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Philosophiques N°99/OCTOBRE 2004 SITUATIONS
par lesquels viennent solidairement au jour l’autonomie et la soumission, la responsabilité
et la dépendance. Parfois, Foucault va même jusqu’à établir l’équation entre « constitution
de sujets » et « assujettissement 4 ».
D’un autre côté, il s’agit aussi pour Foucault de se défaire d’une problématique de l’assujettissement
nécessaire. C’est l’un des motifs sans doute de la distance prise avec Lacan
ou avec Althusser, lorsque ceux-ci soutiennent, par une analyse de l’ordre symbolique ou
de l’injonction idéologique, que la constitution des sujets humains et sociaux équivaut à
un assujettissement. Il est manifeste, dans les travaux des années 1981-1984, que la
reprise des thématiques anciennes de la « maîtrise de soi » correspond à la recherche
d’une constitution personnelle ou d’un rapport à soi qui ne serait pas un assujettissement.
Sous des formes différentes, quoique peut-être moins évidentes, le même souci
est présent dans des textes plus anciens (L’Ordre du discours [1970] ou La Volonté de
savoir [1976] par exemple): si le pouvoir n’est pas réductible à la domination souveraine,
la subjectivité quant à elle n’est pas réductible à la soumission ; le sujet n’est ni a
priori, ni a posteriori, constitué par une grande Loi – Loi du langage, Loi du désir – à la
domination de laquelle il serait irréductiblement soumis. Et il faut se garder des séductions,
en réalité très confuses, d’une étymologie: ne pas confondre, dans une vague notion
de «sujétion», les formes diversifiées dans lesquelles les individus accèdent à la parole,
au désir, à l’action ; faire place à une pensée de la résistance, autant qu’à celle de la
constitution disciplinaire ; déceler des « points de résistance [qui] sont présents partout
dans le réseau de pouvoir 5 ».
Une telle résistance est toutefois bien difficile à penser 6 . Car, dans Surveiller et Punir,
Foucault ne se contente pas de mettre à distance l’alternative traditionnelle de la violence
et du consentement, de l’acquisition (forcée) du pouvoir et de son institution (délibérée).
Il se prive aussi de la thématique, kantienne ou nietzschéenne, de la contrainte et du
dressage formateurs, susceptibles de transformer les virtualités humaines en capacités
effectives. La discipline pour Foucault est fabrication, et non actualisation, et les aptitudes
techniques qu’acquiert le sujet «formé» ne sont même pas ses propres forces aliénées,
et potentiellement réappropriables. Elles sont de simples rouages dans le dispositif
rationalisé de l’efficacité carcérale. La prison peut ainsi devenir le modèle d’un « polissage»
généralisé, dans une société qui fait prévaloir – «bio-pouvoir» et «bio-politique»
– la discipline sur la répression, l’enrégimentement des corps sur la violence du châtiment.
Sans doute Foucault emprunte-t-il à Aristote, et la formule «l’âme, prison du corps» fait
écho à la notion aristotélicienne d’une âme forme et principe – entéléchie – de la matière
du corps. Mais on comprend rapidement que cet emprunt signifie en réalité un abandon:
la pensée aristotélicienne de l’âme est une pensée de l’actualisation, et non de la fabrication;
l’âme selon Aristote n’est pas un idéal normatif et normalisant selon lequel le corps
est entraîné, cultivé et investi, elle est le déploiement même des puissances du corps.
En revanche, la distance par rapport à Althusser serait « beaucoup moins grande que le
rejet de la notion d’idéologie le laisse croire 7 »:la discipline en effet forme – ou déforme
– les corps comme les rituels, pour Althusser, les sujets 8 ; et la discipline se convertit
4. Foucault Michel, «Deux conférences», citées par Judith Butler in La Vie psychique du pouvoir, op. cit.,p.21.
5. Foucault Michel, La Volonté de savoir,Paris, Gallimard, 1976, p. 126.
6. Sur ces difficultés, voir Raymond Pierre, Dissiper la terreur et les ténèbres,Paris, Méridiens Klincksieck, 1992,
«L’homme, animal par nature politique ». En particulier, s’agissant de Foucault, p. 123-124.
7. Ibid.,p.123.
8. Althusser Louis, Positions,Paris, Éditions sociales, 1976, « Idéologie et appareils idéologiques d’État ».