1981,<br />
pp. 443-449).<br />
- 161 -
Hubert Silvestre<br />
sort de leur victime <strong>et</strong>, en outre, furent aveuglés(). Quant à<br />
l'oncle chanoine, ses biens furent d'abord confisqués, mais sa disgrâce<br />
fut de courte durée(). Par la suite, mais à une date non<br />
déterminée, Héloïse entra au couvent du Paracl<strong>et</strong> - c'était sans<br />
doute un monastère double(9) - qu'Abélard avait fondé; elle y<br />
devint prieure, puis abbesse <strong>et</strong> y termina ses jours en 1164. Abélard<br />
s'était r<strong>et</strong>iré à l'abbaye de Saint-Denis, au nord de Paris, où il fit<br />
profession monastique, première étape d'une carrière agitée. On<br />
le r<strong>et</strong>rouve notamment, <strong>et</strong> ce pendant plusieurs années, en Br<strong>et</strong>agne,<br />
à l'abbaye Saint-Gildas de Rhuys où il avait été élu abbé. Son<br />
enseignement parfois audacieux à Paris <strong>et</strong> ailleurs suscita des adhésions<br />
enthousiastes mais aussi des controverses acerbes, ces dernières<br />
lui valant finalement la condamnation en règle à laquelle il<br />
a déjà été fait allusion. C'est à l'issue du concile de Sens qu'il trouva<br />
(") La stricte loi du talion, on l'observe, ne fut pas respectée.<br />
(') La disgrâce de Fulbert fut de courte durée puisque, comme on l'a vu plus<br />
haut (voir n. 4), son nom réapparaît dans les listes de chanoines de la cathédrale<br />
à la date du 1' avril 1119 <strong>et</strong> qu'en outre il ressort de la l<strong>et</strong>tre de Foulques à Abélard<br />
que celui-ci avait protesté dés avant juill<strong>et</strong> 1118 contre l'attitude, trop indulgente<br />
à ses yeux, de l'évêque Gilbert de Paris <strong>et</strong> du chapitre cathédral (cf. D. VAN<br />
DEN EVNDE, Détails biographiques sur Pierre Abélard, dans Anlonianum, t.<br />
XXXVIII, 1963, pp. 217-220). C<strong>et</strong>te attitude peut nous surprendre, mais les avocats<br />
de Fulbert auront sans doute fait valoir qu'Abélard avait gravement abusé<br />
de sa confiance (on ne plaisantait pas au moyen âge sur ce chapitre: voir les réactions<br />
de Roscelin: «Tu [i.e. Abélard] vero viri illius nobilis <strong>et</strong> clerici, Parisiensis<br />
<strong>et</strong>iam ecclesiae canonici, hospitis insuper tui ac domini, <strong>et</strong> gratis <strong>et</strong> honorifice te<br />
procurantis non immemor, sed contemptor, commissae tibi virgini non parcens,<br />
quam conservare ut commissam, docere ut discipulam debueras, <strong>et</strong>'freno luxuriae<br />
spiritu agitatus non argumentari, sed eam fornicari docuisti, in uno facto rnultorurn<br />
crimïnuni, proditionis scilic<strong>et</strong> <strong>et</strong> fornicationis, reus <strong>et</strong> virginei pudoris violator<br />
spurcissimus », éd. J. Reiners, p, 78). La commémoration de Fulbert dans l'obituaire<br />
du Paracl<strong>et</strong> (voir ci-dessus, note 4) montre bien en tout cas qu'Héloïse lui<br />
avait conservé toute son affection.<br />
() Dès 1956, E. Werner avait émis c<strong>et</strong>te hypothèse (cf. Pauperes Christi. Studien<br />
zu svziai-reiigiôsen Bewegungen im Zeilalier des Refor,npapsttums, Leipzig,<br />
voir p. 66; du même, Vita religiosa ais vita hurnana einer auJiergewôhnhichen Frau<br />
- <strong>Heloise</strong> mii und ohne Abaelard, dans Realismus und Iiterarische Kommunikalion.<br />
Dem Wirken Rua Schobers gewidm<strong>et</strong>. Berlin, 1984, pp. 52-60, voir p. 54)<br />
que Benton, indépendamment de lui, a défendue dans sa contribution du Congrès<br />
de Clun y. Au Colloque de Trèves (cf. p. 47), il a cru devoir abandonner c<strong>et</strong>te idée,<br />
mais, à mon avis, sans raison valable (cf. BTAM, t. XI Il, 1983, p. 422 <strong>et</strong> la recension<br />
du livre de E.R. Smits signalé ci-dessus à la n. 1, à paraître dans BTAM,<br />
t. XIV, 1986).<br />
- 162 -
<strong>L'idylle</strong> d 'A bélard <strong>et</strong> Héloise: la part du roman<br />
refuge auprès de Pierre le Vénérable <strong>et</strong> c'est dans une dépendance<br />
de l'abbaye de Cluny qu'il mourut en 1142, à l'âge de 63 ans.<br />
Jusqu'à la fin de sa vie, il avait entr<strong>et</strong>enu avec son épouse Héloïse<br />
des relations discrètes mais très affectueuses(`).<br />
Tel est brièvement exposé, l'apport de la première catégorie de<br />
sources, un apport de nature essentiellement événementiel. À côté<br />
de ces sources assez nombreuses, crédibles, mais dont le témoignage<br />
peu explicite nous laisse sur notre faim, on possède un gros<br />
dossier sur l'affaire qui nous occupe, un dossier d'un caractère unique<br />
en son genre pour l'époque("), qui offre une profusion de<br />
renseignements d'ordre psychologique; en quelque sorte, le complément<br />
providentiel pour animer la sèche esquisse obtenue à partir<br />
des sources de la première catégorie. Ce dossier est constitué par<br />
la fameuse Historia calamitatum (le récit de mes tribulations) mise<br />
au nom d'Abélard <strong>et</strong> par un échange de l<strong>et</strong>tres, qui lui fait suite,<br />
entre Abélard <strong>et</strong> Héloïse. Dans l'Historia calamitatum, qui se présente<br />
comme rédigée en 1133-1134, c'est-à-dire quelque 17 ans<br />
après les événements, Abélard raconte sa vie <strong>et</strong> décrit les adversités<br />
qui l'accablèrent, dans le but d'apporter du réconfort à un ami<br />
plongé dans l'affliction, un ami sur lesquel on ne possède par<br />
(10) Voici les dédicaces à Héloïse de quatre oeuvres d'Abélard: «Ad tuarum<br />
precum instantiam, soror mihi Heloisa, in saeculo quondam cara, nunc in Christo<br />
carissima... » (Ilymnarius, préface, éd. J. Szovérffy, Albany, 1975, p. 9), « Vale<br />
in Domino, eius ancilla, mihi quondam in saeculo cara, nunc in Christo carissima:<br />
in carne tunc uxor, nunc in spiritu soror, atque in professione sacri propositi consors<br />
» (Préface aux serinons, éd. P. De Santis, dans Aevurn, t. LV, 1981, p. 263),<br />
« Soror mea Heloissa quondam in saeculo cara, nunc in Christo carissima... »<br />
(Profession de foi adressée à Héloïse, éd. R.M. Thomson, dans Mediaeva/ Siudies,<br />
t. XLII, 1980, p. 118), « [ ... l soror Heloissa, in saeculo quondam cara, nunc in<br />
Christo carissima » (Préface au commentaire sur l'Hexameron, PL 178, col. 731<br />
l'édition de c<strong>et</strong>te oeuvre, présentée par M .F. Romig comme dissertation doctorale<br />
à la University of Southern California en 1981 ne m'a pas été accessible). Les deux<br />
premiers écrits cités datent sans doute de 1132-1 135, le troisième de 1139 <strong>et</strong> le quatrième<br />
de 1141-1142. Dans sa l<strong>et</strong>tre à Abélard précédant les Problemata, Héloïse<br />
exprime son affection en termes choisis: « dilecte muhis, sed dilectissime nobis »<br />
(PL 178, col. 677). Ses deux épîtres à Pierre le Vénérable témoignent également<br />
dans ce sens.<br />
(U) « [ ... ] this is a prose correspondence (...] unique in its extcnsiveness and<br />
arrangement 1 ...} » : cf. D.E. Lusconibe, TRIER, p. 22. Face â tout phénomène qui<br />
se révèle étranger aux conventions d'une époque, l'attitude de l'historien doit être<br />
empreinte de circonspection.<br />
— 163 —
Hubert Silvestre<br />
ailleurs aucun renseignement (2) . 11 s'agit donc d'une longue l<strong>et</strong>tre<br />
de consolation basée sur le principe tout simple de la compensation<br />
: vous dites avoir beaucoup souffert, mais, en réalité, en regard<br />
de ce que j'ai moi-même enduré, c'est peu de chose: vous n'avez<br />
pas vraiment matière à tant vous plaindre. Parmi les épreuves<br />
qu'Abélard décrit avec complaisance figurent évidemment les suites<br />
fâcheuses de son idylle, mais également les persécutions qu'il<br />
eut à subir à cause de ses opinions théologiques jugées hétérodoxes.<br />
Touchant l'épisode amoureux, l'Historia calamitatum fournit une<br />
foule de détails qui, en général, se concilient assez avec la présentation<br />
des faits procurée par les sources de la première catégorie. Mais<br />
là oùl'Historiacalamitatum nous apporte des informations de premier<br />
ordre, c'est sur la nature des sentiments intimes qu'éprouvait<br />
Héloïse pour Abélard. Nous apprenons, en eff<strong>et</strong>, que la jeune fille<br />
- <strong>et</strong> bientôt la jeune mère - était farouchement hostile au mariage<br />
<strong>et</strong> ce parce qu'elle l'estimait susceptible de porter atteinte au prestige<br />
<strong>et</strong> au confort de l'homme qu'elle aimait. (Abélard, ne<br />
l'oublions pas, appartenait à la cléricature, comme toute personne<br />
engagée alors dans l'enseignement). Avocate passionnée de<br />
l'amour libre, elle dresse un long réquisitoire contre les inconvénients<br />
de l'union matrimoniale pour un clerc ou un philosophe,<br />
réquisitoire qui se donne comme inspiré d'une diatribe célèbre de S.<br />
Jérôme("). Je dis «qui se donne comme inspiré», car il est clair<br />
() Sur la base d'une correction apportée au passage le concernant dans la<br />
première l<strong>et</strong>tre d'Héloïse à Abélard, P. Dronke estime qu'il est fort possible que<br />
I'» ami » en question ait bel <strong>et</strong> bien existé (cf. Women Writers o.Tthe Middle Ages.<br />
A Critical Stud y of Taxis Jrwn Perp<strong>et</strong>ua (t 203) Io Marguerite Porere 1310),<br />
Cambridge, 1984, pp. 113-114). L'én1endation proposée, sans doute justifiée,<br />
entraîne, à mon avis, autant de difficultés qu'elle n'en dissipe (voit.BTAM, t. XIII,<br />
1985, pp. 714-718).<br />
(") Cf. HC, lignes 547-549. Dans son étude sur Le dossier anti-matrimonial<br />
de / 'e Adversus Jo vinianum » <strong>et</strong> son influence sur quelques écrits latin du XII' si?cia<br />
(dans Mediaeval Siudies, t. XIII, 1951, pp. 65-86), Mgr Ph. Delhaye a parfaitement<br />
défini la position d'l-léloïse: «Si Héloïse avait été fidèle à l'esprit de<br />
l'Adversus Jovinianum, elle aurait prié son amant de renoncer à leur liaison mais<br />
si, par dessus S. Jérôme elle rejoignait les « philosophes » [il s'agit, entre autres,<br />
de Théophraste, Cicéron, Sénèque, Épicure, <strong>et</strong>c. invoqués de manière tendancieuse<br />
par Jérôme], elle pouvait dire comme elle le fait ici : je ne serai pas ta femme<br />
mais ta maîtresse». Toute l'argumentation de 1'.4dversusios'inianum se r<strong>et</strong>rouve<br />
dans la Theologia christiana dont la première rédaction date de ca 1124-1125, mais<br />
dans c<strong>et</strong>te oeuvre le magister s'en tient strictement à la thèse de Jérôme qui veut<br />
—164-
L 'idylle d 'A bélard <strong>et</strong> Hélose: la part du roman<br />
que pour S. Jérôme, il n'y avait pas d'autre alternative que le<br />
mariage ou la continence, alors que l'Héloïse de l'Historia calamitatum<br />
proclame que « le titre d'amante lui serait plus cher que celui<br />
d'épouse» <strong>et</strong> qu'< elle veut conserver Abélard exclusivement par<br />
la tendresse <strong>et</strong> non le tenir enchaîné par le lien conjugal » ( ' a). En<br />
d'autres termes, l'Héloïse de l'Historia calamitatum rej<strong>et</strong>te le<br />
mariage mais n'adopte nullement la continence prônée par le Solitaire<br />
de B<strong>et</strong>hléem. Finalement, sur les instances de son oncle <strong>et</strong><br />
tuteur, Héloïse consent au mariage, mais à la condition expresse<br />
qu'il soit tenu secr<strong>et</strong>. Fulbert ne respecta pas c<strong>et</strong>te convention <strong>et</strong><br />
s'en prit violemment à sa nièce qui affirmait à tout venant, sous<br />
la foi du serment, que le mariage n'avait pas eu lieu. Pour la protéger<br />
contre la colère de son oncle, Abélard la fit entrer à l'abbaye<br />
d'Argenteuil, non comme moniale évidemment mais comme « pensionnaire<br />
». Fulbert crut qu'il avait été joué <strong>et</strong> il commandita<br />
l'expédition punitive à laquelle il vient d'être fait allusion. Pour le<br />
reste, l'Historia calarnitarum ne fournit plus de détails sur les suites<br />
de l'idylle, sauf c<strong>et</strong>te précision qu'Héloïse, devenue entre-temps<br />
religieuse sur les injonctions d'Abélard, fut expulsée, avec ses consoeurs,<br />
de l'abbaye d'Argenteuil par ordre de l'abbé Suger de Saint-<br />
Denis(") <strong>et</strong> que, à ce moment seulement, elle entra dans la communauté<br />
nouvellement fondée du Paracl<strong>et</strong>.<br />
que les philosophes anciens aient combattu le mariage au profit de la chast<strong>et</strong>é<br />
<strong>et</strong> de la continence! Et dans les deux versions ultérieures de la Theologia (ca<br />
1135-1139), il ne variera pas de point de vue. Comme l'a bien observé Delhaye,<br />
« Abélard fait état de la pur<strong>et</strong>é de vie <strong>et</strong> de la continence des philosophes » ( p. 71),<br />
alors qu'en réalité, évidemment, « lorsque ces auteurs critiquent c<strong>et</strong>te institution<br />
[i.e. le mariage], ce n'est pas pour prôner la virginité comme le fait Jérôme mais<br />
pour vanter les avantages de l'amour libre » p. 74). En d'autres termes, I'Héloïse<br />
de l'Historia calarnitatum se sert d'un dossier précédemment élaboré <strong>et</strong> utilisé par<br />
Abélard - l'l-lC<strong>et</strong> la correspondance qui lui est jointe sont postérieures de quelque<br />
dix années â la première version de la Theologia christiana - pour défendre une<br />
thèse diamétralement opposée à celle du célèbre rnagister. Et celui-ci n'aurait pas<br />
perçu ce changement radical d'orientation? Le croira qui le voudra. (À la p. 85<br />
de son étude, Mgr Delhaye déclare qu'Ahélard s'est servi du dossier recueilli par<br />
S. Jérôme pour préconiser l'union libre; il faut substituer «Héloïse » à « Abélard<br />
»).<br />
(14) Cf. HC, lignes 547-549.<br />
(u) Il est exact que, en 1129, Suger fit expulser les religieuses de l'abbaye<br />
d'Argenteuil, mais comme l'a bien vu Benton (CLUNY, p. 486), aucune source,<br />
en dehors de l'HC, ne m<strong>et</strong> Héloïse en relation avec c<strong>et</strong>te maison <strong>et</strong> aucune d'elles<br />
- 165 -
Hubert Silvestre<br />
L'J-listoria calamitatum, je le rappelle, se présente comme une<br />
l<strong>et</strong>tre adressée par Abélard à un ami. C<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre fut censée parvenir<br />
à Héloïse qui, aussitôt, écrivit à Abélard pour lui faire part de sa<br />
tristesse d'être délaissée au profit d'un tiers (v). Elle revient alors,<br />
pour la développer, sur l'idée maîtresse que, déjà dans l'Historia<br />
calamitatum, elle avait défendue avec fougue: l'amour qu'elle<br />
éprouve pour Abélard est tel qu'il ne s'accommode pas du<br />
mariage: «Jamais, Dieu le sait, je n'ai cherché autre chose en toi<br />
que toi-même. C'est toi seul, non tes biens que j'aimais. [ ... J Bien<br />
que Je nom d'épouse paraisse <strong>et</strong> plus sacré <strong>et</strong> plus fort, j'aurais<br />
mieux aimé pour moi celui de maîtresse, ou même, laisse-moi le<br />
dire, celui de concubine ou de fille de joie, tant il me semblait<br />
qu'en m'humiliant davantage j'augmenterais mes titres à ta reconnaissance<br />
<strong>et</strong> nuirais moins à la gloire de ton nom » Avec grandiloquence,<br />
elle s'écrie: «tu as passé sous silence presque toutes<br />
les raisons qui me faisaient préférer l'amour au mariage, la liberté<br />
à une chaîne indissoluble; je prends Dieu à témoin que si Auguste,<br />
le maître de l'univers, m'avait offert l'insigne honneur de son<br />
alliance, en m<strong>et</strong>tant pour toujours à mes pieds l'empire du monde,<br />
le nom de courtisane auprès de toi m'aurait paru plus doux <strong>et</strong> plus<br />
noble que le titre d'impératrice avec lui » ( I8) Deuxième confirmation<br />
par rapport à ce que nous apprend l'Historia ca!arnitatu,n.<br />
Héloïse déclare de manière tout à fait explicite qu'elle est entrée<br />
en religion sans la moindre vocation <strong>et</strong> que sa situation à c<strong>et</strong><br />
égard n'a pas évolué d'un pouce: «Ce n'est pas la dévotion, c'est<br />
ta volonté, oui, ta volonté seule qui a j<strong>et</strong>é ma jeunesse dans les<br />
n'indique que des religieuses aient émigré de là vers le Paracl<strong>et</strong>. Ppurquoi le faussaire<br />
- si faussaire il y a - a-t-il choisi de placer un moment Héloïse à Argenteuil<br />
(où, je le rappelle, l'obituaire tait son nom)? Parce que Suger évoque la conduite<br />
prétendument scandaleuse des religieuses de ce monastère (< t ... ] de monasterio<br />
Argentoilensi, puellarum miserrima conversacione infamato [ ... ] »: Vie de Louis<br />
Vile Gros, éd. H. Waqu<strong>et</strong>, Paris. 1929, pp. 216-219), que c<strong>et</strong>te accusation pouvait<br />
accréditer la thèse d'une Héloïse aux idées très libres <strong>et</strong> surtout parce que - j'anticipe<br />
ici sur ma conclusion finale - un Jean de Meun, comme la plupart des clercs<br />
séculiers de son temps confrontés aux prétentions des Mendiants, ne pouvait laisser<br />
échapper une occasion d'accabler la gent monacale.<br />
() Cf. Monfrin, p. 112, lignes 62-69 (voir surtout: « Sana, obsecro. ipsa [i.e.<br />
vuinera] que fecisti, qui que alii fecerunt curare satagis »).<br />
(17) Cf. Monfrin, p. 114, lignes 143-151.<br />
(' s) Cf. Monfrin, p. 116, lignes 156-161.
L 'idylle d'Abélard <strong>et</strong> Hélosse: la part du roman<br />
austérités de la rigueur claustrale. C'est donc en vain que je me suis<br />
sacrifiée si tu n'en tiens aucun compte. Dieu ne saurait m'en récompenser<br />
car il est évident que je n'ai rien fait pour l'amour de<br />
lui » ( 9)<br />
Abélard répond à c<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre enflammée sur un ton un peu<br />
penaud. Il ne pensait pas que des consolations étaient nécessaires,<br />
il n'avait jamais douté de sa sagesse, il la remercie de l'intérêt<br />
qu'elle porte à son sort (il se trouve pour lors à Saint-Gildas, où,<br />
s'il faut en croire l'Historia calamitatum, ses moines ont tenté à<br />
plusieurs reprises de l'assassiner), il réclame le secours de ses prières,<br />
les siennes <strong>et</strong> celles de ses consoeurs.<br />
Dans une nouvelle l<strong>et</strong>tre, Héloïse s'attache à lui faire perdre toutes<br />
ses illusions quant à son état d'esprit. Elle se décrit comme littéralement<br />
obsédée par les souvenirs de leur aventure amoureuse <strong>et</strong><br />
dévorée par une passion échevelée: « Au cours même des solennités<br />
de la messe, là où la prière doit être la plus pure, les licencieux<br />
tableaux de nos voluptés s'emparent si bien de ce misérable coeur<br />
que je suis plus occupée de leurs turpitudes que de la prière. Je<br />
devrais gémir des fautes que j'ai commises, <strong>et</strong> je soupire après celles<br />
que je n'ai pu comm<strong>et</strong>tre. [ ... ] On vante ma chast<strong>et</strong>é: c'est qu'on<br />
ne connaît pas mon hypocrisie. On porte au compte de la vertu la<br />
pur<strong>et</strong>é de la chair; mais la vertu, c'est l'affaire de l'âme, non du<br />
corps. Je suis glorifiée parmi les hommes, mais je n'ai aucun mérite<br />
devant Dieu qui sonde les reins <strong>et</strong> les coeurs, <strong>et</strong> qui voit ce que l'on<br />
cache. On loue ma religion dans un temps où la religion n'est plus<br />
en grande partie qu'hypocrisie, où, pour être exaltée, il suffit de<br />
ne point heurter les préjugés»("). D'autres passages tout aussi<br />
audacieux pourraient être produits. Perm<strong>et</strong>tez-moi d'en citer<br />
encore un, mais qui me paraît d'une grande importance: «Toute<br />
ma vie, Dieu le sait, j'ai plus redouté de t'offenser que de l'offenser<br />
lui-même; c'est à toi, bien plus qu'à lui, que je désire plaire » ( a).<br />
En plaçant délibérément Abélard avant Dieu, Héloïse enfreint une<br />
règle fondamentale dans toute religion monothéiste. li s'agit là<br />
(' e) Cf. Monfrin, p. 116, lignes 237-241.<br />
( z") Cf. Monfrin, p. 122, Lignes 197-202 <strong>et</strong> 221-228.<br />
() Cf. Monfrin, p. 123, lignes 239-242. À bon droit, Gonzague Truc avait vu<br />
que « préférer la créature au Créateur » est pour un chrétien un « péché impardonnable»<br />
(cf. Abélard avec <strong>et</strong> sans HIoïse, Paris, 1956, voir p. 93).<br />
- 167 -
Hubert Sihestre<br />
d'une faute irrémissible pour tout croyant de confession juive,<br />
musulmane ou chrétienne.<br />
Abélard lui répond par une longue épître filandreuse, où l'on<br />
trouve les choses les plus diverses (par exemple, à côté d'une description<br />
assez précise <strong>et</strong> assez suggestive des qualités amoureuses<br />
des négresses dont la noirceur, jugée peu esthétique, est compensée<br />
par le velouté de la peau, on prend connaissance d'une prière destinée<br />
à l'usage d'Héloïse dont les termes <strong>et</strong> le contenu sont d'une<br />
grande élévation), bref, un vrai hochepot où, pour convaincre<br />
Héloïse qu'elle n'avait eu aucune raison profonde de l'aimer, Abélard<br />
affirme, sans la moindre r<strong>et</strong>enue, que la seule chose qui l'intéressait<br />
en elle lors de leurs amours était l'assouvissement de ses<br />
pulsions charnelles. II lui rappelle, par exemple, que c'est sous la<br />
menace <strong>et</strong> sous les coups qu'il la forçait à avoir des relations intimes<br />
avec lui le jour même de la Passion du Christ. (Il faut savoir qu'au<br />
moyen âge les époux devaient s'abstenir de relations sexuelles certains<br />
jours de l'année, notamment le Vendredi-Saint).<br />
En réponse à c<strong>et</strong>te épître, Héloïse déclare brusquement renoncer<br />
à tout débat sur les problèmes qui l'occupaient - en spécifiant<br />
cependant qu'elle ne modifie en rien ses positions - <strong>et</strong> demande<br />
à Abélard de lui apprendre l'origine de l'ordre des religieuses <strong>et</strong> de<br />
rédiger une règle à suivre pour sa communauté (22). Abélard lui<br />
donne satisfaction sur ces deux points. Plus rien n'intéresse l'idylle<br />
dans les deux très longues l<strong>et</strong>tres qui terminent le dossier sinon que<br />
dans la contribution consacrée à l'origine des religieuses on observe<br />
de très curieux développement sur les problèmes du mariage <strong>et</strong> de<br />
la continence.<br />
Comme on le constate, la seconde catégorie de sources, c'est-àdire<br />
l'Historia calamitatu,n <strong>et</strong> les l<strong>et</strong>tres qui lui sont jointes nous<br />
procurent des renseignements précis sur l'état d'esprit d'Héloïse<br />
(12) Il est étrange qu'Héloïse réclame à ce moment seulement une règle pour<br />
une communauté déjà constituée depuis plusieurs années. En fait, comme l'a bien<br />
noté Benton dans sa communication de Cluny, la vraie Règle du Paracl<strong>et</strong> fut, non<br />
pas celle que l'on trouve dans le dossier suspect, niais la Règle dite !nslituliones f05-<br />
(nie (PL 178, col. 313-326). Les qualités de c<strong>et</strong>te dernière sont également mises en<br />
relief par Pascale Bourgain qui n'a pas de peine à montrer sa supériorité sur ta<br />
Règle du Dossier, qualifiée à bon droit par elle de «monument d'incohérence <strong>et</strong><br />
de désordre» (cf. !féiose, dans Abélard en son temps, Paris, 1981, pp. 211-237,<br />
voir surtout pp. 218-220).
<strong>L'idylle</strong> d 'A bélard <strong>et</strong> Héloïse: la part du roman<br />
que l'on peut résumer de la façon suivante: elle est adversaire résolue<br />
du mariage <strong>et</strong> favorable à l'union libre, en tout cas lorsqu'un<br />
clerc est en cause; elle n'a jamais eu de vocation religieuse <strong>et</strong> l'a<br />
toujours soigneusement caché; elle place dans son amour Abélard<br />
avant Dieu. Quand on songe que ces documents n'étaient nullement<br />
destinés à rester secr<strong>et</strong>s, on ne peut qu'être surpris par la<br />
liberté du ton qui est, pour l'époque <strong>et</strong> dans le chef d'une religieuse<br />
unanimement réputée pour sa piété, sans précédent <strong>et</strong> sans parallèle<br />
(23)•<br />
La question qui se pose est de savoir si l'on peut accepter<br />
l'authenticité de ces documents; en d'autres termes, est-on sûr<br />
qu'ils émanent comme tels d'Abélard <strong>et</strong> d'Héloïse?<br />
Avant de poursuivre l'exposé, il convient d'ouvrir une courte<br />
parenthèse. Il faut rappeler, en eff<strong>et</strong>, que les faux au moyen âge<br />
ont été très nombreux, non seulement les faux «diplomatiques »,<br />
c'est-à-dire les actes fabriqués - ce que tout le monde concède (24)<br />
-, mais également les faux « littéraires », qui prennent le plus souvent<br />
la forme de « pseudépigraphes » (un pseudépigraphe est une<br />
oeuvre attribuée délibérément à une personne, en général une<br />
autorité reconnue, qui n'en est pas l'auteur) (' 5). C<strong>et</strong>te vogue des<br />
( z ') J. Michel<strong>et</strong> a justement observé: « La passion lui arrache des mots qui<br />
sortent tout à fait de la réserve religieuse du XII' siècle» (voir BTAM. t. XII[,<br />
1981, P. 77).<br />
(24)« Es dûrfte kaum cin mittelatterliches Bistum gcben, dessen Geschichte<br />
sich frci von Fàlschungcn darstelt»: H. FUHRMANN, Die Fàlschungen im Mutelalter,<br />
dans l-iistorischeZeirschr:ft, t. CXCVII, 1963, pp. 529-554, voir p. 532. Sur<br />
les faux « littéraires », voir W. S'vvnt, Die lit erarische Fàlschung mi heidnischen<br />
und christlichen .4 /1 ertuni, Munich, 1971 <strong>et</strong> quelques indications bibliographiques<br />
dans Revue d'Histoire ecclésiastique, t. LXXVII. 1982, pp. 393-395, auxquelles<br />
on joindra l'étude récente de R. CRAHAY, Réflexions sur le faux historique: le cas<br />
d'Annius de Viterbe, dans Bull. de la Classe des L<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> des Sciences morales<br />
<strong>et</strong> politiques. 3' série, t. I.X1X. 1983, Bruxelles, pp. 241-267, 4 pi. (à noter c<strong>et</strong>te<br />
remarque judicieuse: s< un faux se maintient, contre des soupçons <strong>et</strong> même contre<br />
des preuves, parce qu'il s'accorde avec une certaine mentalité»: P. 256).<br />
(25)11 est intéressant d'observer qu'Abéfard envisage explicitement le cas des<br />
pseudépigraphes dans sa remarquable préface au Sic <strong>et</strong> Non. « IlIud quoque diligenter<br />
attendi convenit ne, dum aliqua nobis ex dictis sanctorum obiciuntur tamquam<br />
sint opposita vel a veritate aliena, falsa tituli inscriptione vel scripturae ipsius<br />
corruptione fallamur. Pleraque enim apocrypha ex sanctorum nonsinibus, ut auctoritatem<br />
haberent, intitulata surit <strong>et</strong> nonnulla in ipsis <strong>et</strong>iam divinorum testamentorum<br />
scriptis scriptorum vitio corrupta surit » (éd. BI. B. Boyer-R. MeKeon,<br />
- 169 -
Hubert Silvestre<br />
pseudépigraphes s'explique, dans une société où la liberté d'expression<br />
était très limitée, <strong>et</strong> à partir du XIIY siècle, pratiquement<br />
nulle, par le besoin qu'on éprouvait de créer des garants aptes à<br />
cautionner des opinions hardies, voire hétérodoxes dont il eût été<br />
extrêmement périlleux de revendiquer la paternité.<br />
Le problème posé est donc de déterminer si, en l'occurrence, on<br />
a affaire à des pseudépigraphes. Depuis près de deux siècles,<br />
l'authenticité de la correspondance ou, au moins d'une partie<br />
d'entre elle, a été mise en question. C'est en 1806 que, pour la première<br />
fois, à ce qu'il semble, un auteur a exprimé des doutes sur<br />
l'authenticité des quatre premières l<strong>et</strong>tres de la correspondance. Il<br />
s'agissait d'ignace Fessier, un capucin allemand converti au protestantisme<br />
<strong>et</strong> professeur à l'Académie de Berlin. D'autres érudits,<br />
parfois de manière tout à fait indépendante, adoptèrent une position<br />
aussi sceptique à l'égard de l'authenticité de la correspondance.<br />
Citons, parmi d'autres, le grand philologue suisse J.-G.<br />
Orelli, le Français L. Lalanne, l'Italien E. P<strong>et</strong> relia, l'Allemand B.<br />
Schmeidler, la Française Ch. Charrier. Avec la thèse de Charrier,<br />
publiée à Paris en 1933, se clôt la première étape dans l'histoire des<br />
controverses suscitées par le dossier Abélard-Héloïse. Trois points<br />
la caractérisent: jamais l'Historia calamitatum n'est mise en cause,<br />
les doutes se portent uniquement sur la correspondance ou une partie<br />
d'entre elle, aucun mobile satisfaisant n'est discerné pour expliquer<br />
la genèse du faux, la confection des l<strong>et</strong>tres est généralement<br />
attribuée soit à Héloïse, soit à Abélard, sans donc qu'un tiers identifiable<br />
soit appelé à la barre.<br />
La thèse de Charrier provoqua une vive réaction de la part<br />
d'Étienne Gilson, le célèbre historien de la philosophie médiévale.<br />
Dans un p<strong>et</strong>it livre publié en 1938, Gilson s'attacha à réfuter les<br />
objections qu'on avait soulevées contre l'authenticité du fameux<br />
dossier. C<strong>et</strong>te publication, écrite avec passion <strong>et</strong> où les traits ironiques<br />
frôlent parfois le sarcasme, eut un eff<strong>et</strong> considérable, dû, à<br />
mon sens, davantage aux qualités d'un style parfois étincelant <strong>et</strong><br />
au prestige de son auteur qu'à la valeur intrinsèque de l'argumentation.<br />
Au demeurant, dans une édition ultérieure, Gilson admit<br />
Chicago <strong>et</strong> Londres, 1977, p. 91). Déjà Cassiodore avait stigmatisé c<strong>et</strong>te manière<br />
insidieusede solliciter les autorités (cf. Instinaiones. 1, 8, 1), <strong>et</strong> il est possibkqu'en<br />
l'occurrence Abélard se soit inspiré de lui.<br />
- 170-
<strong>L'idylle</strong> d 'A bélard <strong>et</strong> Héloise: la part du roman<br />
avec une élégance à laquelle il convient de rendre hommage que,<br />
en dépit de ses convictions, « son opinion n'était pas plus qu'une<br />
opinion » <strong>et</strong> que ((la persuasion la plus invincible doit se tenir toujours<br />
prête à s'effacer, le cas échéant, devant la vérité»("').<br />
L'« eff<strong>et</strong> Gilson» dura pratiquement quelque trente ans,<br />
jusqu'au jour où, au Congrès de Cluny de 1972 consacré à Pierre<br />
le Vénérable <strong>et</strong> Pierre Abélard, une véritable bombe éclata avec la<br />
communication du professeur américain J.F. Benton( 27). Pour la<br />
(
Hubert Silvestre<br />
première fois, l'authenticité de l'Historia calamitatum, <strong>et</strong> pas seulement<br />
celle de la correspondance, était mise en question; pour la<br />
première fois, des mobiles précis <strong>et</strong> valables étaient avancés pour<br />
m<strong>et</strong>tre en lumière la raison d'être du faux; pour la première fois,<br />
enfin, un faisceau d'arguments était présenté pour étayer la thèse<br />
proposée, des arguments basés entre autres sur la critique des sources<br />
d'archives.<br />
Voici très simplifiée, la position de Benton. À la fin du XIll<br />
siècle, un faussaire - peut-être deux - désireux de modifier les<br />
institutions du Paracl<strong>et</strong> aurait compilé les huit l<strong>et</strong>tres contenues<br />
dans l'actuel ms. 802 de Troyes, en utilisant à la fois des écrits<br />
authentiques d'Abélard <strong>et</strong> une l<strong>et</strong>tre soi-disant autobiographique<br />
qui serait, en fait, une oeuvre d'imagination, un exercice littéraire<br />
composé au XII' siècle par un clerc non identifié. Le principal<br />
bénéficiaire de la correspondance ainsi fabriquée était le supérieur<br />
des moines du Paracl<strong>et</strong> qui, grâce à elle, escomptait acquérir une<br />
part de l'autorité détenue par la supérieure de ce monastère double.<br />
En Outre, l'énumération des qualités requises d'une abbesse laisse<br />
supposer que la Règle frauduleuse avait été façonnée à l'occasion<br />
d'une élection contestée, peut-être celle de 1288 qui opposa Catherine<br />
des Barres à Agnès de Mécringes.<br />
La thèse de Benton fut soumise à un feu roulant de critiques<br />
venues de toutes parts, <strong>et</strong> son auteur lui-même, quelques années<br />
après la mémorable journée de Cluny, avoua qu'il était devenu perplexe<br />
<strong>et</strong> incapable de se décider pour une solution ou pour une<br />
autre("). Le fait est que les mobiles qu'il avait avancés pour<br />
expliquer la genèse du faux, tout en étant, à mon avis, parfaitement<br />
défendables, n'étaient que des mobiles subsidiaires <strong>et</strong> qu'ils manquaient<br />
de poids pour rendre compte, à eux seuls, d'une entreprise<br />
de falsification aussi imposante. La solution proposée était par ailleurs<br />
passablement compliquée. La complication n'est certes pas<br />
en soi un critère apte à discréditer une thèse, mais on adm<strong>et</strong>tra, en<br />
établi que même la traduction française de I'HC <strong>et</strong> des deux premières l<strong>et</strong>tres contenues<br />
dans ledit manuscrit n'est pas de manière tout à fait assurée l'oeuvre de Jean<br />
de Meun (cf. L'humaniste Gontier col <strong>et</strong> la traduction française d'Abé/ard es<br />
HéloKre, dans Romania, t. XCV. 1974, pp. 199-215; voir à ce suj<strong>et</strong> BTAM,I. XII,<br />
1980, p. 628).<br />
(2) Cf TRwR, pp. 41-52.<br />
- 172 -
<strong>L'idylle</strong> d'Abélard <strong>et</strong> Héloise: la part du roman<br />
vertu du vieux principe de Maupertuis, que, toutes choses étant<br />
égales par ailleurs, une solution simple doit être préférée à une solution<br />
complexe.<br />
J'ai la faiblesse de croire que c<strong>et</strong>te solution simple existe bel <strong>et</strong><br />
bien, en d'autres termes qu'un mobile peut être décelé pour rendre<br />
compte du faux (mobile qui n'exclut pas des motifs subsidiaires).<br />
Avant de l'exposer, je voudrais faire état de quelques arguments<br />
qu'on a avancés contre l'authenticité de l'Historia calamitatum <strong>et</strong><br />
de la correspondance qui l'accompagne. Ces arguments font apparaître<br />
en général des anachronismes. Soit que les faits rapportés<br />
dans l'Historia calamitatum <strong>et</strong> le dossier épistolaire ne s'accordent<br />
pas avec des événements ou des usages contemporains. Soit que ces<br />
faits ne se concilient point avec ce que nous savons par ailleurs de<br />
la biographie d'Abélard <strong>et</strong> d'E-Iéloïse. Voici quelques-uns de ces<br />
anachronismes ou de ces invraisemblances.<br />
Un des premiers arguments qu'on ait avancés contre l'authenticité de<br />
la correspondance Abélard-Héloïse - à une époque où l'Historia eala,nitatum<br />
était encore à l'abri de toute suspicion - se fondait sur la contradiction<br />
qui apparaissait entre l'affirmation d'Héloïse, dans sa première<br />
l<strong>et</strong>tre, prétendant qu'Abélard l'avait complètement délaissée après son entrée<br />
en religion <strong>et</strong> l'information donnée dans l'Historia cakzmitatu,n suivant<br />
laquelle Abélard était revenu de Saint-Gildas de Rhuys pour installer Héloïse<br />
au Paracl<strong>et</strong>. Déjà Gilson s'était attaché à montrer que, en réalité, Héloïse ne<br />
prétendait nullement qu'Abélard n'était jamais venu au Paracl<strong>et</strong> mais que,<br />
lorsqu'il lui rendait visite, il ne la consolait pas. Les deux témoignages ne se<br />
contredisent donc pas à proprement parler (il reste qu'il est étrange qu'Abélard,<br />
dont on connaît les sentiments affectueux envers Héloïse, n'ait pas eu<br />
lors de ces entr<strong>et</strong>iens un mot de pitié à la vue de sa femme en détresse). Depuis<br />
Gilson, d'autres érudits (v.g., D.E. Luscombe) ont renchéri <strong>et</strong> ont confirmé<br />
qu'Abélard <strong>et</strong> Héloïse n'avaient jamais cessé de se voir. Seulement, comme<br />
cela arrive souvent quand on veut trop prouver, Gilson <strong>et</strong> ses émules n'ont<br />
pas vu que la théorie proposée entraînait pour leur thèse, par un autre biais,<br />
de plus grosses difficultés que celles dont ils étaient heureux d'avoir triomphé.<br />
Ces visites fréquentes d'Abélard à Héloïse - lesquelles me paraissent en eff<strong>et</strong><br />
tout à fait assurées - indiquent qu'Abélard a composé son « autobiographie<br />
», dans laquelle le rôle joué par Héloïse, son épouse très chère, était si<br />
important <strong>et</strong> d'un caractère si intime, alors même qu'il la rencontrait <strong>et</strong> conversait<br />
avec elle! Et il ne lui en aurait pas fait part! Il aurait donc manifesté à<br />
son égard une duplicité assez incroyable <strong>et</strong> qui, en tout cas, ne cadre pas avec<br />
ce qu'on sait de manière certaine sur les sentiments sincères <strong>et</strong> délicats qu'il<br />
- 173 -
Hubert Silvestre<br />
éprouvait envers elle. Il est assuré, au surplus, tout le monde en convient, que<br />
c<strong>et</strong>te « autobiographie » avait un caractère au moins semi-public, <strong>et</strong> que dès<br />
lors il était prévisible qu'Héloïse allait en être informée. Et sachant cela, Abélard<br />
aurait concocté toute sa narration sans lui en toucher un mot lors des visites<br />
qu'il lui rendait?<br />
Seule l'Hisria ea/anitatum avance qu'Héloïse avait été placée dans le<br />
couvent d'Argenteuil avant d'intégrer le Paracl<strong>et</strong>. Non seulement aucun document<br />
ne confirme ce fait, mais - il a fallu entendre Benton pour s'en aviser<br />
-, l'obituaire d'Argenteuil lui-même ne contient aucune allusion à Héloïse,<br />
alors que le nom d'Abélard y figure. L'historien américain avait cru trouver<br />
dans un détail de l'épître de Roscelin à Abélard une confirmation de sa thèse.<br />
Comme P. Zerbi () l'a montré <strong>et</strong> comme Benton lui-même l'a reconnu avec<br />
une parfaite bonne grâce, ce second argument est dépourvu de portée. Le détail<br />
en question est incompatible avec un séjour d'Héloïse au Paracl<strong>et</strong> dans les premiers<br />
temps qui suivirent son mariage <strong>et</strong> la mutilation d'Abélard. C'est bien<br />
plutôt dans les parages de l'abbaye de Saint-Denis qu'elle a dû à un moment<br />
élire domicile. Cela concédé, il ne faut pas, comme le font Benton <strong>et</strong> Zerbi,<br />
s'empresser de trouver là un argument en faveur d'Argenteuil. C<strong>et</strong>te localité,<br />
certes, est voisine de Saint-Denis, mais rien n'oblige à adm<strong>et</strong>tre sinon le<br />
seul témoignage de l'Historia calamiratum - que c'est là qu'Héloïse s'est rendue<br />
peu après la naissance d'Astralabe. Il est au moins aussi vraisemblable<br />
de penser que dans les premières années qui suivirent c<strong>et</strong>te naissance - est-il<br />
d'ailleurs certain que l'accouchement eut lieu en Br<strong>et</strong>agne chez la soeur d'Abélard?<br />
- Héloïse a vécu en compagnie de son tout jeune fils dans une résidence<br />
privée. On doit bien prendre garde que seules les assertions de l'Historia cakzmitarum<br />
qui sont corroborées par d'autres sources (épîtres de Roscelin, de<br />
Foulques, de Pierre le Vénérable, témoignage d'Otton de Freising, <strong>et</strong>c.) sont<br />
dignes de créance. Il est tout à fait possible que, dans l'hypothèse d'un faux,<br />
le responsable de la mystification ait brodé, non seulement en ce qui concerne<br />
les sentiments intimes des principaux intéressés, mais également au plan événementiel.<br />
Peut-être est-ce précisément le cas pour le séjour d'Héloïse à Argenteuil.<br />
Et c'est pourquoi Beitton me paraît mal inspiré de renoncer trop vite à<br />
sa remarquable supposition initiale qui l'amenait à voir dans le sceau à double<br />
tête apposé aux l<strong>et</strong>tres d'Abélard l'indice que le Paracl<strong>et</strong> était un monastère<br />
double (voir sa communication au Colloque de Trèves, p» 47). Les choses ont<br />
pu se passer de la manière suivante: pendant deux ou trois ans, Héloïse élève<br />
son jeune enfant (Abélard prisait l'allaitement maternel! cf. Scriptorium,<br />
t. XXXII, 1978, p. 97) dans un logement appartenant à sa famille ou procuré<br />
par Abélard - c'est de c<strong>et</strong>te époque que dateraient les confidences des moines<br />
() Cf. A belardo ed Eloisa: il pro blerna di un arnore e di una corrispondenza,<br />
dans Love and Marnage in ilu' Twelfth C'enturv, Louvain, 1981, pp. 130-161 (voir,<br />
à ce suj<strong>et</strong>, BTAM, t. XIII, 1984, pp. 627-628).<br />
- 174-
<strong>L'idylle</strong> d'il bélard <strong>et</strong> Héloise: la part du roman<br />
de Saint-Denis sur les allées <strong>et</strong> venues jugées suspectes d'Abélard, ragots rapportés<br />
par Roscelin, - <strong>et</strong>, ensuite, elle a pu rejoindre son mari au Paracl<strong>et</strong>,<br />
moment à partir duquel le sceau à deux têtes aurait pu apparaître au bas des<br />
l<strong>et</strong>tres d'Abélard. Tant qu'on n'aura pas découvert un document crédible confirmant<br />
le témoignage de l'Hisloria calarnitalum sur le séjour d'Hétoïse à<br />
Argenteuil, l'hypothèse proposée ici aura autant de chance de rejoindre la<br />
vérité que la version admise jusqu'à présent (30)•<br />
La prétendue chast<strong>et</strong>é d'Abélard avant sa rencontre avec Héloïse. Dans<br />
l'Historia calarnitatum, Abélard explique de la manière suivante comment son<br />
aventure avec Héloïse eut pour lui tous les charmes de l'inédit: « Ne pouvant<br />
me résoudre à m<strong>et</strong>tre le pied dans les fanges de la débauche, <strong>et</strong> privé par l'assiduité<br />
de mes leçons du commerce <strong>et</strong> de la fréquentation des femmes nobles,<br />
j'étais aussi presque sans relations avec celles de la bourgeoisie, lorsque la fortune<br />
(puisque c'est le nom qu'on lui donne), prévenant tous mes voeux pour<br />
me trahir, trouva une occasion plus favorable, qui devait me renverser des hauteurs<br />
de c<strong>et</strong>te vertu sublime, <strong>et</strong>, par l'humiliation, ramener à l'amour de Dieu<br />
l'orgueilleux qui avait méconnu ses bienfaits » ( 31), <strong>et</strong>, un peu plus loin, il m<strong>et</strong><br />
les points sur les i: «Ces joies si nouvelles pour nous, nous les prolongions<br />
ardemment, <strong>et</strong> nous ne nous en lassions jamais » ( 32)• Ce témoignage ne Concorde<br />
nullement avec ce que nous rapporte par ailleurs la l<strong>et</strong>tre que Foulques<br />
adressa à Abélard au lendemain de l'agression dont il avait été la victime. On<br />
apprend, au contraire, que le célèbre magister était connu pour le nombre <strong>et</strong><br />
la variété de ses bonnes fortunes. Il ne dédaignait même pas, à en croire le<br />
prieur de Deuil, recourir aux services tarifiés de professionnelles. Ce témoignage<br />
de Foulques est corroboré par celui de chansons d'étudiants contemporaines<br />
qui nous ont, par chance, été conservées <strong>et</strong> qui viennent d'être rééditées<br />
<strong>et</strong> analysées par N.M. 1-laring <strong>et</strong> Th. Latzke(' 3). La réputation de Don Juan<br />
() De toute manière, la nouvelle théorie imaginée par Bentort au suj<strong>et</strong> du<br />
fameux sceau ( a possible explanation of the two-headed seal is that the spiteful<br />
Roscelin had maliciously iriterpr<strong>et</strong>ed a srnudged image of the heads ofSts. Rusticus<br />
and Eleutherius, who appear on the counter-seal of the abbot of St. Denis in the<br />
early thirteenth century ») me paraît devoir être rej<strong>et</strong>ée sans hésitation. Roscelin<br />
dit de manière explicite que le sceau, portant une tête d'homme <strong>et</strong> une tête de<br />
femme, a été conçu par Abélard lui-même: « Ad huius <strong>et</strong>iam imperfecti hominis<br />
ignominiae cumulum pertin<strong>et</strong>, quod in sigillo, quo fo<strong>et</strong>idas lilas litteras sigillavit,<br />
in1aginem duo capita habentem, unum vin, alterum mulieris, ipse formavit » (éd.<br />
J. Rei nçrs, p. 80). Étant donné que c<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre est adressée à Abélard, il est impossible<br />
de concevoir la portée ironique qu'aurait pu avoir une méprise factice dans le<br />
chef de Roscelin, qui, on se le rappelle, était un adversaire de Robert d'Arbrissel<br />
<strong>et</strong> des monastères doubles.<br />
(») Cf. HC, lignes 272-279.<br />
(32)Cf. HC, lignes 344-346.<br />
(33)Voir BTAM, t. XIII, 1982, pp. 270-271.<br />
- 175 -
- - Hubert Silvestre<br />
conquise par Abélard est dès lors pleinement confirmée, <strong>et</strong>, en outre, dans les<br />
chansons - mais il est possible qu'il s'agisse ici de malveillance - des insinuations<br />
sont faites sur un penchant du maître pour l'homosexualité, laquelle était<br />
assez répandue à l'époque dans les rangs du clergé("). Pour le professeur F.<br />
Chatillon, de Strasbourg, <strong>et</strong> c'est un avis que je partage entièrement, la chast<strong>et</strong>é<br />
d'Abélard avant sa rencontre avec Héloïse est un mythe à consigner aux<br />
oubli<strong>et</strong>tes("). Soit dit par parenthèse, c'est peut-être c<strong>et</strong>te conduite légère,<br />
dont Abélard n'aurait pu se départir après avoir connu Héloïse, qui avait irrité<br />
le chanoine Fulbert cl non pas c<strong>et</strong>te histoire de mariage secr<strong>et</strong> dévoilé qui<br />
« sent » le roman à vingt lieues.<br />
Plusieurs témoignages sûrs nous informent que Roscelin fut le premier maître<br />
d'Abélard <strong>et</strong> qu'il lui prodigua ses leçons pendant de nombreuses années<br />
( a puero usque ad iuvcnem »). Les deux hommes restèrent en relation durant<br />
pins de vingt ans, encore qu'à la fin ces relations se détériorèrent gravement.<br />
Le Roscelin en question est un personnage important. li est considéré comme<br />
l'initiateur du
<strong>L'idylle</strong> d'Abélard <strong>et</strong> Héloise: la part du roman<br />
célèbre('). Dans l'hypothèse où l'Historia cala,nitatu,n est effectivement<br />
d'Abélard, il faudrait supposer que ce dernier, pour raconter son aventure<br />
amoureuse, ait été s'inspirer d'une l<strong>et</strong>tre injurieuse de Roscelin vieille de quelque<br />
quinze ans. Si on adm<strong>et</strong> que l'Historia calamilatum est due à un faussaire<br />
qui n'avait déjà plus accès à la tradition orale, tout devient clair. La l<strong>et</strong>tre de<br />
Roscelin lui fournissait les détails souhaités sur l'idylle <strong>et</strong> ses suites. Une fois<br />
dûment utilisée, c<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre fut détruite - c'est par chance qu'une unique copie<br />
s'en est conservée dans une lointaine abbaye bavaroise — <strong>et</strong>, pour brouiller<br />
les pistes, toute référence à Roscelin fut omise.<br />
Au début de l'Historia calwnitatu,n, Abélard raconte que durant sa jeunesse<br />
il a étudié en province partout où il pouvait s'initier à la dialectique.<br />
Après c<strong>et</strong>te période de préparation, il est fier de proclamer « Perveni tandem<br />
Parisius» : (
- Hubert Silvestre<br />
le faussaire a éprouvé le besoin de faire état de ses connaissances historiques,<br />
il en rajoute, il peaufine son oeuvre, <strong>et</strong> malheureusement pour lui,<br />
le « tune temporis » malencontreux le trahit. Trop de zèle nuit ! Qui ne sait<br />
que l'alibi le plus assuré, le plus fignolé, le plus précis est aussi l'alibi le plus<br />
suspect.<br />
Dans l'HLqorjc, cala rnitatutn, on observe qu'Abélard s'en prend en termes<br />
violents à son ancien maître Guillaume de Champeaux ( Vous dire l'envie qui<br />
desséchait Guillaume, le levain d'amertume qui fermentait dans son âme <strong>et</strong><br />
le rongement d'esprit dont il était misérablement travaillé, ce n'est pas chose<br />
facile. Ne pouvant soutenir les bouillonnements de son dépit, il essaya de<br />
m'écarter encore une fois par la ruse; <strong>et</strong>, comme il n'avait aucun grief plausible<br />
pour agir ouvertement contre moi, il fit destituer, sur une accusation honteuse,<br />
celui qui m'avait cédé sa chaire, <strong>et</strong> en mit un autre à sa place pour me tenir<br />
en échec») (°). Or on possède un important ouvrage d'Abélard sur la Dialectique<br />
où, à maintes reprises, Guillaume de Champeaux est cité, mais toujours<br />
avec déférence, même quand les avis divergent. Et il est à noter qu'Abélard<br />
n'a pas ces égards quand il mentionne les thèses de Roscelin. Comment expliquer<br />
ici c<strong>et</strong>te courtoisie envers Guillaume de Champeaux <strong>et</strong> là c<strong>et</strong>te hargne?<br />
Pour résoudre la difficulté, l'éditeur du De dialectica a été jusqu'à supposer<br />
que les attaques contre Guillaume devaient se trouver dans une partie de<br />
l'oeuvre qui ne nous est pas parvenue... (u). Au surplus, une des attaques<br />
contre Guillaume de Champeaux est invraisemblable dans la bouche d'Abélard:<br />
comme l'a observé l'abbé B. Merl<strong>et</strong>te, il est difficilement concevable<br />
qu'Abélard ait pu reprocher à Guillaume d'être resté dans la cité une fois qu'il<br />
fut devenu chanoine régulier, puisque précisément les chanoines réguliers<br />
avaient une vocation apostolique urbaine ('2).<br />
Un des arguments les plus n<strong>et</strong>s contre l'authenticité de l'Historia calamitatum<br />
a été mis en lumière par Benton au Congrès de Cluny <strong>et</strong> est relatif à une<br />
citation de la Bible qu'on y trouve, précisément une référence à une péricope<br />
du Deutéronome touchant les eunuques. On s'aperçoit que l'auteur donne<br />
c<strong>et</strong>te référence en se basant sur une numérotation de la Bible qui est postérieure<br />
d'environ un siècle à l'époque supposée de la rédaction de l'Historia calarnilalum.<br />
En eff<strong>et</strong>, la numérotation spécifiée est celle qui fut mise en vigueur vers<br />
1220 sous l'autorité d'Étienne Langton().<br />
(40)HC, lignes 106-116.<br />
(41)Cf. L,M. DE RJJK, Dialectica, Assen, 1970, p. XIV. li s'agit du ms Paris,<br />
B.N. lat. 14614 (milieu du XII' s. pour la partie concernée), qui a appartenu au<br />
prieuré de Saint-Victor.<br />
(42)Cf. CLUNY, p. 250.<br />
() Cf. CLUNY, pp. 495-496. Sur le problème en général, voir maintenant A.<br />
D'ESNEvAL, La division de la Vulgate latine en chapitres dans l'édition parisienne<br />
du XlIf siècle, dans Revue des sciences philosophiques <strong>et</strong> théologiques, t. LXII,<br />
1978, pp. 559-568.<br />
- 178 -
<strong>L'idylle</strong> d'Abélard <strong>et</strong> Héloise: la part du roman<br />
Dans sa l<strong>et</strong>tre à l'abbé Adam de Saint-Denis, écrite entre mars 1121 <strong>et</strong> le<br />
9 janvier 1122, Abélard traite de la question controversée de l'identité du<br />
patron de l'abbaye royale avec l'Aréopagite, disciple de S. Paul. Il est amené<br />
à contester l'autorité de Bède qui niait c<strong>et</strong>te identité, mais tout en soutenant<br />
la thèse officielle favorable à Saint-Denis, il prend soin de ménager le grand<br />
historien anglais pour lequel il trouve excuses <strong>et</strong> circonstances atténuantes.<br />
Dans l'Historia calamitatu,n, le magister s'en prend en termes extrêmement<br />
violents à l'abbé Adam <strong>et</strong> à ses moines - il les accuse de mauvaises moeurs<br />
- <strong>et</strong> il défend, avec une ironie qu'on dirait aujourd'hui voltairienne, la position<br />
iconoclaste qui découlait de la thèse contestataire de Bède. É. Jeauncau<br />
qui a récemment exposé les tenants <strong>et</strong> les aboutissants de la controverse (")<br />
estime que les contradictions relevées entre l'I-Iistoria calarnilatum <strong>et</strong> la l<strong>et</strong>tre<br />
à Adam plaideraient plutôt en faveur de l'authenticité de la fameuse autobiographie.<br />
Ce n'est pas mon avis. D'abord, Jeauneau om<strong>et</strong> de signaler qu'Ahélard<br />
a consacré deux hymnes à S. Denis dont la teneur s'harmonise avec la<br />
position défendue dans la l<strong>et</strong>tre à Adam, non avec celle de l'Historia cala,nilafum<br />
(4)• Ensuite, il passe un peu vite sur les critiques féroces adressées à<br />
Adam <strong>et</strong> à ses moines dans l'Historia calarnitatum, allant jusqu'à se persuader<br />
que c'est « avec le concours bienveillant de l'abbé» qu'Abélard s'installa dans<br />
une des dépendances du monastère(). En outre, il adm<strong>et</strong> comme allant de<br />
soi qu'un homme qui venait d'être accusé d'avoir séduit une jeune fille confiée<br />
à ses soins n'ait pas hésité presque dans le même temps à accuser de mauvaises<br />
moeurs les moines qui l'avaient accueilli. Enfin, il perd de vue le fait curieux<br />
qu'Abélard, dans l'Historia cala,nitatum qu'il écrivait en 1132-1135, ne fasse<br />
aucune allusion à la thèse inverse qu'il avait soutenue précédemment dans sa<br />
l<strong>et</strong>tre à Adam. Et il faudrait encore rappeler que, selon Roscelin, les relations<br />
entre Abélard <strong>et</strong> son abbé étaient très bonnes('), ce qui s'accorde parfaitement<br />
avec le ton respectueux <strong>et</strong> aimable de la l<strong>et</strong>tre, nullement avec les sarcasmes<br />
de ]'Historia. En revanche, Jeauneau s'étonne à bon droit que, dans<br />
celle-ci, Abélard puisse prétendre avoir découvert « par hasard » (< fortuitu »)<br />
la thèse de Bède: « [ ... ] pourquoi s'attribuer le mérite d'une découverte, vieille<br />
de presque trois siècles? Surtout, comment Abélard s'est-il imaginé que c<strong>et</strong>te<br />
« découverte» allait faire impression sur ses confrères en religion, alors que<br />
ceux-ci, aussi peu l<strong>et</strong>trés qu'on les suppose, savaient sûrement — à tout le<br />
moins quelques-uns d'entre eux — qu'Hilduin avait réfuté Bède? Il y a là, pour<br />
moi, un p<strong>et</strong>it mystère»( "). Bien raisonné! mais, pour moi, il n'y a aucun<br />
(' ) Cf. Pierre Abélard à Suint-Denis, dans Abélard en son temps, Paris, 1981,<br />
pp. 161-173.<br />
() Cf. J. SzÙvRFv, Peler Abelard's Hymnarius Paraclitensis, Albany,<br />
N.Y., t. Il, 1975, pp. 218-220 (hymnes 105 <strong>et</strong> 106).<br />
() Cf. Pierre Abélard à Saint-Denis, p. 161.<br />
(47) Cf. L<strong>et</strong>tre de Roscelin à Abélard, éd. J. Reincrs, Munster, 1910, p. 79.<br />
(4H) Cf. Pierre Abélard à Saint-Denis, p. 165.<br />
- 179 -
Hubert Silvestre<br />
problème: les diatribes d'Abélard contre Adam <strong>et</strong> ses moines ainsi que son<br />
attaque ironique contre les légendes dionysiennes traduisent l'état d'esprit de<br />
l'homme qui dans les coulisses, comme nous le verrons, tire les ficelles, je veux<br />
dire Jean de Meurt un de ses acolytes), le responsable du faux.<br />
Dans ]'Historia cala,nitatum (49), Abélard est censé s'insurger contre<br />
l'autorité accordée aux femmes dans certains monastères doubles, comme<br />
c'était normalement le cas dans l'ordre de Fontevraud C). C<strong>et</strong>te attitude est<br />
étrange si l'on songe que le Paracl<strong>et</strong> était gouverné par Héloïse <strong>et</strong> que celle-ci<br />
avait des convers sous ses ordres ( 51 ). Plus curieux encore le fait que, dans sa<br />
l<strong>et</strong>tre à l'évêque Gilbert (alias Girbert ou Gerbert) de Paris, Abélard défende<br />
chaudement Robert d'Arbrissel contre les attaques de Roscelin (' 2). Sur la<br />
question du sceau à double tête apposé sur une l<strong>et</strong>tre d'Abélard <strong>et</strong> qui pourrait<br />
être en Faveur de la mixité du Paracl<strong>et</strong>, je me suis exprimé plus haut (cf. p. 174).<br />
Au début de l'Historia calarnilatum, Abélard est supposé faire allusion à<br />
un commentaire qu'il aurait composé de chic sur les prophéties d'Ézéchiel<br />
(n). Aucune trace de ce commentaire n'a jamais été r<strong>et</strong>rouvée, Mieux,<br />
quand dans sa préface à son commentaire sur l'Hexurneron, Abélard mentionne<br />
les trois livres de la Bible jugés traditionnellement comme les plus difficiles,<br />
c'est-à-dire la Genèse, le Cantique des Cantiques <strong>et</strong> Ézéchiel «in prima<br />
praecipue visione de animaljbus <strong>et</strong> rotis <strong>et</strong> in extrema de aedificio in monte<br />
constituto », il ne fait pas la moindre allusion à un commentaire antérieur<br />
('q).<br />
Dans l'Historia calarnitatum( 5'), Abélard est dit se plaindre des manoeuvres<br />
ourdies contre lui, vers 1125, par deux personnages qualifiés de<br />
«novos apostolos [ ... J quorum alter regularium canonicorum vitam, alter<br />
(49)Cf. HC, lignes 1464-1476.<br />
(50)Cf. J.-M. BIENVENU, L'étonnant fondateur de Fontevraud, Rober<br />
d'Arbrisse/, Paris, 1981, voir e.a. p. 127.<br />
C) Cf. ta Règle dite Instituriones, PL 178, col. 315 D. Si l'on adm<strong>et</strong> la théorie<br />
de Bcnton, la contradiction constatée ici se résout aisément. Le faussaire, tout en<br />
favorisant la candidature d'Agnès de Mécringes, travaillait à accroître l'autorité<br />
du prepositus ,nonachoru,n. 11 devait donc s'opposer à certaines stipulations de<br />
la Règle dite Institutiones.<br />
( 5') Cf. PL 178, col 357 B ou éd. E.R. Smits, Groningen, 1983, p. 280. Dans<br />
sa l<strong>et</strong>tre à Abélard (cf. éd. Reiners, p. 67), Roscelin rappelle que l'évêque d'Angers,<br />
Renaud de Martigné, avait enjoint Robert d'Arbrissel de renvoyer à leurs maris<br />
les femmes que sa parole enflammée avait entraînées, <strong>et</strong> que ce dernier avait refusé<br />
d'obtempérer à c<strong>et</strong> ordre.<br />
(i') Cf. 1-IC, lignes 202-221 <strong>et</strong> 244-245.<br />
(4) Cf. PL 178, col. 731-732. Dans sa communication de Trèves, Benton<br />
signale (p. 48) que « the vcracity of the HC would indeed be corifirmed if it can<br />
be shown that the Expositions Ezechiel which the nuns o! the Paracl<strong>et</strong>e read in<br />
their refectory from un livre velu p<strong>et</strong>it were indeed the work 01' Abelard ».<br />
(") Cf. HC, lignes 1201-1204.<br />
- 180—.
<strong>L'idylle</strong> d 'A bélard <strong>et</strong> Hélosse: la part du roman<br />
monachorum se resuscitasse gloriabatur ». Les deux « nouveaux apôtres» ne<br />
peuvent que désigner Bernard de Clairvaux <strong>et</strong> Norbert de Xanten, <strong>et</strong> pendant<br />
longtemps les érudits en ont jugé ainsi. Jusqu'au jour où J.T. Muckle (1950)<br />
démontra par une série de raisons contraignantes que c<strong>et</strong>te opinion était insoutenable<br />
<strong>et</strong> que, en particulier, l'identification d'un des personnages avec S.<br />
Bernard se heurtait à une impossibilité d'ordre chronologique("). Certains<br />
érudits ont proposé alors, pour sortir de l'impasse, de substituer à l'abbé de<br />
Clairvaux un disciple de Norbert, Hugues de Fosse. Solution désespérée qui<br />
ne saurait être prise en considération. Il ne restait plus qu'à tenter d'affaiblir<br />
l'argumentation de Muckie, <strong>et</strong> c'est ce à quoi se sont employé D. Van den<br />
Eynde (1963), J. Mi<strong>et</strong>hke (1972), P. Zerbi (1972), L.J. Engels (1975)(').<br />
E.F. Little (') prouve de manière, pour moi irréfutable, que Muckie avait vu<br />
juste <strong>et</strong> plus précisément que « there is no sure evidence that St Bernard and<br />
Abelard were at odds, other than professionaLly in some particulars, before<br />
1139, and there is some slight evidence that their relations were surely correct,<br />
and probably friendly ». Une seule issue pour dirimer l'aporie: Abélard a été<br />
victime d'une hallucination ! « That Abailard was here referring to St Norbert<br />
E ... ] and to St Bernard cannot be doubted, but it is equally clear that at this<br />
period neither of these two men was engaged in attacking him E ... ]. Very probably<br />
the sense of some impending danger was merely the hallucination of a<br />
nervous man who had already suffered so much at the hands of this ennemies»:<br />
c'était déjà la solution envisagée en 1932 par J.G. Sikes (texte repris<br />
par E.F. Little, pp. 156-157). En réalité, il y aune solution beaucoup plus simple:<br />
['Historia calainitatum est l'oeuvre d'un faussaire qui, en l'occurrence,<br />
a commis un léger mais irréductible anachronisme. 11 savait qu'Abélard s'était<br />
vivement affronté à Bernard <strong>et</strong> à Norbert. II a par mégarde situé le début de<br />
la mésentente un peu trop tôt.<br />
Récemment E.R. Smits est revenu sur la question ( 5'). 11 veut que Bernard<br />
<strong>et</strong> Abélard aient été très tôt en mauvais termes sur la base de l'épître X d'Abélard<br />
à S. Bernard, dans laquelle les deux hommes manifestent des différences<br />
d'opinion sur un certain nombre de points, surtout de nature liturgique, <strong>et</strong> sur<br />
la base aussi de plusieurs sermons d'Ahélard dans lesquels des coutumes cisterciennes<br />
sont contestées. Maïs il ne faut pas confondre dissensions sur des<br />
(>) Benton a fait la même démonstration en ce qui concerne S. Norbert (cf.<br />
CLuNY, p. 484, n. 38). Au Colloque de Trèves (cf. pp. 47-48), il a cru devoir envisager<br />
la possibilité de joindre Hugues Farsit à Norbert En toute hypothèse, c<strong>et</strong>te<br />
solution doit être rej<strong>et</strong>ée.<br />
() Les références aux études de ces auteurs se trouvent dans le livre souvent<br />
cité de E.R. Smits.<br />
(") Cf. Relations heween Si Bernard and ,4belard before 1139, dans Saint<br />
Bernard o! Clairvaux. Studie.ç Comtnenorating the Eigh h Centenarv o! his Canonization,<br />
Kalamazoo (Mich.), 1977, pp. 155-168.<br />
(W) Cf. E.R. StuTs, op. cit. (voir ci-avant n. I), p. 206, n. 33.<br />
- 181 -<br />
7w<br />
s ctl
Huhert Silvestre<br />
matières ponctuelles <strong>et</strong> profonde hostilité réciproque. Par exemple, nul ne<br />
niera que Pierre le Vénérable <strong>et</strong> S. Bernard différaient d'opinion sur beaucoup<br />
de questions, <strong>et</strong> pourtant tout le monde adm<strong>et</strong> que non seulement ils ne se haïssaient<br />
pas mais même qu'ils s'estimaient. La preuve que les dissensions entre<br />
S. Bernard <strong>et</strong> Abélard n'étaient pas aussi graves qu'on veut nous le faire croire<br />
réside dans les termes mêmes auxquels recourut Guillaume de Saint-Thierry<br />
lorsque, vers 1139, il s'adressa à l'abbé de Clairvaux pour lui demander de<br />
combattre les erreurs d'Abélard: « Dilexi <strong>et</strong> ego eum [Le. Abélard], <strong>et</strong> diligere<br />
vellem, Deus testis est » (°) (« Moi aussi je l'ai aimé, <strong>et</strong> je voudrais l'aimer<br />
encore... »). C<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite phrase montre â l'évidence que S. Bernard à c<strong>et</strong>te époque,<br />
c'est-à-dire très peu de temps avant le concile de Sens de 1140, n'était<br />
nullement hostile à Abélard. Il est impensable qu'il eût pu rester en bons termes<br />
avec lui si les attaques perfides de l'Historia cala,nitatum avaient effectivement<br />
été lancées.<br />
Quant à Héloïse, son attitude ne se comprend plus si on adm<strong>et</strong> l'authenticité<br />
de la l<strong>et</strong>tre qu'elle adressa à Abélard à la réception de l'Historia calamitatutn.<br />
C<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre est écrite vers 1132 <strong>et</strong> allusion y est faite aux accusations que,<br />
à en croire l'Historia calamitatu,n, S. Bernard <strong>et</strong> S. Norbert, désignés sous<br />
l'appellation infamante de « pseudoapostoli », auraient dirigées vers 1125 contre<br />
Abélard. Or, dans la l<strong>et</strong>tre adressée à la même époque à S. Bernard par<br />
Abélard, ce dernier rapporte qu'Héloïse lui a t'ait part de l'immense joie qu'elle<br />
a eue d'accueillir l'abbé de Clairvaux au Paracl<strong>et</strong> « non tamquam hominem,<br />
sed quasi angelum » (e'), Sauf erreur, c<strong>et</strong>te contradiction dans le chef<br />
d'Héloïse n'a jamais été signalée. Étant donné le caractère semi-public de<br />
l'Historia calamitatutn <strong>et</strong> du dossier épistolaire qui lui est joint, il est impossible<br />
qu'Héloïse ait pu jouer ainsi un double jeu l'eût-elle voulu que l'imposture<br />
se fût immédiatement imposée aux yeux de tous.<br />
Comme l'a noté Benton( 62), la description de certaines particularités<br />
physiologiques des nègres <strong>et</strong> des négresses semble bien avoir été puisée,<br />
peut-être par le biais d'un commentaire sur le Cantique des Cantiques, dans<br />
le De ani,nalibus d'Aristote. Mais précisément c<strong>et</strong>te oeuvre, traduite en latin<br />
par Michel Scot, n'a été accessible en Occident qu'au XIII' siècle.<br />
Dans la Regula [= l<strong>et</strong>tre VIIlI prétendument rédigée par Abélard pour le<br />
Paracl<strong>et</strong>, on observe que L'alimentation carnée était autorisée trois jours par<br />
semaine pendant toute l'année. Or, Benton ajustement observé que «no other<br />
twelfth-century monastic rule E... permitted ineat, except in the infirmary»(<br />
63). En revanche, dans la règle Instituliones que c<strong>et</strong> érudit tient à<br />
(60)Cf. J. LECLERCQ, Les l<strong>et</strong>tres de Guillaume de Saint-Thierry à S. Bernard,<br />
dans Revue bénédictine, t. LXXIX, 1969, pp. 375-391, voir p. 378.<br />
(61)Cf. PL 178, col- 335 B ou SMITS, Op. cii., p. 239.<br />
() Cf. CLUNY, p. 496, n. 66.<br />
(63) Cf. CLUNY, p. 476 <strong>et</strong> TRIER, p. 48.<br />
- 182 -
<strong>L'idylle</strong> d 'A bélard <strong>et</strong> Héloïse: la part du roman<br />
bon droit pour authentique, l'usage de la viande est interdit. Benton a en outre<br />
noté que Abélard lui-même, dans son in Hexa,neron avait introduit une<br />
distinction entre la viande des quadrupèdes <strong>et</strong> la chair du poisson celle-ci pouvait<br />
être absorbée sans inconvénients, celle-là devait être prohibée en vertu<br />
d'une de ses particularités déjà décelée par S. Jérôme elle entraînait une inclination<br />
à la luxure. Le refl<strong>et</strong> de c<strong>et</strong>te conviction se r<strong>et</strong>rouve dans la règle Insiitutionesoù<br />
seuls les plats de poisson sont autorisés au réfectoire. De même, dans<br />
sa Theoloia christiana ('), Abélard insiste sur ces points en faisant état d'un<br />
passage du Contra iovinianum de S. Jérôme, passage repris dans l'Historia<br />
calamitatum avec les mêmes variantes <strong>et</strong> les mêmes omissions de texte("'). Il<br />
est significatif que les mots « Esus carnium <strong>et</strong> potus vini, ventris est sati<strong>et</strong>as,<br />
seminarium libidinis est » qui se trouvent au début du passage en question<br />
n'aient pas été reproduits dans l'Historia calamitatu,n. Le faussaire savait déjà<br />
qu'il allait autoriser l'alimentation carnée!<br />
Roscelin de Compiègne <strong>et</strong> Otton de Freising s'accordent à attribuer à Abélard<br />
l'hérésie dite du « sabellianisme » (une seule personne dans la Trinité)<br />
alors que l'Historia calaînitatum rapporte qu'à Soissons c'est le trithéisme<br />
qu'on accusa le maître du Pall<strong>et</strong> d'avoir professé(`). Une telle confusion est<br />
tout à fait compréhensible - si même elle n'est pas délibérée! - sous la plume<br />
d'un faussaire qui aurait éprouvé le plus grand mépris pour toutes ces querelles<br />
théologiques <strong>et</strong> qui n'aurait certes pas hésité à traiter la question avec le maximum<br />
de désinvolture.<br />
G. B. Flahiff a montré que la précensure des livres par l'autorité ecclésiastique<br />
était ignorée au début du XII' siècle <strong>et</strong> que le premier exemple attesté<br />
d'une telle censure date de 1191 (6)• Le passage de l'Historia calamitatum où<br />
Abélard est censé nous apprendre qu'au concile de Soissons de 1121 son livre<br />
sur la Trinité fut condamné « parce qu'il l'avait lu publiquement <strong>et</strong> donné<br />
à transcrire sans avoir obtenu La sanction de l'autorité pontificale, ni celle<br />
() Cf. CLUNY, P. 506 <strong>et</strong> PL 178, col. 756.<br />
( o') Cf. PL 178, col. 1184 ou E.M. DUYTAERT, Corpus Christianorun. Continuatio<br />
Medeaevalis, t. XII, Turnhout, 1969, p- 156 (= 11, 61).<br />
('e) Cf. BENTON, dans CLUNY, p477, n. 17. Le passage« Platonici... cogitarent<br />
» a été omis dans I'HC. Il est douteux que le vrai Abélard, qui avait de la suite<br />
dans les idées, n'eût pas repris ce passage, car le « Sed <strong>et</strong> ipse Plato » qui suit se<br />
réfère précisément aux « Platonici ».<br />
(') Cf. HC, lignes 725-726 <strong>et</strong> BENIoN, dans CLIJNY, pp. 484-485. Dans<br />
TRIER, p. 47, Benton a suggéré qu'Abélard aurait en l'occurrence ironisé sur<br />
l'ignorance de la foule assemblée à Soissons lors de son procès. En réalité, dans<br />
des cas analogues, l'existence du trait ironique est discrètement indiquée par une<br />
p<strong>et</strong>ite tournure de style, laquelle ici fait défaut.<br />
() Cf. G.B. FLAHIF!, The Censorship of Books in the Twelfth Century, dans<br />
MediaevalStudies, t. IV, 1942, pp. 1-22, voir p.4, <strong>et</strong> BENTON dans CLUNY, p. 484,<br />
n. 37 <strong>et</strong> p. 497.<br />
- 183 -
- Hubert Silvestre<br />
de l'Église » () revêt dès lors un caractère extrêmement suspect. On a voulu<br />
contester la thèse de Flahiff en arguant du fait que plusieurs auteurs du XII'<br />
siècle — <strong>et</strong> même des siècles antérieurs - avaient demandé à de hauts dignitaires<br />
ecclésiastiques, voire au pape, d'approuver l'orthodoxie de leurs<br />
écrits (°). Mais il ne s'agit pas du même problème. À une époque où les<br />
déviations doctrinales étaient sévèrement sanctionnées, les auteurs théologiques<br />
avaient tout naturellement coutume de dédier leurs productions à des personnages<br />
dont le prestige <strong>et</strong> l'autorité les garantissaient contre d'éventuelles<br />
critiques ("). Ces pratiques, qui pouvaient prendre des formes diverses, ne<br />
sauraient en aucune façon se confondre avec la censure Préventive imposée<br />
par l'autorité ecclésiastique. Dans l'historia calamitatu,n, le livre d'Abéiard<br />
est jugé condamnable de manière rédhibitoire pour la seule raison qu'il n'a<br />
pas reçu l'approbation des autorités compétentes: « Dicebant enim ad dampnationem<br />
libelli satis hoc esse debere quod nec romani pontificis nec Ecciesie<br />
auctoritate eum commendatum legere publice presumpseram, atque ad transcribendum<br />
iam pluribus eum ipse prestitisseni » ().<br />
Benton lui-même a également estimé devoir tempérer la portée de l'enquête<br />
de Flahiff: « this passage raises difficulties of interpr<strong>et</strong>ation, but it is flot<br />
neeessarily anachronistic» (u), mais les raisons qu'il avance pour justifier ces<br />
réticences me paraissent sans valeur. La première raison est que « if the procedure<br />
followed at Soissons is unattested elsewhere in the twelfth century, it may<br />
have been cited for the very purpose of showing that Abelard's judges behaved<br />
with outrageous disregard for law and custom ». Il est impossible de concevoir,<br />
vu l'esprit « légaliste » du temps, que les évêques réunis à Soissons, y compris<br />
le légal pontifical, aient pu faire état d'une règle à portée coercitive qui n'aurait<br />
jamais été attestée auparavant. La seconde raison alléguée par Benton se rapporte<br />
à un fait bien établi, mais elle n'est pas ad rem: « [..] the issue may flot<br />
be "precensorship" at ail, but Abelard's presumption in lecturing on his own<br />
De Trinitate <strong>et</strong> unilate, rather than Scripture or some other aucloritas. In<br />
(69) Cf. 1-IC, lignes 848-854.<br />
(Q)<br />
P. voi Moos, dans TRIER, p. 78 qui renvoie à une étude de H. Grundrnann.<br />
e) Rupert de Deutz (ca 1075-1129) dédie tous ses ouvrages théologiques à des<br />
personnages haut placés susceptibles de lui apporter une protection. Seul, le premier<br />
de ses écrits, le De diviniç officiis fut diffusé vers la fin de 1111 sans dédicace<br />
<strong>et</strong> de manière anonyme. Rupert ne voulait pas avoir affaire avec l'Ordinaire du<br />
lieu, l'évêque Otbert de Liège, réputé simoniaque. On peut estimer que les graves<br />
ennuis qui l'accablèrent peu après la « publication » de c<strong>et</strong>te œuvre vinrent en partie<br />
de c<strong>et</strong>te absence de recommandation. En 1126, il fit hommage de la seconde<br />
édition du De divinis officiis à son ami <strong>et</strong> protecteur attitré, l'abbé Cunon de Sicgburg,<br />
consacré c<strong>et</strong>te année même évêque de Ratisbonne (Regcnsburg).<br />
('y ) Cf. UC. lignes 848-852.<br />
('i) Cf. TRIER, p. 43.<br />
— 184 —
<strong>L'idylle</strong> d 'A bélard <strong>et</strong> Héloïse: la part du roman<br />
normal twelfth-century practice Abelard's book should have been trcated as<br />
an aid to study rather than the subject of leciio ; P<strong>et</strong>er Lombard's Sentences<br />
did flot become the subject of formai lectures at Paris until the 120». Ce<br />
n'est pas parce que Abélard se base sur son propre ouvrage, alors qu'il devrait<br />
fonder son enseignement sur la Bible ou une autre auctoritas, qu'on le condamne:<br />
c'est parce que son livre n'a pas obtenu l'agrément de l'autorité de<br />
tutelle. J'ajouterai enfin que le dernier membre de phrase du passage en question<br />
de l'Historia calarnitatu,n émane, de façon manifeste, de quelqu'un qui<br />
connaît l'avenir <strong>et</strong> qui sait que la précensure va bientôt s'instaurer de manière<br />
contraignante: « E ... ] <strong>et</strong> hoc perutile fut urum fidei christiane, si exeniplo mci<br />
multorum similis presumptio prevenir<strong>et</strong>ur ». Bravo pour le prophète post<br />
eveuum!<br />
Benton a montré dans sa contribution au Colloque de Trèves que la l<strong>et</strong>tre<br />
VI d'Héloïse n'a pu être rédigée que par Abélard <strong>et</strong> cela notamment pour le<br />
motif qu'on repère dans une citation du De bono coniugali deS. Augustin insérée<br />
dans la l<strong>et</strong>tre deux erreurs indubitables dont l'une se r<strong>et</strong>rouve dans le Sic<br />
<strong>et</strong> Non (S. Augustin: « Virtutes autem animi aliquando in opere manifestantur,<br />
aliquando in habitu latent»; Sic <strong>et</strong> Non <strong>et</strong> Épître VI: même texte, sauf<br />
incorpore» au lieu de « in opere »). (Je n'adm<strong>et</strong>s pas c<strong>et</strong>te attribution à Abélard;<br />
pour moi, c'est le faussaire qui a utilisé le Sic <strong>et</strong> Non pour façonner le<br />
passage en question de la l<strong>et</strong>tre d'Héloïse. Cela étant admis, je pense que la<br />
thèse de Benton est fondée <strong>et</strong> qu'elle résiste aux objections de Dronke). Ce<br />
dernier, eff<strong>et</strong>, estime que « corpore » peut être lu à la place de « opere » (.x that<br />
gives good sense in the context » ('d). Dans le contexte précisément du De<br />
l,ono coniugali, l'opposition « opere / habitu» est répétée à quatre reprises.<br />
L'insertion de
Hubert Silvestre<br />
a recopié son propre texte, mais un faussaire qui s'en est chargé à sa place.<br />
Et la preuve s'en trouve dans la seconde erreur repérée par Benton (< qui non<br />
poterat non promebat» au lieu de « qui poterat non promehat »), laquelle se<br />
lit exclusivement dans les sept manuscrits de la l<strong>et</strong>tre VI <strong>et</strong> nullement dans les<br />
cinq manuscrits du Sic <strong>et</strong> Non, - une erreur grossière (due à une distraction<br />
consécutive à de la précipitation, comme l'a bien montré P.D.) dont on<br />
r<strong>et</strong>rouve l'équivalent sous la plume de Jean de Meun, dans sa traduction de<br />
la l<strong>et</strong>tre VI! (').<br />
Selon l'Historia calamitatu,n, Geoffroy de Lèves, évêque de Chartres<br />
(1116-1149) est dit avoir pris avec chaleur la défense d'Abélard au concile de<br />
Soissons de 1121 (r'). Dans une longue intervention reproduite en style direct,<br />
le prélat déclare explicitement ne rien trouver de répréhensible dans les écrits<br />
du inagister (< [ ... ] presertim cum in presenhi scripto nulla videamus que ahquid<br />
obtineant aperte calumpnie ») parla suite, il conseilla à Abélard d'accepter<br />
sans protester une condamnation imméritée en lui faisant entendre que le<br />
légat, s'étant vu forcer la main, aurait à coeur de veiller à ce que sa réclusion<br />
dans un monastère fût de courte durée. Attribuer un comportement pusillanime<br />
au légat Conon de Préneste, dont on connaît la très forte personnalité,<br />
est déjà curieux. L'étonnement augmente quand on songe que, au moment<br />
où l'Historia calarnitatuin a dû être écrite (ca 1132), l'évêque Geoffroy venait<br />
de s'associer à Suger pour chasser les religieuses d'Argenteuil, religieuses au<br />
nombre desquelles, à en croire l'Historia calamitatum, se serait trouvée<br />
Héloïse. C<strong>et</strong>te expulsion eut lieu dans le courant de 1129 <strong>et</strong> aurait vivement<br />
affecté Abélard que, néanmoins, l'on r<strong>et</strong>rouve en compagnie de Geoffroy <strong>et</strong><br />
de S. Bernard, le 20 janvier 1131, à Morigny, à l'occasion de la consécration<br />
par le pape Innocent Il d'un autel de l'abbaye("). Si en outre on adopte<br />
l'identification du «Terricus quidam scolaris magister » avec Thierry de Chartres,<br />
ainsi qu'on le propose généralement(), l'imbroglio devient total, vu<br />
que ledit « Terricus » est censé avoir été vertement réprimandé par son évêque,<br />
c'est-à-dire Geoffroy, pour avoir marmonné au cours d'une séance du procès<br />
une sentence favorable à Abélard... Toute c<strong>et</strong>te mise en scène de l'Historia<br />
cala,nitaturn est bien suspecte.<br />
('b) Cf. F. BE.GIAIO, Le l<strong>et</strong>tere di Abelardo cd Eloisa nella traduzione di<br />
Jean de Meun, Modène, 1977, t. 1, p. 164 <strong>et</strong> t. II, p. 147, n. 67. Sur c<strong>et</strong>te édition,<br />
voir la recension sévère de E. H!CKS, dans Roinania, I. CIII, 1982,<br />
pp. 384-397.<br />
C) Cf. HC, lignes 782-909. Sur Geoffroy de Lèves..oir W.M. GRAUWEN,<br />
Gaufried, bisschop van Chartres (1116-1I49, vriend van Norbert en van de « Wonderprediger»,<br />
dans Analecta praelnonstratensia, t. LVIII, 1982, pp. 161-209.<br />
( 'e) Voir supra, n. 2.<br />
Cl Cf. HC, ligne 878. Sur l'identification de « Terricus » avec Thierry de<br />
Chartres, voir J. CHÀTILLON, dans S<strong>et</strong>iimane.... Spolète, t. XIX, 1971 [19721,<br />
t. Il, p. 800, n. 12.<br />
— 186 —
<strong>L'idylle</strong> d 'A bélard <strong>et</strong> Héloise: la part du roman<br />
Plusieurs objections pourront être encore avancées contre<br />
l'authenticité de l'Historia calamitatum <strong>et</strong> la correspondance qui<br />
lui est jointe quand aura été mené à bien l'inventaire compl<strong>et</strong> des<br />
passages d'oeuvres authentiques d'Abélard reproduits dans ce dossier.<br />
Il y a là encore matière à des recherches( 80) que la réédition<br />
en cours des oeuvres abélardiennes <strong>et</strong> leur traitement systématique<br />
par ordinateur () faciliteront <strong>et</strong> rendront plus efficaces.<br />
La série d'objections énumérées ici n'est évidemment pas limitative().<br />
Même si certaines d'entre elles devaient se révéler, à<br />
(°) Exemples. Dans la Theologia « Summi boni » ( le premier écrit d'Abélard,<br />
rédigé entre 1118 <strong>et</strong> 1120), ni l'éditeur H. Ostiender (Munster, 1939), ni le traducteur<br />
J. Joliv<strong>et</strong> (Paris, 1978) ne se sont aperçu qu'un long passage du chapitre VI<br />
du livre I" se r<strong>et</strong>rouve littéralement dans la l<strong>et</strong>tre VII d'Abélard à Héloïse (éd.<br />
J.T. Muckie, pp. 271-272). D. Van den Eynde a observé que ce même passage se<br />
lit dans les trois rédactions du livre 1 11 de la Theologia christiana <strong>et</strong> dans les trois<br />
dernières rédactions de la Theologia scholariurn, mais la reprise de ce texte dans<br />
la Theologia « Surn,ni boni » lui avait échappé (cf. La « Theologia scholarium »<br />
de Pierre A bélard, dans Recherches de théologie ancienne <strong>et</strong> médiévale, t. XXVIII,<br />
1961, pp. 225-241, voir p. 237). Par ailleurs, J. Joliv<strong>et</strong> a parfaitement noté une<br />
contradiction entre un passage dcl' 1-IC (690-701) <strong>et</strong> plusieurs endroits de la Theologia<br />
« Su,nmi boni » (v.g., p. 56 <strong>et</strong> p. 133): « Si l'on en croit l'HC, Abélard aurait<br />
cherché â déférer aux désirs de ses étudiants en tâchant de rendre compréhensible,<br />
sans restriction explicitement posée, le dogme trinitaire», alors que dans la Theologia<br />
il dit le contraire: «vers le début du second livre, <strong>et</strong> à la dernière page - endroits<br />
particulièrement importants <strong>et</strong> significatifs - Abélard explique clairement qu'il<br />
n'a pas voulu dire la vérité [souligné par J.J .] sur les rapports trinitaires, mais seulement<br />
"quelque chose de vraisemblable, de proche de la raison humaine" ». Mais,<br />
comme à l'accoutumée, l'érudit français s'attache aussitôt à minimiser les difficultés<br />
apparues.<br />
(') La première étude consacrée à l'examen du style de l'HC fut celle de JF<br />
Benton-F. Prosperr<strong>et</strong>i Ercoli (dans Viator, t. VI, 1975, pp. 59-86). Une de ses conclusions<br />
porte que « if this author was Abelard, he wrote his autobiographical l<strong>et</strong>ter,<br />
the l<strong>et</strong>ter in which he bared his soul not only to his anonymous friend but to<br />
the world, in u style quite unlike and inferior to that of his other works ». Les<br />
auteurs eux-mêmes souhaitent que c<strong>et</strong>te enquête incite des chercheurs à entreprendre<br />
une étude systématique de la langue <strong>et</strong> du style des écrits d'Abélard. Sur l'usage<br />
du cursus dans les pièces du dossier Abélard-Héloïse, P. Dronke aémis des considérations<br />
intéressantes mais parfois, à mon avis, un peu aventureuses (voir le compte<br />
rendu de son livre Women Writers of me Middle Ages, Cambridge, 1984, dans<br />
BTAM, t. XIII, 1985, pp. 714-718).<br />
() I] serait utile d'établir - <strong>et</strong> de tenir à jour - une liste aussi complète que<br />
possible des objections qu'on a avancées contre l'authenticité du dossier Abélard-<br />
Héloïse, chacune des objections étant accompagnée éventuellement des réponses<br />
ou des réfutations qu'elle a suscitées. Trois exemples encore de ces objections:<br />
- 187 -
Hubert Silvestre<br />
l'examen, faibles, voiinopérantes, il n'en resterait pas moins que,<br />
du point de vue de la critique, le dossier Abélard-Héloïse se distinguerait<br />
totalement des autres dossiers épistolaires de l'époque, tels<br />
ceux de S. Bernard <strong>et</strong> de Pierre le Vénérable au suj<strong>et</strong> desquels pas<br />
un seul indice n'a pu être décelé jusqu'à ce jour m<strong>et</strong>tant en cause<br />
leur authenticité. li y a là un fait qu'on ne peut esquiver. L'entrain<br />
avec lequel un grand nombre d'érudits s'emploient à réfuter ou à<br />
minimiser les objections toujours nouvelles qu'on ne cesse d'opposer<br />
à l'authenticité du fameux dossier fait songer à l'ardeur des apologistes<br />
du siècle dernier qui s'acharnaient à repousser les<br />
difficultés que, sans relâche, on opposait à la crédibilité de certains<br />
récits de l'Ancien Testament pris au pied de la l<strong>et</strong>tre. Qui ne connaît<br />
les explications, dûment basées sur l'observation de phénomènes<br />
naturels, d'épisodes tels que le passage à pied sec de la Mer rouge,<br />
l'arrêt du soleil par Josué, l'exploit de Jonas villégiaturant dans le<br />
ventre d'un poisson?<br />
La capacité de défense des tenants de la thèse traditionnelle<br />
s'explique, en outre, par le recours à ce qu'on pourrait appeler la<br />
théorie de la «soupape de sûr<strong>et</strong>é ». Je m'explique. Tout le monde<br />
adm<strong>et</strong> maintenant, même parmi les plus farouches partisans de<br />
l'authenticité, que le dossier Abélard-Héloïse tel qu'il nous est parvenu<br />
a subi des remaniements plus ou moins importants: les textes<br />
ont été arrangés, amendés, voire interpolés. C<strong>et</strong>te concession pourrait<br />
être considérée comme une victoire par les tenants de la thèse<br />
l'insertion au beau milieu de la l<strong>et</strong>tre VII adressée par Abélard à Héloïse de l'adresse<br />
insolite « fratres <strong>et</strong> monachi » (cf. BENTON, dans CLUNY, p. 492 <strong>et</strong> dans TRIER,<br />
p. 48; voir aussi P. VON Moos, dans TRIER, p. 78 où je ne vois pas le bien-fondé<br />
d'une allusion à une étude parue dans Recherches de Théologie ancienne <strong>et</strong> médiévale,<br />
t. XLIV, 1977), «l'aspect insolite de la correspondance, à peu près unique au<br />
moyen âge, où les l<strong>et</strong>tres sont classées dans l'ordre chronologique, en faisant alterner<br />
les correspondants, chaque épître constituant une réponse à la précédente » (cf. J.<br />
M0NI-RIN, dans CIUNY, p- 419) <strong>et</strong> une allusion dans l'HC, jugée à bon droit<br />
anachronique par J.T. Muckie, à un impôt qu'auraient payé Les Juifs au seigneur<br />
propriétaire de l'abbaye de Saint-Gildas (cf. Mediaeval Studies, t. XII, 1950, p- 204,<br />
n. 30 en référence à HC 1267). Récemment, le P. Chr. Waddell a fait était d'une particularité<br />
stylistique remarquable, sinon unique, qu'on trouve aussi bien dans les textes<br />
liturgiques en usage au Paracl<strong>et</strong> à l'époque d'Abélard que dans une prière incluse<br />
dans la 3' épître que ce dernier adressa à Héloïse. Selon Waddell, c<strong>et</strong>te coïncidence<br />
est une preuve de l'authenticité du dossier. Je ne suis pas de c<strong>et</strong> avis, <strong>et</strong> je m'en suis<br />
expliqué dans BTAM, t. XIII, 1983, p. 422.<br />
- 188 -
<strong>L'idylle</strong> d'A bélard <strong>et</strong> Héloise: la part du roman<br />
du faux, niais en réalité c'est. une victoire à Pyr rhus. Grâce à c<strong>et</strong>te<br />
concession, les adeptes de l'authenticité sont en mesure, quand ils<br />
se sentent acculés, de faire appel à la possibilité d'une interpolation.<br />
Par exemple, dans le cas de la référence biblique à laquelle<br />
il a été fait allusion (p), on expliquera que c'est un remanieur du<br />
texte qui a normalisé la référence en se conformant à l'usage qui<br />
avait cours de son temps. On conviendra qu'avec une telle théorie,<br />
beaucoup sinon toutes les objections ponctuelles pourront être<br />
désamorcées. Mais, bien entendu, c'est la théorie elle-même qui<br />
doit être remise en question. Il est clair que ce n'est pas après coup<br />
que l'on peut invoquer la possibilité d'une interpolation salvatrice,<br />
c'est avant toute objection possible qu'il faut être en mesure de concevoir<br />
un système cohérent qui rende compte de la nature <strong>et</strong> du<br />
nombre des interpolations. Un tel système n'a jamais été élaboré.<br />
Il est temps, d'envisager la raison d'être essentielle du faux que<br />
constituent, selon moi, l'Historia cala,nitarurn <strong>et</strong> le dossier épistolaire<br />
qui lui est joint. Pour la présenter, il est indispensable de rappeler<br />
au préalable l'attitude millénaire de l'Église à l'égard de<br />
certains problèmes liés à la sexualité.<br />
Premier constat : l'état de virginité <strong>et</strong> la continence sont considérés<br />
en soi comme supérieurs à l'état de mariage.<br />
Deuxième constat: ce qu'on appelle le clergé régulier, c'est-àdire<br />
les moines, qu'ils soient cénobites ou ermites, Ont toujours été<br />
astreints, entre autres pour des raisons d'ascèse, au célibat <strong>et</strong> à la<br />
continence. Les premiers moines, rappelons-le, n'ont presque<br />
jamais accédé au sacerdoce.<br />
Troisième constat: le statut, sur le plan envisagé de la sexualité,<br />
des membres du clergé séculier, c'est-à-dire les évêques <strong>et</strong> les prêtres,<br />
a souvent été moins bien défini, il a été fluctuant <strong>et</strong> parfois<br />
ambigu. Aux origines, les clercs majeurs étaient presque toujours<br />
des hommes mariés <strong>et</strong> ce n'est que dans le courant du IV' siècle<br />
que, essentiellement pour se conformer à un interdit de pur<strong>et</strong>é<br />
rituelle, la continence leur fut imposée en Occident. Quand il s'agissait<br />
effectivement d'hommes mariés, c<strong>et</strong>te règle de la continence<br />
ne les obligeait nullement à vivre séparés de leur femme <strong>et</strong> de leur<br />
famille; au contraire, il leur était interdit de se séparer de leur<br />
(e') Voir supra, n. 43.<br />
- 189 -
Hubert Silvestre<br />
épouse avec laquelle ils devaient continuer à mener une vie en commun,<br />
sauf sur le plan des relations intimes. Comme l'a observé avec<br />
à propos un des meilleurs connaisseurs de l'histoire des origines du<br />
célibat ecclésiastique: «Qui ne comprendrait qu'il ait été extrêmement<br />
difficile de se tenir à une telle règle, <strong>et</strong> que cela ait exigé une<br />
maîtrise de soi hors du commun» (84), Nous en sommes à la situation<br />
ambiguë à laquelle je venais de faire allusion. Et le fait est que,<br />
du VC au XI' siècle, un assez grand nombre d'évêques <strong>et</strong> de prêtres<br />
mariés n'observaient manifestement plus la règle de la continence().<br />
Une situation aussi équivoque, génératrice d'abus en<br />
tout genre, ne pouvait perdurer. Au XI' siècle, l'Église s'est trouvée<br />
face à un dilemme: ou bien autoriser l'ordination d'hommes<br />
mariés en adm<strong>et</strong>tant que ces hommes aient le plein usage de leurs<br />
droits conjugaux : ce fut la solution adoptée dans la partie orientale<br />
de la Chrétienté, ou bien limiter l'ordination aux célibataires <strong>et</strong>,<br />
bien entendu, les astreindre à une continence absolue: ce fut la<br />
solution préconisée pour l'Église latine par les grégoriens - du<br />
nom de leur chef, le pape Grégoire VII - <strong>et</strong> avalisée au deuxième<br />
concile de Latran de 1139. La politique de Grégoire VII fut donc<br />
en somme d'appliquer aux membres du clergé séculier les règles<br />
strictes qui, en matière sexuelle, étaient celles des moines. Le combat<br />
mené par les grégoriens pour faire prévaloir leurs thèses fut<br />
d'une violence extrême, car un grand nombre d'évêques <strong>et</strong> de prêtres<br />
refusaient d'adm<strong>et</strong>tre un tel radicalisme qui ne pouvait d'ailleurs<br />
être fondé sur des textes du Nouveau Testament().<br />
Néanmoins, au début du XII' siècle, on peut dire que, officiellement,<br />
la papauté a atteint son objectif.<br />
Deux questions viennent aussitôt à l'esprit. Pourquoi Grégoire<br />
VII a-t-il déclenché une action d'une portée aussi grave? (Pour<br />
la première fois - <strong>et</strong> sans doute la seule - dans l'histoire de<br />
l'humanité, une société importante n'a pas hésité à astreindre<br />
(") Cf. R. GRYSON, op. Cil., P. 177.<br />
(' s) Cf. R. GRYSON, op. cil., P. 178 <strong>et</strong> J. GAUDEMrT, op. cit., p. 30.<br />
() Voir, par exemple, / Tini., 3.2 (« Oport<strong>et</strong> ergo episcopum irreprehensibilem<br />
esse, unius uxoris virum I ... ] <strong>et</strong> 12 ( Diaconi sint unius uxoris vin [ ... ] »). Voir<br />
aussi / Tin,. 4, 1-5 (passage également repris dans la curieuse l<strong>et</strong>tre qu'Héloïse écrivit<br />
à Abélard pour lui demander une Règle pour le Paracl<strong>et</strong> ainsi que des éclaircissements<br />
sur l'origine de l'ordre des religieuses: cf. éd. J.T. MUCKI.E. dans Mediaeval<br />
Studies, t. XVII, 1955, p. 249).<br />
- 190 -
<strong>L'idylle</strong> d'Abélard <strong>et</strong> Héloise. la part du roman -<br />
pratiquement tous les membres de son élite intellectuelle à observer<br />
la règle juridique du célibat <strong>et</strong> la contrainte morale de la continence<br />
absolue). Deuxième question: la victoire de la papauté a-t-elle été<br />
complète, définitive?<br />
Sans exclure d'autres considérations, la raison d'être essentielle<br />
de c<strong>et</strong>te croisade grégorienne découle, comme on l'a dit pertinemment,<br />
de la volonté des hautes autorités ecclésiastiques de préserver<br />
l'autonomie spirituelle de l'Église. Il faut se rendre compte, en<br />
eff<strong>et</strong>, que la plupart des bénéfices ecclésiastiques (biens immobiliers<br />
<strong>et</strong> mobiliers, divers droits, <strong>et</strong>c. attachés aux fonctions épiscopales<br />
<strong>et</strong> cléricales) étaient à c<strong>et</strong>te époque à la discrétion de<br />
représentants des classes élevées, y compris de membres des familles<br />
royales <strong>et</strong> impériales, c'est-à-dire donc aux mains d'hommes qui<br />
détenaient le pouvoir effectif sur le plan temporel (comme les<br />
princes-évêques) ou, en tout cas, dont des proches parents exerçaient<br />
ce pouvoir. Certes, on vit parfois des roturiers <strong>et</strong> même des<br />
gens de très p<strong>et</strong>ite extraction accéder, grâce à des talents exceptionnels,<br />
à des sièges épiscopaux, voire au siège pontifical, mais ces cas<br />
sont restés des exceptions <strong>et</strong> ils ne modifient guère le tableau ici<br />
esquissé("). Il est clair que face à une telle situation la papauté ne<br />
pouvait adm<strong>et</strong>tre la légitimité du mariage <strong>et</strong> du plein exercice des<br />
droits conjugaux pour les clercs majeurs sans du même coup livrer<br />
les biens de l'Église - ou plutôt des églises, car chaque église avait<br />
son patrimoine - aux détenteurs du pouvoir civil <strong>et</strong> militaire.<br />
L'autonomie spirituelle de l'Église eût été définitivement compromise.<br />
Le but final des grégoriens paraît donc, du point de vue de<br />
(>) Parce qu'il y eut à toutes les époques des prélats d'humble origine, l'opinion<br />
s'est volontiers accréditée qu'au moyen âge <strong>et</strong> sous l'Ancien Régime une proportion<br />
élevée de hauts dignitaires ecclésiastiques se recrutaient chez les roturiers.<br />
Il n'en est rien, ainsi que l'a précisé très justement Roland Mousnier à une question<br />
posée par Edmond Giscard d'Estaing: « Je demanderai, d'autre part, à M. Mousnier<br />
si vraiment, comme il l'a dit, les hautes charges dans l'Église en France au<br />
XVIII' siècle revenaient presque toutes à la noblesse. Un certain nombre d'évêques<br />
à c<strong>et</strong>te époque étaient, à ma connaissance, nés dans les classes modestes»;<br />
« Je désire répondre tout de suite à M. Giscard d'Estaing. Il y avait 130 évêques<br />
en France au XVII' <strong>et</strong> XVIII' siècles. À la veille de la Révolution, 125 venaient<br />
de la noblesse. Au cours des trois siècles qui avaient précédé, il en avait été à peu<br />
près de même» (cf. Revue des (ra vaux de l'Académie des Sciences morales <strong>et</strong> politiques<br />
<strong>et</strong> comptes rendus des séances, 4' série, 132' année, Paris, 1979, voir pp. 636<br />
<strong>et</strong> 640).<br />
- 191 -
Hubert Silvestre<br />
l'Église, parfaitement légitime <strong>et</strong> en tout cas dans la droite ligne<br />
du fameux prescrit évangélique « Rendez à César ce qui est à César,<br />
<strong>et</strong> à Dieu cc qui est à Dieu»("). Mais il faut adm<strong>et</strong>tre que les<br />
moyens auxquels on recourut pour atteindre ce but furent parfois<br />
très éloignés des exigences les plus élémentaires, je ne dis pas de<br />
la charité, mais de la simple équité(").<br />
Deuxième question. C<strong>et</strong>te victoire de la papauté fut-elle décisive,<br />
complète? Il suffit de songer aux mouvements de Réforme<br />
qui virent le jour au X1V <strong>et</strong> au XVC siècles <strong>et</strong> qui tous, sans exception,<br />
eurent au nombre de leurs premiers objectifs la suppression<br />
du célibat ecclésiastique pour se douter que, dans les faits <strong>et</strong> les<br />
consciences, la victoire grégorienne ne fut pas aussi triomphale que<br />
les sources officielles le donnent à entendre. Il est vrai que durant<br />
la période qui va du XII' au XIV siècle, les réactions publiques<br />
contre ces interdits d'ordre sexuel furent assez rares (90). Comment<br />
s'en étonner, quand on songe que sévissait à c<strong>et</strong>te époque une<br />
censure sévère <strong>et</strong> que les décisions conciliaires ne pouvaient être<br />
remises en question sous peine d'encourir de graves sanctions <strong>et</strong><br />
d'être, éventuellement, accusé d'hérésie. Néanmoins, des études<br />
récentes montrent que, malgré les apparences, un combat souterrain<br />
s'est poursuivi pendant toute c<strong>et</strong>te période)<br />
() Cf. Moitir. XXII, 21, Marc. XII, 17 <strong>et</strong> Luc. XX, 25. La portée de c<strong>et</strong><br />
aphorisme, on le sait, a été à la fois amplifiée <strong>et</strong> précisée selon les exigences d'une<br />
apologétique ultérieure (voir à ce suj<strong>et</strong> les remarques judicieuses de E. RENAN, Vie<br />
de Jésus, dans Œuvres complètes, t. 1V., Paris, 1949, p, 161).<br />
(') Voir notamment Anne L. BARsTOw, Married Priesis and the Reforming<br />
Papacy. TheEleventh-CenturyDebates, New York <strong>et</strong> Toronto, 1982 <strong>et</strong> B. ScHIM-<br />
MELPFENNIG, Zôlibat und I.age der « Priestersôhne » vom li bis 14. Jahrhundert,<br />
dans Historische Zeilschrift, t. CCXXVII, 1978, pp. 1-44. Des prêtres concubinaires<br />
furent exposés aux sévices d'une populace excitée <strong>et</strong> leurs épouses, insultées<br />
de manière infamante par un Pierre Damien, livrées au bon plaisir de hobereaux.<br />
(') On peut citer comme exemple Guillaume Saign<strong>et</strong>, sénéchal de Beaucaire,<br />
qui écrivit dans les années 1417-1418 un traité au titre explicite: Lamnentacio<br />
humane nature adversus Nicenam constiutione,n interdicentem conjugatis sacerdouum,<br />
traité que Gerson s'attacha aussitôt â réfuter: Dialogus de celibatu ecclesiasticorum.<br />
Voir, à ce propos, Nicole GRv y-PoNs, Célibat <strong>et</strong> nature. Une<br />
Controverse médiévale. A propos d'un traité du début du XV siècle, Paris, 1975.<br />
(°') Voir l'annexe intitulée Clerical Celibac'v dans le livre de J.W. BAL r)WIN,<br />
Masters, Princes and Merchanrs. The Social Views o! Peler mire Chanter and iris<br />
ircle, Princ<strong>et</strong>on, 1970 (cf. t. 1, pp. 337-343 <strong>et</strong> t. Il, pp. 227-233). C<strong>et</strong>te annexe<br />
reprend, en le complétant, l'article A Campaign 10 Reduce Clerical Celihacy<br />
- 192-
<strong>L'idylle</strong> d'A bélard <strong>et</strong> Héloise: la part du roman -<br />
Une des façons de combattre, de manière voilée, la politique grégorienne<br />
se manifeste dans un ouvrage qu'on a longtemps présenté<br />
comme le premier traité d'amour courtois du moyen âge, à savoir<br />
le De amore d'André le Chapelain (). Dans c<strong>et</strong> écrit de l'extrême<br />
fin du XII' siècle, qui allait encourir les foudres de l'évêque de<br />
Paris Étienne Tempier en 1277, une parade habile est esquissée à<br />
l'endroit des contraintes jugées intolérables imposées aux clercs en<br />
matière de morale sexuelle. André le Chapelain commence par<br />
adm<strong>et</strong>tre que le mariage peut <strong>et</strong> doit être interdit aux prêtres. Mais<br />
c<strong>et</strong>te concession cache une manoeuvre. Car, continue-t-il, il va de<br />
soi que, les exigences de la nature étant ce qu'elles sont, il ne saurait<br />
être question d'interdire aux clercs majeurs le droit d'entr<strong>et</strong>enir une<br />
concubine. En d'autres termes, le célibat était admis mais non point<br />
la continence. La parade était habile parce qu'elle rencontrait<br />
l'objectif premier de la politique de Grégoire Vil. Dès l'instant où<br />
le mariage était interdit aux évêques <strong>et</strong> aux prêtres, leurs éventuels<br />
enfants seraient illégitimes <strong>et</strong>, en conséquence, normalement dans<br />
l'incapacité de faire valoir, comme héritiers, des droits sur leurs<br />
biens <strong>et</strong>, surtout, sur le patrimoine ecclésiastique. Celui-ci étant<br />
préservé, une des assises de l'autonomie spirituelle de l'Église se<br />
voyait garantie. Un assez grand nombre d'évêques se révélèrent des<br />
adeptes plus ou moins conscients de l'enseignement d'André le<br />
Chapelain, tel l'évêque de Liège Henri de Gueldre, du XIIP siècle,<br />
qui se vantait d'avoir engendré 14 bâtards, en 22 mois(").<br />
Mais il va de soi que ces théories heurtaient de front la morale chrétienne<br />
<strong>et</strong> que notamment elles ne pouvaient s'harmoniser avec le<br />
premier constat auquel il a été fait allusion plus haut, à savoir la<br />
prééminence de la virginité <strong>et</strong> du célibat, celui-ci impliquant, cela<br />
va de soi, une stricte continence. Les autorités ecclésiastiques<br />
al the Turn of the Twelfth and Thirteenth Centuries, paru dans Études d'histoire<br />
du droit canonique dédiées à Gabriel Le Bras, Paris, t. IL 1965, pp. 1041-1053.<br />
() Voir les études de A. KARNEIN <strong>et</strong> B. BOWDFN signalées dans BTAM, t.<br />
Xltt, 1982, pp. 279-282, <strong>et</strong>, en dernier lieu, du même KARNEIN, I.e réception du<br />
« De amore» d'André le Chapelain au XIIl siècle, dans Rornania, t. CII, 1981,<br />
pp. 324-351 <strong>et</strong> 50I-542, <strong>et</strong> de Bruno Ro y , À la recherche des lecteurs médiévaux<br />
du « De amore» d'André le Chapelain, dans Revue de l'Université d'Ottawa, t.<br />
LV. 1985, pp. 45-73.<br />
(a') Cf. É. DE MOREAU, Histoire de l'Église en Belgique, Bruxelles, t. III.<br />
1945, p. 155.<br />
- 193 -
Hubert Silvestre<br />
devaient formellement s'opposer à de telles vues, mais dans les faits<br />
il semble bien qu'une certaine tolérance fut admise.<br />
J'en ai assez dit pour faire apparaître la raison d'être principale<br />
de l'élaboration de l'Historia cakirnitatum <strong>et</strong> du dossier épistolaire<br />
qui lui est joint. La thèse qu'Héloïse défend avec tant d'éloquence,<br />
tant de fougue, tant d'érudition, tant d'opiniâtr<strong>et</strong>é s'apparente<br />
étroitement à celle d'André le Chapelain, à savoir que si le mariage<br />
est interdit au clerc majeur, en revanche le droit d'entr<strong>et</strong>enir une<br />
concubine ne saurait lui être refusé. La question qui se pose est de<br />
déterminer si c'est véritablement Héloïse qui a prononcé les discours<br />
qui lui sont attribués, si la thèse qu'elle prône est vraiment<br />
la sienne.<br />
D'abord une remarque d'ordre général. Dans l'hypothèse de<br />
l'authenticité du dossier, Héloïse serait, sauf erreur, la première<br />
femme dans l'histoire qui aurait plaidé en faveur du concubinage<br />
au détriment du mariage. C<strong>et</strong>te constatation paraîtra sans doute<br />
un peu étonnante à notre époque de bouleversement profond des<br />
relations entre hommes <strong>et</strong> femmes, du moins dans les pays occidentaux.<br />
Mais, pour le moyen âge en tout cas, il faut tenir compte du<br />
fait que, parce qu'elles avaient la formidable charge de la maternité<br />
à laquelle, pour beaucoup de raisons, elles ne pouvaient guère se<br />
soustraire, les femmes ont toujours eu une tendance naturelle à<br />
rechercher dans les liens amoureux une continuité que le mariage<br />
leur garantissait le mieux; les hommes, en revanche, s'octroyaient<br />
volontiers, de manière plus ou moins candide, une beaucoup plus<br />
grande liberté dans ce domaine (94)<br />
En résumé, on peut avancer que la position d'Héloïse, si elle<br />
était authentique, serait sans précédent. Une telle constatation ne<br />
signifie pas par elle-même que c<strong>et</strong>te position soit apocryphe, mais<br />
au moins nous invite-t-elle à beaucoup de circonspection. Et précisément,<br />
sur le plan strictement historique, non seulement aucun<br />
texte sûr émanant d'Héloïse ne perm<strong>et</strong> de supposer un instant<br />
qu'elle se soit faite la porte-parole passionnée des revendications<br />
des clercs émancipés touchant la licéité de l'amour libre, mais<br />
() Depuis l'apparition d'anticonceptionnels peu coûteux <strong>et</strong> efficaces, on<br />
observe une évolution de la psychologie millénaire de la femme <strong>et</strong> notamment une<br />
n<strong>et</strong>te tendance à l'émancipation, dont les répercussions se manifestent dans les<br />
domaines sociaux, économiques <strong>et</strong> juridiques.
L 'idylle d'Abélard_<strong>et</strong> Héloie: la part du rotnan<br />
en outre on possède dans l'épître que lui adressa Pierre le Vénérable<br />
à la mort d'Abélard un témoignage irrécusable que jamais elle ne<br />
défendit des thèses aussi hétérodoxes: l'illustre abbé de Cluny y<br />
fait, sans la moindre réserve, le plus grand éloge de sa sagesse, de<br />
sa science <strong>et</strong> de sa piété (). Il est absolument exclu que c<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre<br />
ait pu être écrite - <strong>et</strong> diffusée - si l'Historia calatnitatutn <strong>et</strong> la<br />
correspondance qui lui est jointe eussent été authentiques. Pierre<br />
le Vénérable était une des autorités morales unanimement reconnues<br />
de l'époque <strong>et</strong> il est extravagant de songer qu'il ait pu avaliser<br />
des théories qui sapaient la discipline ecclésiastique <strong>et</strong>, sur un point,<br />
m<strong>et</strong>taient en cause les fondements mêmes de la religion ().<br />
Quel est donc le personnage qui se cache derrière Héloïse <strong>et</strong> qui<br />
se sert d'elle pour cautionner des théories si hardies? Abélard ne<br />
saurait entrer en ligne de compte puisqu'il a été l'obj<strong>et</strong> des mêmes<br />
éloges qu'Héloïse de la part de Pierre le Vénérable <strong>et</strong> que jamais<br />
dans ses écrits, dont certains pourtant ont été condamnés, on<br />
ne trouve trace des théories ici en cause. C'est le moment de rappeler<br />
que l'Historia calamitatum <strong>et</strong> le dossier qui l'accompagne<br />
('a') Cf. éd. G. Constable, Cambridge, Mass., t. I, 1967, pp. 303-308.<br />
() Je m'accorde entièrement avec l'observation suivante de J.T. Muckie:<br />
«Rcligious leaders in the Middle Ages [il s'agit, bien entendu, de leaders religieux<br />
partageant la qualité morale d'un Pierre le Vénérable) were flot squeamish, and<br />
were quite ready 10 make due allowance foi huinan weakness, but Io say that they<br />
would welcome in one of their own convents, as a shining light of religious life,<br />
a selfconfessed concubine a heart is going a little too far. lt just does not inake<br />
sense »: The Personal l.<strong>et</strong>ters b<strong>et</strong>ween Abelard and <strong>Heloise</strong>, dans Mediae val Studies,<br />
t. XV, 1953, p- 64. Beaucoup d'érudits ont contesté le bien-fondé de ce jugement<br />
(voir, par exemple, P. Bourgain, dans Abélarden son temps, p- 218). Muckle,<br />
selon eux, aurait eu tort de placer dans l'esprit de Pierre le Vénérable une appréciation<br />
qui était en réalité la sienne: il aurait substitué indûment ses conceptions religieuses<br />
à celles de l'abbé de Cluny. Il est vrai que de tels anachronismes sont<br />
insidieux <strong>et</strong> redoutables, mais ici le problème ne se pose pas, comme on le croit,<br />
sur le plan psychologique (« Le Réflexions [ ... ) di H. Silvestre 1. -.1 curiosamente<br />
riprendono motivi psicologici »: M. FUMAGAI tt-BroNto BRO(:HIERI, Eloise e Abelardo,<br />
Milan, 1984, p- 218), il aune base objective. Les thèses de l'Héloïse de l'Historia<br />
calamitatu,n sont incompatibles avec ce que la morale elle dogme chrétiens<br />
ont de plus universel <strong>et</strong> de plus fondamental. L'union libre est contraire aux prescrits<br />
évangéliques <strong>et</strong> n'a jamais été admise comme telle par ]'Église. Par ailleurs,<br />
la primauté absolue de Dieu par rapport à l'homme est une pierre angulaire du<br />
système monothéiste judéo-chrétien. La question en cause n'a donc rien à voir avec<br />
la psychologie ou la mentalité de Pierre le Vénérable ou du Père Muckle ou de quiconque.<br />
- 195 -
Hubert Silvestre<br />
n'apparaissent au jour que dans la seconde moitié du x ii re siècle:<br />
pas un seul indice de leur existence - ni un indice direct, ni un<br />
indice indirect - n'a pu être décelé avant c<strong>et</strong>te époque. L'homme<br />
qui nous fait découvrir pour la première fois l'Historia calamitatun<br />
<strong>et</strong> qui y attache une importance extrême, c'est Jean de Meun,<br />
l'auteur contestataire par excellence de son siècle, celui dont la<br />
satire ébranle les fondements mêmes de la société du temps, aussi<br />
bien sur le plan institutionnel (noblesse, monarchie, Église) que sur<br />
le plan de l'idéologie (dogmes chrétiens, morale évangélique). C'est<br />
dans le Roman de la Rose rédigé quelque 150 ans après les événements<br />
qu'on découvre la première attestation de l'Historia calanita1um,<br />
c'est Jean de Meurt nous livre la première version<br />
française de l'ensemble des pièces du dossier( `). Voici comment<br />
Chopinel fait référence à l'épisode qui nous occupe: « Pierre Abélard<br />
nous apprend que soeur Héloïse, abbesse du Paracl<strong>et</strong>, qui<br />
fut son amie, ne voulait pas consentir à devenir son épouse. La<br />
jeune dame, qui était très intelligente <strong>et</strong> très l<strong>et</strong>trée, lui donnait des<br />
arguments pour le détourner du mariage <strong>et</strong> lui prouvait par des textes<br />
que les conditions de l'état conjugal sont trop rigoureuses,<br />
même quand la femme est pleine de sagesse [ ... ]. Et elle le priait<br />
qu'il l'aimât, mais qu'il se réclamât non d'un droit de seigneur <strong>et</strong><br />
maître, mais seulement d'une faveur librement accordée, de telle<br />
sorte qu'il pût étudier sans entraves <strong>et</strong> qu'elle aus'si s'appliquât à<br />
l'étude; <strong>et</strong> elle lui disait encore que leurs plaisirs seraient d'autant<br />
plus vifs <strong>et</strong> leur félicité d'autant plus grande que leurs entrevues<br />
seraient plus rares. Mais Abélard qui l'aimait tant, comme il nous<br />
l'a écrit, l'épousa contre sa recommandation ; <strong>et</strong> cela lui porta malheur,<br />
car après qu'elle fut devenue, par un accord commun, nonne<br />
professe à Argenteuil, Pierre fut mutilé nuitamment dans son lit,<br />
à Paris, dont il eut de terribles tourments. Il fut après c<strong>et</strong>te mésaventure<br />
moine à Saint-Denis en France, puis abbé d'une autre<br />
abbaye, puis il fonda le fameux Paracl<strong>et</strong> dont Héloïse fut abbesse.<br />
Elle même le raconte, <strong>et</strong> elle écrit, <strong>et</strong> n'en a pas honte, à son ami<br />
qu'elle aimait tant qu'elle le nommait père <strong>et</strong> seigneur, un mot<br />
(9) Cf. Le Roman de la Rose, mis en français moderne par A. Mary, Paris.<br />
1949, pp. 155-156. Voir aussi la traduction, plus précise encore, de A. l.anl y , Le<br />
Romande la Rose, Paris, t. Il, 2' éd., 1978, pp. 21-23. La traduction du dossier<br />
a été publiée par F Beggiato (voir supra, n. 76).<br />
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<strong>L'idylle</strong> d 'A bélard <strong>et</strong> Héloïse: la part du roman<br />
extraordinaire que beaucoup tiendront pour insensé; il se trouve<br />
dans une des épîtres qu'elle lui adressa, étant abbesse: "Si l'empereur<br />
de Rome daignait me prendre pour femme, <strong>et</strong> faire de moi la<br />
dame du monde entier, j'aimerais mieux, dit-elle, <strong>et</strong> j'en appelle<br />
Dieu à témoin, être appelée ta putain qu'impératrice couronnée" ».<br />
Comme on le voit, aux yeux de l'Héloïse de Jean de Meun, c'est<br />
le mariage qui a été <strong>et</strong> pour elle <strong>et</strong> pour Abélard la source de tous<br />
les maux: fussent-ils restés amants que leur bonheur eût été<br />
assuré (9
Hubert Silvestre<br />
favorite qu'auprès de représentants du sexe masculin, du moins<br />
jusqu'à une époque très récente.<br />
En supposant que la thèse d'un faux conçu par Jean de Meun<br />
soit un jour acceptée, en résulterait-il que tout a été dit sur le problème<br />
en cause? Nullement. Deux questions, au moins, restent en<br />
suspens. Le faux admis, il n'en demeurera pas moins que beaucoup<br />
d'éléments du dossier pourront être identifiés comme émanant de<br />
documents vrais <strong>et</strong> parfaitement crédibles. Un faussaire n'élabore<br />
pas son « oeuvre » à la manière d'un poète qui puise en lui-même<br />
l'essentiel de son inspiration. Un faussaire n'est pas un poète <strong>et</strong><br />
moins encore un fantaisiste, c'est un technicien qui travaille à partir<br />
de pièces authentiques. Comment composer un discours fictif de<br />
Cicéron, un sermon apocryphe de S. Jean €?ysostome, une l<strong>et</strong>tre<br />
prétendue de Madame de Maintenon si on ne dispose pas de quelques<br />
oeuvres oratoires du premier, d'une homélie au moins du<br />
second, d'une partie de la correspondance de la troisième? Comment<br />
tenter le pastiche si le modèle fait défaut? Je présume<br />
qu'avant de composer le De duplici :nartirio <strong>et</strong> d'en attribuer la<br />
paternité à S. Cyprien, Érasme avait quelque peu pratiqué ce Père.<br />
Dès lors, un des problèmes ardus qui restera à résoudre, dans le<br />
cas d'un faux complexe comme celui constitué par ce dossier, sera<br />
d'opérer le départ entre les éléments bruts que le faussaire a mis<br />
en oeuvre <strong>et</strong> les touches délicates qu'il a su disposer pour conférer<br />
à l'ensemble l'orientation voulue.<br />
Un autre problème - encore plus épineux - sera de comprendre<br />
pourquoi l'on s'est tant obstiné à refuser d'adm<strong>et</strong>tre<br />
l'inauthenticité d'un dossier si suspect au suj<strong>et</strong> duquel des doutes<br />
sont émis, au moins sporadiquement, depuis près de deux siècles.<br />
Ce sera le moment de se rappeler une réflexion de P<strong>et</strong>er<br />
von Moos qui se référait à la «schizophrénie» qui nous pousse<br />
à «vouloir adorer l'amour-passion à la Stendhal tout en défendant<br />
une certaine morale ecclésiastique » Et certes, il faut<br />
en convenir, jamais les mythes ne sont aussi vivaces <strong>et</strong> aussi<br />
consolants que lorsqu'ils combinent <strong>et</strong> magnifient des aspirations<br />
profondes, mais incompatibles entre elles, de c<strong>et</strong>te pauvre nature<br />
humaine.<br />
('n) Cf. CLUNY, p. 468, n, 119.<br />
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<strong>L'idylle</strong> d 'A bélard e! Héloïse: la part du roman<br />
La réaction si passionnée d'Étienne Gilson devant les objections<br />
avancées contre l'authenticité nous m<strong>et</strong> sur la voie d'une autre<br />
explication, qui peut d'ailleurs parfaitement s'accommoder de la<br />
précédente. <strong>L'idylle</strong> d'Abélard <strong>et</strong> Héloïse fait partie intégrante du<br />
patrimoine culturel de la France <strong>et</strong> elle constitue même, jusqu'à un<br />
certain point, un élément de la conscience collective de ce pays. Nul<br />
n'ignore que la tombe des deux célèbres amoureux est sans doute<br />
le seul monument ancien du cim<strong>et</strong>ière du Père La Chaise, sur lequel<br />
presque journellement des roses sont déposées par des mains pieuses<br />
(I0) Mais ce culte naïf <strong>et</strong> populaire, nous le r<strong>et</strong>rouvons pratiqué<br />
par les savants les plus graves. Voici comment, àla fin du siècle<br />
dernier, un éminent professeur de l'École des Chartes décrivait ce<br />
qu'il croyait être l'écriture d'Héloïse - en réalité les quelques jambages<br />
stéréotypés sur lesquels il basait son analyse ne sont généralement<br />
plus considérés comme un autographe de l'épouse d'Abélard<br />
-: « L'écriture est d'une prodigieuse élégance <strong>et</strong> d'une esthétique<br />
vraiment exceptionnelle. La culture intellectuelle est extrême: des<br />
hellénismes s'y manifestent. Un goût délicat se marie à une capricieuse<br />
originalité, variant sans cesse ses eff<strong>et</strong>s. L'imagination,<br />
( "u') Dans un compte rendu du livre de Francesco SABALINI, Abelardo ed<br />
Eloisa secundo la iradizionepopolare (Rome, 1880), Gaston Paris observe: «Il<br />
[i.e. Sabatinij aurait pu parler en revanche de la popularité dont Abailard <strong>et</strong><br />
Héloïse jouissent de nos jours à Paris, gràce à leur prétendu tombeau au Père<br />
Lachaise (singulier amas de fragments de toutes provenances <strong>et</strong> de diverses époques):<br />
ce tombeau est l'obj<strong>et</strong> d'une espèce de pèlerinage, <strong>et</strong> les grilles, notamment<br />
après le jour des Morts, en sont toujours ornées de fleurs. Il doit y avoir quelque<br />
roman seni i-populaire ou quelque mélodrame qui a répandu le nom <strong>et</strong> les malheurs<br />
des deux amants; mais je ne le connais pas. Parmi les compositions les plus anciennes<br />
sur ces malheurs, il faut peut-être compter, au moins en partie, la correspondance<br />
des deux amants: de bons juges ont regardé comme fabriquées au moins<br />
les l<strong>et</strong>tres d'lléloise: la question demanderait un examen critique » (cf. Romania,<br />
t. IX, 1880, pp. 617-618). Au nombre des bons juges auxquels fait allusion Paris,<br />
on peut citer son maître <strong>et</strong> ami Ernest Renan qui, dans une noie Sur l'étymologie<br />
du nom d'A bélard (dans Revue celtique, t. 1, 1870-1872, pp. 265-268), remarque<br />
que « si l'objection [i.e. l'objection qui se fonderait sur l'HC, ligne 457 où Je père<br />
d'Abélard est désigné sous le nom de Bérenger, pour contester qu'il ait pu s'appeler<br />
Alard] se bornait au passage de l'Historia caimnilatum, je ferais observer que plus<br />
d'un indice porte à considérer c<strong>et</strong> ouvrage, ainsi que la correspondance d'Héloïse<br />
<strong>et</strong> d'Abélard, comme un roman». Quant aux fleurs que G. Paris mentionne, j'ai<br />
pu constater, lors d'une visite au Père La Chaise en février 1985, que la tradition<br />
d'en garnir la tombe ne s'était pas perdue.<br />
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_Hubert Silvestre<br />
la spontanéité, l'enjouement, la grâce, tout donne l'impression<br />
d'une femme exquise. Comment s'étonner qu'il se mêle à ces traits<br />
un peu de tyrannie douce <strong>et</strong> beaucoup de contentement de soi?<br />
C'est la nature humaine, <strong>et</strong> s'en dépouiller entièrement n'appartient<br />
qu'aux ascètes. Héloïse n'avait avec ces gens austères absolument<br />
rien de commun. Si les sciences <strong>et</strong> les l<strong>et</strong>tres fleurirent à<br />
Argenteuil sous sa houl<strong>et</strong>te, elle laissa sûrement son troupeau<br />
s'égarer dans toutes sortes de prés fleuris » Admirons la<br />
vigueur d'un mythe capable d'éveiller chez un sévère érudit courbé<br />
sur de vieux parchemins un lyrisme aux accents si vibrants. Face<br />
à des croyances suscitant un tel enthousiasme, ne nous le dissimulons<br />
pas, les arguments tirés de la critique historique demeureront<br />
toujours bien impuissants.<br />
(RI Cf. J. DEP0IN, Une élégie latine d'Héloie suivie du Nécrologe d'Argenteuil...,<br />
Paris, 1897, 4' éd., p. 10.<br />
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