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Philosophiques N°99/OCTOBRE 2004 SITUATIONS
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J. B. C’est une question très vaste, et je ne suis pas sûre d’être en position de savoir
précisément quel concept de la vie humaine guide mes recherches. Je voudrais avancer
que ces deux catégories du « vivre » et de l’« humain » continuent de jouer un rôle
décisif dans ma pensée. Peut-être ai-je mieux éclairci ce point dans Precarious Life 55 . Plus
précisément: je ne pense pas que l’assujettissement soit la condition exclusive de la capacité
d’agir. Mais j’insisterai sur le fait que cette dépendance à l’égard de pouvoirs que
nous ne connaissons pas et que nous ne pouvons pas nommer caractérise la vie de chaque
nouveau-né, et que nous sommes toujours dans une certaine mesure ignorants de la
façon dont nous sommes impliqués dans des relations que nous n’avons pas pleinement
choisies. Cela signifie-t-il que nous sommes privés de toute possibilité d’agir ? Je ne le
pense pas. Cela signifie seulement que, quelle que soit l’action dans laquelle nous
sommes engagés, elle est toujours partiellement ignorante des appuis dont elle
dépend pour se maintenir. Je tiens cela pour un enseignement très important de la
psychanalyse, et ce n’est peut-être pas celui qui a le plus retenu l’attention d’Althusser.
Ceci dit, je pense que les fondements de la capacité d’agir sont socialement et culturellement
donnés, jusqu’à un certain point, qu’ils ne sont pas pleinement choisis; que nous
agissons à travers certaines catégories auxquelles, serions-nous pleinement libres, nous
pourrions choisir de renoncer. Ma qualité d’«Américaine» est sûrement l’une d’entre elles,
avec laquelle je dois en ce moment me débattre. Et bien que je puisse dire qu’il est offensant
pour moi de m’identifier comme américaine, c’est sans aucun doute plus offensant
encore pour d’autres, puisque je bénéficie des privilèges que cette citoyenneté implique
désormais dans le monde, alors même que je me sens à bien des égards humiliée par elle.
Pour dire simplement: mener une action politique contre l’agression militaire américaine
actuelle me conduit à m’engager au nom d’un certain nombre de principes ; mais cela
conserve un certain sens, même si ce n’est pas le facteur déterminant, de le faire en tant
qu’américaine. Ce n’est pas ma seule motivation, mais cela constitue la situation
d’ambivalence d’où naît mon engagement.
Je ne nommerais pas « plastique » l’engagement qui procède de cette forme d’ambivalence.
Je dirai qu’il est structuré, mais que, dans le cadre de cette structure d’ambivalence,
certaines formes d’action continuent d’être possibles. Je suppose qu’un déterministe
social dirait que les termes dans lesquels nous sommes interpellés contraignent notre
liberté à un tel degré que l’action que nous exerçons ne peut servir à rien d’autre qu’à
une ratification de ces termes eux-mêmes. Une telle position donnerait un pouvoir de
détermination entier et définitif aux catégories sociales. On concevrait aussi ces catégories
comme si elles étaient seulement des causes, et non un matériau social dans un
processus de renouvellement ou, plus exactement, dans un processus contraint de se
renouveler lui-même. Parce que le pouvoir n’opère pas de manière déterministe, parce
qu’il est contraint, alors même qu’il atteint ses fins de régulation, de se renouveler, ce
renouvellement constitue une conjoncture aléatoire. Mais ceci n’est guère «plastique»,
et ne constitue pas en théorie la liberté transcendante: elle est embourbée, compromise,
confuse, mais riche de capacités nouvelles.
55. Traduction française : Vie périlleuse : le pouvoir du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001,
Paris, éditions Amsterdam, 2004.