Allocution du Président d'Irlande Monsieur Michael D. Higgins

est vrai que les dirigeants politiques d’alors bénéficièrent de la caution que
certains grands intellectuels apportèrent aux présupposés et systèmes de
pensée dominants à l’époque, je garde à l’esprit les précieuses voix de ces
dissidents qui contestèrent le projet impérial lui-même, quitte à se voir
marginalisés, réduits au silence et même, à l’instar de quelques-uns des
écrivains dont je vais parler, mis en prison.
Je veux saluer la sortie récente de l’ouvrage que Sankar Muthu a consacré à
certaines des voix dissidentes les plus importantes qui se sont élevées du
cœur de l’empire. C’est cet ouvrage qui a porté à mon attention les
contributions des opposants à l’empire en Europe à l’époque des Lumières.
Cet ouvrage séminal, Enlightenment Against Empire, étudie la pensée et les
écrits anti-impérialistes de Denis Diderot, Emmanuel Kant and Johann
Gottfried Herder. Dans le cas de Diderot, j’ai été étonné de découvrir que
c’est alors qu’emprisonné pour ses opinions sur la religion, il recevait la visite
de Rousseau, qu’il encouragea ce dernier à publier ses idées. De tels
exemples nous rappellent avec éclat les sacrifices consentis par des
intellectuels qui ont eu le courage de ne pas céder dans leur quête de la
vérité, et de la partager avec le plus grand nombre.
En se confrontant aux illusions confortables de leur époque, ces intellectuels
dissidents avaient conscience que la conquête impériale était légitimée par la
notion de civilisation, par l’idée de progrès, par une théologie complaisante
qui refusait de reconnaître une âme à ceux dont la culture était différente,
par un racisme qui privait de toute dignité quiconque était d’une autre
couleur de peau. Ces écrivains dissidents savaient qu’il était nécessaire de
s’opposer aux penseurs dont la seule priorité était de s’attirer les bonnes
grâces de leurs dirigeants. Il faut savoir gré au Professeur Muthu d’avoir fait
la vérité sur le courage et le sens moral immenses qu’il a fallu à ces
intellectuels pour entrer ainsi en dissidence. Ils n’étaient pas parfaits. Par
exemple, Kant ne corrigea jamais véritablement ses premières affirmations
sur les races. Mais sa prise de conscience du caractère délétère du concept
même d’empire et de son héritage, sans parler des conséquences de sa mise
en place, est d’une importance morale majeure. Pour nous, ce contre-récit
soulève d’importantes questions relatives à l’éthique de la mémoire. Ce dont
nous avons besoin, c’est une pensée qui nous permette non seulement
d’écrire un nouveau récit pour l’Europe, mais également de contester les
récits déformants du passé devenus hégémoniques et de refuser cette