26.06.2013 Views

Première partie du livre pour une Version en téléchargement gratuit ...

Première partie du livre pour une Version en téléchargement gratuit ...

Première partie du livre pour une Version en téléchargement gratuit ...

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

<strong>Première</strong> <strong>partie</strong> <strong>du</strong> <strong>livre</strong><br />

<strong>pour</strong> <strong>une</strong> <strong>Version</strong> <strong>en</strong> téléchargem<strong>en</strong>t <strong>gratuit</strong> sur internet <strong>en</strong><br />

parfait accord avec l’éditeur et l’auteur.<br />

Le <strong>livre</strong> intégral édité par nos soins fait 320 pages …<br />

Si ça vous plaît, n’hésitez pas à nous le commander <strong>en</strong><br />

procédant au téléchargem<strong>en</strong>t de notre bon de commande sur<br />

notre site ou à le demander à votre libraire…<br />

Sinon vous n’aurez qu’à att<strong>en</strong>dre la mise <strong>en</strong> ligne complète <strong>du</strong><br />

<strong>livre</strong> dès amortissem<strong>en</strong>t de celui-ci… <strong>pour</strong> connaître la suite des<br />

av<strong>en</strong>tures de cet étrange papi parmi les méandres de la vie<br />

politico-militaire des institutions françaises.<br />

Bonne lecture !


Secrets d’éclats<br />

La Naissance d’<strong>une</strong> Ombre<br />

AjjAr’ H<br />

Les éditions <strong>du</strong> Cailloutis © 2010<br />

2


Le 14 Octobre 2009, dans le même journal télévisé<br />

tout <strong>en</strong> images, deux nouvelles se sont <strong>en</strong>chaînées.<br />

Comme si de ri<strong>en</strong> n’était.<br />

Comme s’il s’agissait de deux résultats de la sixième<br />

journée <strong>du</strong> championnat de France.<br />

« Le G8 va donner 18 milliards de Dollars <strong>pour</strong> aider le<br />

milliard de sous-alim<strong>en</strong>tés dans le monde.<br />

Les banquiers vont distribuer 140 milliards de dollars <strong>pour</strong><br />

récomp<strong>en</strong>ser les traders des bons résultats réalisés cette<br />

année ».<br />

Ce <strong>livre</strong>, que j’ai comm<strong>en</strong>cé à écrire il y a plus de dix<br />

ans, n’a malheureusem<strong>en</strong>t jamais été autant<br />

d’actualité. Il éclaire les modes de fonctionnem<strong>en</strong>t<br />

<strong>du</strong> pouvoir au temps de Vichy ou de la IV ème<br />

République qu’on nous dit être <strong>du</strong> passé alors qu’ils<br />

seront <strong>en</strong>core ceux de notre demain si personne ne<br />

fait ri<strong>en</strong>.<br />

AjjAr’H<br />

3


Cette histoire est vraie.<br />

C’est celle d’un homme qui m’a raconté sa vie <strong>pour</strong> que je compr<strong>en</strong>ne<br />

l’histoire de mon pays,<br />

celle qu’aucun professeur n’a eu le courage,<br />

ou le droit,<br />

de me raconter <strong>du</strong>rant ma scolarité.<br />

Merci donc à H.J.M d’avoir osé rompre le sil<strong>en</strong>ce, <strong>pour</strong> moi,<br />

et d’avoir accepté que je vous transmette notre version des faits.<br />

4


La r<strong>en</strong>contre<br />

Tour à tour casse-cou, fou, joujou, hibou, extra-terrestre lunatique ou<br />

hurluberlu au sourire systématique, il devi<strong>en</strong>t tout aussi bi<strong>en</strong> casse-noix,<br />

casse bonbon, simple pauvre type sans galon et ce selon les circonstances et<br />

autres occasions. Ses métamorphoses se matérialis<strong>en</strong>t <strong>en</strong> si peu de temps, il<br />

faut bi<strong>en</strong> le dire, que c’eût été <strong>du</strong> gâchis de sa part, voire même de la<br />

néglig<strong>en</strong>ce, de ne pas <strong>en</strong> abuser. C’est ainsi qu’<strong>en</strong> bon caméléon, il a été<br />

affublé de tant de jolis sobriquets qui ne veul<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> dire, que, <strong>pour</strong> vous<br />

le prés<strong>en</strong>ter, il me suffira de vous conter ce récit et vous le désignerez, vousmême,<br />

<strong>du</strong> quolibet que vous choisirez. Moi, par commodité, et ayant<br />

r<strong>en</strong>oncé à toute dénomination originale, j’ai décidé de l’appeler «Papi».<br />

Notre av<strong>en</strong>ture débuta de façon si ordinaire qu’elle n’aurait<br />

raisonnablem<strong>en</strong>t jamais dû voir le jour, mais si je vi<strong>en</strong>s à vous narrer son<br />

histoire, ce soir, à l’ombre de cette bougie, c’est qu’un petit bout d’on ne<br />

sait quoi passa nonchalamm<strong>en</strong>t par-là, effleura ma peau telle <strong>une</strong> goutte<br />

de rosée qui se répand sur un pétale de tulipe au petit matin, et m’éveilla<br />

à la Vie. Voilà que vous t<strong>en</strong>ez <strong>en</strong>tre vos mains le résultat de ce qui<br />

n’aurait jamais <strong>du</strong> être mais qui est.<br />

A vous de voir si j’ai été <strong>en</strong>voûté par <strong>une</strong> fée ou damné par un démon. Le<br />

ministère de la confusion n’est jamais avare <strong>en</strong> mystères dès lors qu’il est<br />

question de <strong>livre</strong>r, clés <strong>en</strong> main, des émotions déguisées <strong>en</strong> peau de<br />

chagrin. Aussi, si le cœur vous <strong>en</strong> dit, et si avec moi vous avez <strong>en</strong>vie de<br />

faire le tri, suivez-moi pas à pas, mot à mot, point à virgule, sans surtout<br />

chercher à médire ou vouloir prédire quoi que ce soit.<br />

Abracadabri et je vais vous plonger au plus profond de ma mémoire <strong>pour</strong>,<br />

abracadabra, <strong>en</strong> extraire des multiples labyrinthes tracés sur la carte-mère<br />

de mon réseau tous les petits détails qui relanceront le disque <strong>du</strong>r de votre<br />

pot<strong>en</strong>tiel <strong>en</strong> élucubrations sur la voie d’<strong>une</strong> étrange racaille. Composée<br />

d’hommes de paille et autres sacrés fouteurs de pagaille, ils ont tous<br />

participé à la vie politique qui fit de vous ce que vous êtes aujourd’hui.<br />

5


Un petit retour <strong>en</strong> arrière s’impose alors à nous.<br />

C’était un après-midi. Je prom<strong>en</strong>ais mon regard dans les recoins cachés<br />

d’un jardin aux allures abandonnées et m’arrêtais <strong>pour</strong> contempler les<br />

nonos <strong>du</strong> chi<strong>en</strong>chi<strong>en</strong>, <strong>une</strong> niniche au caniche à sa mémère, un arbre<br />

exc<strong>en</strong>trique cherchant la lumière, la couleur des volets scellés dans les murs<br />

de pierres ou la forme des fleurs <strong>en</strong> train de s’effeuiller dans les airs…<br />

Un ri<strong>en</strong> m’épatait. J’étais avide de tout ; de tout saisir – par les mains, les<br />

pieds et le nez que le Créateur m’avait offerts.<br />

Un bout de bois prolongeait parfois mon bras et rythmait ma progression<br />

de portail <strong>en</strong> grille, de maison <strong>en</strong> pavillon le long des rues et av<strong>en</strong>ues.<br />

L’orchestration, telle était l’unique objet de toute mon att<strong>en</strong>tion. Valait<br />

mieux d’ailleurs, car côté discrétion, mon déplacem<strong>en</strong>t laissait plutôt à<br />

désirer et je n’observais que fort peu de comportem<strong>en</strong>ts inopinés. Mais<br />

bon… chaque prom<strong>en</strong>ade a ses raisons d’admiration <strong>pour</strong> peu qu’on sache<br />

garder les yeux bi<strong>en</strong> ronds.<br />

Une fois d’ailleurs, ma déambulation me fit tomber face à un homme<br />

tout fripé par le v<strong>en</strong>t, assis à même un solide banc de racines toutes vertes.<br />

Surpris par la prés<strong>en</strong>ce de cet humain si étrangem<strong>en</strong>t fagoté, j’ai pris place<br />

à ses côtés comme si de ri<strong>en</strong> n’était, le dévisageant craintivem<strong>en</strong>t par à<br />

coups, comme <strong>pour</strong> mesurer les risques que je pr<strong>en</strong>ais. N’allait-il pas me<br />

mordre par derrière les mollets ?<br />

La nuit étant tombante, l’éclat de ses yeux se commuta <strong>en</strong> un laser à<br />

infrarouge. Il semblait m’examiner, puis me sourire discrètem<strong>en</strong>t. Moi,<br />

qui n’étais qu’<strong>une</strong> pauvre petite souris s’ébahissant devant un morceau de<br />

gruyère accroché à un fil de fer, je n’<strong>en</strong> m<strong>en</strong>ais pas large, car, malgré cette<br />

inspection dans les règles de l’art, le papi paraissait sur la déf<strong>en</strong>sive, tel un<br />

chat prêt à bondir.<br />

Un nouveau sourire de biais ? De moi. De lui. T<strong>en</strong>tative de sé<strong>du</strong>ction<br />

<strong>pour</strong> ferrer <strong>une</strong> proie ?<br />

6


Dévisageant à nouveau ce vieil homme assis seul, sil<strong>en</strong>cieux, je lui dis tout<br />

de go :<br />

- Et si t’étais mon papi ?<br />

- Si j’étais ton pépé ? me répondit-il la voix <strong>en</strong>rayée, trahissant un air<br />

mi-ravi, mi-angoissé.<br />

- Bah oui koi, si t’étais mon pépé koi !<br />

- Eh bi<strong>en</strong> quoi, koi ? Est-ce que j’ai <strong>une</strong> tête de Koi, moi ? Jusqu’à prés<strong>en</strong>t<br />

je connaissais les croacroa des bandes de corbeaux mais pas les quoi de Koi<br />

des drôles de zigotos.<br />

- Allez vas-y, change pas de sujet. Qu’est-ce que tu ferais, là, maint<strong>en</strong>ant ?<br />

- Maint<strong>en</strong>ant si quoi ?<br />

- Si t’étais mon pépé !<br />

- Si j’étais ton pépé…» Un sil<strong>en</strong>ce fit briller de malice son regard, puis<br />

un éclair lui sortit de la bouche, grave et fulgurant comme à l’annonce<br />

d’un heureux événem<strong>en</strong>t :<br />

- Je crois que je te raconterais <strong>une</strong> histoire !<br />

- Dis papi, raconte-moi <strong>une</strong> histoire…<br />

- Tu veux que moi, que tu ne connais pas, je raconte <strong>une</strong> histoire, à toi<br />

tout juste issu d’<strong>une</strong> bande de Koi que je ne connais pas. La cigogne ne t’a<br />

pas livré de cerveau dans ton berceau lorsqu’elle t’a fait tomber de ton<br />

nuage ? Allez fiche-moi le camp et laisse moi rêver peinard.<br />

- Ah, je vois, mon papi est <strong>du</strong> g<strong>en</strong>re à boire tout seul son pinard. Allez, te<br />

fais pas prier, moi aussi j’ai le droit de rêver.<br />

- Et quand bi<strong>en</strong> même que j’<strong>en</strong> aurais <strong>une</strong> d’histoire <strong>en</strong> réserve à te sortir<br />

de ma cave spéciale, elle serait si empoussiérée que tu ne <strong>pour</strong>rais même<br />

pas <strong>en</strong> lire l’étiquette. Je doute être <strong>en</strong> mesure de t’amuser mon petit, alors<br />

sois g<strong>en</strong>til et déguerpis.<br />

Avec moi, t’es pas prêt de rigoler, c’est moi qui te le dis. Je ne suis qu’un<br />

zéro. D’ailleurs ça fait bi<strong>en</strong> longtemps que plus personne ne m’écoute<br />

parler… Circule virgule, je ne suis pas ton Zorro. Tu n’as ri<strong>en</strong> à gagner à<br />

rester là. Allez oust !<br />

- S’il te plaît, papi ? Raconte-moi <strong>une</strong> histoire !<br />

- Sois sage et va jouer au ballon avec les <strong>en</strong>fants de ton âge.<br />

7


- Une histoire ! Une histoire !<br />

- …<br />

- S’il te plaît, raconte-moi <strong>une</strong> histoire, <strong>une</strong> toute petite histoire et c’est<br />

promis, je te laisse tranquille !<br />

- Tu m’énerves !<br />

Je restais à le dévisager sans mot dire. Son regard semblait illustrer des<br />

souv<strong>en</strong>irs <strong>en</strong> sépia qui surgissai<strong>en</strong>t d’un trait épais et grossier d’<strong>une</strong><br />

mémoire crue oubliée.<br />

Sa tête mit quelques minutes avant de se retourner vers moi.<br />

- T’es <strong>du</strong> g<strong>en</strong>re petit morveux têtu, toi. Tu ne me lâcheras pas à ce que je<br />

vois...<br />

- Mouais… fis-je <strong>en</strong> me passant la manche sous le nez <strong>pour</strong> repr<strong>en</strong>dre.<br />

- Bon, puisque c’est comme ça et s’il n’y a que cela <strong>pour</strong> me débarrasser<br />

de toi, je veux bi<strong>en</strong> essayer, mais laquelle je <strong>pour</strong>rais bi<strong>en</strong> te raconter ? Ou<br />

plutôt, par où la comm<strong>en</strong>cer ? Qu’est-ce qu’un <strong>en</strong>fant comme toi <strong>pour</strong>rait<br />

bi<strong>en</strong> compr<strong>en</strong>dre à toutes mes satanées vieilleries ?<br />

- Bah, comm<strong>en</strong>ce par le début ! Si tu veux, je peux même t’aider. J’ai vu<br />

dans les <strong>livre</strong>s qu’<strong>une</strong> histoire ça comm<strong>en</strong>ce toujours par : « Il était <strong>une</strong><br />

fois… ».<br />

- Oui c’est bi<strong>en</strong> g<strong>en</strong>til, mais cette fois là nous remonterait beaucoup trop<br />

loin. Non, ce n’est pas possible, le début date d’<strong>une</strong> époque que tu n’as pas<br />

connue. Il n’y avait ni Internet, ni ordinateur, ni même de télévision. Le<br />

cinéma, création toute réc<strong>en</strong>te alors, ne diffusait que des images sans<br />

parole, <strong>en</strong> noir et blanc, avec un pianiste assis au pied de la scène qui<br />

jouait des mélodies <strong>en</strong>tre deux lampées de whisky. Non, je ne peux<br />

vraim<strong>en</strong>t pas remonter jusque là… même avec la meilleure volonté <strong>du</strong><br />

monde.<br />

- Lâche-toi Papi ! Je mise sur toi : rouge, impair et passe. Derrière tes<br />

allures de petit vieillard tout rabougri, je suis sûr que t’es pas un tocard<br />

tout aplati tombé de la dernière pluie.<br />

- C’est si g<strong>en</strong>til ce que tu dis. Tu peux pas t’imaginer ce que ça donne<br />

<strong>en</strong>vie de faire un effort !<br />

8


- Fais pas ta mauvaise tête papi, s’il te plaît emmène-moi vers ton monde<br />

merveilleux. Tu verras c’est pas si difficile. Chez moi, tout le monde dit<br />

que j’ai de l’imagination à rev<strong>en</strong>dre. Je t’<strong>en</strong> prêterais même un peu si tu<br />

veux. J’ai pas l’air comme ça, mais c’est vrai, je suis un auth<strong>en</strong>tique free<br />

wheeling ♥<br />

moi. Allez, emmène-moi avec toi et arrête de te faire prier !<br />

- Jure pas, bordel de Dieu !<br />

- …<br />

- Bah, t’as peut-être raison… Après tout <strong>pour</strong>quoi pas ? Je vais laisser le<br />

hasard me dicter les mots et nous verrons bi<strong>en</strong> si cela nous mène quelque<br />

part.<br />

De son premier conte, il faut bi<strong>en</strong> avouer que je n’<strong>en</strong> ai pas ret<strong>en</strong>u grand<br />

chose. Il était question de fourchettes, de couteaux et de verres, de g<strong>en</strong>s<br />

revêtus de gants blancs buvant <strong>en</strong> cachette à la santé de ceux qu’ils<br />

servai<strong>en</strong>t et qu’ils appelai<strong>en</strong>t : les « Grands » ; qu’ils soi<strong>en</strong>t présid<strong>en</strong>ts de<br />

ceci, ministres de cela, écrivains à la philosophie égarée ou généraux de<br />

corps d’armée à exploits portés tout le long <strong>du</strong> bras.<br />

Puis il y eut <strong>une</strong> guerre qui passa par-là et qui s’invita au repas.<br />

Puis <strong>une</strong> autre. Et cætera.<br />

Je me souvi<strong>en</strong>s qu’il y eut aussi beaucoup de baratin. Tout un tas de<br />

pièces se déplaçai<strong>en</strong>t avec majesté sur les cases d’un échiquier brodées <strong>en</strong><br />

points de croix sur des nappes clairsemées de d<strong>en</strong>telles. Le tout semblait<br />

d’un blanc si immaculé que même les cases noires <strong>en</strong> dev<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t claires<br />

comme de l’eau de roche. Si <strong>une</strong> goutte de vin avait la folle idée de<br />

s’échapper <strong>du</strong> cou d’<strong>une</strong> carafe, elle finissait ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e sur <strong>une</strong> couche de sel<br />

prévue à cet effet, préposée sur la nappe <strong>pour</strong> l’absorber et la ré<strong>du</strong>ire <strong>en</strong><br />

<strong>une</strong> expression <strong>du</strong> néant.<br />

Incid<strong>en</strong>t zéro, telle était l’unique zone de tolérance acceptable. Tout était<br />

prévu. Planifié. Le moindre détail se calculait et se recalculait à l’avance<br />

jusqu’à trois chiffres après la virgule. Chaque crime se faisait parfait. Le<br />

♥ « Libre p<strong>en</strong>seur »<br />

9


hasard lui-même était gommé <strong>du</strong> dictionnaire tandis que l’alibi sortait au<br />

grand air, au nez et à la fausse barbe de tous.<br />

De batailles <strong>en</strong> coups de fourchettes, tout un tas d’élém<strong>en</strong>ts s’agitèr<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong>tre lui et moi. Sur un tapis rouge, des célébrités dessinai<strong>en</strong>t de fines<br />

meurtrissures <strong>en</strong> bas des pages <strong>pour</strong> compter les corps et arrêter les<br />

hémorragies. Comme mon papi se plaisait à le citer : « Les signatures et<br />

paraphes des uns sont le sang que l’on brandit <strong>pour</strong> interrompre le chant<br />

des bombes sur le terrain, là où d’autres croul<strong>en</strong>t de tombes <strong>en</strong> tombes<br />

avec de l’<strong>en</strong>cre dans les mains.» Dans ces cas-là, les journaux <strong>en</strong> un élan<br />

s’écriai<strong>en</strong>t d’un seul mot : « Stop !» L’Armistice avait coulé sur les marbres<br />

des colonnes à la <strong>une</strong>. « La guerre est finie ». Tout s’arrêtait net dans les<br />

tranchées. Le stylo de la guerre était <strong>en</strong>terré.<br />

Sans compr<strong>en</strong>dre vraim<strong>en</strong>t la portée de ce qu’il me disait je voulais que<br />

son histoire n’ait pas de fin. Cela tombait bi<strong>en</strong>, car sitôt un terme mis<br />

quelque part, la même r<strong>en</strong>gaine se récitait dans un autre quartier, sur le<br />

sol d’<strong>une</strong> autre contrée. Elle s’y jouait alors sous d’autres tonalités <strong>pour</strong><br />

s’emparer des uns - sans âme, ou des autres - crèves la faim. Les mêmes<br />

refrains voyageai<strong>en</strong>t de plus <strong>en</strong> plus loin ou, tout simplem<strong>en</strong>t, rev<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t.<br />

Juste là. A côté <strong>du</strong> sapin. Faut dire qu’il y a tant de rythmes et si peu de<br />

mélodies.<br />

Mon papi avait escaladé les latitudes et les longitudes les plus éloignées les<br />

<strong>une</strong>s des autres. Depuis les déserts de pierres et de sable africains aux<br />

jungles luxuriantes des moussons asiatiques, il avait suivi les courants<br />

chauds et froids <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> nager dans les océans et pr<strong>en</strong>dre son<br />

bain sci<strong>en</strong>tifiquem<strong>en</strong>t - avec ou sans bonnet selon la t<strong>en</strong>eur de sel qui<br />

risquait d’altérer la couleur de ses cheveux. Eh oui, notre av<strong>en</strong>turier est un<br />

précieux qui pr<strong>en</strong>d soin de ses appar<strong>en</strong>ces ! Remarquez que <strong>pour</strong> un<br />

caméléon cela semble plutôt normal, non ?<br />

En fonction des climats r<strong>en</strong>contrés, il préparait les dossiers à traiter lors<br />

des réunions confid<strong>en</strong>tielles, <strong>pour</strong>suivait les algorithmes jusqu’au bout de<br />

leurs logiques, m<strong>en</strong>ait des chars à l’assaut, et faisait même BOOM sur des<br />

mines <strong>en</strong>nemies. Dans ces cas-là il poussait le petit cricri de l’<strong>en</strong>dolori :<br />

cuit-cuit-quid <strong>du</strong> Q.I. ? Blessures et médailles ont bi<strong>en</strong> évidemm<strong>en</strong>t<br />

10


honoré <strong>en</strong> d’innombrables bouquets cette fine fleur de l’armée française.<br />

Ce guide avait assurém<strong>en</strong>t fait suffisamm<strong>en</strong>t de chemin <strong>pour</strong> que je me<br />

risque à le suivre, ce qui n’était pas toujours facile puisque ses missions<br />

s<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t bon le devoir d’espion. Aide de camp par-ci, gardi<strong>en</strong> d’âme parlà,<br />

parav<strong>en</strong>t de soirée par <strong>en</strong>droit, ou <strong>en</strong>core rideau d’<strong>une</strong> scène de théâtre<br />

sous le régime de l’intermitt<strong>en</strong>ce, il avait accompli tant de petites choses<br />

aux airs si dérisoires qu’elles pouvai<strong>en</strong>t passer inaperçues si elles<br />

n’offrai<strong>en</strong>t un s<strong>en</strong>s au tout <strong>en</strong> reliant tous les petits numéros qui font le<br />

dessin <strong>du</strong> tableau <strong>en</strong> un pamphlet éloqu<strong>en</strong>t. Oui son parcours me semblait<br />

être celui d’<strong>une</strong> burette d’huile dans les rouages d’un puissant moteur. Mihomme,<br />

mi-robot, il s’exécutait <strong>pour</strong> que la machine tourne rond et que le<br />

système qu’il a servi, l’Etat, mainti<strong>en</strong>ne son cap droit. Ses attributions<br />

n’avai<strong>en</strong>t pas toujours été simples à accomplir selon la nature des<br />

événem<strong>en</strong>ts car chaque pays a ses particularités, chaque période son<br />

int<strong>en</strong>sité à laquelle il faut s’adapter : drapeau rouge ? Drapeau bleu ?<br />

Drapeau blanc ? Tout est toujours fonction des coeffici<strong>en</strong>ts de marées et<br />

des vire-voltages de la diplomatie…<br />

Hissant haut le drapeau <strong>du</strong> mystère et boule de gomme quand la gomme<br />

n’efface pas le mystère, il m’a baladé de pas <strong>en</strong> pas, sur de bonnes et de<br />

mauvaises voies qu’il m’a fallu pister et dénicher afin d’éclairer ma<br />

lanterne préférée, celle qui a su m<strong>en</strong>er ma juste gouverne jusque là,<br />

aujourd’hui, à savoir ce récit. Oui, celui qui me paraissait aussi carré<br />

qu’<strong>une</strong> armoire à glace sans tain m’a <strong>en</strong>trouvert bi<strong>en</strong> des tiroirs sans fond<br />

dans lesquels j’aurais pu choir tel un rat à l’abandon. A force<br />

d’application, écoutant ses sil<strong>en</strong>ces les plus profonds avec grande att<strong>en</strong>tion<br />

comme seule réponse à mes questions, j’ai pu compr<strong>en</strong>dre que le mutisme<br />

est parfois le seul langage capable d’exprimer certains faits. Oui, les traces<br />

des dérapages ne se retrouv<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t que dans les marais d’<strong>une</strong><br />

comptabilité dont le résultat des additions est parfois très étrange. Mon<br />

papi se vante aujourd’hui <strong>en</strong>core de ne pas être capable d’assurer <strong>une</strong><br />

opération sans se tromper. Normal : <strong>pour</strong> lui 1 + 1 = 3 ; 2,2 ou (-1),<br />

selon les int<strong>en</strong>tions <strong>du</strong> projet proposé. Oui, dit comme ça… je sais, ce n’est<br />

pas clair. Et <strong>pour</strong>tant il était évid<strong>en</strong>t que si je voulais compr<strong>en</strong>dre<br />

11


<strong>pour</strong>quoi, et surtout comm<strong>en</strong>t, <strong>pour</strong> lui, les chiffres ne sont que des<br />

réglages d’appar<strong>en</strong>ces, il me fallait savoir parfaitem<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>t et<br />

<strong>pour</strong>quoi <strong>pour</strong> tout le monde 1 + 1 = 2.<br />

Alors je pris mon bâton de pèlerin et j’ai retracé sa vie, ici dans ce grand<br />

cahier, parce que comme il me le confia un jour, ce serait dommage qu’un<br />

vieux papi fatigué fasse des efforts <strong>en</strong> vain.<br />

Un vieux papi, c’est vieux, et puis, après c’est parti… et quand c’est parti,<br />

c’est fini. Je pouvais être un baratineur d’<strong>en</strong>fer, médaille d’or aux Jeux<br />

Intersidéraux de notre stratosphère, <strong>en</strong> aucun cas je ne pouvais jouer avec<br />

l’énergie de sa vie. S<strong>en</strong>s interdit – retrait de permis !<br />

Du coup je l’ai regardé inspirer - respirer - inspirer - respirer. Les pores<br />

bouchés de sa peau humai<strong>en</strong>t chaque instant comme <strong>pour</strong> le filtrer de ses<br />

atours de Bois Dormant. Epanoui face à la vie, à l’orée de sa forêt<br />

s’ét<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t des veines étranges, g<strong>en</strong>re de pompes sahéli<strong>en</strong>nes à la recherche<br />

d’<strong>une</strong> eau de pluie aussi imaginaire qu’irréelle, capables de distiller <strong>du</strong><br />

soleil par temps gris ou de fournir quelques gouttes d’eau lors des canicules<br />

les plus torrides. C’est ça un Papi. Il connaît ses <strong>en</strong>vies et ses limites, celles<br />

avec lesquelles il faut savoir composer <strong>pour</strong> per<strong>du</strong>rer et celles qui vous font<br />

vous arrêter.<br />

Si ce jour-là sa canne l’aidait bi<strong>en</strong> à supporter le poids de ses<br />

connaissances, ses l<strong>une</strong>ttes tra<strong>du</strong>isai<strong>en</strong>t, elles, tout l’acquis de son<br />

expéri<strong>en</strong>ce. Il s’était tant habitué à regarder de biais <strong>pour</strong> mieux voir les<br />

choses <strong>en</strong> face... Ses cheveux très clairs semblai<strong>en</strong>t, eux, colorés de la<br />

lumière de ceux qui se sont approchés si près <strong>du</strong> soleil… qu’ils aurai<strong>en</strong>t pu<br />

brûler. Quant à ses rides, elles rappelai<strong>en</strong>t les crêtes gravies à travers les<br />

longues remontées de ruisseaux qui mèn<strong>en</strong>t aux neiges éternelles. Oui, à<br />

lui seul mon papi était tout un voyage. Aussi je vais à mon tour essayer de<br />

vous faire partager les pérégrinations de celui qui a aujourd’hui quatrevingt<br />

quinze ans.<br />

Vous avez bi<strong>en</strong> lu, ce que je m’apprête à vous raconter, c’est sa vie à lui,<br />

telle qu’il me l’a livrée, r<strong>en</strong>contres après r<strong>en</strong>contres, <strong>du</strong> moins telle que je<br />

l’ai comprise de ce qu’il a bi<strong>en</strong> voulu m’<strong>en</strong> dire et de ce que j’ai bi<strong>en</strong> pu<br />

<strong>en</strong> tra<strong>du</strong>ire.<br />

12


A tort ou à raison, tel est la trame de cette succession de chapitres liés <strong>en</strong>tre<br />

eux et mis à nus sous vos yeux et <strong>en</strong>tre vos mains. Et tant qu’à faire, je<br />

préfère que les choses soi<strong>en</strong>t claires dès le départ <strong>en</strong>tre nous. Il est<br />

primordial que nous progressions de concert dans cette étrange mémoire<br />

afin de faire <strong>en</strong>semble le marché <strong>du</strong> qui a dit quoi <strong>pour</strong> qui comm<strong>en</strong>t et<br />

<strong>pour</strong>quoi ? Oui les passages plus ou moins éclairs de notre héros <strong>en</strong> France,<br />

<strong>en</strong> Allemagne, <strong>en</strong> Indochine et <strong>en</strong> Algérie orchestreront nos leçons de<br />

géographie <strong>en</strong> un temps où la décolonisation s’écrivait <strong>en</strong> lettres majuscules<br />

dans les journaux.<br />

Sans prét<strong>en</strong>dre dire La Réalité, voici un fragm<strong>en</strong>t qu’il convi<strong>en</strong>t à chacun<br />

de rapprocher à ce qu’il est <strong>pour</strong> pr<strong>en</strong>dre possession des clés d’accès au<br />

Royaume si caché des « Grands », ceux qui s’arrog<strong>en</strong>t le droit de décider<br />

<strong>du</strong> sort des autres.<br />

Pour parv<strong>en</strong>ir à cela, <strong>en</strong>core faut-il vouloir vivre dans cet espace-temps si<br />

pr<strong>en</strong>ant où ri<strong>en</strong> est déjà beaucoup trop et maint<strong>en</strong>ant un déjà dépassé.<br />

C’est <strong>pour</strong>quoi il va falloir synchroniser nos p<strong>en</strong>sées et <strong>en</strong>trer <strong>en</strong>semble<br />

dans les couloirs de l’Histoire <strong>pour</strong> éclairer les secondes de l’instant où<br />

nous ne sommes plus que de toutes petites fourmis sur le tapis de la vie.<br />

Appel à la magie.<br />

Là.<br />

Maint<strong>en</strong>ant.<br />

13


Boby, chi<strong>en</strong> estafette est tombé le<br />

9 mars 1940, frappé par <strong>une</strong> balle<br />

<strong>en</strong> courant d’un poste à l’autre. Il<br />

assurait la liaison, un message<br />

susp<strong>en</strong><strong>du</strong> au collier.<br />

Au service de la France.<br />

Les soldats <strong>du</strong> régim<strong>en</strong>t ont<br />

recueilli son corps puis l’ont<br />

Le combat est <strong>en</strong>gagé !<br />

<strong>en</strong>terré. Ils lui ont r<strong>en</strong><strong>du</strong> hommage<br />

ainsi qu’à un soldat. Ce fut la<br />

première victime de cette drôle de<br />

guerre qu’ils avai<strong>en</strong>t vu de leurs<br />

propres yeux.<br />

La Victoire - 13 mars 1940<br />

14


L’âne têtu<br />

Fidèle au r<strong>en</strong>card, je retrouvais, la semaine d’après, mon conteur assis<br />

pile poil à l’<strong>en</strong>droit où je l’avais quitté le mardi d’avant. Il guettait ma<br />

v<strong>en</strong>ue <strong>en</strong> se rongeant les sangs. Pur-sang puissant ou canasson avec <strong>une</strong><br />

truffe <strong>en</strong> chocolat ? Verdict immin<strong>en</strong>t…<br />

Il n’est que 16 h 55, mais, <strong>en</strong> bon jockey impati<strong>en</strong>t, il s’interrogeait déjà<br />

sur les aléas de la course à v<strong>en</strong>ir. Les côtes avai<strong>en</strong>t été données. La si<strong>en</strong>ne<br />

était très élevée. Il allait devoir courir adroitem<strong>en</strong>t, la cravache serrée<br />

<strong>en</strong>tre les d<strong>en</strong>ts, <strong>pour</strong> combler son lourd handicap. Il ne faisait même pas<br />

<strong>partie</strong> des outsiders.<br />

A 17 h 00 : les chevaux fur<strong>en</strong>t lâchés et il restait seul dans le starter.<br />

Coup de blues a pris la tête d’<strong>en</strong>trée.<br />

A 17 h 01, son cheval sort <strong>du</strong> virage bon dernier. Il a traité tous les<br />

gamins <strong>du</strong> monde <strong>en</strong>tier de je<strong>une</strong>s morveux présomptueux tout <strong>en</strong> serrant<br />

les fesses. Carnage fulminant, casaque rouge et verte, culotte blanche,<br />

pr<strong>en</strong>ait la corde.<br />

Il était 17 h 02 lorsqu’il m’aperçut. De grands signes de la main<br />

m’invitèr<strong>en</strong>t à partager sa selle <strong>pour</strong> me pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> croupe. A la<br />

hussarde ! D’un coup, le défi de sa vie repr<strong>en</strong>ait s<strong>en</strong>s.<br />

A peine mon postérieur posé, il lâcha les brides à toute berzingue. A la<br />

vie, à la mort, son moulin déblatéra un discours qui s<strong>en</strong>tait le camphre et<br />

la naphtaline. Qu’importe, la poussière semblait sincère... car cette<br />

histoire, il l’avait préparée ri<strong>en</strong> que <strong>pour</strong> moi.<br />

Pour la suite, ça allait vite se gâter, puisqu’il avait choisi de me réciter les<br />

mémoires d’un âne têtu… Se foutait-il de moi ? Me déclarait-il la<br />

guerre ?<br />

« En ce temps là, celui où j’ai décidé de remonter les aiguilles <strong>du</strong><br />

cadran, j’étais juste un brin plus grand et plus vieux que toi<br />

aujourd’hui, et peut-être un peu plus maigre et plus sec aussi.<br />

15


J’étais alors un âne têtu, sorte d’objet téléguidé par <strong>une</strong> carotte<br />

qui p<strong>en</strong>dait perpétuellem<strong>en</strong>t face à mon museau tout blanc. Elle<br />

gesticulait au bout d’<strong>une</strong> ficelle élastique, tel un micro<br />

propageant les ondes d’un ciel exc<strong>en</strong>trique.<br />

Jamais je ne l’attrapais. Du coup, je la suivais avec <strong>en</strong>têtem<strong>en</strong>t.<br />

Et un, et deux, et un deux trois quatre… Hop là ! Tout<br />

virevoltait devant moi et me mettait <strong>en</strong> émoi. Ma vie n’était<br />

qu’un grand bal masqué. Olé !<br />

Tout le monde me disait bon à ri<strong>en</strong>, tant il est vrai que je ne<br />

manquais d’<strong>en</strong>fourcher les pattes cassées à chacun de mes pas<br />

de côté. Si j’étais sans doute un peu maladroit, tous ces g<strong>en</strong>s<br />

étai<strong>en</strong>t surtout jaloux des succès que j’accumulais auprès des<br />

belles ânesses <strong>du</strong> quartier. J’étais <strong>en</strong> effet fort apprécié <strong>en</strong><br />

société car j’avais toujours le mot <strong>pour</strong> rigoler. Ma recette était<br />

assez simple, je ne pr<strong>en</strong>ais jamais ri<strong>en</strong> au premier degré. Par jeu,<br />

je détournais tout de son objet, tant par filouterie inopinée que<br />

par espièglerie innée. Et puis tant pis si, <strong>en</strong> contre-<strong>partie</strong>,<br />

j’oubliais l’intérêt des récits que tous ces professeurs sans l’once<br />

d’<strong>une</strong> fantaisie exerçai<strong>en</strong>t, ressassai<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>dant des heures et des<br />

heures, <strong>en</strong> vue de m’inculquer un quelconque savoir sans<br />

emprise avec les réalités. Autant ne pas te le cacher, rares étai<strong>en</strong>t<br />

les conteurs dont les histoires ne m’<strong>en</strong>nuyai<strong>en</strong>t pas. Oui, ce que<br />

je préférais par-dessus tout, c’était suivre avec att<strong>en</strong>tion les<br />

rel<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> poêlon qui <strong>en</strong>voyai<strong>en</strong>t mon imagination à l’assaut de<br />

ses flonflons, de ses sons purs comme de ses ronrons tout<br />

ronds. Les murmures qui s’<strong>en</strong> échappai<strong>en</strong>t, répandai<strong>en</strong>t des<br />

rumeurs à dormir debout, transportant vers des av<strong>en</strong>tures<br />

extraordinaires ceux qui savai<strong>en</strong>t les écouter. Et, moi, je les<br />

<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dais. Tous ces petits ri<strong>en</strong>s que je percevais<br />

nonchalamm<strong>en</strong>t m’incitai<strong>en</strong>t à siester <strong>du</strong>rant les longues aprèsmidi<br />

d’hiver lorsque, les bras repliés <strong>en</strong> croix, tombai<strong>en</strong>t les<br />

paupières. Je m’échappais alors vers des rêves aux arithmétiques<br />

incongrues et voguais à travers les océans d’<strong>une</strong> géographie aux<br />

limites ininterrompues. Toutes mes déambulations baignai<strong>en</strong>t<br />

16


dans <strong>une</strong> eau si bleue que les glaciers de l’histoire se révélai<strong>en</strong>t<br />

être des nuages de neige où personne ne pouvait v<strong>en</strong>ir me<br />

rejoindre. Mes héros portai<strong>en</strong>t des noms d’étoiles et ils se<br />

regroupai<strong>en</strong>t selon leur nombre, sous forme de constellations.<br />

Je me <strong>pour</strong>léchais les naseaux dans mon univers <strong>du</strong> « tout y est<br />

beau ». La vie était merveilleuse, juste ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e là, négligemm<strong>en</strong>t<br />

face à moi, complètem<strong>en</strong>t nue sur l’oreiller de mes songes les<br />

plus anodins. A mon réveil les copains écoutai<strong>en</strong>t les récits de<br />

mes rêves, ceux <strong>du</strong> « prince ès mystères », comme ils<br />

m’appelai<strong>en</strong>t, l’<strong>en</strong>dormi malin toujours prêt à amuser la galerie,<br />

qu’elle soit composée de caïds ou de pauvres clampins.<br />

Le soir v<strong>en</strong>u, de retour à la maison, les devoirs me barbai<strong>en</strong>t<br />

tellem<strong>en</strong>t que je me mirais dans la glace avec <strong>en</strong>thousiasme. Je<br />

rec<strong>en</strong>sais les poils <strong>en</strong> train de germer sous mon museau. Dismoi,<br />

dis-moi qui est le plus beau ? D’autres aurai<strong>en</strong>t préféré que<br />

j’ouvre mes cahiers à gros carreaux, mais moi j’avais déjà<br />

d’autres priorités. Je voulais danser, tourner, danser jusqu’à<br />

perdre la tête et dev<strong>en</strong>ir un parfait cavalier, l’auguste chevalier<br />

dragueur des jolis melons de la région. Sinon, à quoi bon ?<br />

Aussi, <strong>pour</strong> chercher l’inspiration qui me permettrait<br />

d’appr<strong>en</strong>dre mes leçons, j’aimais pr<strong>en</strong>dre le temps de rêver<br />

dans ma cage d’escalier. De là, je regardais passer les voisins<br />

avec curiosité, la baguette sous le bras ou le poivron aux abois.<br />

Assis sur <strong>une</strong> marche, j’étais <strong>en</strong> osmose avec mon monde<br />

intérieur, prêt à tout <strong>pour</strong> m’accaparer les lois des appar<strong>en</strong>ces.<br />

Inutile de te dire qu’avec <strong>une</strong> telle philosophie je chutais<br />

souv<strong>en</strong>t <strong>du</strong> fil des préceptes scolaires et récoltais <strong>en</strong> échange<br />

<strong>une</strong> collection de zéros bi<strong>en</strong> pointés. La misère figurait déjà<br />

pleinem<strong>en</strong>t ma future carrière de bon à ri<strong>en</strong>, de celui qu’on<br />

nomme par commodité : un raté. Sans av<strong>en</strong>ir à signaler, n’ayant<br />

ri<strong>en</strong> à espérer, j’étais tranquille, tel le v<strong>en</strong>t qui souffle sur ce<br />

cerf-volant tirant vers le haut des terrasses <strong>en</strong>soleillées.<br />

17


Mon père tâcha bi<strong>en</strong> sûr, tant bi<strong>en</strong> que mal, de me protéger de<br />

mes infirmités m<strong>en</strong>tales. Il prit donc sur lui de diriger toutes<br />

mes affaires <strong>en</strong> despote averti. Il espérait ainsi m’éviter de faire<br />

bi<strong>en</strong> des âneries. Cela lui donnait <strong>en</strong> même temps l’illusion<br />

d’être utile. Officiellem<strong>en</strong>t je m’exécutais comme <strong>une</strong> bête de<br />

somme que l’on mène droit à l’abattoir. Officieusem<strong>en</strong>t, je n’<strong>en</strong><br />

p<strong>en</strong>sais pas moins et moulais mon grain car un événem<strong>en</strong>t me<br />

marqua au fer blanc tout <strong>en</strong> haut de la cuisse. Je t’explique.<br />

Alors que j’étais avec <strong>une</strong> petite amoureuse <strong>en</strong> train de lui narrer<br />

comptine sur l’<strong>une</strong> des pelouses voisines – juste à côté <strong>du</strong><br />

cyprès, à droite là, tu vois ? - mon père a surgi <strong>en</strong> furie et m’a<br />

botté le derrière au mom<strong>en</strong>t précis où j’allais tirer la langue au<br />

chat. Tu parles d’<strong>une</strong> douche, pouah ! Selon lui, j’aurais été bi<strong>en</strong><br />

mieux assis sur un banc d’école à cette heure de la journée qu’à<br />

expérim<strong>en</strong>ter mes capacités à dorloter les herbes folles de<br />

caresses veloutées, et ce, même si c’était fait avec la hardiesse de<br />

l’expert. Eh oui, chaque chose a son temps et chaque temps a sa<br />

chose, même si chacun y va de son juste pas <strong>pour</strong> conquérir sa<br />

pause et demeurer dans les bras de celle qui le repose tout <strong>en</strong> le<br />

laissant fidèle à <strong>une</strong> juste cause… Oui <strong>une</strong> juste cause !<br />

Justem<strong>en</strong>t, la mi<strong>en</strong>ne se retrouvait close. Le trait était tiré. Ma<br />

pauvre Annie, gaie comme un muguet, connut <strong>une</strong> claque de<br />

trop. Du coup, je pris mes cliques <strong>pour</strong> changer de topo et<br />

partager mes sucettes avec d’autres conquêtes. Avec un tel<br />

chaperon sur le paletot, prêt à me rompre l’échine à la moindre<br />

r<strong>en</strong>contre de concubine, il ne me restait plus qu’à trouver de<br />

nouvelles combines si je voulais préserver ma belle trombine de<br />

l’échafaud et il passa <strong>du</strong> temps, crois-moi, avant que je ne goûte<br />

à nouveau l’eau de la source d’<strong>une</strong> telle <strong>en</strong>vie de baiser <strong>en</strong><br />

liberté.<br />

Mon père, pigiste de son état dans le journal radical des<br />

dépêches locales, était un maître question « informations ».<br />

Enquêtes <strong>en</strong> tout g<strong>en</strong>re, artiste accompli dès qu’il s’agit de<br />

filatures, il connaissait la chanson avec tout le blabla <strong>du</strong> bon<br />

18


tralala de bon aloi jusque sur le bout des doigts. Inutile de<br />

déclarer la guerre à un tel professionnel, aussi je me réfugiais,<br />

pas à pas, dans un monde épris d’un souci de clandestinité et<br />

ménageais mes sorties dans <strong>une</strong> sphère baignée de cachoteries<br />

<strong>pour</strong> anticiper les échos pot<strong>en</strong>tiels de mes moindres mots et<br />

gestes afin de les effacer avant même de les avoir dits ou<br />

accomplis.<br />

C’est ainsi que, par défi, j’<strong>en</strong> suis v<strong>en</strong>u à défiler fièrem<strong>en</strong>t, la<br />

patte tor<strong>du</strong>e avec mes amis <strong>du</strong> quartier, <strong>pour</strong> chanter la gloire<br />

de ma rébellion déclarée. « L’Action Française », nom de notre<br />

association de gais lurons, donnait la mesure et nous scandions<br />

des hymnes d’ordre et de contestation dans un monde rythmé<br />

par la corruption. J’errais dans les rues à la recherche d’<strong>une</strong><br />

certaine vérité… avec le devoir de contestation, propre à toute<br />

nouvelle génération, ancré à mes deux sabots.<br />

Agissant de la sorte, je préméditais les coups de tonnerre que la<br />

colère de mon père ne manquerait pas de laisser éclater. Habitué<br />

aux pluies de bâton <strong>en</strong> ce g<strong>en</strong>re d’occasions, j’étais résigné et<br />

restais calme, plongé dans un bain de sérénité intérieure qui ne<br />

confondait point l’huile et le beurre, le vide et le leurre. Plus ri<strong>en</strong><br />

ne risquait de perturber mes petites oreilles dressées à l’école de<br />

la dérision. Hihan, punitions et brimades se courtisai<strong>en</strong>t mes<br />

<strong>en</strong>vies de galéjades et je r<strong>en</strong>ouvelais sans cesse le carburant à ma<br />

rébellion. Hihan ! L’âne têtu. Hihan ! L’âne cont<strong>en</strong>t.<br />

Mon père n’était, après tout, qu’un adepte <strong>du</strong> marteau et de la<br />

faucille ; le marteau <strong>pour</strong> <strong>en</strong>foncer ses idées au fond des crânes<br />

récalcitrants, la faucille <strong>pour</strong> couper court l’herbe de toute<br />

protestation. En partisan convaincu, il appliquait le respect de<br />

ces lois fondam<strong>en</strong>tales si scrupuleusem<strong>en</strong>t qu’il avait confon<strong>du</strong><br />

les raisons de la misère avec les raisins de la colère. Pour tout te<br />

dire, il buvait <strong>du</strong> vin <strong>pour</strong> avoir l’air populo, p<strong>en</strong>sant ainsi<br />

panser les fléaux internationaux. En fait, il s’éloignait de la<br />

lumière, de la seule qui aurait dû compter <strong>pour</strong> lui, à savoir celle<br />

que je portais dans mes yeux de petit <strong>en</strong>fant curieux. D’après<br />

19


lui, tout devait être sérieux et rébarbatif à t<strong>en</strong>dance rouge sang<br />

ou noir costard car toujours il avait le besoin de pr<strong>en</strong>dre le mors<br />

aux d<strong>en</strong>ts <strong>pour</strong> foncer dans le tas d’<strong>une</strong> lutte finale ! Sans doute<br />

était-il déjà trop vieux ou agité par trop de frénésie <strong>pour</strong> prêter<br />

att<strong>en</strong>tion à mes désirs de demi-teintes à t<strong>en</strong>dance rose pâle ou<br />

gris perle.<br />

Aussi à force de me voir flâner à côté de mes meilleurs sabots,<br />

sa pati<strong>en</strong>ce devint intransigeance. Il se décida alors à me couper<br />

les oreilles <strong>en</strong> pointe, et confia à l’armée le soin d’éveiller ma<br />

personnalité de rebut de la société vers la sagesse d’un bon<br />

guerrier. C’est ainsi que j’ai <strong>en</strong>tamé ma préparation militaire, dès<br />

l’âge de seize ans mon adjudant !<br />

Eh oui, à peine avais-je obt<strong>en</strong>u de ma mère le droit d’inaugurer<br />

mes toutes neuves culottes Vichy <strong>pour</strong> sortir danser <strong>en</strong> galante<br />

compagnie que mon père me faisait chausser de jolis gants<br />

blancs et un uniforme kaki <strong>pour</strong> faire la s<strong>en</strong>tinelle devant les<br />

portes de notre régim<strong>en</strong>t.<br />

Garde à vous !<br />

La caserne se trouvait juste à côté de la propriété familiale.<br />

C’était bi<strong>en</strong>, car, dès lors, je ne me ferais plus jamais <strong>en</strong>gueuler<br />

quant au motif de mes activités. Qu’elles soi<strong>en</strong>t diurnes ou<br />

nocturnes, je me trouvais toujours un alibi irréfutable <strong>pour</strong><br />

traîner dans les rues. Ma fertile imagination inv<strong>en</strong>tait chaque<br />

fois <strong>une</strong> nouvelle bonne raison capable de calmer toutes les<br />

passions et laisser libre cours à mes int<strong>en</strong>tions.<br />

Les soirs, je sortais avec ma bande. Sans aller jusqu’à nous<br />

r<strong>en</strong>dre saouls, nous jetions des seaux d’eau à la tête des<br />

bourgeois qui se r<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t à l’opéra. OplA ! D’autres fois,<br />

quand des billes déformai<strong>en</strong>t le fond de nos poches, nous les<br />

libérions avec force, méticulosité et dextérité <strong>pour</strong> les faire<br />

glisser sous les pieds des passants qui se transformai<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

quilles de bowling. Bingo ! Ils dégringolai<strong>en</strong>t sur les pavés, les<br />

quatre fers <strong>en</strong> l’air et nous déguerpissions au triple galop avant<br />

de nous faire attraper au lasso. Ça nous délassait les<br />

20


zygomatiques et nous r<strong>en</strong>dait le temps plus sympathique. Puis,<br />

par manque d’histoires à se raconter ou de pitreries à fom<strong>en</strong>ter<br />

contre les plaies de l’hypocrisie ambiante, nous nous séparions.<br />

Lors de toutes ces sorties, la seule chose à laquelle je prêtais <strong>une</strong><br />

att<strong>en</strong>tion toute particulière était de bi<strong>en</strong> r<strong>en</strong>trer à heure<br />

régulière. Ainsi je faisais croire à mon père que je sortais de la<br />

messe militaire. Récitant ses prières, je l’avais mis au pas sans<br />

qu’il ne remarquât quoique ce soit. Ce n’était pas parce que<br />

j’étais un âne têtu qu’il fallait me pr<strong>en</strong>dre <strong>pour</strong> un têtard per<strong>du</strong><br />

sous un nénuphar.<br />

Néanmoins, je ne pus cacher plus longtemps la réalité à mes<br />

par<strong>en</strong>ts quant aux impossibles exploits à att<strong>en</strong>dre de ma carrière<br />

scolaire. Par dépit, ils prir<strong>en</strong>t la décision de me faire abandonner<br />

les études. J’ai donc quitté les bancs de l’école <strong>pour</strong> aller<br />

travailler chez un maréchal-ferrant, fidèle ami de mes par<strong>en</strong>ts. Il<br />

n’avait pas rechigné à m’embaucher <strong>pour</strong> planter des clous dans<br />

les plus gros sabots de ses cli<strong>en</strong>ts les moins chers. Ce peu de<br />

confiance fut si bi<strong>en</strong> partagé que je m’appliquais <strong>du</strong> mieux que<br />

je pouvais <strong>pour</strong> laisser filer les pointes jusqu’aux tutus turlututu<br />

sabot pointu. A chaque fois qu’ils quittai<strong>en</strong>t l’atelier, chaussés<br />

<strong>du</strong> meilleur effet, je les regardais s’<strong>en</strong> aller avec mon air préféré<br />

de gardi<strong>en</strong> de musé.<br />

Le bonheur est dans le pré,<br />

Cours-y vite, cours-y vite,<br />

le bonheur est dans le pré,<br />

Cours-y vite il va filer sous ton soulier.<br />

Et patati, et patata, les plus pressés se retrouvai<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t la<br />

face à plat !<br />

Hihan, Hi-han, j’étais têtu mais cont<strong>en</strong>t.<br />

Finalem<strong>en</strong>t, de rires <strong>en</strong> sourires discrets, je passais le plus clair<br />

de mon temps à gagner de l’arg<strong>en</strong>t. Malheureusem<strong>en</strong>t je ne<br />

pouvais le dép<strong>en</strong>ser, car je n’avais toujours pas le droit d’aller<br />

danser. Forcém<strong>en</strong>t. Mon père veillait.<br />

21


Aussi, lorsque je fus appelé, à vingt et un ans, <strong>pour</strong> faire mon<br />

service militaire, je me suis <strong>pour</strong> le coup libéré <strong>du</strong> joug paternel.<br />

C’<strong>en</strong> était fini de ses discours sur son « Front Populaire » ou de<br />

son « Museau Mammaire », et aussi mes clowneries avec<br />

« l’Action Française». Ma vie développait <strong>en</strong>fin de nouveaux<br />

horizons et j’improvisais dans la joie des airs de chansons.<br />

Sortant lors des permissions, je me <strong>pour</strong>léchais des jolies<br />

gambettes effeuillées des ânesses qui défilai<strong>en</strong>t dans notre pâté<br />

de maison. Elles donnai<strong>en</strong>t des allures de Quatorze Juillet à mes<br />

mirettes toutes écarquillées. Insatiable, je rêvais de toutes ces<br />

belles croisées <strong>du</strong>rant mes nuits. Pas d’<strong>une</strong> seule ou d’<strong>une</strong> paire<br />

comme tout animal raisonnable se le doit ; non, de toutes à la<br />

fois… à tour de rôle ou toutes <strong>en</strong>semble selon l’état de mes<br />

ébats. Je me les <strong>en</strong>filais avec gaieté comme des perles à un<br />

collier. Le l<strong>en</strong>demain je me réveillais un peu fatigué… De<br />

toutes, imagine seulem<strong>en</strong>t ! Mais que veux-tu, j’ai toujours eu<br />

un p<strong>en</strong>chant à être si gourmand que je n’ai jamais vraim<strong>en</strong>t su<br />

faire un choix à moi, <strong>pour</strong> moi et ri<strong>en</strong> que moi. Tel le papillon<br />

dans son parcours, j’aime goûter un peu à tous les atours. C’est<br />

vrai que <strong>pour</strong> moi, ça a toujours été un mystère que de faire<br />

dans l’austère.<br />

Un soir, tandis que je r<strong>en</strong>trais <strong>du</strong> cinéma mon vélo sous le bras,<br />

je r<strong>en</strong>dis visite à un ami resté dans la guérite d’<strong>en</strong>ceinte de la<br />

caserne. Je v<strong>en</strong>ais lui raconter le film qu’il avait loupé, rapport à<br />

ses états de service <strong>du</strong> condamné volontaire garde-barrière,<br />

lorsqu’un gradé passa nonchalamm<strong>en</strong>t par-là et tomba nez à nez<br />

sur le porte-bagages de mon cycle mal caché. Manque de pot !<br />

Je fus directem<strong>en</strong>t réquisitionné à quinze jours de cachot, et ce<br />

sans cachet à avaler <strong>pour</strong> faire passer la pilule. Gloups, j’allais<br />

devoir me dorer le nombril à l’ombre des barreaux. Pour moi,<br />

c’était la fin des haricots. Tout ça, <strong>pour</strong> un vélo sous le bras !<br />

Cette histoire me resta coincée <strong>en</strong> travers <strong>du</strong> gosier et me r<strong>en</strong>dit<br />

muet <strong>pour</strong> longtemps. Je ne savais plus que p<strong>en</strong>ser de l’échelle<br />

22


des valeurs et de la <strong>du</strong>reté <strong>du</strong> labeur. Maudit vélo qui m’avait<br />

mis mon caporal à dos ! Pure connerie d’ado…<br />

Il faut dire qu’<strong>en</strong> ce temps-là, tout véhicule était interdit à<br />

l’intérieur des casernes. Auc<strong>une</strong> écurie n’avait <strong>en</strong>core été<br />

dessinée à l’usage des deux ou quatre roues par les architectes<br />

agréés à cet effet. J’ai donc purgé ma peine, sans véritable haine<br />

mais bi<strong>en</strong> désespéré tout de même…<br />

Moi, qui désirais tant me faufiler un peu partout tel un nain qui<br />

voit tout, je compris que <strong>pour</strong> m’éviter le rudim<strong>en</strong>t des corvées,<br />

il fallait savoir respecter la sacro-sainte hiérarchie, cette forme<br />

aux allures géométriques de pyramide - sorte de triangle à trois<br />

dim<strong>en</strong>sions compr<strong>en</strong>ant <strong>une</strong> base et <strong>une</strong> tête supposée p<strong>en</strong>sante<br />

- qui se gère de haut <strong>en</strong> bas sinon gare aux roupettes ! Oui, les<br />

événem<strong>en</strong>ts des classes militaires me r<strong>en</strong>voyai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core <strong>une</strong><br />

fois à mes lac<strong>une</strong>s scolaires. Du coup, je me fis élève appliqué,<br />

m’imaginant magici<strong>en</strong> respectueux <strong>du</strong> règlem<strong>en</strong>t à la lettre noire<br />

sur papier blanc <strong>pour</strong> mieux déjouer la surveillance des mal<br />

att<strong>en</strong>tionnés et faire ainsi mes petites affaires à ma manière.<br />

Mes mois de classe larvée se <strong>pour</strong>suivir<strong>en</strong>t donc dans<br />

l’obéissance scrupuleuse <strong>en</strong>vers les exig<strong>en</strong>ces de l’armée. Il faut<br />

dire que mon régim<strong>en</strong>t, celui des dragons, était plutôt gâté. Mon<br />

père avait fait jouer ses relations <strong>pour</strong> l’occasion. Je ne pouvais<br />

que l’<strong>en</strong> remercier. Nous étions le petit écrin privilégié d’un chef<br />

<strong>du</strong> ministère des armées, un Monsieur « de Quelque Chose» qui<br />

nous chouchoutait telles de vraies poupées. Il nous pr<strong>en</strong>ait <strong>pour</strong><br />

ses petits joujoux par milliers. Nous étions la cerise sur le gâteau<br />

à la crème <strong>du</strong> jour de son anniversaire. Alors <strong>pour</strong> lui, avec<br />

nous, c’était comme un <strong>en</strong>fant le jour de Noël.<br />

D’ailleurs, notre grand ministre, égalem<strong>en</strong>t cité général <strong>en</strong><br />

récomp<strong>en</strong>se de ses fonctions parmi nous, prom<strong>en</strong>ait son cheval<br />

<strong>en</strong> faisant la ronde d’inspection. Celui-ci aimait déposer son<br />

crottin élégamm<strong>en</strong>t, avec force et aristocratie au beau milieu de<br />

la cour <strong>du</strong> régim<strong>en</strong>t, toujours au pied de l’oriflamme <strong>pour</strong> rester<br />

parfaitem<strong>en</strong>t dans la gamme !<br />

23


M’étant désormais acclimaté aux règles locales, je coulais mes<br />

jours heureux <strong>en</strong> regardant le temps filer dans un défilé de<br />

gamelles <strong>en</strong> alu léger. Faut dire que j’étais prêt à tout avaler,<br />

jusqu’aux couleuvres les plus grosses, de celles qui assur<strong>en</strong>t la<br />

qualité des couleurs à deux bosses afin que l’halluciné des yeux<br />

me pr<strong>en</strong>ne <strong>pour</strong> un âne tandis que je jouerais au mage aussitôt<br />

hors de ma cage. Je n’ai jamais ri<strong>en</strong> trouvé de mieux que le<br />

double jeu <strong>pour</strong> avoir la paix et faire ce qu’il me plaît... Que<br />

m’importe si le « je » que j’emploie est parfois celui d’un autre !<br />

Tout n’est que jeu. Et tant que mon miroir sait qui il est, moi<br />

aussi je le sais et le suis, ainsi tout est dit !<br />

Insouciant, je me laissais aller comme un <strong>en</strong>fant aux prises avec<br />

son oisiveté et je crois bi<strong>en</strong> que j’étais cont<strong>en</strong>t. Je n’avais ri<strong>en</strong> à<br />

décider. Tout m’était tracé à la craie blanche sur <strong>une</strong> ardoise<br />

noire. Une règle désignait des cases précises où il fallait me<br />

r<strong>en</strong>dre sans broncher. Au milieu, certaines restai<strong>en</strong>t<br />

inaccessibles. Il me suffisait de les dévorer des yeux <strong>pour</strong> savoir<br />

où j’<strong>en</strong> étais dans les travées de la hiérarchie. Si je voulais<br />

accéder aux <strong>en</strong>droits fermés et assouvir mon insatiable curiosité<br />

d’ânon mal léché, il ne t<strong>en</strong>ait qu’à moi de faire <strong>en</strong> sorte que les<br />

équidés devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t <strong>une</strong> arme de choix.<br />

« Appr<strong>en</strong>ti soldat ou barbe à papa, danse autour d’un pneu <strong>pour</strong> voir ce<br />

que tu devi<strong>en</strong>dras », disait un vieux copain mulet sans le sou !<br />

En ce temps-là, tout se jouait selon le tempo de chaque chose,<br />

lorsque chaque chose se faisait <strong>en</strong> son juste temps tout <strong>en</strong><br />

rêvant. Oui, <strong>en</strong> rêvant. Loin de mon père je passais, <strong>pour</strong> ainsi<br />

dire, des vacances de consci<strong>en</strong>ce ma solde payée <strong>pour</strong> le bi<strong>en</strong>être<br />

de la France ! J’étais nourri, blanchi ; bref c’était le Paradis !<br />

LE TEMPS LIBRE<br />

Les événem<strong>en</strong>ts se gât<strong>en</strong>t. Le<br />

temps est aux pommes qui vont<br />

tomber par terre et <strong>pour</strong>rir au sol<br />

sans personne <strong>pour</strong> les ramasser.<br />

Notre gouvernem<strong>en</strong>t pactise avec<br />

ses <strong>en</strong>nemis de toujours et célèbre<br />

la paix <strong>en</strong> Allemagne, à Munich,<br />

chez les Nazis, comme si les<br />

invasions successives de la<br />

24


Rhénanie et des Sudètes n’avai<strong>en</strong>t<br />

pas suffit.<br />

La r<strong>en</strong>contre organisée <strong>en</strong>tre les<br />

chefs de gouvernem<strong>en</strong>t anglais,<br />

allemands et français, <strong>en</strong> Bavière,<br />

si belle capitale internationale de<br />

la bière, avait <strong>pour</strong> but de lier nos<br />

trois grandes puissances,<br />

adoratrices <strong>du</strong> même art de boire<br />

sans s’<strong>en</strong> faire, autour d’<strong>une</strong> idée<br />

comm<strong>une</strong> de la destinée.<br />

Le but déclaré par nos Princes de la<br />

diplomatie était d’éviter toute<br />

guerre <strong>en</strong>tre les <strong>partie</strong>s. A chacun<br />

ses terrains de chasse gardée !<br />

Certes les intérêts sont diverg<strong>en</strong>ts,<br />

mais l’espoir doit nous bercer<br />

t<strong>en</strong>drem<strong>en</strong>t.<br />

Bi<strong>en</strong> sûr les Allemands connaiss<strong>en</strong>t<br />

<strong>une</strong> crise économique sans<br />

précéd<strong>en</strong>t, et dans ce g<strong>en</strong>re de<br />

situation, « Une bonne vieille<br />

guerre, il y a que ça de vrai » nous<br />

rappell<strong>en</strong>t nos grands-par<strong>en</strong>ts<br />

pleins de bon s<strong>en</strong>s. Pour sûr que ça<br />

les remettrait d’aplomb nos bons<br />

petits soldats. Mais imaginez<br />

seulem<strong>en</strong>t que <strong>pour</strong> acheter <strong>une</strong><br />

baguette, les Allemands ont besoin<br />

d’<strong>une</strong> brouette <strong>en</strong> guise de portemonnaie<br />

! Leur devise ne valant<br />

plus tripette, ce n’est pas sans <strong>une</strong><br />

certaine raison de sansonnet qu’ils<br />

ont fini par élire un dictateur<br />

comme représ<strong>en</strong>tant de choc à<br />

leur Assemblée Nationale.<br />

Pourrons-nous contrer la soif de<br />

cet homme de pouvoir qui ne<br />

semble posséder <strong>pour</strong> unique<br />

<strong>en</strong>vie que celle d’élargir son<br />

empire au-delà de toute frontière,<br />

d’accroître son terrain de jeu<br />

jusqu’à concurr<strong>en</strong>cer nos<br />

colonies ?<br />

Il n’y a pas de raison d’<strong>en</strong> douter.<br />

Notre armée, ainsi que celle de<br />

notre allié britannique, est la plus<br />

glorieuse <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t. La grandeur<br />

de nos empires <strong>en</strong> atteste.<br />

Pour <strong>une</strong> fois que nous sommes<br />

d’accord avec nos voisins d’outre-<br />

Manche, quant au besoin de<br />

maint<strong>en</strong>ir la paix à tout prix et<br />

quant à l’inutilité d’infliger <strong>une</strong><br />

correction à ce petit trublion, il n’y<br />

a pas lieu de douter <strong>du</strong> bi<strong>en</strong> fondé<br />

de nos p<strong>en</strong>sées.<br />

Le bi<strong>en</strong> être de nos profits<br />

respectifs ainsi que l’accès à nos<br />

approvisionnem<strong>en</strong>ts de matières<br />

premières, qui permett<strong>en</strong>t<br />

d’alim<strong>en</strong>ter <strong>en</strong> travail nos vaillants<br />

ouvriers, sembl<strong>en</strong>t garantis.<br />

Toutefois, et par souci de<br />

précaution, face aux nettes<br />

alliances affichées <strong>en</strong>tre l’Espagne<br />

de Franco, l’Italie de Mussolini et<br />

l’Allemagne nazie d’Hitler qui vi<strong>en</strong>t<br />

d’annexer purem<strong>en</strong>t et<br />

simplem<strong>en</strong>t l’Autriche, il a été<br />

décidé de r<strong>en</strong>forcer la prés<strong>en</strong>ce de<br />

nos armées aux frontières. Vive la<br />

République et vive la France !<br />

JP LOLIVIER<br />

L’arrêt public - 6 octobre 1938<br />

25


L’actualité connaissait de sacrés chamboulem<strong>en</strong>ts, et ce, selon<br />

un rythme de plus <strong>en</strong> plus accéléré. Passant d’<strong>une</strong> nuit de cristal<br />

à un pacte de non-agression, chac<strong>une</strong> des <strong>partie</strong>s négociait <strong>du</strong><br />

temps <strong>pour</strong> préparer <strong>une</strong> guerre dev<strong>en</strong>ue inévitable. L’heure des<br />

cimetières s’approchait <strong>du</strong> TOP DEPART – FEU VERT.<br />

C’est à ce mom<strong>en</strong>t là que la pédagogie <strong>du</strong> « Garde à vous ! »<br />

révéla d’un coup de baguette magique sa seule et unique<br />

fonction. Cette technique, aux perspectives à priori si dérisoires,<br />

devait attirer l’att<strong>en</strong>tion de tous sur un même point. L’écoute de<br />

l’autre, le jeu de celui qui dit est celui qui y est... sinon gare au<br />

loup qui vous mettra à g<strong>en</strong>ou.<br />

Explications de l’opération.<br />

Point d’objection (!φ !)<br />

Action.<br />

Notre mission, celle<br />

qui nous fut savamm<strong>en</strong>t<br />

ordonnée <strong>en</strong> un<br />

haut lieu de la<br />

pyramide, nous<br />

<strong>en</strong>voya voir les abords<br />

des frontières. Ces<br />

randonnées touristiques<br />

s’évertuai<strong>en</strong>t à<br />

nous faire observer<br />

aussi bi<strong>en</strong> la transhumance<br />

des troupeaux<br />

de moutons que<br />

les changem<strong>en</strong>ts climatiques impromptus susceptibles de faire<br />

fondre la neige plus vite que prévu quelque part non loin des<br />

cimes <strong>en</strong>soleillées. Ces journées champêtres se passai<strong>en</strong>t à saluer<br />

de l’éclat de nos jumelles celles de nos voisins itali<strong>en</strong>s, qu’on<br />

appelait par commodité « <strong>en</strong>nemis ». Ils nous saluai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> retour<br />

par courtoisie. Des deux côtés <strong>du</strong> col, nous étions les mêmes.<br />

26


Eux admirai<strong>en</strong>t le chant de notre coq perché sur son tas de<br />

fumiers au lever et au coucher <strong>du</strong> soleil lorsqu’il pousse son<br />

cocorico de trop p<strong>en</strong>dant que nous, nous observions<br />

att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t les moindres coups de sirocco.<br />

Nous étions trop éloignés les uns des autres <strong>pour</strong> jouer<br />

<strong>en</strong>semble au tarot ou à la belote. Il n’empêche que le cœur y<br />

était, car, après tout, ils vivai<strong>en</strong>t comme nous. Oui, comme<br />

nous ils pique-niquai<strong>en</strong>t parmi les bouses et autres crottes de<br />

troupeaux égarés. Oui, comme nous ils regardai<strong>en</strong>t les rapaces<br />

s’accrocher aux sommets des rochers. Il est vrai que vu <strong>du</strong><br />

plancher des ânes, ce ballet était si beau, si haut.<br />

Durant cette période incertaine, nous aurions bi<strong>en</strong> profité de<br />

l’occasion <strong>pour</strong> nous laisser bronzer par les rayons <strong>du</strong> ciel<br />

<strong>en</strong>chanté. Malheureusem<strong>en</strong>t, l’hiver était des plus rigoureux. Les<br />

gants aux pattes, la cagoule sur les naseaux, nous suivions les<br />

traces de gibier qui se dévoilai<strong>en</strong>t sur la neige au petit matin, nos<br />

œillères toujours aux aguets ! Elles nous révélai<strong>en</strong>t tous les<br />

errem<strong>en</strong>ts des uns ou des autres <strong>du</strong>rant la nuit passée. Bi<strong>en</strong> que<br />

blanche, la neige est rarem<strong>en</strong>t vierge. Par jeu de dé<strong>du</strong>ction, nous<br />

remontions des pistes et échafaudions des perspectives pleines<br />

de mystère. Moutons, corbeaux, chamois, chevreuils, cabris ou<br />

marmottes ouvrai<strong>en</strong>t à tour de rôle la voie aux devinettes de nos<br />

têtes de linotte.<br />

Moi, j’aimais ces manœuvres, cette ambiance d’av<strong>en</strong>ture,<br />

invitation à un voyage perman<strong>en</strong>t. Je me s<strong>en</strong>tais ânon dans <strong>une</strong><br />

cour de récréation, même si, <strong>en</strong> guise de carte à jouer, nous ne<br />

déplions sur les capots des blindés que des cartes d’Etat-Major.<br />

Avec elles, <strong>une</strong> <strong>partie</strong> de stratégie s’<strong>en</strong>gageait. Bataille ! De<br />

traçage de lignes <strong>en</strong> hâchurage de carrés ; de coloriage de pâté<br />

<strong>en</strong> tartinage de sandwichs nous nous préparions tout<br />

doucem<strong>en</strong>t au conflit armé, car, malgré cette décontraction de<br />

façade, il était bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>, qu’au premier faux-pas, un<br />

ravalem<strong>en</strong>t complet des limites de nos états pouvait être<br />

27


<strong>en</strong>visagé. Aussi était-il fortem<strong>en</strong>t conseillé de ne pas glisser le<br />

premier sur les plaques de verglas. Pas question de faire cadeau<br />

à l’<strong>en</strong>nemi <strong>du</strong> bâton avec lequel il <strong>pour</strong>rait nous bastonner.<br />

La guerre, on y courait, c’était conv<strong>en</strong>u mais personne ne<br />

voulait vraim<strong>en</strong>t la déclarer. La politique a ses principes avec<br />

lesquels il est inutile de vouloir jouer. Autant te dire qu’il y avait<br />

de sacrées crevasses à éviter. Il n’y avait donc plus qu’à laisser à<br />

la diplomatie le soin de veiller à l’évolution de la météo, et ce<br />

bi<strong>en</strong> que les prévisions de celle-ci soi<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t fausses.<br />

Bulletin d’infos… grimaces d’escargot…<br />

Aucun incid<strong>en</strong>t notoire ne provoqua l’adversaire de façon<br />

ost<strong>en</strong>tatoire, aussi, nous, les appelés qui achevions notre service<br />

obligatoire, étions désignés volontaires à rester <strong>une</strong> année<br />

supplém<strong>en</strong>taire sous le claquem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> drapeau au son <strong>du</strong><br />

clairon trop haut. Et oui, les souffleurs de piston et autres<br />

bateleurs de tambour n’étai<strong>en</strong>t pas tous musici<strong>en</strong>s de formation<br />

et la peur <strong>du</strong> combat aidant, les fausses notes perlai<strong>en</strong>t à nos<br />

oreilles fort souv<strong>en</strong>t. Les mi<strong>en</strong>nes, je les bourrais de boules de<br />

coton, comme ça, quel que fût le bruit, j’avais toujours <strong>une</strong><br />

bonne impression.<br />

COMUNIQUE DE DERNIERE MINUTE<br />

Hitler vi<strong>en</strong>t délibérém<strong>en</strong>t de faire franchir à ses troupes la rivière Oder séparant<br />

l’Allemagne de la Pologne voisine, notre alliée, et ce <strong>en</strong> quatre points distincts. C’est<br />

la traversée de trop ! Hitler vi<strong>en</strong>t d’ajouter la goutte qui fait déborder la rivière.<br />

L’accord de Munich est résilié. Les Anglais et les Français déclar<strong>en</strong>t la guerre et<br />

annonc<strong>en</strong>t la mobilisation générale. Les hostilités sont décl<strong>en</strong>chées <strong>pour</strong> faire<br />

barrage aux visées expansionnistes des Nazis.<br />

Ag<strong>en</strong>ce des Presses de France - 2 septembre 1939 - 13H52<br />

Les racines <strong>du</strong> mal avai<strong>en</strong>t poussé. Il était temps de cueillir les<br />

fruits <strong>en</strong> coupant les branches à leur base et anéantir la gangrène<br />

qui comm<strong>en</strong>çait à se développer dangereusem<strong>en</strong>t. Le seul espoir<br />

était à l’extermination finale. Il n’y aurait d’autre salut que la<br />

peine capitale. Avec cette nouvelle guerre, la radio et les<br />

28


journaux <strong>en</strong>trèr<strong>en</strong>t dans <strong>une</strong> danse capable de mettre tous les<br />

ânes <strong>en</strong> transe. Les deux camps répandai<strong>en</strong>t cette s<strong>en</strong>sation<br />

comm<strong>une</strong> que l’<strong>en</strong>nemi était un abruti sans danger. Bi<strong>en</strong> sûr, un<br />

seul camp aurait raison. Et <strong>en</strong>core… si les combats n’étai<strong>en</strong>t pas<br />

trop viol<strong>en</strong>ts et s’il n’y avait pas trop de morts innoc<strong>en</strong>ts dans<br />

les recoins <strong>du</strong> décor.<br />

Aussi, la pression étant, le destin appela notre régim<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

souti<strong>en</strong>, vers <strong>une</strong> autre frontière qu’un imaginatif avait nommé<br />

« ligne Maginot ». Au nord lointain. Bi<strong>en</strong> que conçue <strong>pour</strong> être<br />

impénétrable, puisque protégée de chardons, de murailles de<br />

fer, de pieux <strong>en</strong> béton et de fossés aussi profonds qu’un abîme,<br />

nous la surveillions de près. En nous positionnant à ses côtés, et<br />

malgré la crainte que les grands froids nous procurai<strong>en</strong>t, nous,<br />

les périssodactyles t<strong>en</strong>dance baudet - m<strong>en</strong>tons droits <strong>en</strong> avant<br />

face à la caméra - posions <strong>pour</strong> la postérité. Clic, clac !<br />

En nous voyant, l’<strong>en</strong>nemi devait se figurer ce à quoi pouvait<br />

ressembler l’<strong>en</strong>fer. Couverts par des chars et des canons nous<br />

criions notre nom, prêts à rayer l’id<strong>en</strong>tité de ces bouffons qui<br />

voulai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>vahir notre pays avec de simples camions. Il était<br />

dit que ces sauvages voulai<strong>en</strong>t violer nos femmes et nos <strong>en</strong>fants.<br />

Moi, n’étant pas marié, je ne risquais ri<strong>en</strong>, mais quand même je<br />

me s<strong>en</strong>tais concerné. On ne sait jamais ce qui peut se passer.<br />

Du méchant Hitler, nous n’<strong>en</strong> ferions qu’<strong>une</strong> bouchée.<br />

Notre ligne était infranchissable. Nous étions insaisissables bi<strong>en</strong><br />

à l’abri derrière cette formidable barrière, résultat d’<strong>une</strong> guerre<br />

antérieure <strong>du</strong>rant laquelle des soldats s’étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>lisés dans les<br />

affres de châteaux de boue et autres tranchées qui r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t fou.<br />

Avec tout ce béton frais, nos bâtisseurs maçons éviterai<strong>en</strong>t les<br />

écueils des combats passés et sauverai<strong>en</strong>t nos peaux. C’était ce<br />

que disai<strong>en</strong>t nos généraux. Ri<strong>en</strong> ne pouvait nous arriver. C’était<br />

dit, écrit et répété à quiconque avait des yeux et des oreilles. Les<br />

journaux, la radio, des nuages de papier même tombai<strong>en</strong>t <strong>du</strong> ciel<br />

<strong>pour</strong> nous tracter la bonne nouvelle. Dieu était de notre côté.<br />

Tu parles d’un allié. Succès assuré !<br />

29


De partout c’était ce qui se disait ; dans les bars et dans les<br />

champs ; à l’école et à l’usine, dans les villes et les églises. De<br />

partout je te dis. Il n’y avait donc pas de raison d’<strong>en</strong> douter,<br />

d’ailleurs nous n’<strong>en</strong> doutions pas.<br />

Peut-être aurait-il fallu nous méfier d’<strong>une</strong> telle unanimité des<br />

idées… mais c’était la première fois qu’on ass<strong>en</strong>ait <strong>une</strong> vérité<br />

unique à nos cerveaux, de qui plus est sé<strong>du</strong>isante puisque<br />

démocratique. Si <strong>une</strong> voix seule se faisait <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre au plus haut<br />

de l’Etat, c’était forcém<strong>en</strong>t parce qu’elle était la voie de la<br />

Raison. Nous n’avions pas <strong>en</strong>core accès à l’Internet et son<br />

faisceau d’informations diverses et variées, voire même avariées<br />

parfois. Non, nous ne nous soumettions pas à la suspicion<br />

généralisée comme vous maint<strong>en</strong>ant les <strong>en</strong>fants. Nous, nous<br />

avions la foi, et moi, <strong>en</strong> ce temps-là, j’étais plongé la tête dans le<br />

guidon <strong>du</strong> respect. Les ordres, la discipline et la fraternité<br />

occupai<strong>en</strong>t la majeure <strong>partie</strong> de mes p<strong>en</strong>sées.<br />

Le caporal ne cessait de nous rappeler nos devoirs<br />

ouvertem<strong>en</strong>t : « Vous n’êtes pas là <strong>pour</strong> p<strong>en</strong>ser, bande d’ânes, mais<br />

<strong>pour</strong> y aller quand on vous dit d’y aller. Entrez-vous donc ça <strong>une</strong> bonne<br />

fois <strong>pour</strong> toutes dans le crâne ! »<br />

A l’armée : on écoute, on se tait et on applique ce que nos<br />

grands chefs ont décidé. Sans réfléchir. Oui, sans réfléchir,<br />

sinon…<br />

Et, <strong>en</strong> bon âne de peloton j’admettais qu’il y avait des g<strong>en</strong>s plus<br />

importants, plus intellig<strong>en</strong>ts, supposés savoir ce qu’ils faisai<strong>en</strong>t<br />

compte t<strong>en</strong>u <strong>du</strong> nombre de galons qu’ils portai<strong>en</strong>t sur le cœur<br />

<strong>en</strong> guise de décoration. C’était bi<strong>en</strong> la preuve qu’ils étai<strong>en</strong>t plus<br />

importants et plus intellig<strong>en</strong>ts que moi puisque, moi, je n’<strong>en</strong><br />

avais pas.<br />

Sans ri<strong>en</strong> à moi que mon émoi, plus ri<strong>en</strong> n’est qu’un ri<strong>en</strong> sans<br />

foi ni loi, <strong>une</strong> simple proie au désarroi. La pression montait,<br />

mais la guerre ne v<strong>en</strong>ait pas. Désespérém<strong>en</strong>t pas. Certes elle<br />

avait été déclarée. Pourtant chacun restait chez soi.<br />

30


Abs<strong>en</strong>ce de combat.<br />

L’att<strong>en</strong>te et ri<strong>en</strong> que ça.<br />

Nous m<strong>en</strong>ions <strong>une</strong> bi<strong>en</strong> drôle de guerre qui se passait plus dans<br />

la lecture des tracts que dans la réalisation de valeureux actes.<br />

C’est ainsi que les jours, puis les semaines et même les mois<br />

passèr<strong>en</strong>t. Je me morfondais. Ri<strong>en</strong> n’arrivait.<br />

Certains disai<strong>en</strong>t que l’été avait été trop chaud, d’autres que<br />

l’hiver était trop froid ou que le printemps portait ses<br />

hirondelles trop basses, qu’<strong>en</strong> somme, la vie était bi<strong>en</strong> lasse.<br />

Bref c’était <strong>du</strong> grand n’importe quoi, alors on att<strong>en</strong>dait le temps<br />

de tuer <strong>en</strong> appr<strong>en</strong>ant à tuer le temps.<br />

Côté matériel, certaines questions, malgré tout l’<strong>en</strong>thousiasme<br />

dont je faisais preuve avec certains camarades, avai<strong>en</strong>t <strong>du</strong> mal à<br />

trouver des solutions. Pour avoir <strong>une</strong> couverture et se protéger<br />

<strong>du</strong> froid, il valait mieux être capable de se débrouiller tout seul<br />

<strong>en</strong> partageant un instinct de pure camaraderie que de compter<br />

sur les bi<strong>en</strong>faits de la hiérarchie.<br />

Heureusem<strong>en</strong>t que parfois, comme <strong>pour</strong> nous faire pati<strong>en</strong>ter, de<br />

petits Noëls s’improvisai<strong>en</strong>t dans les baraquem<strong>en</strong>ts. La poste<br />

nous <strong>en</strong>voyait ses petits colis sucrés avec <strong>une</strong> croix rouge gravée<br />

sur le cœur <strong>du</strong> paquet. A chaque distribution, nous att<strong>en</strong>dions<br />

que notre nom soit cité et rêvions d’aller récupérer des<br />

provisions, comme s’il s’agissait <strong>du</strong> tirage de la loterie nationale ;<br />

LE GROS LOT, LE GROS LOT !<br />

Dès que quelqu’un le gagnait, il le partageait avec les copains qui<br />

n’avai<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> reçu. C’était le temps de la solidarité. Comme un<br />

fait exprès, les semaines passant, chacun déposait à tour de rôle<br />

son autographe sur le reçu d’un paquet. Certains signai<strong>en</strong>t d’<strong>une</strong><br />

croix, d’autres faisai<strong>en</strong>t des ronds. A chacun ses morpions.<br />

Quoiqu’il <strong>en</strong> soit, les journées semblai<strong>en</strong>t si longues que chaque<br />

nouvelle histoire s’échangeait contre <strong>du</strong> pinard ou <strong>du</strong> chocolat,<br />

de sacrés mets de choix permettant de traverser sans tracas les<br />

méchants coups de cafard qui nous m<strong>en</strong>açai<strong>en</strong>t.<br />

31


A force, tous ces partages finir<strong>en</strong>t par créer <strong>une</strong> illusion de<br />

communion, car, <strong>en</strong> réalité, dans ce grand rassemblem<strong>en</strong>t aussi<br />

cosmopolite qu’éclectique, chacun se s<strong>en</strong>tait complètem<strong>en</strong>t<br />

désemparé, comme interné au fond d’<strong>une</strong> cellule capitonnée.<br />

Un régim<strong>en</strong>t c’est si grand. Alors, comme souv<strong>en</strong>t dans ces caslà,<br />

<strong>en</strong>tre liesse et détresse, l’équilibre ne ti<strong>en</strong>t qu’à quelques<br />

lettres qu’il convi<strong>en</strong>t d’ajuster avec hardiesse».<br />

Dans mon chez moi, tout est carré.<br />

Nous sommes des cubes à six faces qui nous ag<strong>en</strong>çons les uns à côté des<br />

autres, par-dessus ou par-dessous selon les positions d’aimantage les plus<br />

appropriés. Oui, un champ électromagnétique permet de nous unir<br />

jusqu’à la fusion totale si l’option est désirée par l’<strong>en</strong>semble des<br />

part<strong>en</strong>aires joints à l’instant « i ».<br />

Dans mon chez moi, point de sexe <strong>pour</strong> diviser les actions, juste un<br />

cerveau gros comme <strong>une</strong> montagne sacrée. Petits de taille, nous sommes de<br />

parfaits sci<strong>en</strong>tifiques préférant laisser parler les intérêts communs avant<br />

toute autre considération. Oui, dans mon chez moi, ri<strong>en</strong> ne tourne rond<br />

puisque tout est carré ; cerveau carré, maison carrée, pieds carrés. Nous ne<br />

formons qu’un bloc objet d’un même tout : le Grand Dé.<br />

Bi<strong>en</strong> sûr, comme dans tout groupe, certains rest<strong>en</strong>t à l’écart. Les uns sont<br />

quelque part <strong>en</strong> mission lointaine, les autres préfèr<strong>en</strong>t vivre libres comme<br />

des électrons – c’est-à-dire toujours <strong>en</strong> interaction dans l’échange et non<br />

dans l’union d’un partage <strong>pour</strong> de bon.<br />

Pourquoi pas, c’est un choix de vie qui se respecte.<br />

Nous pouvons tout de même resserrer les rangs à tout mom<strong>en</strong>t <strong>pour</strong><br />

reformer le carré et fermer le ban. Pour ce faire nous utilisons le<br />

défragm<strong>en</strong>teur. Il énumère tous les espaces libres, les ré<strong>du</strong>it à la taille<br />

d’<strong>une</strong> simili poussière et rassemble les égarés au sein <strong>du</strong> Grand Dé.<br />

On peut donc rapprocher tout élém<strong>en</strong>t distant contre sa volonté, <strong>en</strong><br />

revanche, on ne peut le souder à ses voisins s’il verrouille manuellem<strong>en</strong>t<br />

son champ magnétique <strong>en</strong> position off. Dès notre élaboration, <strong>une</strong> clause<br />

32


de libre arbitre nous est octroyée, mais nous y revi<strong>en</strong>drons plus tard, car<br />

un jour ou l’autre tout le monde finit par s’unir <strong>pour</strong> ne pas trop vieillir.<br />

Toutefois, par mesure de sécurité le défragm<strong>en</strong>teur n’est utilisé que dans<br />

deux cas :<br />

1 - Pluie d’astéroïdes dans notre amas globulaire.<br />

2 - Echec dans la télétransmission de données au sein de notre réseau<br />

d’informations partagées.<br />

Ces événem<strong>en</strong>ts risqu<strong>en</strong>t <strong>en</strong> effet de remettre <strong>en</strong> cause l’intégrité de notre<br />

ag<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t et donc l’esprit communautaire qui prévaut à tout règlem<strong>en</strong>t.<br />

Aussi, si nous annihilons la liberté indivi<strong>du</strong>elle absolue, c’est <strong>en</strong> aucun cas<br />

la liberté de consci<strong>en</strong>ce qui est bafouée contre la volonté <strong>du</strong> dé.<br />

Il est des élém<strong>en</strong>ts avec lesquels, même nous, nous ne pouvons nous<br />

permettre le moindre laisser aller, sous peine de grave danger.<br />

33


Le pion per<strong>du</strong><br />

Le mardi suivant, le banc avait été repeint <strong>en</strong> un <strong>en</strong>semble de carrés noirs<br />

et blancs. Mon papi était assis sur l’<strong>une</strong> de ces cases, emmitouflé dans <strong>une</strong><br />

couverture turquoise. Il contemplait l’espace <strong>en</strong>vironnant comme s’il <strong>en</strong><br />

était lui-même abs<strong>en</strong>t, tel un roi triomphant au sommet de sa gloire. Sans<br />

doute s’imaginait-il att<strong>en</strong>dre <strong>une</strong> dame qui vi<strong>en</strong>drait lui t<strong>en</strong>ir galante<br />

compagnie ?<br />

Un pion s’approcha. Je pris ma place sur le damier, juste à ses côtés. Mon<br />

regard de biais mimait la mise <strong>en</strong> échec. J’étais celui qui, pr<strong>en</strong>ant d’un<br />

coup la place <strong>du</strong> fou, était bi<strong>en</strong> décidé à le faire parler <strong>pour</strong> de vrai. Sans<br />

l’égard d’<strong>une</strong> œillade, ni même un mot sur mon dos, il était prêt, prêt à<br />

signer ses aveux au grand complet.<br />

« A cette époque là, petit, dis-toi que les choses avai<strong>en</strong>t<br />

l’éphémèrité et la fragilité d’<strong>une</strong> fleur <strong>en</strong> train d’éclore lors de la<br />

rosée <strong>du</strong> matin. Le temps était susp<strong>en</strong><strong>du</strong> au fil des conditions<br />

qui <strong>en</strong>tourai<strong>en</strong>t le plus infime des instants; fil à couper le beurre,<br />

fil à plomb, fil à la patte, fil effiloché prêt à se rompre ? Une<br />

ficelle me déplaçait de ci, de là, <strong>en</strong> fonction des v<strong>en</strong>ts, sans trop<br />

que je sache comm<strong>en</strong>t et <strong>en</strong>core moins <strong>pour</strong>quoi. Tout juste<br />

j’essayais de suivre le mouvem<strong>en</strong>t. Je n’étais alors qu’un pion<br />

per<strong>du</strong> qui glissait de case <strong>en</strong> case sur un échiquier<br />

démesurém<strong>en</strong>t trop grand compte t<strong>en</strong>u de son maigre<br />

<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t des événem<strong>en</strong>ts. Le temps était à la guerre et je<br />

t<strong>en</strong>ais le rôle de l’éternel précaire. Fallait bi<strong>en</strong> s’y faire puisque<br />

nos percuteurs s’étai<strong>en</strong>t fait porter déserteurs…<br />

Flop. Notre force n’était qu’un leurre !<br />

Trop tard <strong>pour</strong> dire : Stop !<br />

Début <strong>du</strong> flip.<br />

Sabotage. Peur soudaine d’un viol<strong>en</strong>t carnage.<br />

34


La sueur nous coulait le long <strong>du</strong> cou. Sur tout le corps. Nous<br />

étions tels des possédés, <strong>en</strong>sorcelés par <strong>une</strong> étrange magie noire,<br />

<strong>en</strong> proie à être broyés dans un vulgaire dépotoir.<br />

Satané coup de Trafalgar.<br />

L’heure H n’était finalem<strong>en</strong>t qu’<strong>une</strong> garce qui avait fait perdre<br />

les couleurs à notre si joli petit minois, celui qui se mirait la face<br />

dans la glace <strong>du</strong> miroir bi<strong>en</strong> <strong>en</strong> place devant nous. Eh oui, la<br />

réalité était bi<strong>en</strong> crue : nous n’étions pas les plus beaux ! Et<br />

<strong>en</strong>core moins les plus costauds.<br />

On nous avait m<strong>en</strong>ti.<br />

Qui ? Pourquoi ? Comm<strong>en</strong>t ?<br />

Sil<strong>en</strong>ce.<br />

Toute langue démontre ses limites à exprimer certains faits avec<br />

pertin<strong>en</strong>ce. Ce mom<strong>en</strong>t là le démontrait.<br />

K.O. Nous n’étions que des zéros.<br />

Tu te crois le roi et patatras te voilà à plat avant même d’avoir<br />

<strong>en</strong>gagé le combat. Seul un instinct de conservation pouvait<br />

<strong>en</strong>core sauver nos croupions de la <strong>partie</strong> d’échec massacreur qui<br />

v<strong>en</strong>ait de débuter. Et quand bi<strong>en</strong> même <strong>une</strong> tribu de taupes, que<br />

l’on nommait désormais « cinquième colonne », aurait soustrait<br />

avec force et discrétion le danger de nos chars dont la<br />

réputation de meurtriers ne laissait <strong>pour</strong>tant ri<strong>en</strong> à désirer dans<br />

le petit secteur des horreurs, il ne nous restait plus qu’à nous<br />

résigner. Sans doute d’ex-futurs <strong>en</strong>nemis agissant <strong>pour</strong> le bi<strong>en</strong><br />

d’ex-futurs alliés <strong>en</strong>core inconnus ou d’ex-futurs alliés agissant<br />

<strong>pour</strong> celui d’ex-futurs <strong>en</strong>nemis avai<strong>en</strong>t préféré nous épargner de<br />

vaines batailles sanglantes. Oui, cette colonne avait pris les<br />

devants <strong>en</strong> sabotant des équipem<strong>en</strong>ts qui aurai<strong>en</strong>t pu, un jour,<br />

se retourner contre eux, malgré nous et malgré eux. Tout était si<br />

tumultueux que nombreux étai<strong>en</strong>t ceux qui étai<strong>en</strong>t intéressés à<br />

ce que nous nous taisions. Qui était avec qui et jusqu’à quand ?<br />

Défiance maximale.<br />

35


Le tout un chacun sondait l’état des idées <strong>du</strong> gars d’<strong>en</strong> face <strong>pour</strong><br />

faire avancer ses connaissances sur le s<strong>en</strong>s des p<strong>en</strong>sées à<br />

respecter et ainsi sauver sa mise. Impasse et perd ?<br />

Etude de cas <strong>en</strong> plein chaos.<br />

Chacun <strong>pour</strong> soi et ri<strong>en</strong> que <strong>pour</strong> soi.<br />

Oui, <strong>en</strong>tre la théorie de la stratégie et la pratique de toute<br />

tactique se crée de nombreux interlignes à travers lesquels<br />

chacun doit écrire son texte, tracer son petit bout de chemin sur<br />

des cartes routières. Nationales ou vicinales ? Rouge qui bouge<br />

ou noir corbillard ? A <strong>une</strong> case à peine <strong>du</strong> total désarroi, ça<br />

s<strong>en</strong>tait méchamm<strong>en</strong>t la banqueroute !<br />

Il était clair qu’<strong>une</strong> nouvelle ère v<strong>en</strong>ait de sonner. La guerre<br />

avait opté <strong>pour</strong> de nouvelles manières : le mieux infiltré, le<br />

mieux r<strong>en</strong>seigné remporterait toutes les victoires sur tous les<br />

fronts, et ce, quelle que soit l’<strong>en</strong>vergure de son armée et de sa<br />

force de dissuasion, le plus important désormais n’étant que la<br />

qualité de ses sources d’information. Sans oser soupçonner le<br />

s<strong>en</strong>s même de ce mot à l’époque, nous nagions déjà <strong>en</strong> pleine<br />

virtualité, celle qui fait que la peur pr<strong>en</strong>d le pas sur le danger.<br />

Il faut bi<strong>en</strong> avouer que nos adversaires rigolai<strong>en</strong>t franchem<strong>en</strong>t.<br />

Oui, les Allemands progressai<strong>en</strong>t de jour <strong>en</strong> jour sans que ri<strong>en</strong><br />

ne puisse être fait <strong>pour</strong> les ral<strong>en</strong>tir. Quand bi<strong>en</strong> même les plus<br />

courageux d’<strong>en</strong>tre nous partai<strong>en</strong>t vaillamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> patrouilles,<br />

leurs ch<strong>en</strong>illes, elles, s’<strong>en</strong> allai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> vadrouille <strong>pour</strong> <strong>une</strong> chasse<br />

à la gr<strong>en</strong>ouille et ils se retrouvai<strong>en</strong>t tels des clowns à tête de<br />

citrouille <strong>en</strong> train de jongler avec des <strong>en</strong>clumes <strong>en</strong> plumes.<br />

L’<strong>en</strong>nemi se rapprochait irrésistiblem<strong>en</strong>t. Chaque regard nous le<br />

faisait apparaître au détour d’<strong>une</strong> forêt. Les croix de bois étai<strong>en</strong>t<br />

alors notre plus fidèle ét<strong>en</strong>dard. Leurs veines se confondai<strong>en</strong>t à<br />

notre chair. Elles nous faisai<strong>en</strong>t écarter les bras largem<strong>en</strong>t,<br />

comme dans <strong>une</strong> chorégraphie démoniaque. Les croix de fer,<br />

elles, étai<strong>en</strong>t le supplice que nous portions, de rangées de<br />

barbelés <strong>en</strong> rangées de barbelés, tout droit vers l’<strong>en</strong>fer.<br />

36


Heureusem<strong>en</strong>t que nos blindés filai<strong>en</strong>t plus vite que les chars<br />

<strong>en</strong>nemis. Faut dire que cet exploit était plutôt logique <strong>en</strong> cette<br />

saison de casino où chacun regardait la roulette tourner à ses<br />

côtés, car nous n’avions vraim<strong>en</strong>t pas la même conception <strong>du</strong><br />

mot « déplacem<strong>en</strong>t ».<br />

Nous, nous détalions tels des dératés, tandis qu’eux ils<br />

détruisai<strong>en</strong>t tout sur leur passage. Et, comme ils ne trouvai<strong>en</strong>t<br />

que fort peu de résistance, laisse-moi te dire qu’ils s’<strong>en</strong><br />

donnai<strong>en</strong>t à cœur joie, car : eux aussi avai<strong>en</strong>t att<strong>en</strong><strong>du</strong> avant de<br />

passer à l’action ; eux aussi avai<strong>en</strong>t des prét<strong>en</strong>tions quant à<br />

définir ce qui était mauvais ou bon ; eux aussi avai<strong>en</strong>t eu<br />

quelqu’un qui leur avait bourré le mou ; bref eux aussi<br />

espérai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> nous mettre à g<strong>en</strong>oux.<br />

Quoi de plus normal dans ces conditions que nous soyons<br />

considérés par eux comme des partisans de l’axe <strong>du</strong> mal, des<br />

responsables de tous leurs déboires, de leur chômage, de leur<br />

misère, de leurs cheveux blonds à l’<strong>en</strong>vers, de leurs yeux bleus<br />

sans lumière.<br />

En att<strong>en</strong>dant que quelqu’un leur explique la réalité, ils nous<br />

massacrai<strong>en</strong>t, jouai<strong>en</strong>t <strong>du</strong> tambour à coups de canons dans des<br />

immeubles destinés à la démolition.<br />

Ils mettai<strong>en</strong>t <strong>une</strong> telle application dans tout ce qu’ils faisai<strong>en</strong>t<br />

que j’<strong>en</strong> éprouvais <strong>une</strong> véritable admiration, techniquem<strong>en</strong>t<br />

parlant bi<strong>en</strong> évidemm<strong>en</strong>t. Il faut dire que leur logique était<br />

simple. Elle ne laissait auc<strong>une</strong> place à la tergiversation : tout<br />

raser, tout démolir, tout anéantir <strong>pour</strong> le plus grand amour <strong>du</strong><br />

pire <strong>en</strong>core plus pire.<br />

Moralité, les civils partai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> exode <strong>en</strong> laissant leurs clés sur<br />

les portes d’<strong>en</strong>trée de leurs maisons et nous, les militaires,<br />

toujours à l’affût, devancions nos <strong>en</strong>nemis <strong>pour</strong> préparer le<br />

terrain, le bâton à la main <strong>pour</strong> gérer la circulation. Nos<br />

supérieurs arguai<strong>en</strong>t <strong>une</strong> recomposition de nos forces quelque<br />

part plus loin. Puis un peu plus loin <strong>en</strong>core, vers un si loin<br />

d’ailleurs que nous <strong>en</strong> arrivions jusqu’au plus loin que loin l’air<br />

37


de ri<strong>en</strong>, tant et si bi<strong>en</strong> qu’à la fin, les Allemands n’avai<strong>en</strong>t même<br />

plus besoin de détruire les villes sur leur chemin.<br />

Du coup, ils avançai<strong>en</strong>t plus vite…<br />

Panique !<br />

Certains habitants retrouvai<strong>en</strong>t des bouts de murs décrochés de<br />

la toiture directem<strong>en</strong>t sur leur oreiller et des dératés emportai<strong>en</strong>t<br />

tout ce qu’ils pouvai<strong>en</strong>t. Le peu qui restait <strong>en</strong>core debout, ou<br />

qui était <strong>en</strong>core <strong>en</strong> état de marcher ou de rouler, se volatilisait<br />

sur des carrioles, des béquilles, des voitures, des ânes ou des<br />

chi<strong>en</strong>s, à l’abri d’armoires, de valises, de corbeilles <strong>en</strong> osier ou<br />

de malles <strong>en</strong> fer, le tout étant fonction de la valeur des trésors<br />

qui remplissai<strong>en</strong>t le cœur des fuyards.<br />

Les poches étai<strong>en</strong>t pleines <strong>du</strong> v<strong>en</strong>t qui incite au départ. Le<br />

v<strong>en</strong>tre vide, la peur au bide, ces conting<strong>en</strong>ts de civils voguai<strong>en</strong>t<br />

derrière un rideau de larmes. Ça embouteillait ferme sur les<br />

routes <strong>du</strong> départ <strong>en</strong> vacances <strong>pour</strong> le front populaire. Malheur à<br />

celui qui tombait ou trébuchait, car il disparaissait d’un trait des<br />

carnets de l’Etat Civil. Nom rayé. Vie ruinée.<br />

Ne pas être rattrapé. A aucun prix… Courir, accélérer, fuir, ne<br />

pas s’arrêter, t<strong>en</strong>ir…<br />

T<strong>en</strong>ir !<br />

Un dernier espoir au fond <strong>du</strong> trou noir passait par la case<br />

« Sauver son os d’ivoire - Ne passez pas par la case départ - Ne touchez<br />

pas vos 20.000 francs ! » L’échelle des valeurs s’écroulait sous le<br />

pas de l’oie.<br />

Seuls des rats immondes pouvai<strong>en</strong>t habiter les décombres<br />

<strong>en</strong>core <strong>en</strong> place, car bombes, balles et canons n’étai<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong><br />

comparés au laisser aller... Vols et viols étai<strong>en</strong>t <strong>partie</strong> intégrante<br />

de cette grande farandole. A la guerre comme à la guerre disait<br />

déjà mon grand-père, qui le t<strong>en</strong>ait lui-même <strong>du</strong> si<strong>en</strong>. La vie n’est<br />

qu’histoires dont il faut savoir s’amuser ou se détacher, car, à la<br />

finale, ce sont toujours elles qui rang<strong>en</strong>t toutes nos affaires dans<br />

les malles.<br />

Un coup de jaja <strong>pour</strong> oublier tout ça ?<br />

38


La bouteille était vite liquidée !<br />

L’heure était à l’abandon de tout, y compris la raison. A quoi<br />

bon de toute façon la garder quand des chars s’emparai<strong>en</strong>t déjà<br />

de nos maisons…<br />

Soumission.<br />

Des cris perçai<strong>en</strong>t à travers la chaleur <strong>du</strong> tir des artificiers.<br />

Feu ! Des sanglots frappai<strong>en</strong>t à la poitrine des migrants.<br />

Toc, toc toc ?<br />

Tout le monde partait. Des armés de timbrés détalai<strong>en</strong>t. Il fallait<br />

savoir tout recomm<strong>en</strong>cer, ailleurs, plus loin, vers un inconnu<br />

toujours plus éloigné <strong>en</strong> gardant dans un coin l’espoir de<br />

rev<strong>en</strong>ir un jour prochain sous un joli ciel bleu d’un soleil bi<strong>en</strong><br />

blanc. Mais un jour prochain… ça reste aussi incertain à 7, 13,<br />

27, 57, qu’à 77 ans ! Les Allemands voulai<strong>en</strong>t bâtir un nouvel<br />

empire, modeler un nouveau paysage à leur image, <strong>pour</strong> la<br />

postérité et la prospérité <strong>du</strong> monde <strong>en</strong>tier.<br />

* *<br />

*<br />

Côté militaire, dans mon blindé, j’assistais à ce spectacle, non<br />

sans un certain haut-le-cœur. Bi<strong>en</strong> protégé derrière <strong>une</strong> cuirasse<br />

de fer, de rares ordres parv<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t de ma radio à mes écouteurs.<br />

Toujours les mêmes : « Taïaut, taïaut», je répète « Taïaut, taïaut»,<br />

puis suivait le numéro d’<strong>une</strong> côte mal taillée spécifiant le lieu <strong>du</strong><br />

nouveau rassemblem<strong>en</strong>t projeté.<br />

J’appliquais ces incantations avec force et soulagem<strong>en</strong>t car, <strong>en</strong><br />

ce temps-là, l’orgueil ne se cultivait pas.<br />

Changem<strong>en</strong>t de position.<br />

Et un, et deux, et un deux trois ! J’errais de tiroirs <strong>en</strong> armoires,<br />

de placards <strong>en</strong> débarras sans autre histoire. Mes abandons<br />

étai<strong>en</strong>t orchestrés par des mains de Maître qui préservai<strong>en</strong>t mes<br />

arpions de tout risque de collision. Fonçons.<br />

39


Le nouvel argum<strong>en</strong>t incitait à pr<strong>en</strong>dre l’<strong>en</strong>nemi <strong>en</strong> étau par un<br />

mouvem<strong>en</strong>t circulaire supposé le pr<strong>en</strong>dre par derrière. La guerre<br />

est un art étrange. Per<strong>du</strong> <strong>en</strong>tre rêves et illusions, nos stratèges<br />

fulminai<strong>en</strong>t. Les boches, eux, <strong>en</strong>fonçai<strong>en</strong>t le clou bi<strong>en</strong> droit<br />

dans notre épine dorsale.<br />

Survolant le plateau de jeu de cases de damiers <strong>en</strong> cases d’échec<br />

sans autre s<strong>en</strong>s <strong>en</strong> tête que l’urg<strong>en</strong>ce de la poudre d’escampette,<br />

notre tactique de combat semblait bi<strong>en</strong> archaïque face aux<br />

logiques d’Hitler. Certes nous n’<strong>en</strong> étions plus aux bataillons de<br />

chevaux contre cuirasses de fer que nos alliés polonais<br />

alim<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> avoine <strong>pour</strong> combattre les chars panzers, mais<br />

nous n’avions ri<strong>en</strong> de mieux à leur <strong>en</strong>vier. Nous vivions tous<br />

dans des espaces-temps si décalés. Nos dirigeants semblai<strong>en</strong>t<br />

croire au culte des palabres qui interrompai<strong>en</strong>t les batailles avant<br />

même qu’elles ne se décl<strong>en</strong>ch<strong>en</strong>t. Malheureusem<strong>en</strong>t les poètes<br />

ne faisai<strong>en</strong>t déjà plus recettes. Un Prévert, si beau sur le quai des<br />

brumes, garde ses yeux bi<strong>en</strong> hagards sous les portes de la nuit<br />

lorsque surgiss<strong>en</strong>t les pluies d’obus ; oui, tous les plus beaux<br />

mots <strong>du</strong> monde pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t l’eau de toute part quand le feu<br />

s’empare des <strong>en</strong>fants <strong>du</strong> paradis.<br />

Place nette <strong>pour</strong> les <strong>en</strong>vahisseurs. Notre bar leur était grand<br />

ouvert. Tapis rouge déroulé, c’était la tournée <strong>du</strong> Patron !<br />

Pinard à volonté.<br />

A défaut de sang versé, le protocole nécessitait le respect des<br />

couleurs… Pour garder le s<strong>en</strong>s de l’honneur, il avait donc été<br />

décidé de faire comme si les Allemands étai<strong>en</strong>t nos invités.<br />

Certains exilés avai<strong>en</strong>t même laissé un peu de viande dans le<br />

garde-manger, histoire de parer à toute fringale inopinée de nos<br />

<strong>en</strong>vahisseurs, comme <strong>pour</strong> nous excuser d’avoir fermé les<br />

boutiques avant leur arrivée. Qu’ils soi<strong>en</strong>t chez nous mieux que<br />

chez eux était le nouveau cri de guerre. On retrouve bi<strong>en</strong> là tout<br />

le s<strong>en</strong>s de notre hospitalité lég<strong>en</strong>daire. Nos adversaires<br />

découvrai<strong>en</strong>t ainsi avec bonheur toute l’ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e de nos<br />

spécialités culinaires. Chaque région, chaque terroir rivalisait<br />

40


d’ingéniosité <strong>pour</strong> les amadouer et les ret<strong>en</strong>ir le plus longtemps<br />

possible à table et ainsi ral<strong>en</strong>tir leur fulgurante progression.<br />

Dans ce registre, on savait y faire. D’ailleurs ils semblai<strong>en</strong>t<br />

heureux, et même touchés d’<strong>une</strong> telle att<strong>en</strong>tion, si bi<strong>en</strong> qu’ils<br />

finir<strong>en</strong>t par lever le pied <strong>pour</strong> de vrai. Le v<strong>en</strong>tre bi<strong>en</strong> rond et<br />

l’esprit éméché au fond d’<strong>une</strong> cave de vin, ils ne savai<strong>en</strong>t plus si<br />

nous étions alors amis ou <strong>en</strong>nemis ? Nous ne savions plus qui<br />

était avec qui. Quant à nous, étions-nous <strong>en</strong>core seulem<strong>en</strong>t ?<br />

* *<br />

*<br />

SUR LES QUAIS,<br />

<strong>une</strong> att<strong>en</strong>te <strong>pour</strong> la France…<br />

Les alliés ont passé, avant la<br />

guerre, et surtout depuis la<br />

guerre, d’importantes commandes<br />

de matériel aux Etats-Unis. La<br />

clause de cash and carry inscrite<br />

dans la loi de la neutralité oblige<br />

les alliés à payer comptant et à<br />

v<strong>en</strong>ir chercher avec leurs propres<br />

navires ce qu’ils ont acheté. Sur<br />

les quais de New-York, le matériel<br />

att<strong>en</strong>d les cargos qui, sous la<br />

protection des navires de guerre,<br />

s’achemineront vers l’Europe. Par<br />

manque d’<strong>une</strong> vraie flotte, des<br />

milliers de camions, de forteresses<br />

volantes sont <strong>en</strong> train de ronger<br />

leur frein sur ces quais où le stock<br />

ne cesse de s’amonceler.<br />

A la Petite Semaine - 4 juillet 1940<br />

La guerre avait à peine fait <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre son premier coup de fusil<br />

que le cessez-le feu était signé. Plus question de jouer aux héros,<br />

nous étions démobilisés et redev<strong>en</strong>ions de simples civils ayant<br />

<strong>pour</strong> devoir privilégié de travailler au profit de l’<strong>en</strong>nemi.<br />

Scouic !<br />

Quant à moi, cette petite guerre éphémère avait <strong>du</strong>ré juste le<br />

temps nécessaire <strong>pour</strong> <strong>en</strong>lever mes par<strong>en</strong>ts : mon père, ma<br />

mère, tous deux disparus ; l’un de maladie, l’autre par fantaisie !<br />

De famille, il ne me restait plus qu’un frère avec lequel je ne<br />

m’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dais que les 29 février des années non bissextiles.<br />

41


Un brouillard épais nappait mon visage. Confusion.<br />

Cliquettem<strong>en</strong>ts de bardas.<br />

Je pris par <strong>une</strong> journée <strong>en</strong>soleillée l’un des trains qui <strong>en</strong>trai<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong> gare avec des casques lacés autour des cheminées. Je me<br />

souvi<strong>en</strong>s, il lâchait un sifflotem<strong>en</strong>t léger afin de dénouer la<br />

pression des cœurs meurtris par le déshonneur des champs<br />

abandonnés.<br />

Seul sur Terre.<br />

J’écoutais tout de partout avec l’espoir de dénicher quelqu’un<br />

qui ait <strong>une</strong> piste <strong>en</strong> lui à partager avec moi. Sans y croire<br />

vraim<strong>en</strong>t, il me fallait bi<strong>en</strong> me raccrocher à un wagon si je ne<br />

voulais pas continuellem<strong>en</strong>t tourner <strong>en</strong> rond <strong>pour</strong> de bon. Ce<br />

qui me rassurait un peu, c’était que nos politiques n’avai<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

ri<strong>en</strong> per<strong>du</strong> leur s<strong>en</strong>s <strong>du</strong> ridicule, car, dans toute cette pagaille,<br />

leur plus grande préoccupation était de chercher le volontaire<br />

prêt à assumer la responsabilité d’<strong>une</strong> telle déconv<strong>en</strong>ue, de<br />

trouver quel chapeau sortir de la p<strong>en</strong>derie <strong>pour</strong> redorer le<br />

blason de notre glorieuse nation.<br />

Interrogations, tergiversations, exclamations et discussions<br />

agitèr<strong>en</strong>t l’opinion.<br />

Le Maréchal Pétain fit son apparition, un joli képi sur les oreilles<br />

<strong>pour</strong> faire ressortir ses belles moustaches grises d’anci<strong>en</strong> r<strong>en</strong>ard<br />

rusé. Il semblait vieux et fatigué mais avait <strong>pour</strong> lui d’avoir su<br />

mâter quelques insurrections avec témérité dans son passé.<br />

D’ailleurs sa principale victoire fut contre des Allemands. Ça<br />

tombait plutôt bi<strong>en</strong>, non ? Mon père, lui-même, m’avait raconté<br />

ces glorieux faits d’arme lors de la dernière grande guerre, la<br />

vraie, celle de quatorze. Avec un tel prestige au fond de ses<br />

valises, il fut élu sans mal par 569 sur 649 suffrages exprimés,<br />

soit par les deux-tiers des voix des représ<strong>en</strong>tants <strong>du</strong> parlem<strong>en</strong>t.<br />

Tout le monde acclama les chapeaux levés haut, car, à défaut<br />

d’un coupable, ils avai<strong>en</strong>t trouvé un sauveur. C’était déjà ça de<br />

gagné !<br />

42


Avec lui, les militaires assumai<strong>en</strong>t leur débâcle et plaçai<strong>en</strong>t à la<br />

tête <strong>du</strong> pays un véritable Spartacus <strong>du</strong> temps jadis. Il était dit<br />

que le combat n’était pas fini.<br />

Des photos de ce maréchal traînai<strong>en</strong>t sur tous les murs.<br />

Dans les journaux. Dans les bâtim<strong>en</strong>ts publics. Dans les<br />

administrations. Aux coins des rues.<br />

Son sourire se mettait à me hanter, dès que, les yeux fermés, je<br />

m’apprêtais à rejoindre les bras de Morphée. Avec lui à mes<br />

côtés, je ne pouvais croire qu’<strong>en</strong> un av<strong>en</strong>ir radieux. Il avait su<br />

être si courageux dans son passé qu’il nous dirait ce qu’il<br />

faudrait faire <strong>pour</strong> ne plus nous tromper. En plus, il admirait<br />

tant la je<strong>une</strong>sse et sa capacité à braver les dangers, tous les<br />

dangers qui m<strong>en</strong>açai<strong>en</strong>t notre nation déboussolée, que j’avais<br />

avec lui <strong>en</strong>core de quoi rêver. Ce Maréchal avait dans ses yeux<br />

un éclat si valeureux que tous les contes merveilleux semblai<strong>en</strong>t<br />

<strong>pour</strong> de vrai. Il déclarait même, à qui voulait l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre, que<br />

tous les Français étai<strong>en</strong>t ses <strong>en</strong>fants. Il se proposait donc d’être<br />

notre père, notre grand-père ou notre arrière-grand-père à tous.<br />

Comm<strong>en</strong>t aurais-je pu résister à de tels argum<strong>en</strong>ts ?<br />

En anci<strong>en</strong> âne têtu, petit pion per<strong>du</strong>, n’ayant plus de par<strong>en</strong>ts,<br />

plus d’autorité à respecter ou à contredire, il me fallait bi<strong>en</strong><br />

croire <strong>en</strong> quelqu’un. La mode de l’époque faisant, je me s<strong>en</strong>tais<br />

prêt à me <strong>livre</strong>r aux bras de ce vieux papi si rassurant.<br />

Pourtant certains opposants, qui ne pur<strong>en</strong>t ni faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre leur<br />

voix <strong>du</strong>rant les déménagem<strong>en</strong>ts successifs de notre<br />

gouvernem<strong>en</strong>t depuis Paris jusqu’à Vichy via la Touraine puis<br />

Bordeaux, ni se soumettre à <strong>une</strong> telle nomination, ont préféré<br />

agir <strong>en</strong> souterrain et préparer la réorganisation d’<strong>une</strong> rébellion à<br />

v<strong>en</strong>ir. Ils voulai<strong>en</strong>t garder la tête droite dans leurs bottes.<br />

Droite. Oui, mais ailleurs. C’est ainsi qu’un dénommé De<br />

Gaulle, supputé filleul de Pétain lui-même - soit dit <strong>en</strong> passant<br />

<strong>pour</strong> le côté m’as-tu vu ce que je t’ai lu de l’histoire - lança un<br />

appel à la résistance depuis <strong>une</strong> île où il était parti se réfugier,<br />

lui ; au pays <strong>du</strong> « cup of tea l’auriculaire <strong>en</strong> l’air» : l’Angleterre !<br />

43


Les militaires de ce pays avai<strong>en</strong>t repoussé mon frère à la mer, <strong>du</strong><br />

côté de Dunkerque, <strong>pour</strong> l’empêcher d’embarquer sur leurs<br />

canots de sauvetage tandis que des tapis de bombes tombai<strong>en</strong>t<br />

<strong>du</strong> ciel. Cartes d’id<strong>en</strong>tités ne val<strong>en</strong>t pas cartes d’embarquem<strong>en</strong>t.<br />

Etre allié, est-ce appart<strong>en</strong>ir à un même asile d’aliénés ?<br />

Le déroulem<strong>en</strong>t de la dernière drôle de guerre avait donné<br />

raison à de Gaulle qui s’était fait remarquer lorsque, chef de<br />

cabinet <strong>du</strong> même Pétain, il avait sorti un bouquin qui fit<br />

scandale <strong>en</strong> ce milieu de velours si feutré que personne n’<strong>en</strong><br />

<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dit trop parler <strong>en</strong> dehors des hautes autorités. Je<strong>une</strong> alors,<br />

il press<strong>en</strong>tait le besoin urg<strong>en</strong>t de moderniser les stratégies<br />

militaires. La suite, tout le monde la connaît désormais. A<br />

l’époque, bi<strong>en</strong> peu y croyai<strong>en</strong>t.<br />

Dire qu’il y a de cela peu seulem<strong>en</strong>t je n’avais ni idéal, ni modèle<br />

à suivre. Désormais deux êtres s’affrontai<strong>en</strong>t tels des v<strong>en</strong>deurs<br />

de poissons à la criée sur le marché de la Cannebière… Un<br />

choix s’imposait. Il me fallait trouver un élixir, des repères, élire<br />

mon nouveau père. Lequel des deux serait l’élu <strong>du</strong> cœur, celui<br />

auquel confier mes espoirs, celui <strong>en</strong> qui croire ?<br />

D’un côté, je me retrouvais face à un vieux papi tout blanchi, au<br />

passé glorieux, appelant <strong>en</strong> sa confiance et plaidant la pati<strong>en</strong>ce.<br />

De l’autre, j’avais un je<strong>une</strong> impétueux qui faisait acte de<br />

désobéissance civile et dont le principal courage avait été celui<br />

d’avoir pris à temps ses jambes à son cou, histoire de se t<strong>en</strong>ir à<br />

distance des zones de souffrance… Certes, garder la tête froide<br />

était d’importance, mais <strong>pour</strong> fuir comme lui, je n’avais d’autre<br />

choix que de sauter dans la vieille barque trouée de feu mon<br />

père, échouée sur <strong>une</strong> rive abandonnée de la Garonne depuis de<br />

nombreux mois et sans doute remplie de lierre, ou me lancer<br />

dans les airs avec mon deltaplane, celui que je conservais <strong>pour</strong><br />

les grandes occasions afin de voler vers les cieux imagés de mon<br />

esprit mutin. Comme par manque de pot, les ailes de cet <strong>en</strong>gin<br />

44


avai<strong>en</strong>t brûlé lors <strong>du</strong> dernier conflit armé. N’étant ni de ceux qui<br />

possédai<strong>en</strong>t des avions téléguidés pouvant aller se poser là où ils<br />

le désirai<strong>en</strong>t, ni un grand adepte des virées aquatiques, comme<br />

souv<strong>en</strong>t dans ces cas là, dès qu’il est question de faire un choix<br />

politique c’est le côté pragmatique qui prime. Ne pouvant<br />

rejoindre matériellem<strong>en</strong>t l’un, j’ai emboîté le pas de l’autre. En<br />

démocratie, camarade, quand on élit son camp, c’est le plus<br />

souv<strong>en</strong>t moins par <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t que par dépit !<br />

Oui, c’est bi<strong>en</strong> ainsi que j’ai suivi le plutôt sympathique-tac tictac<br />

de la tactique <strong>du</strong> Maréchal Pétain, sauveur désigné par les<br />

députés de la République.<br />

Avec lui nous inaugurions un nouvel instrum<strong>en</strong>t sur notre<br />

drapeau. Une francisque - sorte de hache de guerre <strong>du</strong> temps<br />

des Francs qui fracassait la tête de quiconque ne voulait<br />

obtempérer à ses injonctions - se retrouvait au c<strong>en</strong>tre de notre<br />

ét<strong>en</strong>dard et <strong>du</strong> coup de nos préoccupations.<br />

Si maint<strong>en</strong>ant je me moque un peu g<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de tous ces<br />

politici<strong>en</strong>s incompét<strong>en</strong>ts, <strong>en</strong> ce temps-là, ils étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core des<br />

modèles, des notables respectés. Ils étai<strong>en</strong>t les délégués de la<br />

Nation, les élus de la République. Et <strong>en</strong> la République j’y<br />

croyais. La France étant désormais occupée officiellem<strong>en</strong>t, le<br />

refrain populaire changeait de ton ; le « Achtung, achtung ! »<br />

remplaçait le « Y a d’la joie, bonjour bonjour les hirondelles, Y a d’la<br />

joie, dans le ciel par-dessus le toit… ». C’était un fait. Les règles <strong>du</strong><br />

jeu évoluai<strong>en</strong>t. Il ne t<strong>en</strong>ait qu’à moi de m’y adapter.<br />

Des joueurs labellisés « Vichy », <strong>du</strong> nom de ces belles carottes<br />

qui me faisai<strong>en</strong>t tant rêver lorsque j’étais un âne têtu, et,<br />

accessoirem<strong>en</strong>t, de notre nouvelle capitale <strong>en</strong> zone libre, me<br />

déplaçai<strong>en</strong>t sur l’échiquier des mélis-mélos et autres imbroglios<br />

liés aux lignes de démarcation, aux armées d’Armistice et autres<br />

modes de recomposition des forces vives de la nation.<br />

Changem<strong>en</strong>ts de têtes, de noms et de mains. Je suivais les<br />

indications d’un mouvem<strong>en</strong>t sans véritable l<strong>en</strong>demain. J’att<strong>en</strong>dis<br />

d’ailleurs longtemps caché au fond d’un tiroir. Du coup, mes<br />

45


journées remplissai<strong>en</strong>t les cases <strong>du</strong> cal<strong>en</strong>drier et je me<br />

complaisais au passage d’<strong>une</strong> activité oisive à <strong>une</strong> relative<br />

inactivité, le tout à <strong>une</strong> cad<strong>en</strong>ce des plus ral<strong>en</strong>tie.<br />

Ri<strong>en</strong> à faire. Ri<strong>en</strong> à y faire.<br />

Je continuais l’air de ri<strong>en</strong> à ne p<strong>en</strong>ser à ri<strong>en</strong> sans <strong>en</strong> avoir l’air,<br />

car, à force, l’abs<strong>en</strong>ce d’action ram<strong>en</strong>ait mes p<strong>en</strong>sées aux<br />

images de feu ma mère et de feu mon père. C’était la galère.<br />

Fallait que je bouge.<br />

Malheureusem<strong>en</strong>t, malgré toute ma bonne volonté, je restais le<br />

plus clair de mon temps caché. Au mieux je sortais fugitivem<strong>en</strong>t<br />

<strong>une</strong> tête <strong>pour</strong> me réfugier dans <strong>une</strong> autre boîte juste à côté, et ce<br />

<strong>pour</strong> les jours les plus spectaculaires. Parfois il m’arrivait d’aller<br />

rejoindre un autre tiroir <strong>pour</strong> partir vers <strong>une</strong> armoire. Ainsi<br />

déplacé, j’oubliais toute idée de responsabilité civile, dont la<br />

sacro-sainte litanie qui consiste à fonder un foyer. Au cœur de la<br />

précarité, je restais sous abri. »<br />

Dans mon chez moi, c’est le Grand Explorateur qui dessine tout d’un<br />

trait algébrogarithmique de concordance qui prévoit les moindres aléas à<br />

l’avance.<br />

Ses nombreux voyages intersidéraux, qui l’ont con<strong>du</strong>it aux quatre coins<br />

des galaxies, ont permis de démontrer à l’assemblée des sages de<br />

l’universalité <strong>du</strong> Grand Rouage qu’il maîtrisait à la perfection les<br />

axiomes possibilistes les plus poussés. Ceux-ci affirmai<strong>en</strong>t, sans l’ombre<br />

d’un doute, que tout système parfait ne peut admettre la vie <strong>en</strong> son sein –<br />

vie étant ici comprise dans son champ socio-philosophique et non dans sa<br />

simple dim<strong>en</strong>sion domorobotique bi<strong>en</strong> évidemm<strong>en</strong>t. Cette compét<strong>en</strong>ce,<br />

reconnue publiquem<strong>en</strong>t, lui a conféré le titre honorifique de Maître<br />

Calculateur car tout simplem<strong>en</strong>t IL SAIT. De nombreux tests sociopsycho-technologiques<br />

ont confirmé cette connaissance empirique des faits<br />

et choses <strong>du</strong> multiple. Capable d’intégrer les interactions coordonnées <strong>en</strong><br />

un même tout, c’est donc tout naturellem<strong>en</strong>t qu’il a obt<strong>en</strong>u l’autorisation<br />

46


- et les crédits nécessaires - de créer un monde idéal, à savoir le Grand<br />

Dé, qui héberge notre communauté de cubes hyper développés.<br />

JOURNAL<br />

OFFICIEL<br />

Vichy, le 23 juillet 1940. Le<br />

Journal officiel publie la<br />

loi qui a été adoptée<br />

mardi soir <strong>en</strong> Conseil des<br />

ministres et dont le texte<br />

suit :<br />

Nous, maréchal de France,<br />

chef de l’Etat français, le<br />

Conseil des ministres<br />

<strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>, décrétons :<br />

Article premier. – Tout<br />

Français qui a quitté le<br />

territoire français métropolitain<br />

<strong>en</strong>tre le 10 mai et le<br />

30 juin, <strong>pour</strong> se r<strong>en</strong>dre à<br />

l’étranger sans ordre de<br />

mission régulier émanant<br />

de l’autorité compét<strong>en</strong>te ou<br />

sans motif légitime, sera<br />

regardé comme ayant<br />

<strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> se soustraire aux<br />

charges et devoirs qui<br />

incomb<strong>en</strong>t aux membres de<br />

la communauté nationale et,<br />

par suite, avoir r<strong>en</strong>oncé à la<br />

nationalité française. Il sera,<br />

<strong>en</strong> conséqu<strong>en</strong>ce, déchu de<br />

cette nationalité par décret<br />

r<strong>en</strong><strong>du</strong> sur le rapport <strong>du</strong><br />

garde des sceaux, ministre<br />

secrétaire d’Etat à la justice.<br />

Cette mesure pr<strong>en</strong>dra effet<br />

à partir <strong>du</strong> jour fixé par le<br />

décret et <strong>pour</strong>ra être<br />

ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e à la femme et aux<br />

<strong>en</strong>fants qui ont suivi<br />

l’intéressé.<br />

Art. 2 – Les bi<strong>en</strong>s<br />

appart<strong>en</strong>ant à ceux contre<br />

lesquels la déchéance de la<br />

nationalité française aura<br />

été prononcée par application<br />

de l’article précéd<strong>en</strong>t<br />

seront, à la requête <strong>du</strong><br />

ministère public, placés<br />

sous séquestre par<br />

ordonnance <strong>du</strong> présid<strong>en</strong>t <strong>du</strong><br />

tribunal civil au lieu de leur<br />

situation. Cette ordonnance<br />

sera publiée aux extraits <strong>du</strong><br />

«journal officiel».<br />

Il sera à la requête <strong>du</strong><br />

ministère public, procédé, à<br />

l’expiration d’un délai de six<br />

mois à dater de l’insertion<br />

de l’ordonnance, à leur<br />

liquidation sous l’autorité<br />

<strong>du</strong> présid<strong>en</strong>t <strong>du</strong> tribunal<br />

civil et sous la surveillance<br />

<strong>du</strong> ministère public. Le<br />

solde <strong>du</strong> pro<strong>du</strong>it de la<br />

liquidation sera versé à la<br />

Caisse <strong>du</strong> secours national.<br />

Art 3. – Le prés<strong>en</strong>t décret<br />

sera publié au «journal<br />

officiel» et exécuté comme<br />

loi d’Etat.<br />

Fait à Vichy,<br />

le 23 juillet 1940.<br />

Signé : Ph.Pétain.<br />

Par le maréchal de France,<br />

chef de l’Etat français,<br />

le garde des sceaux,<br />

ministre secrétaire d’Etat à<br />

la justice : Raphaël Alibert.<br />

47


Le clown farfelu<br />

Ce mardi là, je suis arrivé dans le parc par la porte principale et j’ai<br />

trouvé mon papi, debout, au beau milieu d’<strong>une</strong> grande ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e d’herbe<br />

jaunie par le manque de pluie. Il arborait des chaussettes rouges, <strong>une</strong><br />

large chemise bleue à carreaux blancs et oranges et un pantalon rayé à<br />

t<strong>en</strong>dance vert de gris. Il ne lui manquait plus qu’un peu de paille dans<br />

les cheveux <strong>pour</strong> qu’il nous joue l’éternel épouvantail heureux. En lui<br />

ajoutant <strong>une</strong> serpillière autour des épaules et <strong>une</strong> paire de mitaine trouée<br />

aux mains, il aurait joué le clodo parfait, tout droit issu <strong>du</strong> marché aux<br />

fripes usagées. Avec un manteau indigo et un arrosoir à la main, il se<br />

serait métamorphosé <strong>en</strong> un merveilleux arc-<strong>en</strong>-ciel, g<strong>en</strong>re magici<strong>en</strong><br />

d’Oz <strong>en</strong> pleine foire aux freaks ! Toujours est-il que dès qu’il me vit<br />

arriver, il sortit d’un geste alerte un nez rouge de sa poche puis s’assit <strong>en</strong><br />

tailleur, à même le gazon, <strong>pour</strong> <strong>en</strong>tamer sa récitation.<br />

« A cette époque là, j’étais un clown farfelu. Mon insouciance<br />

possédait des réserves insoupçonnables et mon inconsci<strong>en</strong>ce<br />

s’immergeait dans des bains de risibilité à la profondeur<br />

insondable. Quant à mon inconsistance, elle faisait fi des<br />

pénibles préoccupations qui nous harcelai<strong>en</strong>t tous. Chaque<br />

seconde pouvant être la dernière dev<strong>en</strong>ait <strong>une</strong> page de pure<br />

poésie dont je récitais les vers à tue tête devant des passants<br />

ahuris. Je m’imaginais sur <strong>une</strong> marelle et projetais, à cloche<br />

pieds, de case <strong>en</strong> case, un verbe idéal <strong>en</strong> quête <strong>du</strong> ciel, que disje<br />

: <strong>du</strong> paradis !<br />

Cette approche fantaisiste était la seule réaliste <strong>pour</strong> survivre<br />

dans ce maudit guêpier au sein <strong>du</strong>quel tous ces satanés<br />

politici<strong>en</strong>s nous avai<strong>en</strong>t fourrés. L’armée d’Armistice qui<br />

m’avait occupé quelque temps fut vite abandonnée dans <strong>une</strong><br />

oubliette <strong>du</strong> cal<strong>en</strong>drier. La messe ayant été dite, le Maréchal<br />

48


Pétain s’agitait dans tous les s<strong>en</strong>s. Il promettait tout un tas de<br />

récomp<strong>en</strong>ses <strong>en</strong> gage à notre pati<strong>en</strong>ce… Tout dép<strong>en</strong>drait d’un<br />

hypothétique après. Il nous suffisait donc d’appr<strong>en</strong>dre à<br />

att<strong>en</strong>dre <strong>pour</strong> nous habituer à cette fausse guerre qui n’<strong>en</strong> avait<br />

à peine été <strong>une</strong> - puisque nous n’avions pas véritablem<strong>en</strong>t<br />

combattu - et accepter toutes ces patrouilles dont les allées et<br />

v<strong>en</strong>ues glaçai<strong>en</strong>t le sang. Un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d’éternel sursis dépassé<br />

depuis longtemps résonnait à chaque pas de botte sur les pavés.<br />

Des siècles et des siècles de chrysanthèmes déracinés<br />

s’<strong>en</strong>chaînai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> un même bouquet final !<br />

Les cadets<br />

de la relève<br />

Les je<strong>une</strong>s têtes voi<strong>en</strong>t des cités<br />

nouvelles s’édifier sur les ruines<br />

<strong>en</strong>core fumantes, des cités<br />

magnifiques où des je<strong>une</strong>s<br />

femmes blondes ou br<strong>une</strong>s, qui<br />

seront leurs épouses,<br />

promèneront des <strong>en</strong>fants radieux<br />

sur des pelouses toutes<br />

dansantes de soleil ; mais elles<br />

sav<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t qu’il ne suffit<br />

pas de rêver <strong>une</strong> telle Europe : il<br />

faut la faire. Et <strong>pour</strong> la faire, il<br />

faut travailler, travailler,<br />

travailler sans cesse. Travailler<br />

toujours et <strong>en</strong>core, non<br />

seulem<strong>en</strong>t de ses mains, mais<br />

aussi de son esprit. C’est à cet<br />

unique prix que se réalisera cette<br />

Europe et qu’elle inspirera ceux<br />

qui n’<strong>en</strong> voudrai<strong>en</strong>t pas, que cela<br />

soit par intérêt égoïste ou par<br />

chauvinisme exagéré.<br />

Les Cadets de la Relève seront<br />

égalem<strong>en</strong>t les Cadets de l’Europe.<br />

Il faut que nous les aidions <strong>en</strong> ne<br />

ridiculisant pas leur effort.<br />

Ils seront peut-être ceux qui<br />

sauront gagner la paix. Ce que<br />

nous n’avons pas su faire au<br />

l<strong>en</strong>demain de 1918, laissons les<br />

le faire <strong>pour</strong> nous.<br />

LA SEMAINE PROCHAINE - 6 février 1941<br />

Désabusé, mais raisonné, je m’abandonnais aux mots issus des<br />

lèvres de notre guide spirituel, ce précepteur de rêves<br />

exceptionnels. Allongé à même un sol, je siestais, blotti sous<br />

<strong>une</strong> toiture pas toujours étanche et s<strong>en</strong>tant souv<strong>en</strong>t le moisi.<br />

Parfois je trouvai refuge à même la terre battue d’<strong>une</strong> cave<br />

humide qui donnait <strong>pour</strong> plus de sécurité accès à deux<br />

49


immeubles de chaque coin d’<strong>une</strong> même rue - non loin des<br />

égouts ! Telle était ma vie au sortir de l’armée : recluse. J’appris<br />

ainsi à me ménager, tant bi<strong>en</strong> que mal, un petit espace vital ri<strong>en</strong><br />

qu’à moi, au plus profond de moi, <strong>en</strong> cet <strong>en</strong>droit secret où je<br />

conservais <strong>une</strong> clé magique qui m’ouvrait la porte d’un<br />

optimisme forc<strong>en</strong>é. Tout jouir de plaisir puisque tout finit un<br />

jour par mourir.<br />

Par mourir.<br />

Dans de tels logis, je profitais de l’été <strong>pour</strong> regarder les<br />

demoiselles passer. Je salivais depuis les toits devant leurs jolis<br />

balcons décolletés ou me délectais de leurs jupons volages<br />

depuis les soupiraux <strong>en</strong>terrés. Les plus jolies d’<strong>en</strong>tre elles, celles<br />

que l’on s’imagine retrouver le soir dans des appartem<strong>en</strong>ts<br />

privés <strong>en</strong> écoutant <strong>du</strong> swing feutré, étai<strong>en</strong>t réquisitionnées <strong>pour</strong><br />

danser avec nos <strong>en</strong>nemis, tant par plaisir de la volupté que par<br />

<strong>en</strong>vie de tromper l’<strong>en</strong>nui.<br />

Abandon fatal. Nous n’avions plus qu’à nous confectionner<br />

des poches au fond desquelles planquer nos yeux et lâcher<br />

quelques moqueries <strong>pour</strong> nous soulager le zizi. Les lois<br />

physiques des vases communiquant aidant, nous échangions<br />

g<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t des idées de conflit et moi je faisais comme ci, ou<br />

bi<strong>en</strong> comme ça, des gestes si disproportionnés qu’ils<br />

distrayai<strong>en</strong>t la galerie.<br />

Brimés, opprimés, nous arp<strong>en</strong>tions caves et gr<strong>en</strong>iers <strong>en</strong><br />

comptant les cafards égarés ou les ampoules qui se flanquai<strong>en</strong>t<br />

sous nos arpions à force de tourner <strong>en</strong> rond... Vaincus, nous<br />

appr<strong>en</strong>ions à aimer les pierres à nu, la qualité des briques plus<br />

ou moins v<strong>en</strong>trues, les charp<strong>en</strong>tes les plus do<strong>du</strong>es. Un ri<strong>en</strong><br />

égayait l’humeur glaciale des mesures martiales qui nous<br />

<strong>en</strong>cadrai<strong>en</strong>t. Aussi nous transportions l’élan de notre foi avec la<br />

joie d’<strong>une</strong> longue vie devant soi <strong>pour</strong> guider nos pas. Nous<br />

nous rattraperions plus tard… Oui plus tard, mais plus tard<br />

c’est après… alors… et après c’est quand ?<br />

50


D’ici là, à chaque instant tout pouvait s’arrêter – Clic, un simple<br />

haussem<strong>en</strong>t de voix risquait de tout faire exploser – Clac, un<br />

claquem<strong>en</strong>t de doigts et c’était le déclic d’un cloaque où tout<br />

s’arrêtait net : à plat.<br />

Patatras un coup de trac.<br />

Avec ou sans fracas, direct à la camionnette !<br />

C’était le temps où demain n’est pas un jour qui ne vi<strong>en</strong>t pas,<br />

mais plutôt ce jour si lointain qu’on ne le ti<strong>en</strong>t jamais <strong>en</strong>tre ses<br />

mains. Pour atteindre ce jour incertain nous laissions traîner<br />

notre imagination sur les bords d’<strong>une</strong> rivière remplie<br />

d’alluvions <strong>en</strong> gestation et dont chaque détail a priori<br />

abandonné se faisait cri fertile d’un bonheur subtil. D’un<br />

simple pétale nous tirions les <strong>en</strong>trailles d’<strong>une</strong> fleur, et d’<strong>une</strong><br />

fleur <strong>une</strong> lueur sans faille. Chaque infime signe se faisait acte<br />

d’<strong>une</strong> résistance épique, un message de bonheur poétique.<br />

Demain et tout était dit. Ce mot était la croix de choix au bout<br />

de notre chemin.<br />

Me fiant aux mots des uns je défiais au mieux mes maux à moi<br />

et coupais court à tout émoi. La presse, elle-même totalem<strong>en</strong>t<br />

aux mains des Allemands, tirait le signal et nous imprimait dans<br />

la tête des images d’Epinal. Partout c’était la fête ! Pas chez<br />

nous peut-être, mais partout… Et partout, c’est beaucoup plus<br />

grand que chez nous !<br />

Des photographies montrai<strong>en</strong>t des parades orchestrées devant<br />

des foules <strong>en</strong> liesse. Des drapeaux flottai<strong>en</strong>t au v<strong>en</strong>t. Des<br />

casquettes bi<strong>en</strong> coiffées illustrai<strong>en</strong>t des sourires ravis. Des<br />

foules <strong>en</strong>tières défilai<strong>en</strong>t au pas de l’oie, danse alors plus<br />

populaire que celle des canards dans l’art <strong>du</strong> gavage des fois.<br />

Face à tout ce cinéma d’apparat, je restais bon baba avec un<br />

coulis de rhum versé à mes pieds, prêt à m’<strong>en</strong>flammer <strong>pour</strong><br />

tout ce qui passerait par-là à la simple portée de mes bras.<br />

Je<strong>une</strong>, sans travail ni paquet trop lourd à déménager, ni port où<br />

jeter l’ancre tatouée de mon esprit cabotin, j’errais dans<br />

l’exist<strong>en</strong>ce telle <strong>une</strong> goutte qui suit son cours d’eau <strong>en</strong>tre les<br />

51


omoplates d’un dos bi<strong>en</strong> plat. Je me laissais glisser sans faire la<br />

moindre vague. J’ai toujours p<strong>en</strong>sé qu’il était inutile de suer<br />

bêtem<strong>en</strong>t contre les courants, surtout quand on n’a pas d’idées<br />

bi<strong>en</strong> arrêtées sur sa destinée ! Mon idéologie, je me la créais au<br />

jour le jour selon l’ombre et la lumière <strong>du</strong> clair-obscur qui<br />

m’<strong>en</strong>tourait.<br />

Hitler était notre maître, le seul, l’unique. Il n’y avait plus de<br />

justice sauf celle d’Hitler, plus de police sauf celle d’Hitler, plus<br />

de puissance sauf celle d’Hitler, plus de dém<strong>en</strong>ce, juste celle<br />

d’Hitler !<br />

Et cela nous suffisait bi<strong>en</strong>…<br />

Plus ri<strong>en</strong> ne devait lui échapper car telle était Sa volonté.<br />

Si seulem<strong>en</strong>t il avait pu nous oublier le temps d’aller draguer<br />

<strong>une</strong> mignonne. Mais non, c’était un acharné <strong>du</strong> boulot.<br />

D’ailleurs il faisait <strong>une</strong> sacrée promo. Partout il y avait des<br />

écriteaux : « Le travail c’est la Liberté ». Quel beau programme,<br />

n’est-ce pas ? Et c’est le plus normalem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> monde qu’il fut<br />

élu au pouvoir par un scrutin électoral. L’Assemblée Nationale<br />

lui livra les clés <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Allemagne, avec un<br />

mandat <strong>en</strong> blanc <strong>pour</strong> <strong>en</strong>vahir le monde. Promettre plus de<br />

travail donc plus d’arg<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> pleine crise, ça faisait beau dans<br />

les valises… même s’il faut être bi<strong>en</strong> ballot <strong>pour</strong> croire que<br />

travailler plus rapporte plus à un simple mécano !<br />

Qu’à cela ne ti<strong>en</strong>ne, il espérait que tout le monde se mettrait au<br />

pas sous le plus grand chapiteau <strong>du</strong> monde, sur sa piste à lui, là<br />

où seule sa rage d’ours <strong>en</strong> cage grondait. Grrr ! Pour parv<strong>en</strong>ir à<br />

ses fins de démesure de petit <strong>en</strong>fant jamais cont<strong>en</strong>t, il pillait<br />

tout sur son passage et pliait ses bagages après un bon petit<br />

carnage <strong>pour</strong> aller voir plus loin. Il asservissait toutes les<br />

populations r<strong>en</strong>contrées à ses idées <strong>pour</strong> s’ouvrir de nouveaux<br />

horizons. Il était animé d’<strong>une</strong> telle passion... qu’<strong>une</strong> nouvelle<br />

directive fit fureur.<br />

52


Il avait décrété que tout homme inactif devait partir labourer et<br />

moissonner ses champs laissés <strong>en</strong> friche, <strong>en</strong> Allemagne, <strong>en</strong> ce<br />

pays où tout homme était fait combattant jusqu’à la dernière<br />

goutte de sang. Eh oui, dans la mère patrie, il n’y avait plus<br />

personne <strong>pour</strong> travailler la terre. Tous les bras étai<strong>en</strong>t dev<strong>en</strong>us<br />

fabricants d’armes ou tueurs à gage, alors forcém<strong>en</strong>t ! Faut dire<br />

qu’il n’y avait pas d’autre choix <strong>pour</strong> qu’un si petit pays occupe<br />

un tel territoire. Aussi toutes les forces désarmées <strong>du</strong> monde<br />

devai<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>trer dans la ronde <strong>pour</strong> maint<strong>en</strong>ir fécondes les<br />

terres, les femmes et les <strong>en</strong>fants de ces g<strong>en</strong>tils belligérants.<br />

« Le Maréchal Philippe Pétain, petit père <strong>du</strong> peuple français,<br />

instaure officiellem<strong>en</strong>t « la journée nationale des mères » afin de<br />

repeupler la France. Il le fait <strong>en</strong> l’honneur <strong>du</strong> pilier de la Famille<br />

dont la véritable place est son doux foyer : la femme. Il fixe la date<br />

de cette première célébration au 25 mai 1941. Enfants, <strong>en</strong>seignants,<br />

œuvrez avec nous <strong>pour</strong> fêter le plus dignem<strong>en</strong>t qu’il soit toutes les<br />

mères de notre pays ».<br />

Communiqué <strong>du</strong> Ministère de l’action sociale et des familles<br />

A défaut d’avoir un succès massif <strong>en</strong> volontaires dévoués à<br />

cette cause, les nazis appliquèr<strong>en</strong>t <strong>une</strong> règle simple et efficace,<br />

celle d’un vainqueur ayant gagné la guerre : la réquisition. Qu’il<br />

s’agisse de céréales, de fruits, de légumes ou de main d’œuvre,<br />

tout était à eux et ri<strong>en</strong> que <strong>pour</strong> eux.<br />

RE-KI-ZI-TSIONE mein Ami !<br />

Face à l’écho d’un tel fléau qui pr<strong>en</strong>ait possession de toutes les<br />

forces les plus vives de notre nation, il n’y avait pas tr<strong>en</strong>te six<br />

solutions si nous voulions un jour redev<strong>en</strong>ir les maîtres de nos<br />

villages et contester la suprématie de ceux qui se déclarai<strong>en</strong>t<br />

être les desc<strong>en</strong>dants d’<strong>une</strong> race de génie.<br />

Aussi, <strong>pour</strong> apaiser l’appétit insatiable d’un estomac si exigeant<br />

que celui d’Hitler, à la fois gourmand et dém<strong>en</strong>t, notre bon<br />

vieux Maréchal Pétain joua de moult diplomatie <strong>pour</strong> appliquer<br />

les lois édictées par le Führer lui-même afin de les détourner à<br />

53


son profit. Usant de flatterie contre son créateur, Pétain, le<br />

soumis, eut l’idée formidable <strong>pour</strong> contrer toute errance non<br />

apprivoisée de mettre <strong>en</strong> place <strong>une</strong> organisation laïque de la<br />

je<strong>une</strong>sse. Elle serait totalem<strong>en</strong>t dévouée à Papi Premier, fidèle<br />

sujet de sa Majesté Hitler l’Eclairé.<br />

Pour discuter de ce projet et mettre les points sur les « i », les<br />

deux célébrités se réunir<strong>en</strong>t dans le wagon d’un train resté à<br />

quai plus de quatre heures, période <strong>du</strong>rant laquelle ils<br />

oublièr<strong>en</strong>t tout repère terre à terre, y compris même l’heure <strong>du</strong><br />

manger. Ils avai<strong>en</strong>t tant d’histoires à se raconter…<br />

Hitler avait été si fier de cette proposition qu’il fut touché <strong>en</strong><br />

pleine poitrine, à défaut de cœur dont des rumeurs<br />

prét<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t qu’il n’<strong>en</strong> possédait point. Cri de bonheur de<br />

l’auteur devant la reconnaissance de ses droits d’esprit…<br />

Ceux qui opterai<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> cette é<strong>du</strong>cation populaire n’aurai<strong>en</strong>t<br />

plus le devoir de rejoindre les camps de travail obligatoire. A la<br />

place ils suivrai<strong>en</strong>t jour et nuit le fanatisme de ce nouvel ordre<br />

mondial qu’Hitler voulait imposer à la terre <strong>en</strong>tière.<br />

Sieg ?<br />

Heil !<br />

En impliquant civisme, respect des ordres et <strong>une</strong> féodalisation<br />

des plus complètes à son tout seigneur tout honneur, Papi<br />

Pétain avait négocié <strong>une</strong> structure offrant gîte et couverts à <strong>une</strong><br />

bonne <strong>partie</strong> de la je<strong>une</strong>sse qui se prés<strong>en</strong>terait spontaném<strong>en</strong>t à<br />

ses portes.<br />

Cela avait bi<strong>en</strong> le goût et les appar<strong>en</strong>ces des Je<strong>une</strong>sses<br />

Hitléri<strong>en</strong>nes qui oeuvrai<strong>en</strong>t de l’autre côté <strong>du</strong> Rhin depuis de<br />

nombreuses années, mais celles-là aurai<strong>en</strong>t la couleur et la<br />

saveur d’un service commandé à la Gloire de Pétain. C’était <strong>en</strong><br />

fait un faible butin mais un butin reste un butin, aussi je me mis<br />

à butiner telle <strong>une</strong> abeille dans son petit pré privé.<br />

Ces camps regroupai<strong>en</strong>t toutes sortes de rêveurs refusant le<br />

labeur loin de leurs terres et préférant l’illusion de se pr<strong>en</strong>dre<br />

<strong>pour</strong> un peuple fier. Si les allures laïques et civiques de ces<br />

54


organisations étai<strong>en</strong>t irréprochables, tout se vivait dans les faits,<br />

au rythme de l’armée ; <strong>du</strong> réveil au coucher !<br />

Etant prêt à tout <strong>pour</strong> sortir de mon trou, je rêvais<br />

d’éclats comme tout bon je<strong>une</strong> homme normalem<strong>en</strong>t constitué<br />

se le doit. Aussi je résolus de me protéger derrière le «qu’<strong>en</strong> dirat-on»,<br />

l’utilisant comme couverture d’occasion <strong>pour</strong> m’<strong>en</strong>gager à<br />

fond et éviter le grand voyage organisé vers les fermes<br />

allemandes, là où la faux con<strong>du</strong>it <strong>en</strong>tre ses mains ton destin.<br />

Les activités proposées dans ces camps étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> parfaite<br />

adéquation avec mes aspirations. Nous faisions de la<br />

gymnastique <strong>pour</strong> nous assouplir les poignets, de la course<br />

<strong>pour</strong> à la fois rester vifs, r<strong>en</strong>forcer les muscles et nous r<strong>en</strong>dre<br />

plus résistants. Enfin, si nous ne mangions pas trop, c’était<br />

aussi <strong>pour</strong> rester sec, tels des fétus de paille prêts à<br />

s’<strong>en</strong>flammer à la moindre étincelle v<strong>en</strong>ue.<br />

Discipline.<br />

Ori<strong>en</strong>tation.<br />

Tout était bon <strong>pour</strong> nous appr<strong>en</strong>dre à marcher droit et rester<br />

fidèles à toutes ces drôles de nouvelles lois qu’Hitler imposait à<br />

notre Etat :<br />

Ne pas faire de bruit.<br />

Ne pas danser.<br />

Ne pas parler <strong>en</strong> public.<br />

Ne pas ceci…<br />

Ne pas blabla...<br />

Ne pas cela et ne pas d’et cætera.<br />

Tout juste il nous était permis de ne pas devoir marcher au pas<br />

de l’oie. C’était déjà ça.<br />

Bi<strong>en</strong> sûr j’étais parfois témoin de quelques petits incid<strong>en</strong>ts<br />

étranges. Il arrivait par exemple que des habits disparaiss<strong>en</strong>t de<br />

nos réserves sans crier gare… Certains sages m’appr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t,<br />

d’un clin d’œil furtif <strong>en</strong>clin de pénombre, qu’il n’y avait pas lieu<br />

de m’<strong>en</strong> inquiéter, car ils se rapprochai<strong>en</strong>t d’autres corps<br />

<strong>en</strong>core plus dans l’embarras que moi. Prétextant ces pertes<br />

55


<strong>du</strong>es à l’âpreté de notre <strong>en</strong>traînem<strong>en</strong>t, nous commandions de<br />

nouvelles provisions <strong>pour</strong> combler les stocks manquants ;<br />

vêtem<strong>en</strong>ts, outils, boîtes de conserve passai<strong>en</strong>t dans les<br />

colonnes pertes et profits comme dis<strong>en</strong>t les comptables les<br />

mieux instruits. De véritables fantômes hantai<strong>en</strong>t nos murs, à<br />

croire qu’<strong>une</strong> armée de l’ombre s’était <strong>en</strong>chaînée à nos pas, à<br />

notre voix et que nous n’étions là que <strong>pour</strong> donner le change<br />

aux lois des appar<strong>en</strong>ces. Nous nagions dans un flot d’illusions<br />

qui nous bordait si loin dans nos draps qu’elle me berçait vers<br />

un voyage jusqu’au bout de la nuit. A chacun ses outils.<br />

Quand on n’a pas d’armes, il faut savoir faire preuve<br />

d’imagination !<br />

Les journées, nous suivions des cours théoriques <strong>du</strong>rant<br />

lesquels toute la vie civique de l’Etat français nous était<br />

expliquée dans ses plus précis détails. Chaque article devait être<br />

appris avec <strong>en</strong>vie.<br />

Parmi les <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts principaux il fallait savoir : primo -<br />

qu’auc<strong>une</strong> élection immin<strong>en</strong>te n’était prévue à court, moy<strong>en</strong> ou<br />

très long terme ; deuzio - que nous étions, tous, sous la<br />

bi<strong>en</strong>veillante protection de notre bon vieux Maréchal, notre<br />

Maître absolu ; tertio - bourrage de crâne absolu et asc<strong>en</strong>sion<br />

<strong>du</strong> mas de cocagne incongru.<br />

En aparté, certains confiai<strong>en</strong>t des listes de noms, damnés <strong>pour</strong><br />

l’éternité aux mains des Allemands. Ces fichiers <strong>en</strong>tiers<br />

informai<strong>en</strong>t des coordonnées professionnelles ou privées de<br />

tous ceux qui portai<strong>en</strong>t <strong>une</strong> croix ja<strong>une</strong> sur le coeur, un<br />

nombril bleu sous <strong>une</strong> fleur, des chaussures rouges à même<br />

leurs pieds, des cheveux longs sous <strong>une</strong> caravane de muguet.<br />

Dès lors, ces corps plongés dans un wagon recevai<strong>en</strong>t <strong>une</strong><br />

brusque poussée à se retrouver mouton le jour de la grande<br />

fête, bon à être égorgé sans autre façon… Oui, de grandes<br />

cheminées d’usines tirai<strong>en</strong>t au maximum de leurs capacités.<br />

Elles étai<strong>en</strong>t spécialisées dans la reconversion des peaux <strong>en</strong><br />

56


abat-jour, des poils <strong>en</strong> perruques et des martyres catégorie<br />

« Grand brûlé » <strong>en</strong> chair à pâté. De si nombreux trains remplis<br />

de désignés volontaires fur<strong>en</strong>t offerts à Hitler comme tribut à<br />

la perte de la guerre, ri<strong>en</strong> que <strong>pour</strong> calmer ses nerfs.<br />

AVIS<br />

Au crépuscule <strong>du</strong> 21 octobre 1941, un jour après le<br />

crime qui vi<strong>en</strong>t d’être commis à Nantes, de lâches<br />

assassins à la solde de l’Angleterre et de Moscou ont<br />

tué, à coups de feu tirés traîtreusem<strong>en</strong>t, un officier de<br />

l’Administration militaire allemande à Bordeaux.<br />

Les assassins ont réussi à pr<strong>en</strong>dre la fuite. Les<br />

meurtriers de Nantes non plus ne sont pas <strong>en</strong>core<br />

<strong>en</strong>tre mes mains.<br />

Comme première mesure de représailles <strong>du</strong> nouveau<br />

crime j’ai ordonné <strong>une</strong> fois de plus de fusiller<br />

cinquante otages.<br />

Si les meurtriers ne serai<strong>en</strong>t pas saisis d’ici le 26<br />

octobre 1941 à minuit, 50 autres otages seront<br />

exécutés.<br />

J’offre <strong>une</strong> récomp<strong>en</strong>se d’<strong>une</strong> somme de<br />

15 MILLIONS DE FRANCS<br />

aux habitants de la France qui contribueront à<br />

découvrir les coupables.<br />

Toutes informations utiles <strong>pour</strong>ront être déposées à<br />

n’importe quel service de police allemand ou français.<br />

Sur demande, ces informations seront gardées<br />

confid<strong>en</strong>tielles.<br />

Paris le 23 octobre 1941<br />

Des Militärbefehlshaber in Franckreich<br />

Von STÜLPNAGEL<br />

Général des Infanteries<br />

L’Etat-français fut si généreux qu’auc<strong>une</strong> échelle de<br />

comparaison ne pouvait plus servir. La r<strong>en</strong>tabilité de cette<br />

in<strong>du</strong>strie semblait faire ses preuves. Fort peu d’annonces<br />

publiques fur<strong>en</strong>t faites sur ces faits <strong>en</strong> ce temps-là,<br />

57


probablem<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> éviter de nous effrayer inutilem<strong>en</strong>t. Il<br />

n’empêche que le sil<strong>en</strong>ce crée un vide qui laisse des traces et, le<br />

temps passant, le doute ne pouvait plus s’ignorer. La mort<br />

s’invitait tout aussi bi<strong>en</strong> chez les partisans de la paix que <strong>du</strong><br />

côté des adeptes <strong>du</strong> grand chambardem<strong>en</strong>t.<br />

Quiconque continuait à arp<strong>en</strong>ter les rues, <strong>en</strong> anonyme de<br />

l’inconnu, tel un prom<strong>en</strong>eur de l’éphémère s’éclipsant à la vue<br />

d’<strong>une</strong> lueur trop crue de réverbère, était un héros. Lorsque la<br />

nuit flottait sur les oreillers et que nous dormions à poings<br />

fermés, bi<strong>en</strong> malin était celui qui pouvait dire qui serait <strong>en</strong>core<br />

à nos côtés au mom<strong>en</strong>t de nous réveiller. De nombreux voisins<br />

de lit ayant des âmes de somnambules disparaissai<strong>en</strong>t dans leur<br />

sommeil. En errant, un fantôme passait <strong>pour</strong> les emporter.<br />

Peut-être réapparaîtrai<strong>en</strong>t-ils lors d’<strong>une</strong> soirée costumée <strong>en</strong><br />

<strong>en</strong>trant par la f<strong>en</strong>être de derrière ? C’était un temps où tous les<br />

trajets étai<strong>en</strong>t aussi incertains que précaires.<br />

* *<br />

*<br />

Moi, <strong>en</strong> sécurité dans un cadre institutionnel autorisé, je<br />

m’agitais <strong>pour</strong> être vue de tout le monde. Cela me rassurait sur<br />

mon état. Si j’étais vu, c’est que j’étais, et si j’étais, c’était déjà ça<br />

que j’avais <strong>pour</strong> moi.<br />

Puis, petit à petit, je me suis fait des relations et mon<br />

optimisme prit quelques galons. Ainsi j’<strong>en</strong> finis par orchestrer<br />

la coordination des grandes parades populaires.<br />

Errant de ville <strong>en</strong> ville, je traversais tout le territoire de la<br />

France-libre tel un électron au cœur de sa cellule. En bon<br />

nomade, je roulais, campais, roulais, campais. Les mains pleines<br />

de charbon, je me prom<strong>en</strong>ais le long des chemins de campagne<br />

et humais la lavande ou le romarin à l’ombre des nuages de<br />

fumée. Le soleil frappait fort. Les routes étai<strong>en</strong>t sans fin.<br />

58


Aussitôt à destination, je me métamorphosais <strong>en</strong> un « clown<br />

farfelu », celui qui stresse tout le monde <strong>pour</strong> que tout tourne<br />

rond quelles que soi<strong>en</strong>t les émotions, celui qui pousse les<br />

portes <strong>pour</strong> dire « coucou c’est à nous ! », celui qui demande si tout<br />

va bi<strong>en</strong> au public et déclare que tout va mal aux multiples<br />

interv<strong>en</strong>ants : comédi<strong>en</strong>s, technici<strong>en</strong>s, instructeurs, pro<strong>du</strong>cteurs<br />

et autres groupies. Oui, je maint<strong>en</strong>ais la pression dans les<br />

tuyaux et jouais à l’intermitt<strong>en</strong>t fou <strong>en</strong> courrant partout ma tête<br />

à l’<strong>en</strong>droit, mes pieds à l’<strong>en</strong>vers, mes bras maladroits et des<br />

rêves plein l’univers.<br />

Pour préparer nos arrivées, des précurseurs devançai<strong>en</strong>t la<br />

caravane. Ils voyageai<strong>en</strong>t, comme nous, d’étape <strong>en</strong> étape mais<br />

avant nous. Ils annonçai<strong>en</strong>t notre arrivée, collai<strong>en</strong>t des affiches<br />

dans tous les quartiers fidèles à la cause, connectai<strong>en</strong>t les<br />

partisans qui devai<strong>en</strong>t nous supporter, plaçai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> bonne place<br />

ceux qui devai<strong>en</strong>t applaudir avec force et courage, puis ceux<br />

qui pleurerai<strong>en</strong>t avec larmes et sarcophages. Ils gérai<strong>en</strong>t aussi<br />

ceux qui assurerai<strong>en</strong>t notre tranquillité auprès des autorités.<br />

Certains étai<strong>en</strong>t même réquisitionnés <strong>pour</strong> agiter nombre de<br />

mouchoirs blancs... Olé ! le toréador était <strong>en</strong>c<strong>en</strong>sé et j’<strong>en</strong>trais<br />

dans les villes et villages présélectionnés par l’Etat-français sous<br />

les cris des chapeaux et chantais face à un ballet de drapeaux<br />

agités par des badauds. On nous regardait passer. C’était beau.<br />

Bi<strong>en</strong> évidemm<strong>en</strong>t, le refrain à la mode honorait la gloire de<br />

notre bon Maréchal. Son portrait <strong>en</strong> grand format nous<br />

accompagnait, bi<strong>en</strong> <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce sur le dessus de notre toit,<br />

signe évid<strong>en</strong>t d’allégeance à sa Majesté Papi Premier. Inutile de<br />

te dire que notre débarquem<strong>en</strong>t était des plus impressionnants.<br />

Nous étions <strong>une</strong> par<strong>en</strong>thèse de joie dans des rues vivant<br />

habituellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> un climat de t<strong>en</strong>sion perman<strong>en</strong>te. Ma bulle<br />

se déplaçait selon les lignes <strong>du</strong> scénario immuable qui se<br />

répétait de villes <strong>en</strong> villages comme <strong>pour</strong> relier les pages<br />

uniques d’<strong>une</strong> même histoire qu’on tourne sans jamais <strong>en</strong> voir<br />

le mot fin s’approcher.<br />

59


A chacun de nos défilés, nous briquions uniformes et briquets.<br />

Tout était brillant et pro<strong>du</strong>isait sur les g<strong>en</strong>s le meilleur des<br />

effets. Nous faisions miroiter des idées de liesse comme lors<br />

d’<strong>une</strong> journée de kermesse, arguant la qualité d’un bonheur<br />

assuré <strong>pour</strong> <strong>en</strong>gager les curieux aux lois <strong>du</strong> ciel et révéler aux<br />

<strong>en</strong>vieux la richesse de toutes les constellations à peine<br />

perceptibles. Nous les invitions aux plus beaux des voyages, de<br />

ceux où les nuits se pass<strong>en</strong>t à la belle, dans les bras d’étoiles<br />

filantes, de celles qui <strong>en</strong>voût<strong>en</strong>t l’âme et régénèr<strong>en</strong>t les corps<br />

vers des perspectives si aimantes.<br />

Notre messe se récitait telle <strong>une</strong> petite comédie bi<strong>en</strong> rôdée.<br />

C’était toujours la même que l’on resservait au ral<strong>en</strong>ti ou <strong>en</strong><br />

vitesse accélérée, chaude ou froide selon l’atmosphère <strong>du</strong><br />

mom<strong>en</strong>t. Sous le soleil nous nous transformions <strong>en</strong> de placides<br />

lézards adorateurs de siestes <strong>en</strong> tout g<strong>en</strong>re et de séances de<br />

bronzage à toute heure ; sous la pluie nous nous abritions<br />

derrière notre coquille d’escargot qui traçait le long de son<br />

sillage un petit fil d’Ariane.<br />

P<strong>en</strong>dant la journée, peu après notre défilé triomphal, je restais<br />

près des camions, <strong>en</strong> bon représ<strong>en</strong>tant vantant les mérites de<br />

notre gouvernem<strong>en</strong>t. Un claquem<strong>en</strong>t de doigts et les stands<br />

déballai<strong>en</strong>t leurs images, des dessins et des textes <strong>pour</strong><br />

alim<strong>en</strong>ter des explications à profusion. Nos cloisons se<br />

rabattai<strong>en</strong>t vers l’extérieur <strong>pour</strong> dev<strong>en</strong>ir de vraies tables<br />

d’expositions. Discours et photos dévoilai<strong>en</strong>t <strong>une</strong> flamme, sans<br />

égal, à la gloire de notre oriflamme. Bleu. Blanc. Rouge.<br />

Tout trouvait sa place et s’expliquait avec ou sans farce à la clé<br />

<strong>en</strong> fonction <strong>du</strong> sujet abordé : notre nouveau cal<strong>en</strong>drier, le<br />

nouveau dictionnaire, le nouveau code pénal.<br />

Les maux figurai<strong>en</strong>t ou défigurai<strong>en</strong>t tellem<strong>en</strong>t le s<strong>en</strong>s de<br />

certains mots qu’<strong>une</strong> bavure était vite arrivée. Valait mieux<br />

tourner sa langue trois fois dans sa bouche avant de parler.<br />

Sinon c’était : « au wagon ! » Et oui, qu’on ait sept ou soixante<br />

60


dix-sept ans, il fallait utiliser des mots concis et précis, je veux<br />

dire par-là justes et pertin<strong>en</strong>ts.<br />

Par exemple, <strong>pour</strong> parler des Allemands, il ne fallait pas dire<br />

«les schleus», mais « nos nobles invités » étant sous-<strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> que leur<br />

résid<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> notre contrée s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait comme temporaire.<br />

Nous ne disions pas non plus « y <strong>en</strong> a marre de tous ces cons », mais<br />

« vivem<strong>en</strong>t la saison des marrons ». Comme tu le vois, tout était<br />

tourné vers l’éveil et la subtilité d’<strong>une</strong> poésie très établie.<br />

A chaque étape, notre caravane installait des lampions dans son<br />

campem<strong>en</strong>t. Avec l’aide des autorités locales, deux coups de<br />

baguettes suffisai<strong>en</strong>t à dresser les t<strong>en</strong>tes et tout le barda qui les<br />

accompagnait. Pour faire rêver, nous plantions des sardines<br />

près des étangs les plus coquets. Compte t<strong>en</strong>u des directives<br />

générales, les municipalités n’hésitai<strong>en</strong>t jamais à nous attribuer<br />

les moy<strong>en</strong>s nécessaires <strong>pour</strong> faire les choses <strong>en</strong> grand, à l’image<br />

<strong>du</strong> prestige qu’elles voulai<strong>en</strong>t elles-mêmes se préserver.<br />

Notre activité était reconnue d’utilité publique. Ecoles, lycées et<br />

autres maternités nous étai<strong>en</strong>t toujours grands ouverts. De<br />

cette façon, nous colportions les informations nécessitant <strong>une</strong><br />

sage transmission : Travail, Famille, Patrie. Ces mots se<br />

transmettai<strong>en</strong>t de bouches <strong>en</strong> palais, puis se répercutai<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

échos profonds jusque dans les vallées les plus reculées <strong>pour</strong> se<br />

graver dans les cerveaux les moins féconds. Nous étions tels<br />

des ag<strong>en</strong>ts de liaison propageant les ondes <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t.<br />

Pour parachever le tout, certains jonglai<strong>en</strong>t au milieu des<br />

av<strong>en</strong>ues, illusionnai<strong>en</strong>t les passants des mille usages possibles<br />

d’un même pavé : à terre ou <strong>en</strong> l’air…<br />

Sur chacun de nos ballons, qui s’élevai<strong>en</strong>t haut si haut dans le<br />

ciel, étai<strong>en</strong>t écrits ces noms inusables : Travail, Famille, Patrie.<br />

Il n’y avait plus que ça d’écrit d’ailleurs.<br />

Travail. Famille. Patrie. Des cascadeurs expérim<strong>en</strong>tés dans l’art<br />

<strong>du</strong> paraître, professionnels <strong>du</strong> maniem<strong>en</strong>t des impressions,<br />

artistes <strong>du</strong> sans fonction prêts à tout <strong>pour</strong> assurer la liaison, se<br />

61


donnai<strong>en</strong>t la main sans autre façon <strong>pour</strong> la plus belle des<br />

mariées.<br />

Travail. Famille. Patrie. Nos cerveaux s’<strong>en</strong>roulai<strong>en</strong>t autour d’un<br />

joli drapeau bleu blanc rouge plein d’illusions. Pris au jeu, nous<br />

rêvions... <strong>du</strong> moins, moi, je rêvais et m’éclatais <strong>en</strong> lançant des<br />

appels tonitruants :<br />

« Mesdames et Messieurs, approchez-vous, approchez-vous, le spectacle va<br />

bi<strong>en</strong>tôt comm<strong>en</strong>cer.<br />

V<strong>en</strong>ez rejoindre notre équipée sauvage et <strong>en</strong>trez avec nous dans la grande<br />

parade.<br />

Regroupez-vous, rejoignez-nous.<br />

Ensemble soyons tous fous car l’amour de la liberté est <strong>en</strong> nous !»<br />

Les haut-parleurs de la ville scandai<strong>en</strong>t partout <strong>une</strong> gaieté<br />

affichée bi<strong>en</strong> que mesurée.<br />

Les Allemands veillai<strong>en</strong>t, tel le chat prêt à bondir sur sa proie.<br />

Hors de question de contester ouvertem<strong>en</strong>t leur suprématie et<br />

de leur donner plus de raisons qu’ils n’<strong>en</strong> avai<strong>en</strong>t déjà de nous<br />

piller. Nous mettions donc face aux spectateurs, bi<strong>en</strong> <strong>en</strong><br />

évid<strong>en</strong>ce sur le pupitre, le <strong>livre</strong> ouvert à la page où l’<strong>en</strong>fant est<br />

très sage et respecte le Dieu des bons à ri<strong>en</strong> allemands.<br />

Pour préserver nos <strong>en</strong>fants...<br />

Notre principale préoccupation était de ne jamais les égratigner<br />

<strong>en</strong> public, sans quoi ils voyai<strong>en</strong>t rouges et se pr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> des<br />

taureaux. Que personne ne bouge, sinon ils fonçai<strong>en</strong>t sur nous<br />

sans réfléchir et remplissai<strong>en</strong>t direct un wagon. Et un wagon<br />

plus un wagon ça faisait vite un train qui rev<strong>en</strong>ait à vide et sans<br />

charbon.<br />

Enfin bref comme disait Pépin, lors de tous nos exposés<br />

publics, dans la rue ou dans les écoles, des films déroulai<strong>en</strong>t le<br />

programme officiel de nos activités. Ils mettai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce<br />

l’indéniable dignité exist<strong>en</strong>tielle de nos fonctions. En douce,<br />

nous glissions aux oreilles averties qu’il valait mieux parcourir<br />

nos champs et vallées <strong>en</strong> coupant ou sciant <strong>du</strong> bois <strong>pour</strong> se<br />

chauffer l’hiver que de partir flâner vers d’autres frontières.<br />

62


Parmi nos supérieurs, certains cherchai<strong>en</strong>t déjà les je<strong>une</strong>s<br />

recrues qui aurai<strong>en</strong>t l’appétit suffisant <strong>pour</strong> libérer le pays de<br />

son joug, le mom<strong>en</strong>t v<strong>en</strong>u. Chut, on <strong>pour</strong>rait nous <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre.<br />

Selon le nombre d’habitués dans le cercle, fidèles initiés ou<br />

inconnus un tantinet trop curieux, il pouvait y avoir des<br />

changem<strong>en</strong>ts de programme ou des digressions de gamme.<br />

Méfiance de la confusion des s<strong>en</strong>s, car notre devoir secret était<br />

aussi d’<strong>en</strong>rôler discrètem<strong>en</strong>t toute volonté nouvelle à nos côtés<br />

<strong>pour</strong> grossir nos rangs vers un retour possible à la liberté. La<br />

seule chose qui comptait, était de recruter à tour de bras des<br />

oisifs motivés. Aux actifs ayant un emploi qui voulai<strong>en</strong>t nous<br />

rejoindre, je leur signifiais g<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t qu’ils étai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> plus<br />

utiles à leur poste de travail qu’à toute autre chose. D’autres<br />

aurai<strong>en</strong>t besoin d’eux aussi, plus tard. Pour la grandeur de la<br />

France ! Clignem<strong>en</strong>t d’œil partagé, le mystère continuait à<br />

régner. On ne met pas tous ses œufs dans le même panier.<br />

Au terme de ce programme d’instruction civique, <strong>du</strong>rant lequel<br />

nous exhibions galoches bi<strong>en</strong> cirées et lacets tout ronds, un<br />

grand repas était organisé. Nous partagions notre cuisine avec<br />

celle des g<strong>en</strong>s <strong>du</strong> quartier. A deux pas de chez eux, nous<br />

apportions un tas de petits ingrédi<strong>en</strong>ts qui faisai<strong>en</strong>t défaut dans<br />

la plupart de leurs fourneaux et qui r<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t le moral chaud<br />

comme les marrons dont la saison n’était pas <strong>en</strong>core v<strong>en</strong>ue.<br />

Faut te dire, qu’<strong>en</strong> ce temps-là, les cuisines ne connaissai<strong>en</strong>t<br />

même plus l’odeur <strong>du</strong> beurre, le vrai, le frais. Quant à la vue de<br />

malheureux œufs… ce n’était plus qu’un voeu pieu.<br />

Nous profitions de ces réunions moins sol<strong>en</strong>nelles <strong>pour</strong><br />

partager autour d’un bon feu <strong>une</strong> assiette pleine d’idées. De fil<br />

<strong>en</strong> aiguille, de virgules <strong>en</strong> paroles, nous reprisions nos gu<strong>en</strong>illes<br />

et finissions les festivités par un grand concert populaire, sous<br />

le kiosque de la fraternité.<br />

Le chef d’orchestre faisait un pot <strong>pour</strong>ri de derrière les fagots<br />

réservé aux initiés ou suivait simplem<strong>en</strong>t la liste prescrite par<br />

l’Académie. Si toutes les feuilles mortes se ramassai<strong>en</strong>t à la<br />

63


pelle dans les allées <strong>du</strong> parc, Hitler restait prés<strong>en</strong>t, c’est<br />

<strong>pour</strong>quoi il fallait présélectionner des airs peu <strong>en</strong>gagés. C’était<br />

la guerre et nous l’avions per<strong>du</strong>e.<br />

La chose était désormais conv<strong>en</strong>ue…<br />

« On l’appelle l’hirondelle <strong>du</strong> faubourg<br />

ce n’était qu’<strong>une</strong> pauvre fille d’amour<br />

et malgré la saison printanière<br />

ce n’était qu’<strong>une</strong> pauvre ouvrière.<br />

Comme tout le monde elle aurait bi<strong>en</strong> tourné<br />

si seulem<strong>en</strong>t au lieu de l’abandonner<br />

on l’avait protégé sous notre aile<br />

l’hirondelle-elle-le ».<br />

Sans vin ni sucre ni pain, tous nos efforts ne fur<strong>en</strong>t pas vains<br />

car, <strong>pour</strong> un temps tout au moins, nous gommions le<br />

s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de confusion qui partageait notre Etat <strong>en</strong>tre <strong>une</strong><br />

zone occupée et l’autre déclarée « démilitarisée », à défaut d’être<br />

vraim<strong>en</strong>t libre.<br />

Nous portions avec nous les bonnes nouvelles d’un r<strong>en</strong>ouveau<br />

<strong>en</strong> marche. Tralala et trémolos dans la voix, je suivais des plans<br />

de route pré-tracés sur des cartes de barbelés. Je faisais<br />

exécuter les fiches d’instructions récapitulatives qui avai<strong>en</strong>t été<br />

<strong>en</strong>voyées aux responsables municipaux. J’adaptais notre<br />

formation aux moy<strong>en</strong>s techniques mis à notre disposition <strong>pour</strong><br />

que le spectacle soit bon <strong>en</strong> toute condition – abs<strong>en</strong>ce de<br />

public, foule, pluie, houle…<br />

J’étais un clown farfelu aux allures d’appr<strong>en</strong>ti soldat et<br />

organisais le tout sans trop de soucis <strong>pour</strong> moi. Je me laissais<br />

aller sur le fil des marées, restant à l’équilibre <strong>du</strong> v<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre<br />

l’Etat français et la résistance, un pied dans chaque camp.<br />

Et que Vive la France !<br />

Je m’affichais <strong>en</strong> public comme un poisson dans l’eau, lâchant<br />

des bulles de savon dans l’air de la récréation. Parader, jongler,<br />

64


défiler, discuter, persuader. A petite dose, je faisais de tout et<br />

tout m’<strong>en</strong>chantait. J’étais ravi. Je faisais mes pitreries avec<br />

sincérité, mon masque blanc et mon nez rouge étai<strong>en</strong>t là <strong>pour</strong><br />

<strong>en</strong> témoigner. Appr<strong>en</strong>ti funambule, je déambulais sur le fil de<br />

toutes ces idéologies qui se concurr<strong>en</strong>çai<strong>en</strong>t par lubies<br />

interposées, sorte de li<strong>en</strong> absurde <strong>en</strong>tre pétainistes <strong>en</strong><br />

confusion, gaullistes par raison et autres communistes par<br />

passion… je sé<strong>du</strong>isais le tout-v<strong>en</strong>ant par la noblesse de mes<br />

s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts.<br />

Toute cette énergie, dont je débordais à l’époque, m’est<br />

rev<strong>en</strong>ue lors <strong>du</strong> procès qui a jugé Papon, anci<strong>en</strong> Préfet de<br />

France et simple Secrétaire Général de la Préfecture <strong>en</strong> cette<br />

période là de notre récit. La collaboration, dont il fut accusé,<br />

était le nom donné à ces actions signées au nom de son Préfet.<br />

Etait-il seulem<strong>en</strong>t responsable de cette situation ? Son chef, le<br />

Préfet, a fini sa vie tranquillem<strong>en</strong>t dans son château <strong>en</strong> parfaite<br />

liberté, sous la plus totale bénédiction <strong>du</strong> Présid<strong>en</strong>t Auriol.<br />

Tant de g<strong>en</strong>s ont fait comme lui, ont suivi... Et si Papon<br />

méritait d’être jugé <strong>pour</strong> des horreurs qu’il commit <strong>du</strong>rant sa<br />

carrière de charogne, de celles-là il ne fut fait aucun cas. La<br />

justice est comme l’histoire, elle sélectionne sa mémoire.<br />

Qui était qui ?<br />

Qui faisait quoi ? Pour qui ?<br />

En connaissance et <strong>en</strong> consci<strong>en</strong>ce de quoi ?<br />

Nous ne sommes qu’au début de cette longue histoire de ma<br />

vie, celle que tu as voulu que je te narre tous les mardis soirs.<br />

Alors progressons, pas à pas, si tu le veux bi<strong>en</strong>.<br />

Tous ces souv<strong>en</strong>irs m’épuis<strong>en</strong>t comme tu le vois.<br />

Pour résumer mes propos d’aujourd’hui, reti<strong>en</strong>s simplem<strong>en</strong>t<br />

l’image d’un être naïf et gai, courant avec son lit à roulettes<br />

sous les pieds <strong>pour</strong> faire croire à tout le monde qu’il avait<br />

besoin de se reposer alors qu’il disposait de tant d’énergie qu’il<br />

n’avait besoin de ri<strong>en</strong> <strong>pour</strong> imaginer les théories les plus<br />

65


incroyables et guider ses espiègleries jusqu’au bout de leurs<br />

<strong>en</strong>vies. J’étais <strong>en</strong>core un clown farfelu sans idée préconçue de<br />

ce que devait être la réalité et <strong>en</strong>core moins de ce qu’elle était. »<br />

Dans mon chez moi, le monde est plus-que-parfait. Le Grand<br />

Explorateur a tout paramétré. Il a gravé des données sciemm<strong>en</strong>t erronées<br />

sur les réseaux imprimés de nos cartes mères afin de créer notre<br />

communauté de cubes ordonnés.<br />

Il est bon de rappeler qu’un cube est avant tout un extrordinateur<br />

avaleur de signes placés de manière linaire devant lui. Toute<br />

interruption de signe sur le fil qu’il suit et le cube est per<strong>du</strong>. Il doit alors<br />

improviser <strong>en</strong> sautant au signe d’après sans se tromper, pris par la suite<br />

logique des événem<strong>en</strong>ts. Parfois il peut changer de ligne de façon plus ou<br />

moins inopinée, ce qui peut provoquer des suites inatt<strong>en</strong><strong>du</strong>es et de<br />

nombreuses déconv<strong>en</strong>ues. Il peut <strong>en</strong>core rester bloqué et créer des bugs<br />

surpr<strong>en</strong>ants.<br />

Le Grand Explorateur a compris qu’il faut pouvoir esquisser le qui doit<br />

r<strong>en</strong>contrer qui <strong>pour</strong> lui dire quoi et quand, <strong>pour</strong> faire d’<strong>une</strong> idée<br />

conceptuelle un monde réel.<br />

Il a défini des « où » pot<strong>en</strong>tiels sur <strong>une</strong> partition préétablie à trois<br />

dim<strong>en</strong>sions : espace – temps – matière. Son génie a été de créer la<br />

troisième dim<strong>en</strong>sion à l’aide d’<strong>une</strong> case vide, cet espace subtil qui oblige<br />

le cube à un choix d’interprétations arbitraires.<br />

Alors notre Grand Explorateur jette régulièrem<strong>en</strong>t un coup d’œil sur son<br />

écran de contrôle <strong>pour</strong> vérifier si sa partition se déroule au gré de ses<br />

prévisions. Il suit le fil des événem<strong>en</strong>ts telle <strong>une</strong> araignée s<strong>en</strong>t les<br />

moindres vibrations de sa toile, <strong>pour</strong> être au plus prêt, et adapte la<br />

longueur de ses ficelles aux circonstances <strong>pour</strong> éviter toute « Fatal error »<br />

qui <strong>pour</strong>rait altérer l’équilibre <strong>du</strong> système.<br />

66


Johny<br />

was a<br />

good<br />

fellow !<br />

Hier, les Japonais ont<br />

bombardé Pearl<br />

Harbour, à Hawaï,<br />

Pacifique, <strong>en</strong>gloutissant<br />

d’un coup cinq<br />

cuirassés appart<strong>en</strong>ant<br />

à notre flotte ainsi<br />

qu’<strong>une</strong> bonne <strong>partie</strong><br />

de notre aviation. Les<br />

Japs ont su profiter de<br />

cette extraordinaire<br />

conc<strong>en</strong>tration de<br />

matériel militaire <strong>pour</strong><br />

nous impliquer dans<br />

un conflit international<br />

qui jusque là<br />

se passait fort bi<strong>en</strong> de<br />

nous. Aussi incroyable<br />

que cela puisse<br />

paraître, il y avait là<br />

<strong>une</strong> cible bi<strong>en</strong> trop<br />

t<strong>en</strong>tante <strong>pour</strong> que<br />

quiconque puisse y<br />

résister. Les<br />

tractations <strong>en</strong> cours<br />

visant à la paix <strong>en</strong>tre<br />

nos Nations <strong>en</strong><br />

resteront donc là.<br />

Ce que toute la<br />

propagande hollywoodi<strong>en</strong>ne<br />

n’a pas réussi à<br />

pro<strong>du</strong>ire depuis des<br />

mois et des années,<br />

c’est-à-dire r<strong>en</strong>dre<br />

populaire ce qui se<br />

nomme déjà la<br />

seconde guerre<br />

mondiale de l’autre<br />

côté des océans, les<br />

Japonais vont le<br />

réussir <strong>en</strong> <strong>une</strong> représ<strong>en</strong>tation<br />

unique, <strong>en</strong><br />

<strong>une</strong> soirée dantesque!<br />

Notre Etat-Major doit<br />

se s<strong>en</strong>tir rassuré. Il va<br />

pouvoir jouer avec ses<br />

petits soldats <strong>pour</strong> de<br />

vrai. Cette attaque<br />

dramatique permettra à<br />

nos gouvernants de<br />

retourner l’opinion<br />

publique comme <strong>une</strong><br />

crêpe au sirop d’érable.<br />

Le patriotisme primaire<br />

devrait faire effet.<br />

Maint<strong>en</strong>ant que la<br />

déclaration de guerre a<br />

trouvé son prétexte,<br />

elle va être déclarée,<br />

bi<strong>en</strong> malgré nous.<br />

Des intérêts financiers<br />

doiv<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core nous<br />

dépasser. Alors je vous<br />

le dis : « Ce n’est qu’un<br />

au revoir mes frères… »<br />

John Mac Lar<strong>en</strong><br />

NEW ORDER POST<br />

8 décembre 1941<br />

67


Une perdrix cha sée<br />

Ce soir là, papi regardait dans tous les s<strong>en</strong>s, assis sur son banc, tel un<br />

bidon plein d’ess<strong>en</strong>ce prêt à exploser ! Ses yeux globuleux virai<strong>en</strong>t au<br />

rouge.<br />

Furieux de mon léger retard, il semblait prêt à me punaiser au fond<br />

d’<strong>une</strong> porte de placard. Ces dix petites minutes lui avai<strong>en</strong>t paru <strong>une</strong><br />

éternité. L’angoisse de la trahison, d’un possible abandon, se lisait <strong>en</strong><br />

grosses lettres sur son front. En m’att<strong>en</strong>dant, il avait réalisé qu’un<br />

vulgaire petit étranger dét<strong>en</strong>ait le couperet de la mort éternelle ou <strong>du</strong><br />

grand pardon à perpétuité. J’avais le pouvoir extraordinaire de faire de sa<br />

vie <strong>une</strong> épopée lég<strong>en</strong>daire ou <strong>une</strong> simple farce d’annuaire. Papi avait osé<br />

confier son sort au pire des tribunaux reconnu sur Terre : un inconsci<strong>en</strong>t !<br />

Avec lui, pas question de tricher. On le sé<strong>du</strong>it, ou tout est fini… Un<br />

mardi soir sans me voir et sa vie n’était plus ri<strong>en</strong>, rayée de la mémoire de<br />

l’humanité.<br />

A tout jamais.<br />

De m’att<strong>en</strong>dre, des fourmis avai<strong>en</strong>t fini par assiéger ses pieds. S’il avait<br />

été plus je<strong>une</strong>, nul doute qu’il se serait soulagé <strong>en</strong> me les <strong>en</strong>voyant au<br />

derrière sans faire d’autres manières. La sagesse s’étant emparée de lui,<br />

son regard ne me lança que des pics empoisonnés. Je me raccrochais au<br />

mieux à ses <strong>en</strong>vies et il m’<strong>en</strong>corda aux parois de sa vie, la si<strong>en</strong>ne, celle<br />

qu’il avait décidé de me <strong>livre</strong>r <strong>en</strong> secret.<br />

De mon côté, il était inutile de lui raconter ce qui v<strong>en</strong>ait de m’arriver. Je<br />

le suspectais d’ailleurs de l’avoir deviné. Une copine v<strong>en</strong>ait de<br />

m’embrasser sur la bouche. J’<strong>en</strong> étais <strong>en</strong>core tout retourné. C’était ma<br />

première... Thérèse, celle que l’on disait chaude comme la braise, m’avait<br />

brûlé les lèvres au point que je n’<strong>en</strong> comptais plus les degrés de peau<br />

cramée. Je m’<strong>en</strong> retrouvais comme lâché <strong>du</strong> haut d’<strong>une</strong> falaise. Cet<br />

instantané devi<strong>en</strong>drait vite un instant damné si je ne pouvais me<br />

68


accrocher aux préoccupations de mon papi car, sitôt <strong>en</strong> place, il se fit de<br />

glace.<br />

Afin de lui demander pardon, je n’avais d’autres solutions qu’écouter<br />

religieusem<strong>en</strong>t son nouveau sermon. Quant à lui, il s<strong>en</strong>tait qu’il devrait<br />

désormais se transc<strong>en</strong>der <strong>pour</strong> me récupérer dans les eaux troubles de mes<br />

élucubrations.<br />

C’est donc avec att<strong>en</strong>tion qu’il me lança <strong>une</strong> invitation au grand départ.<br />

Nos bras devinr<strong>en</strong>t des ailes, notre chair se couvrit de plumes puis nous<br />

nous <strong>en</strong>volâmes sur les traces d’<strong>une</strong> perdrix chassée au beau milieu de bois<br />

très surveillés.<br />

Nous la suivîmes à travers les allées de ce parc merveilleux <strong>en</strong> inspectant<br />

chaque branche où elle se posait avec <strong>une</strong> acuité redoublée. Nous<br />

quittâmes notre banc <strong>pour</strong> nous prom<strong>en</strong>er, faisant <strong>une</strong> pause par-ci, <strong>une</strong><br />

pause par-là, au gré des aléas et autres écarts de voix dans les airs.<br />

Je me souvi<strong>en</strong>s avoir écouté cette nouvelle histoire avec <strong>une</strong> telle force que<br />

chaque mot revêtait l’écho d’un espoir fou. Une graine d’amour germait<br />

<strong>en</strong> mon for intérieur. Pour la première fois. La moiteur de ces lèvres qui<br />

avai<strong>en</strong>t, quelques minutes plus tôt seulem<strong>en</strong>t, bi<strong>en</strong> voulu se poser sur les<br />

mi<strong>en</strong>nes…<br />

Eveil éclairé, ma <strong>du</strong>lcinée pr<strong>en</strong>ait des allures de fée. Elle m’observait de<br />

derrière un bosquet, <strong>en</strong>tre des branches ou des feuilles <strong>pour</strong> rester à mon<br />

chevet sans me déranger.<br />

Ecoutant sil<strong>en</strong>cieusem<strong>en</strong>t les péripéties de cette perdrix, comme s’il<br />

s’agissait de ma nouvelle bonne amie, chaque battem<strong>en</strong>t d’aile de ce petit<br />

oiseau chéri s’échappait au-delà des frontières <strong>du</strong> réel. Ni barreaux ni<br />

bourreaux, tout volait si haut dans les fleurs <strong>du</strong> ciel.<br />

Tour à tour tout dev<strong>en</strong>ait suspect, troublant, <strong>en</strong>chanté ou à oublier selon<br />

les intonations mo<strong>du</strong>lées par mon conteur <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t.<br />

Oubliant mes écarts, puis mon retard, il s’était rappelé aux règles<br />

élém<strong>en</strong>taires, dont celle qui dit qu’il ne faut jamais manger l’ours avant<br />

de l’avoir tué.<br />

Oui, il devait gagner ma confiance <strong>pour</strong> se dé<strong>livre</strong>r de ses errances. Et<br />

c’est tout bi<strong>en</strong> considéré qu’il décida de clamer avec gaieté :<br />

69


« C’est parti mon kiki. Pour fuir tant les <strong>en</strong>nuis que les <strong>en</strong>nemis<br />

je me fis tout rikiki, si mini-mini minuscule que je me faufilais<br />

<strong>en</strong>tre deux virgules, et ce, tant par défi que par instinct de<br />

survie.<br />

Les « Chantiers Je<strong>une</strong>sse » et les « Je<strong>une</strong>sse et Montagne »<br />

avai<strong>en</strong>t été dissous d’un trait de règle zélé. De nouvelles lois<br />

mathématiques révolutionnèr<strong>en</strong>t dans la foulée la logique des<br />

<strong>en</strong>sembles. La ligne de démarcation, qui séparait jusqu’alors la<br />

France <strong>en</strong> <strong>une</strong> zone libre et <strong>une</strong> zone occupée, s’effaça sans<br />

tralala. L’Etat français se retrouvait avec un droit d’autonomie<br />

des plus ré<strong>du</strong>its, cloîtré au fond d’un cagibi. Un, deux, un,<br />

deux ! Inutile <strong>pour</strong> lui de savoir compter jusqu’à trois. Tout<br />

fonctionnait au binaire sans la moindre présomption de<br />

s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts intermédiaires ; on était avec ou contre le Reich. Le<br />

nouvel héros était l’homme robot, celui qui pr<strong>en</strong>d l’humain<br />

<strong>pour</strong> un objet de laboratoire <strong>en</strong> le m<strong>en</strong>ant droit vers le<br />

purgatoire.<br />

Le connu étant connu, il travaillait : turbine d’usines, limace des<br />

champs.<br />

L’inconnu, lui, devait le rester à tout prix, ainsi il pouvait résister<br />

librem<strong>en</strong>t et avec témérité, cloîtré qu’il était dans l’ombre et le<br />

catimini. Pour faciliter sa tâche, de nombreux fichiers et autres<br />

répertoires à données croisées partir<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fumée par jet<br />

d’allumettes dans des armoires mal sécurisées, dans des bureaux<br />

où travaillai<strong>en</strong>t des civils, anonymes, pseudos collabos infiltrés<br />

par des réseaux oeuvrant <strong>pour</strong> le bi<strong>en</strong> être d’<strong>une</strong> autre France…<br />

Ces volutes noirâtres qui s’élevai<strong>en</strong>t dans le ciel permir<strong>en</strong>t<br />

d’augm<strong>en</strong>ter, d’un scratch, les marges de l’inconnu, marges dans<br />

lesquelles je me suis glissé tel un courant d’air s’éclipsant sous le<br />

plumage d’<strong>une</strong> perdrix chassée.<br />

Ma volonté visant à incorporer cette espèce de l’espace n’était<br />

pas suffisante <strong>pour</strong> me faire accepter sans condition par mes<br />

nouveaux compagnons <strong>en</strong>clins à la clandestinité. Il y avait <strong>en</strong><br />

70


effet plusieurs catégories de perdrix. Certaines étai<strong>en</strong>t libres<br />

comme des électrons et d’autres syndiquées à leurs patrons. Les<br />

premières étai<strong>en</strong>t rachitiques et mal emplumées, mais n’avai<strong>en</strong>t<br />

de comptes à r<strong>en</strong>dre à personne. Leur assimilation au sein de la<br />

grande confrérie des perdrix ne se faisait qu’avec le temps, avec<br />

méfiance, après <strong>une</strong> longue période d’observation. Les secondes<br />

se divisai<strong>en</strong>t elles-mêmes <strong>en</strong> deux sous-catégories principales. Il<br />

y avait à droite les déf<strong>en</strong>seurs gaullistes d’<strong>une</strong> république au<br />

service de l’indivi<strong>du</strong> au sein d’<strong>une</strong> économie libérale et, à<br />

gauche, les adeptes d’un esprit communautariste sans la<br />

moindre notion de propriété indivi<strong>du</strong>elle <strong>pour</strong> le plus grand<br />

bonheur des ouvriers, des salariés et des fonctionnaires. La<br />

deuxième branche était de loin celle qui regroupait le plus grand<br />

nombre de partisans. Les uns étai<strong>en</strong>t les g<strong>en</strong>tils, les autres les<br />

méchants ou vice versa selon le versant de ton cœur et la nature<br />

de tes pleurs. En tout cas, des deux côtés tu croisais aussi bi<strong>en</strong><br />

des moins que ri<strong>en</strong> que des trop plein d’Ego, des qui t’<strong>en</strong><br />

donn<strong>en</strong>t plein le dos et des qui te génèr<strong>en</strong>t l’esprit malin.<br />

Heureusem<strong>en</strong>t aussi que des deux côtés, on y r<strong>en</strong>contrait des<br />

g<strong>en</strong>s très bi<strong>en</strong>.<br />

ATTAQUE REPOUSSEE<br />

Ces deux mots communiqués recouvr<strong>en</strong>t l’extrême<br />

résistance des combattants de l’Est.<br />

P<strong>en</strong>dant le mois de février,<br />

56.000 prisonniers soviétiques<br />

ont été faits, 960 chars blindés et<br />

1789 canons ont été pris ou<br />

détruits. Ce bilan prouve que<br />

malgré <strong>une</strong> température<br />

extrêmem<strong>en</strong>t basse cet hiver,<br />

l’activité ne s’est pas ral<strong>en</strong>tie sur<br />

le Front Est. Certes il ne s’agit pas<br />

de mouvem<strong>en</strong>ts de grande<br />

<strong>en</strong>vergure, mais d’attaques<br />

locales meurtrières, âpres,<br />

implacables.<br />

Certaines positions sont<br />

d’importance capitale et doiv<strong>en</strong>t<br />

être maint<strong>en</strong>ues à tout prix <strong>pour</strong><br />

servir de point d’appuis <strong>pour</strong> la<br />

reprise des opérations off<strong>en</strong>sives<br />

prévues au printemps. Là c’est un<br />

cours d’eau qu’il faut déf<strong>en</strong>dre, ici<br />

71


<strong>une</strong> colline, <strong>une</strong> voix ferrée ou un<br />

pont à préserver. Les difficultés<br />

climatiques sont terribles sous<br />

<strong>une</strong> telle latitude. Nous ne<br />

pouvons que crier gloire à nos<br />

valeureux soldats qui ne cess<strong>en</strong>t<br />

de harceler l’<strong>en</strong>nemi avide de<br />

sang.<br />

Le Signal actif –7 février 1942<br />

Puis, un jour, Hitler se mit à ridiculiser le trop peu de fierté que<br />

nous conservions <strong>en</strong> nous. Il colla un joli petit nez rouge sur<br />

celui de notre Maréchal. Eh oui, dorénavant il voulait tout. Tout<br />

<strong>pour</strong> lui. Tout et ri<strong>en</strong> de moins que TOUT.<br />

2,8 milliards de francs, 10.000 tonnes de bétail, 165.000 tonnes<br />

de charbon et 1.000 tonnes de beurre par semaine, telles étai<strong>en</strong>t<br />

les règles élém<strong>en</strong>taires de l’hospitalité <strong>du</strong>es aux militaires de la<br />

Wehrmacht qui résidai<strong>en</strong>t dans nos campagnes.<br />

Braves, nous mangions ce qui restait, à savoir des tickets de<br />

rationnem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> carton : « pirouette - cacahouète ! ».<br />

Des Sections Spéciales (S.S.), issues des camps d’é<strong>du</strong>cation de la<br />

Je<strong>une</strong>sse et façonnées à l’image de leur Maître, arrivai<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

r<strong>en</strong>fort. Hitler les avait programmées selon ses vœux pieux, <strong>en</strong><br />

bons ary<strong>en</strong>s qu’ils étai<strong>en</strong>t, c’est-à-dire <strong>en</strong> <strong>une</strong> race supérieure à<br />

toute autre, <strong>en</strong> <strong>une</strong> armée apte au pire des carnages. Dévouées à<br />

son image, à la vie à la mort, elles étai<strong>en</strong>t capables de tout <strong>pour</strong><br />

celui qu’elles pr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> leur père, lui qui <strong>pour</strong>tant n’avait ni<br />

des yeux bleus ni n’était blond de ses cheveux. Sans aucun s<strong>en</strong>s<br />

de la démesure, ils n’avai<strong>en</strong>t qu’<strong>une</strong> juste mesure : celle d’un<br />

drapeau à la gloire de la pureté d’<strong>une</strong> tâche de sang !<br />

Du coup, chaque jour des nids de résistance étai<strong>en</strong>t découverts<br />

et un peloton se chargeait des exécutions. Pas besoin<br />

d’intermédiaires.<br />

Certaines opérations se déroulai<strong>en</strong>t dans le privé d’<strong>une</strong> chambre<br />

sans instruction, d’autres dans <strong>une</strong> cave, à cœur ouvert, par<br />

intro<strong>du</strong>ction d’<strong>une</strong> balle per<strong>du</strong>e dans un corps à nu. Parfois<br />

aussi les règlem<strong>en</strong>ts de compte avai<strong>en</strong>t lieu sur la place<br />

publique. Les survivants étai<strong>en</strong>t ainsi transformés <strong>en</strong> de<br />

véritables morts-vivants. Maire, postier, boulanger, curé,<br />

72


homme d’affaire se donnai<strong>en</strong>t la main, face au mur, <strong>en</strong> l’att<strong>en</strong>te<br />

de la rafale fatale.<br />

Ces S.S. faisai<strong>en</strong>t chez nous tout ce qu’elles voulai<strong>en</strong>t. Elles<br />

étai<strong>en</strong>t de véritables « cadors » et faisai<strong>en</strong>t ouvrir <strong>en</strong> grand les<br />

bras de ceux qui avai<strong>en</strong>t peur de la mort. Durant <strong>une</strong> guerre<br />

longue et douloureuse comme celle-ci, tout le monde avait bi<strong>en</strong><br />

un petit quelque chose qui justifiait de légers remords ; des<br />

portes à laisser closes, des parquets cloués <strong>en</strong> plusieurs<br />

épaisseurs, des doubles murs montés dans la précipitation par<br />

un maçon n’ayant <strong>pour</strong> cim<strong>en</strong>t que de simples murmures. Alors,<br />

lorsque ces chercheurs invétérés arrivai<strong>en</strong>t si près qu’ils<br />

brûlai<strong>en</strong>t, nombreuses étai<strong>en</strong>t leurs proies qui mettai<strong>en</strong>t g<strong>en</strong>oux<br />

à terre et demandai<strong>en</strong>t pardon ; mot ignoré dans le dictionnaire<br />

de ces forces spéciales. Une fois le pot aux roses <strong>du</strong> jardin secret<br />

de chacun découvert, ils offrai<strong>en</strong>t à leur interlocuteur la der des<br />

ders, un voyage direct <strong>pour</strong> l’<strong>en</strong>fer ! En bons complices, <strong>une</strong><br />

milice franco-française fut même mise sur pieds <strong>pour</strong> seconder<br />

ces <strong>en</strong>vahisseurs avec la plus grande des rigueurs.<br />

Surveillés tel le lait sur le feu par l’<strong>en</strong>semble des <strong>partie</strong>s -<br />

<strong>en</strong>vahisseurs ou <strong>pour</strong>voyeurs d’espoirs, de droite ou de gauche -<br />

tous s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t à nous voir affaiblis, car si nos aspirations<br />

étai<strong>en</strong>t connues depuis le Front Populaire et les bals populaires<br />

de 1936 clairem<strong>en</strong>t teintés de perspectives socialistes et<br />

égalitaires, nous n’<strong>en</strong> étions pas moins considérés comme un<br />

pays riche au cœur <strong>du</strong> giron libéral, un pays anci<strong>en</strong>nem<strong>en</strong>t<br />

dét<strong>en</strong>teur de colonies dont il fallait tirer le jus jusqu’à la lie.<br />

Et comme <strong>pour</strong> l’heure nous n’étions ni plus ni moins qu’un<br />

état complice des nazis, d’un coup le tout un chacun pariait sur<br />

le qui est qui et <strong>pour</strong>quoi jusqu’à quand, histoire de passer le<br />

temps. Personne ne savait <strong>en</strong>core ce qui se passerait <strong>en</strong> cas de<br />

victoire, si victoire un jour il y avait. Qui l’emporterait : De<br />

Gaulle ou Thorez ? Le Capitalisme ou le Communisme ?<br />

Chacun des deux négociait au mieux <strong>pour</strong> favoriser notre sort<br />

de pays écartelé sans bras sans pied.<br />

73


Chacun des deux voulait contrôler la logistique qu’il apporterait.<br />

Chacun des deux faisait tout ce qu’il pouvait <strong>pour</strong> accroître sa<br />

position au sein de la rébellion, qu’il soit stratège, indicateur ou<br />

fournisseur officiel de têtes prêtes à la boucherie…<br />

« La France pouvait jusqu’alors<br />

être fière, à juste titre, de<br />

posséder le paquebot le plus<br />

grand, le plus rapide et le plus<br />

luxueux <strong>du</strong> monde. Nos voisins<br />

outre-atlantiques nous l’avai<strong>en</strong>t<br />

volé. Ils escomptai<strong>en</strong>t transformer<br />

ce fleuron de la marine<br />

civile <strong>en</strong> croiseur de guerre ou<br />

plus vulgairem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> un simple<br />

cargo <strong>pour</strong> transport de troupe.<br />

Ils l’avai<strong>en</strong>t, par <strong>une</strong> ironie<br />

amère, rebaptisé le LA FAYETTE.<br />

Les voilà bi<strong>en</strong> mal récomp<strong>en</strong>sés<br />

d’<strong>une</strong> telle p<strong>en</strong>sée. S’il ne peut<br />

plus aujourd’hui <strong>pour</strong>suivre sa<br />

pacifique carrière de paquebot<br />

français, il ne servira pas non<br />

plus les idylles guerrières des<br />

Un de moins !<br />

américains.<br />

Maigre consolation que notre<br />

valeureuse Nation trouvera dans<br />

le fait que ce formidable vaisseau<br />

vi<strong>en</strong>t de pr<strong>en</strong>dre l’eau, jusqu’audessus<br />

de sa ligne de flottaison.<br />

Désormais coulé, la marine<br />

marchande devra compter sur<br />

d’autres embarcations dans le<br />

cadre de la bataille de<br />

l’Atlantique, ce match de vitesse<br />

organisé <strong>en</strong>tre bateaux de plus<br />

<strong>en</strong> plus géants <strong>pour</strong> transporter<br />

d’un bout à l’autre de l’océan<br />

vivres et armem<strong>en</strong>t. »<br />

Le signal actif - 21 février 1942<br />

Oui, chacun des deux <strong>en</strong> mettait un coup <strong>pour</strong> se valoriser <strong>en</strong><br />

haut lieu, qui par son courage, qui par son respect aveugle des<br />

ordres, qui selon le quoi <strong>en</strong> vue d’un aveugle per<strong>du</strong> au milieu de<br />

la rue. Cette concurr<strong>en</strong>ce <strong>pour</strong> le bi<strong>en</strong>-être de notre nation<br />

créait <strong>en</strong> même temps <strong>une</strong> étrange t<strong>en</strong>sion tant et si bi<strong>en</strong> que<br />

l’art de la collaboration <strong>en</strong>tre les peuples fonctionnait <strong>pour</strong><br />

certains à merveille. Les plus impliqués, <strong>pour</strong> bi<strong>en</strong> se faire voir<br />

de nos occupants, allai<strong>en</strong>t jusqu’à dénoncer leur voisin afin de<br />

les <strong>en</strong>voyer direct dans des camps d’où ils ne ressortirai<strong>en</strong>t pas<br />

de si tôt. Certains n’hésitai<strong>en</strong>t pas à profiter de ces occasions<br />

74


inespérées <strong>pour</strong> acheter les terres ainsi libérées. L’opportunisme<br />

était <strong>pour</strong> certains <strong>une</strong> rigueur, preuve de leur vigueur. L’av<strong>en</strong>ir<br />

était à celui qui savait ce que l’autre faisait, ce que l’autre, caché<br />

derrière tous ses rideaux de faux-semblants, était. Les<br />

Allemands avai<strong>en</strong>t besoin des collabos et les opposants de<br />

résistants. Qui était qui au compte de qui ? Pourquoi et<br />

comm<strong>en</strong>t ? Les uns et les <strong>une</strong>s se soupçonnai<strong>en</strong>t chacun<br />

chac<strong>une</strong> le plus souv<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> vainem<strong>en</strong>t.<br />

* *<br />

*<br />

La tête prise dans un étau, qui n’avait de cesse de se resserrer,<br />

j’avais eu de quoi dev<strong>en</strong>ir timbré, car <strong>pour</strong> moi, la seule chose<br />

qui importait, c’était d’avoir de quoi manger et un coin où me<br />

reposer, ne serait-ce que de temps <strong>en</strong> temps.<br />

Si je me battais, c’était <strong>pour</strong> que je redevi<strong>en</strong>ne libre et que tout<br />

soit au plus vite à nouveau comme avant. C’est comme ça, qu’à<br />

défaut de nid, j’errais de branches <strong>en</strong> gouttières puis de<br />

gouttières <strong>en</strong> feuillage. A force, je finis par m’éclipser derrière le<br />

voile d’<strong>une</strong> toile, érigée loin de toute perspective de lumière,<br />

parmi les recoins les moins fréqu<strong>en</strong>tés. Ce passage <strong>en</strong> l’état de<br />

persécuté fit de moi un guerrier malgré lui et m’apprit à<br />

reconnaître le bruit d’<strong>une</strong> aiguille quand elle tombe dans <strong>une</strong><br />

meule de foin, question de survie <strong>en</strong> cas de besoin si des fois il<br />

était nécessaire de la retrouver le l<strong>en</strong>demain.<br />

C’était le temps où chaque grincem<strong>en</strong>t anodin de parquet<br />

dev<strong>en</strong>ait suspect et craint, <strong>une</strong> donnée à <strong>en</strong>registrer <strong>pour</strong> s’y<br />

familiariser. Chaque mouvem<strong>en</strong>t de patte <strong>en</strong> l’air était à saisir<br />

<strong>pour</strong> prév<strong>en</strong>ir celui tant att<strong>en</strong><strong>du</strong>, et aussi tant redouté, de<br />

l’inconnu qui tirerait <strong>une</strong> balle <strong>en</strong> l’air ou attirerait mes ailes<br />

dans un train à quai, sans f<strong>en</strong>être par laquelle m’<strong>en</strong>voler, un<br />

fameux train qui att<strong>en</strong>dait d’être au complet <strong>pour</strong> <strong>une</strong><br />

destination qui s<strong>en</strong>tait la fin <strong>du</strong> cassoulet.<br />

75


Fort heureusem<strong>en</strong>t, avec persévérance et <strong>en</strong>traînem<strong>en</strong>t, je suis<br />

parv<strong>en</strong>u à distinguer le battem<strong>en</strong>t d’aile d’<strong>une</strong> colombe de celui<br />

d’<strong>une</strong> hirondelle, ce qui me permettait d’anticiper les bonnes ou<br />

mauvaises nouvelles.<br />

Sans famille clairem<strong>en</strong>t id<strong>en</strong>tifiée, je compris vite que ma seule<br />

issue consistait à dev<strong>en</strong>ir un grand av<strong>en</strong>turier capable de gérer<br />

tout un tas de petits conflits d’intérêts souv<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> mesquins.<br />

J’ai donc décidé de jouer la carte de l’intégrité <strong>pour</strong> créer<br />

l’illusion d’un trait d’union au sein de cette imm<strong>en</strong>se confusion.<br />

Si le tout un chacun, à l’écouter avec att<strong>en</strong>tion, n’aspirait à ri<strong>en</strong><br />

d’autre que ce à quoi moi même j’aspirais -marcher libre dans la<br />

rue et dormir sur ses deux oreilles- <strong>en</strong> fait chacun cherchait<br />

aussi à tirer la couverture de son côté. Je décrochais alors mon<br />

sourire le plus niais, remerciais <strong>pour</strong> l’hospitalité accordée et<br />

prolongeais ma quête de belles étoiles sous la voie lactée. Pour<br />

toutes autres missions, je restais à disposition. Si j’avais choisi la<br />

voie de l’indép<strong>en</strong>dance malgré les difficultés que cela<br />

occasionnait, c’était justem<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> m’éviter tout un tas de<br />

grandes phrases sans l<strong>en</strong>demain qui chant<strong>en</strong>t. Sans <strong>en</strong>nemi<br />

appar<strong>en</strong>t, hormis les sections spéciales de chasseurs, je me<br />

retrouvais sans vrais amis sur qui compter <strong>en</strong> cas de grosses<br />

frayeurs. Moralité : je maigrissais et m’efforçais à ce que les uns<br />

ou les autres se satisfass<strong>en</strong>t de mes services de perdrix libérée.<br />

Agir. Bouger. En ce temps-là, c’était osé, car cela signifiait se<br />

montrer, risquer les barrages et les réquisitions de « Papier<br />

bitte !». C’est <strong>pour</strong> ça que j’étais respecté et souv<strong>en</strong>t récomp<strong>en</strong>sé<br />

d’un petit bol d’eau tiède <strong>pour</strong> me réchauffer, <strong>du</strong> moins si les<br />

réserves <strong>du</strong> nid ou <strong>du</strong> gr<strong>en</strong>ier, au sein <strong>du</strong>quel j’étais admis, le<br />

permettai<strong>en</strong>t.<br />

N’étant pas tricard, puisqu’avec moi il n’y avait pas de cadavre<br />

dans les placards, mon intégrité finit par se savoir, car, même<br />

lorsque chacun semble cloîtré chez soi, les nouvelles se<br />

propag<strong>en</strong>t de portes <strong>en</strong> portes, de bouches à bouches, de volets<br />

fermés <strong>en</strong> lumières allumées, de poches vides <strong>en</strong> v<strong>en</strong>tres pleins.<br />

76


D’un autre côté, ce comportem<strong>en</strong>t « audacieux » était <strong>pour</strong> moi<br />

le moins risqué. Il me semblait que le mouvem<strong>en</strong>t perpétuel<br />

était la meilleure des déf<strong>en</strong>ses possible contre <strong>une</strong> traque<br />

organisée.<br />

Imprévisible, mon av<strong>en</strong>ir ne se lisait pas dans le fond d’<strong>une</strong><br />

marre de café. Normal d’ailleurs, puisqu’il était réquisitionné et<br />

remplacé par de la vulgaire chicorée si soluble dans la tasse<br />

qu’elle ne laissait guère plus de trace qu’un fil invisible dont<br />

personne ne contrôlait vraim<strong>en</strong>t le s<strong>en</strong>s <strong>du</strong> déroulé.<br />

Battant des ailes à nul autre pareil je volais toujours plus haut,<br />

vers le soleil, et me méfiais comme de la peste de tous ces<br />

institutionnels de la misère, de tous ces fonctionnaires de la<br />

rébellion qui tirai<strong>en</strong>t des plans sur des comètes sans posséder<br />

sur eux la moindre pépette à disposition capable d’amorcer leurs<br />

roupettes. Le temps passant, je flânais là où personne n’allait,<br />

traversais le ciel sans jamais me poser et survolais de<br />

nombreuses toiles d’araignées qui toutes <strong>en</strong> me voyant passer<br />

voulai<strong>en</strong>t me rallier à leur côté.<br />

« Vi<strong>en</strong>s <strong>en</strong> moi et je te couvrirais de la douceur de mon voile,<br />

vi<strong>en</strong>s <strong>en</strong> moi et je ferai de toi le nouveau coeur de ma toile,<br />

vi<strong>en</strong>s <strong>en</strong> moi et tu seras protégé par l’ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e de mon réseau,<br />

vi<strong>en</strong>s <strong>en</strong> moi et tu auras chaud, tu verras tout sera beau… »<br />

Au fond de moi, tel le fou, j’interprétais un tout autre refrain :<br />

«Tu as faim, tu as faim,<br />

suis donc mon chemin<br />

et je te donnerai le foin<br />

dont tu as tant besoin.<br />

Tu as faim, tu as faim,<br />

suis donc mon chemin<br />

et je te ferai manger dans ma main<br />

jusqu’à ta fin».<br />

Je n’étais pas le seul dans cette situation de perdrix chassée si<br />

peu <strong>en</strong>viée mais <strong>en</strong> même temps si convoité <strong>pour</strong> sa « liberté ».<br />

Je me méfiais de tout le monde et restais seul dans ma ronde.<br />

77


Pour me protéger, je ne suivais que les idées ayant trait à<br />

l’action, et qui n’appelai<strong>en</strong>t pas à des risques de représailles.<br />

Déjouer les lignes, oui ! Tuer des <strong>en</strong>nemis : hors de question,<br />

trop d’otages y perdai<strong>en</strong>t leur vie <strong>en</strong> comp<strong>en</strong>sation. Ce type de<br />

combat me semblait <strong>en</strong>core trop inégal. En revanche, dès que<br />

cette élém<strong>en</strong>taire condition était respectée, je ne disais jamais<br />

non au mot « opération».<br />

Il est bi<strong>en</strong> évid<strong>en</strong>t que ces petites r<strong>en</strong>contres <strong>en</strong>tre clandestins<br />

partageant les mêmes chemins de traverse s’improvisai<strong>en</strong>t dans<br />

le hasard le plus absolu car, sans nous connaître, nous nous<br />

reconnaissions <strong>en</strong> nous croisant. La lueur d’<strong>une</strong> même peur se<br />

retrouvait dans nos regards. Elle était aussi visible que cette<br />

étoile que d’autres portai<strong>en</strong>t sur le coeur. Fort heureusem<strong>en</strong>t,<br />

seuls les oiseaux concernés par la cause pouvai<strong>en</strong>t repérer ce<br />

petit éclat. C’était notre petite cachotterie à nous, le pré carré<br />

des précaires.<br />

La stratégie que j’avais choisie n’était pas la seule admise.<br />

Certains clandestins s’<strong>en</strong>tassai<strong>en</strong>t dans les soupiraux grillagés<br />

des villes ou circulai<strong>en</strong>t dans l’obscurité des souterrains et autres<br />

égouts <strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant que quelque complice ne vi<strong>en</strong>ne leur offrir<br />

un bout de pain plus ou moins rassis. Ceux-là att<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t le<br />

temps <strong>du</strong> grand jour, tapis par terre, comme des rats. Ils <strong>en</strong><br />

oubliai<strong>en</strong>t parfois de respirer <strong>pour</strong> s’assurer de ne pas perturber<br />

l’atmosphère. Ils disparaissai<strong>en</strong>t aussi souv<strong>en</strong>t d’épuisem<strong>en</strong>t,<br />

car seuls les particulièrem<strong>en</strong>t intellig<strong>en</strong>ts obt<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t par la<br />

qualité de leurs p<strong>en</strong>sées des ravitaillem<strong>en</strong>ts suffisamm<strong>en</strong>t<br />

réguliers à leur proximité. Si tu ne tournes pas avec le monde,<br />

fais-le tourner autour de toi !<br />

En ce qui me concerne, j’étais trop méfiant et pas assez<br />

intellig<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> admettre cette logique. Aussi je préférais<br />

récupérer les victuailles moi-même là où elles étai<strong>en</strong>t, là où elles<br />

poussai<strong>en</strong>t, là où on me disait pouvoir <strong>en</strong> trouver. Et quand je<br />

ramassais des surplus, je rapportais mes trésors aux c<strong>en</strong>tres de<br />

distribution dûm<strong>en</strong>t homologués, véritables supermarchés de la<br />

78


ésistance organisée. A ceux qui ne voulai<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> donner<br />

malgré leur richesse avérée, j’inscrivais <strong>une</strong> petite croix blanche<br />

sur leur boîte aux lettres, bi<strong>en</strong> <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce juste à côté de leur<br />

nom. L’heure de la v<strong>en</strong>geance vi<strong>en</strong>drait bi<strong>en</strong> un jour et le beurre<br />

se mangera, même rance… En att<strong>en</strong>dant, dès qu’ils avai<strong>en</strong>t<br />

tourné le dos, je chapardais tout ce qu’il m’était possible<br />

d’emm<strong>en</strong>er à dos d’oiseau et <strong>en</strong>tonnais ma petite chanson.<br />

« A la source je fais mes courses et emplis ma bourse d’eau <strong>pour</strong> combler<br />

d’aise l’ours dans la cage <strong>du</strong> zoo. Ainsi il conserve la rage dans ses os et<br />

reste sage quand il contemple ma peau».<br />

Dans certaines maisons la nourriture m’att<strong>en</strong>dait, les f<strong>en</strong>êtres<br />

toutes ouvertes. Des fidèles mettai<strong>en</strong>t toujours un petit quelque<br />

chose de côté <strong>pour</strong> les perdrix chassées. Leur g<strong>en</strong>tillesse me<br />

portait de nid <strong>en</strong> nid et, avec leur appui, je traversais les mailles<br />

<strong>du</strong> filet <strong>en</strong>nemi. Savoir trouver de la solidarité parmi des<br />

« établis», des personnes ayant pignon sur rue avec <strong>une</strong> carte<br />

d’id<strong>en</strong>tité, <strong>une</strong> adresse et des <strong>en</strong>fants qui vont à l’école, c’était<br />

plutôt rassurant.<br />

Dans ces cas là, les perspectives de changem<strong>en</strong>t n’étai<strong>en</strong>t plus<br />

illusoires. On comm<strong>en</strong>çait même sérieusem<strong>en</strong>t à percevoir des<br />

issues moins noires. Observant les moindres déplacem<strong>en</strong>ts<br />

d’hommes et de matériels avec hauteur, disséminés un peu<br />

partout sur le territoire, nous, les perdrix, participions à<br />

l’élaboration d’un gigantesque réseau d’information que nous<br />

répertorions sans nous faire repérer et transmettions<br />

directem<strong>en</strong>t à nos plus émin<strong>en</strong>ts cerveaux.<br />

N’ayant ri<strong>en</strong> d’autre à faire, les synapses toujours <strong>en</strong> ébullition,<br />

nos grands politiques de l’ombre étudiai<strong>en</strong>t les risques et<br />

conséqu<strong>en</strong>ces de chaque bribe parv<strong>en</strong>ue à leurs délicates<br />

oreilles. Ils répandai<strong>en</strong>t à leur tour des instructions aux passants<br />

choisis avec précaution qui, d’un bec à un rideau tiré,<br />

sollicitai<strong>en</strong>t les ailes <strong>pour</strong>vues à cet effet.<br />

De plumes <strong>en</strong> pattes, j’ai fini par r<strong>en</strong>contrer trois amis avec<br />

lesquels nous décidâmes de nous regrouper. Parmi eux un<br />

79


dénommé Raoul. Ensemble nous cherchions un groupe dans<br />

lequel nous <strong>pour</strong>rions nous <strong>en</strong>gager <strong>pour</strong> de bon. C’est ainsi<br />

que nous quittâmes notre Haute-Garonne afin de trouver<br />

refuge dans les contreforts montagneux des Alpes, non loin de<br />

la Suisse, sur le plateau des Glières. Sa situation géographique,<br />

particulièrem<strong>en</strong>t isolée, avait permis d’y installer l’un des hauts<br />

lieux de la résistance. Seuls des avions pouvai<strong>en</strong>t espionner ou<br />

déloger les maquisards qui y étai<strong>en</strong>t perchés. Comme ils<br />

faisai<strong>en</strong>t <strong>du</strong> bruit, dès qu’ils approchai<strong>en</strong>t, tout le monde se<br />

cachait. Plusieurs c<strong>en</strong>taines de combattants s’y réfugiai<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

perman<strong>en</strong>ce dans l’ordre et le calme <strong>du</strong>s à la souffrance. Seuls<br />

des g<strong>en</strong>s triés sur le volet parmi les mieux notés <strong>du</strong> réseau<br />

savai<strong>en</strong>t où nous étions, ce que nous y faisions et qui nous<br />

étions… Malheureusem<strong>en</strong>t les perspectives d’av<strong>en</strong>ir n’étai<strong>en</strong>t<br />

pas <strong>en</strong>core garanties et nous repartîmes plus loin chercher notre<br />

paradis. Notre but était d’intégrer un groupe dont l’objectif<br />

affiché était de rejoindre, au plus vite, la première armée dont<br />

on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait parler et qui se constituait quelque part <strong>pour</strong><br />

libérer le pays. Pour pati<strong>en</strong>ter, nous reprîmes notre croisade et,<br />

<strong>en</strong> bons nomades, nous allions de puits <strong>en</strong> puits <strong>pour</strong> raconter<br />

les dernières histoires à la mode, lorsque, le soir, le coin <strong>du</strong> feu<br />

pr<strong>en</strong>d des airs d’aveux. Nous nous abreuvions égalem<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

histoires fraîches à conter sous d’autres cieux.<br />

Nous nous voulions discrets et restions au secret, car nos vies<br />

dép<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t désormais des inc<strong>en</strong>dies qu’allumai<strong>en</strong>t ici et là les<br />

belligérants, et inutile de te dire que les inc<strong>en</strong>diaires ne<br />

manquai<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong> cette période de guerre. D’ailleurs à la fin, les<br />

copains n’avai<strong>en</strong>t plus assez d’allumettes <strong>pour</strong> mettre le feu à<br />

leurs cigarettes. De toute façon, il n’y avait plus de cigarette non<br />

plus, alors ! »<br />

Dans mon chez moi, la vie est éternelle, et, si, des fois, nous avons un<br />

petit bobo, nous nous dirigeons dans un atelier spécialisé à la réparation<br />

des cubes. Des médecins robots <strong>en</strong> blouses rouges s’exécut<strong>en</strong>t, <strong>gratuit</strong>em<strong>en</strong>t,<br />

80


sur simple prés<strong>en</strong>tation de notre numéro vert à tr<strong>en</strong>te chiffres. Ensuite<br />

nous <strong>en</strong>trons chez un carrossier qui réhabilite notre alliage extérieur aux<br />

dim<strong>en</strong>sions standartisées. Il réintègre toutes nos fonctionnalités<br />

originelles : le goût, le toucher, la vue, l’ouie, l’odorat et la praticabilité<br />

au sein de notre armure s<strong>en</strong>sorielle.<br />

Notre Grand Explorateur a, <strong>en</strong> effet, réalisé que seule la possibilité<br />

d’immortalité permettait à l’être d’exister pleinem<strong>en</strong>t, et c’est ainsi que<br />

grâce à lui, libéré de toute crainte liée à la temporalité, le cube a pu<br />

dev<strong>en</strong>ir le génie de l’éthique. N’ayant plus de soucis matériels, nous<br />

consacrons donc nos actions à la spiritualité d’un monde parfait.<br />

Chaque accid<strong>en</strong>t, heureux ou malheureux, étant prémédité sur les cartes<br />

réseaux conçues par le Grand Explorateur, le Grand Rouage gère la<br />

logistique des pièces détachées nécessaires à coup de manipulations, avant<br />

même que les événem<strong>en</strong>ts n’arriv<strong>en</strong>t. Ainsi point de temps d’att<strong>en</strong>te, les<br />

pièces utiles à notre « reset » sont prêtes dès notre arrivée à l’atelier.<br />

Les robots échang<strong>en</strong>t nos membres et nos organes, remplac<strong>en</strong>t notre puce,<br />

reformat<strong>en</strong>t notre disque <strong>du</strong>r et huil<strong>en</strong>t nos rouages à loisir. Ils peuv<strong>en</strong>t<br />

même pratiquer <strong>une</strong> déconnection temporaire de notre cœur si nécessaire.<br />

Finalem<strong>en</strong>t tout se fait sans peur et sans douleur.<br />

L’accès à notre carte réseau est <strong>en</strong> revanche très particulier. Normal, c’est<br />

le c<strong>en</strong>tre névralgique de notre personnalité. Il est réservé au Grand<br />

Explorateur qui possède seul la clé <strong>du</strong> coffre inaltérable - celui qui résiste<br />

tant aux chocs physiques, psychiques que thermiques – et <strong>en</strong> protège son<br />

invulnérabilité. Lui seul déti<strong>en</strong>t le code d’accès universel au dossier qui<br />

r<strong>en</strong>ferme tous nos docum<strong>en</strong>ts personnels. Il peut donc pénétrer dans le<br />

cœur même de chacun des cubes qu’il a créés, à savoir son pot<strong>en</strong>tiel<br />

d’extracommunication, <strong>pour</strong> juger <strong>du</strong> bi<strong>en</strong> fondé des réparations<br />

<strong>en</strong>visagées. Aussi selon la nature et la quantité de données <strong>en</strong>dommagées il<br />

décide, ou non, d’opérer par ajout ou suppression d’informations sur la<br />

carte mémoire. En assumant ce SAV (Service d’Action Salvatrice), il<br />

vérifie la nature des imprévisibles et les intègre dans ses nouvelles formules<br />

destinées à sa base de données statistiques possibilistes. Cette interv<strong>en</strong>tion<br />

lui permet d’<strong>en</strong> tirer les conclusions sci<strong>en</strong>tifiques qui s’impos<strong>en</strong>t.<br />

81


« Fatal error » et c’est le r<strong>en</strong>voi de la matière première <strong>en</strong> c<strong>en</strong>tre de<br />

recyclage. Chaque élém<strong>en</strong>t qui nous compose peut être réutilisé dans la<br />

matrice des nouveaux modèles naissants. Autrem<strong>en</strong>t, dans les cas les<br />

moins préoccupants, on est r<strong>en</strong>voyé au c<strong>en</strong>tre de formation agréé par le<br />

ministère… qui permet <strong>une</strong> remise à niveau des données initiales.<br />

Résurrection ou réincarnation ? Notre destin se joue <strong>en</strong>tre ses mains.<br />

Respect.<br />

82


La France, frappée au cœur,<br />

va-t-elle <strong>en</strong>fin s’unir ?<br />

Paris vi<strong>en</strong>t d’être attaqué par les bombes de l’anci<strong>en</strong> allié. Après<br />

Mers El-Kébir, où notre flotte à quai fut coulée, après Dakar où<br />

un débarquem<strong>en</strong>t fut <strong>en</strong>visagé par le félon, De Gaulle, qui <strong>une</strong><br />

fois de plus r<strong>en</strong>onça devant la peur <strong>du</strong> combat, après les<br />

torpillages de nos bateaux marchands, après les agressions à la<br />

mitrailleuse contre nos pêcheurs et nos paysans, après les<br />

bombardem<strong>en</strong>ts de nos ports, l’Anglais s’<strong>en</strong> pr<strong>en</strong>d maint<strong>en</strong>ant<br />

au symbole même de notre pays : sa capitale. Il jette son dévolu<br />

sur l’agglomération humaine où le plus de victimes peuv<strong>en</strong>t être<br />

faites. Résultat : des c<strong>en</strong>taines de morts et de blessés, des<br />

milliers de familles sans abri. Ces messieurs de la R.A.F, comme<br />

ils s’<strong>en</strong> vant<strong>en</strong>t dans leurs tracts, « connaiss<strong>en</strong>t leur affaire »,<br />

parole de merc<strong>en</strong>aires ! Ils assassin<strong>en</strong>t <strong>en</strong> série les femmes, les<br />

<strong>en</strong>fants, les populations ouvrières de la banlieue et tous ceux<br />

qui lutt<strong>en</strong>t au quotidi<strong>en</strong> <strong>pour</strong> leurs conditions de vie. Le pire, ils<br />

os<strong>en</strong>t l’annoncer : « nous revi<strong>en</strong>drons ».<br />

La France <strong>en</strong>tière a frémi d’horreur. Paris, dev<strong>en</strong>ue capitale de<br />

la douleur, a s<strong>en</strong>ti monter les larmes dans son cœur. Un grand<br />

mouvem<strong>en</strong>t de solidarité a <strong>en</strong>trainé <strong>en</strong> un même élan tous les<br />

Français vers les victimes. L’unité nationale, que quelques<br />

pessimistes pouvai<strong>en</strong>t croire m<strong>en</strong>acée, n’est décidém<strong>en</strong>t pas un<br />

leurre. Une lueur s’est affirmée plus forte et plus émouvante<br />

que jamais ; la journée de deuil national <strong>en</strong> a fourni la preuve.<br />

L’unanimité s’est <strong>en</strong>fin faite dans la réprobation indignée contre<br />

cette nouvelle agression anglaise.<br />

Il semble que face à ce nouveau malheur, notre pays ait dissipé<br />

son incertitude et ses hésitations. A la lumière des inc<strong>en</strong>dies de<br />

la nuit tragique, bi<strong>en</strong> des yeux se sont <strong>en</strong>fin ouverts sur la<br />

vérité ; au fracas des écroulem<strong>en</strong>ts d’immeubles, aux<br />

gémissem<strong>en</strong>ts des blessés, la voix <strong>du</strong> bon s<strong>en</strong>s s’est exprimée à<br />

l’unisson. La France reconnaît soudain avec évid<strong>en</strong>ce l’odieux<br />

des procédés d’un anci<strong>en</strong> allié mesquin qui se v<strong>en</strong>ge de ses<br />

défaites sur <strong>une</strong> nation désormais sans déf<strong>en</strong>se.<br />

La France <strong>du</strong> MATIN – 17 février 1942<br />

83


Le sil<strong>en</strong>cieux<br />

Sans un mot, il me mit <strong>en</strong> main l’écrit que voici, puis il s’<strong>en</strong> alla, me<br />

plantant là avec l’air d’un à moitié bêta.<br />

« La dernière fois je t’ai raconté mes errem<strong>en</strong>ts. Aujourd’hui je<br />

t’évoquerai mon <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t. Le groupe qui me paraissait être à la fois<br />

le plus méthodique et le moins revanchard, c’est-à-dire le plus <strong>en</strong><br />

correspondance avec mes aspirations, était le Corps Franc Bayard,<br />

c’est <strong>pour</strong>quoi j’ai intégré son unité de combat. Entre autres missions<br />

d’importance à exécuter, notre groupe gérait plus particulièrem<strong>en</strong>t la<br />

récolte des parachutes alliés. En ces mom<strong>en</strong>ts-là des résistants de tous<br />

bords confon<strong>du</strong>s se regroupai<strong>en</strong>t dans le sil<strong>en</strong>ce le plus absolu. Toutes<br />

les précautions étai<strong>en</strong>t prises <strong>pour</strong> ne pas éveiller l’esprit de l’<strong>en</strong>nemi<br />

<strong>en</strong>dormi – meunier tu dors, ton moulin ton moulin bat trop vite, meunier<br />

tu dors ton moulin ton moulin bat trop fort… et c’est alors que des<br />

joujoux par milliers, sous forme de voiles sil<strong>en</strong>cieuses, glissai<strong>en</strong>t au beau<br />

milieu des nébuleuses – petit Papa Noël, quand tu desc<strong>en</strong>dras <strong>du</strong> ciel,<br />

avec, des paquets d’armes par milliers, n’oublies pas les vivres et les<br />

munitions <strong>pour</strong> qu’on sorte <strong>en</strong>fin de notre prison… Toute la diversité<br />

d’approvisionnem<strong>en</strong>t rêvé d’un véritable supermarché de la rébellion<br />

dégringolait <strong>en</strong> un largage ciblé. A peine posés au sol, ces nuages de<br />

soie se faisai<strong>en</strong>t véritables piscines d’or. Chacun plongeait <strong>en</strong> son sein<br />

84


<strong>pour</strong> s’y <strong>en</strong>rouler avec soin et percer le secret de son trésor. Ce<br />

tissu merveilleux nous protégeait <strong>du</strong> froid les soirs de grand v<strong>en</strong>t. Il se<br />

portait aussi sous forme de chemises d’apparat <strong>pour</strong> sortir le plus<br />

élégamm<strong>en</strong>t qu’il soit dans les soirées les plus <strong>en</strong> vue. C’était le temps<br />

<strong>du</strong> grand recyclage, on faisait d’un ri<strong>en</strong> un vrai n’importe quoi toujours<br />

de bon aloi.<br />

Une fois le matériel récupéré, il fallait <strong>en</strong>suite traverser les lignes<br />

avec les caisses dans nos bras sans faire de bruit et ram<strong>en</strong>er les<br />

cadeaux à l’abri. Nous œuvrions bi<strong>en</strong> sûr de nuit et <strong>en</strong>filions, dans un<br />

ultime souci de précaution, des semelles de feutrine sous nos chaussons.<br />

Chut… « Meunier, tu dors… »<br />

Nous récupérions ainsi des colts 45, des revolvers souv<strong>en</strong>t sans<br />

barillet, des mitraillettes St<strong>en</strong> démontées, des sil<strong>en</strong>cieux pas toujours<br />

adaptés aux canons des pistolets livrés, des cartouchières et autres<br />

munitions de fusils mitrailleurs restés le plus souv<strong>en</strong>t chez nos<br />

fournisseurs de pièces détachées, bref tout le b.a ba <strong>du</strong> petit insurgé<br />

illustré. Malheureusem<strong>en</strong>t tous ces approvisionnem<strong>en</strong>ts nécessitai<strong>en</strong>t<br />

d’être complétés. Ceux prêts à usage étai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> trop rares <strong>pour</strong> nous<br />

permettre d’<strong>en</strong>gager, seuls, <strong>une</strong> vraie bagarre. Des munitions sans<br />

armes c’est comme <strong>une</strong> auto sans ess<strong>en</strong>ce, tu ne peux ri<strong>en</strong> <strong>en</strong> faire si ce<br />

n’est la regarder briller, telle <strong>une</strong> pièce de musée sous ses multiples<br />

couches accumulées de poussière dans un garage abandonné.<br />

Suspicion des alliés ? Mésalliance <strong>en</strong>visagée ?<br />

85


« Un tank soviétique a été cloué sur<br />

place par les projectiles d’un canon<br />

antichar.<br />

Le con<strong>du</strong>cteur, blessé à mort,<br />

s’est écroulé dans la neige. Le froid a<br />

raidi le cadavre. »<br />

SCIENCE DE LA VIE - 12 mars 1944<br />

Telles des taupes nous creusions d’invisibles galeries <strong>en</strong> quête de<br />

quelques rutabagas égarés.<br />

Actions directes, actions discrètes. Tout était selon les inspirations de<br />

chaque section.<br />

Le groupe auquel j’avais décidé d’appart<strong>en</strong>ir se voulait avant tout<br />

concret et efficace. Chez nous il n’y avait pas de place <strong>pour</strong> l’à peu<br />

près, les effets de manches de blablateurs ou tout autre bonim<strong>en</strong>teur<br />

<strong>en</strong> quête de ronds de jambes. De même nous n’étions pas de ceux qui<br />

cédai<strong>en</strong>t aux initiatives indivi<strong>du</strong>elles <strong>pour</strong> assouvir de basses v<strong>en</strong>geances<br />

personnelles. Non, notre groupe respectait scrupuleusem<strong>en</strong>t le<br />

règlem<strong>en</strong>t d’<strong>une</strong> hiérarchie bi<strong>en</strong> établie, ce qui ne nous empêcha pas de<br />

subir les bombardem<strong>en</strong>ts d’Uriage, où, ce qui devait arriver arriva,<br />

c’est-à-dire que ce fut la cata. Je t’explique.<br />

Uriage, petite bourgade située sur un plateau non loin de Gr<strong>en</strong>oble, était<br />

un site où de nombreux membres de la grande muette, cette armée de<br />

l’ombre si discrète, se retrouvai<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> former les nouveaux v<strong>en</strong>us aux<br />

règles élém<strong>en</strong>taires de la vie secrète. Chacun accédait à ce plateau haut<br />

perché de façon solitaire. Aucun groupe de plus de quatre personnes<br />

n’était toléré à circuler dans ces <strong>en</strong>virons alpins. Le sceau <strong>du</strong> sil<strong>en</strong>ce<br />

préservait chaque accès !<br />

86


Malgré ces précautions d’usage, les obus nous tombèr<strong>en</strong>t dessus lors<br />

d’un terrible orage. Ayant oublié notre parapluie <strong>en</strong> béton armé à la<br />

maison, les gouttes de sang ruisselèr<strong>en</strong>t avec nostalgie sur nos têtes<br />

effarées. BOUM !<br />

Impuissants ! Les oreilles bourdonnai<strong>en</strong>t et, à chaque éclat, la loterie<br />

était au r<strong>en</strong>dez-vous… Boum et misère s’<strong>en</strong>chaînai<strong>en</strong>t.<br />

Les jeux sont faits ?<br />

Faîtes vos vœux ! Att<strong>en</strong>tion ce seront peut-être les derniers…<br />

BOOM !<br />

Ne bougez plus. Ri<strong>en</strong> ne va plus…<br />

Boom. Feu à volonté. Laisse-toi massacrer ou prie le Bon Dieu <strong>pour</strong><br />

que cela chute à côté !<br />

Des fosses se creusai<strong>en</strong>t tout autour de nous. Boum faisait la bombe et<br />

des corps à demi déchiquetés se réfugiai<strong>en</strong>t où ils pouvai<strong>en</strong>t. Certains<br />

étai<strong>en</strong>t vifs ! Certains étai<strong>en</strong>t morts. D’autres dansai<strong>en</strong>t le cœur<br />

rempli de remords ! Boum.<br />

BOOM !<br />

J’ai pris mes jambes à mon cou et me suis terré au fond d’un trou, les<br />

bras au dessus de ma tête <strong>en</strong>fouie au beau milieu de mes g<strong>en</strong>oux.<br />

P<strong>en</strong>sant passer inaperçu, je me mis à mimer le caillou per<strong>du</strong>.<br />

Att<strong>en</strong>dre.<br />

Le brouillard finirait bi<strong>en</strong> par se dissiper. FLASH !<br />

Un éclair crama tout net l’arbre d’à côté.<br />

87


Tremblem<strong>en</strong>ts. Mon pote Jeannot s’y trouvait…<br />

Stupeur. Reverrais-je un jour le chemin des grands magasins ?<br />

Pour l’heure, j’att<strong>en</strong>dais des ordres qui ne v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t pas, des ordres qui<br />

nous dirai<strong>en</strong>t que tout était fini, qu’on pouvait <strong>en</strong>fin y aller, foncer dans<br />

le tas sans avoir peur de trébucher. Ri<strong>en</strong>.<br />

Bruit. Furie !<br />

Je p<strong>en</strong>sais à tout, à ri<strong>en</strong>, à un trou, à <strong>du</strong> pain, comme un fou à <strong>du</strong><br />

foin… La vie battait son plein avec la peur à chaque coin. Lorsqu’on a<br />

les tripes <strong>en</strong> friche, l’av<strong>en</strong>ir est si incertain. Je vomissais. Plus ri<strong>en</strong><br />

ne me raisonnait. Je me vidais. Seuls quelques cris de canons poussifs<br />

et bi<strong>en</strong> inoff<strong>en</strong>sifs répondai<strong>en</strong>t aux avions qui dansai<strong>en</strong>t sur le fil de<br />

l’horizon. Badaboum ! Nous aiguisions notre passion, assis sur les lames<br />

d’un rasoir et suivions <strong>du</strong> regard ces artifices aéri<strong>en</strong>s qui explosai<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

éclairs assassins dans les moindres recoins. Ce ballet explorait<br />

jusqu’aux tréfonds de notre cafard. Je n’étais alors qu’un modeste<br />

muet, boum, fidèle supporter écoutant à la radio la retransmission <strong>du</strong><br />

match de son équipe préférée. Incapable de combattre ma rage de<br />

d<strong>en</strong>ts.<br />

Boum, badaboum, boum. Tout n’était que BadaBoum !<br />

Nous étions de si faibles proies BOUM et il y avait tant<br />

d’exploBOOM que nous <strong>en</strong> restions sans voix. A travers cette nuée<br />

d’obus, si loin semblait ma paisible maison d’<strong>en</strong>fance avec sa boîte à<br />

bonbons <strong>en</strong> faï<strong>en</strong>ce, posée sur l’étagère <strong>en</strong> bois, celle située <strong>en</strong> haut de<br />

88


l’armoire de la cuisine, et qui desc<strong>en</strong>dait jusqu’à la table à manger les<br />

jours de grande magie, lorsque mes par<strong>en</strong>ts se s<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t l’humeur<br />

ravie.<br />

Puis, comme elles étai<strong>en</strong>t v<strong>en</strong>ues, les explosions cessèr<strong>en</strong>t. Des<br />

gémissem<strong>en</strong>ts plaintifs de blessés s’accélérèr<strong>en</strong>t. Mon tour n’était pas<br />

arrivé. Tétanisé. Je ne parv<strong>en</strong>ais plus à bouger. Je respirais <strong>en</strong>core.<br />

C’était déjà ça de gagné.<br />

La cachette ayant été découverte, nous dûmes migrer. Notre escouade<br />

repartit <strong>en</strong> ordre dispersé. Ce massacre avait eu la particularité<br />

surpr<strong>en</strong>ante de souder les rangs, <strong>du</strong> moins de ce qu’il <strong>en</strong> restait, si bi<strong>en</strong><br />

qu’un marteau plantait parfois notre drapeau et <strong>une</strong> faucille tirait<br />

souv<strong>en</strong>t des champs de quoi nous alim<strong>en</strong>ter.<br />

Garde-à-vous ! Nos chefs voulai<strong>en</strong>t nous épargner tout effort inutile,<br />

tout acte de bravoure futile. Ils voulai<strong>en</strong>t conserver nos forces<br />

intactes <strong>pour</strong> le Grand Jour, le jour « J », comme ils disai<strong>en</strong>t.<br />

Il leur fallut <strong>du</strong> savoir <strong>pour</strong> mélanger et lier des intellectuels<br />

pétochards avec des manuels av<strong>en</strong>turiers, des technici<strong>en</strong>s patriotes avec<br />

de courageux tactici<strong>en</strong>s, de pauvres diables per<strong>du</strong>s qui suivai<strong>en</strong>t parce<br />

qu’il fallait bi<strong>en</strong> être quelque part et des militants acharnés <strong>pour</strong> <strong>une</strong><br />

cause ou <strong>pour</strong> <strong>une</strong> autre. Comme tu peux te l’imaginer, il n’était pas<br />

simple de garantir <strong>une</strong> certaine harmonie à un tel ramassis de réfugiés.<br />

Seul un espoir les reliait : foutre les Allemands <strong>en</strong> déroute, coûte que<br />

coûte.<br />

89


Certains groupes assimilai<strong>en</strong>t cette att<strong>en</strong>te <strong>du</strong> jour « J » sans date<br />

fixée à <strong>une</strong> lâcheté pat<strong>en</strong>te. Du coup ils repartai<strong>en</strong>t. Tiraillem<strong>en</strong>ts.<br />

Errem<strong>en</strong>ts.<br />

La victoire ne s’opérerait que si les chefs, tous nos chefs,<br />

parv<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t à s’unir derrière un pacte, fusse-t-il provisoire, mais<br />

préalable à tout recours ultérieur : mettre les Boches à la porte,<br />

coûte que coûte !<br />

La condition de départ demandait de laisser les rancœurs dans les<br />

placards, jusqu’au jour <strong>du</strong> grand règlem<strong>en</strong>t, ce jour <strong>du</strong> Jugem<strong>en</strong>t<br />

Dernier où tous les résistants se retrouverai<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> l’attribution <strong>du</strong><br />

juste prix : le pouvoir. En att<strong>en</strong>dant, ça discutait, ça pavoisait et ça<br />

négociait. Oui, avant de m<strong>en</strong>er cette lutte intestine qui pointait déjà le<br />

petit bout de son nez dans les discours, il ne fallait pas oublier<br />

l’ess<strong>en</strong>tiel, même si cela ne pouvait pas se faire dans la d<strong>en</strong>telle :<br />

ram<strong>en</strong>er les Schleus chez eux et nous serions alors heureux !<br />

Francs-Tireurs, Force Française de la Libération et autre Force<br />

Française de l’Intérieur comptai<strong>en</strong>t leurs troupes puis les remontai<strong>en</strong>t<br />

comme des p<strong>en</strong><strong>du</strong>les <strong>pour</strong> les conc<strong>en</strong>trer sur les vraies priorités.<br />

Le Jour J et tout était dit et redit.<br />

Du coup les couteaux se rangeai<strong>en</strong>t dans les tiroirs et la routine<br />

jouait sa comptine : « Patati, patata, pr<strong>en</strong>d ton drapeau et casse-toi<br />

<strong>pour</strong> ne pas finir patatra, tu restes à plat, t’es mort et puis<br />

voilà… »<br />

90


Reculer ? Avancer ? Cela dép<strong>en</strong>dait de qui déglinguait les trains qui<br />

passai<strong>en</strong>t au loin, de qui tirerait les bonnes cartes <strong>du</strong> destin, de qui<br />

ferait exploser les rails <strong>en</strong> chemin, de qui détournerait les convois, de<br />

qui <strong>pour</strong>rait s’emparer des munitions <strong>en</strong>nemies le premier !<br />

Tout était si imbriqué que tout dev<strong>en</strong>ait très alambiqué.<br />

Aussi dans mon groupe, <strong>pour</strong> y voir plus clair, nous n’étions qu’à la<br />

recherche de la meilleure des efficacités. C’est <strong>pour</strong> cela que nous<br />

n’opérions que par intermitt<strong>en</strong>ce, <strong>en</strong> arborant la précision et la<br />

ponctualité comme principal souci de pertin<strong>en</strong>ce à notre exist<strong>en</strong>ce. De<br />

mon côté, j’exécutais les ordres sans jamais rechigner et contrôlais<br />

les moindres de mes faits et gestes avec dextérité. A la recherche<br />

<strong>du</strong> temps per<strong>du</strong>, nous veillions aux bonnes coordinations dans <strong>une</strong><br />

synchronisation idéale <strong>en</strong> grand horloger Maître ès<br />

« Correspondances ». Nous faisions <strong>en</strong> sorte que les divers rouages<br />

s’<strong>en</strong>cl<strong>en</strong>ch<strong>en</strong>t avec élégance, <strong>pour</strong> qu’ainsi tout le sable reste sur les<br />

plages des vacances et qu’aucun grain ne vi<strong>en</strong>ne gripper la savante<br />

mécanique de toute cette puissante logistique.<br />

Ces conditions devai<strong>en</strong>t permettre aux différ<strong>en</strong>tes opérations de se<br />

dérouler sans coup fourré, car, contrairem<strong>en</strong>t à tout ce qu’on dit, la<br />

nuit tous les chats ne sont pas gris, surtout lorsqu’ils sont munis de<br />

fusils ! Si un train bloqué <strong>en</strong> gare quelques instants permettait,<br />

parfois, d’épargner de nombreuses vies amies, ailleurs, dans <strong>une</strong> autre<br />

cellule de la même prison France, stoppé trop longuem<strong>en</strong>t, de<br />

91


nouveaux compatriotes pouvai<strong>en</strong>t à leur tour être mis <strong>en</strong> danger <strong>pour</strong><br />

cause de représailles annoncées. Alors là, aïe, aïe, aïe !!!<br />

Le moindre déplacem<strong>en</strong>t d’air devait être calculé, interprété, comme<br />

le révélateur d’<strong>une</strong> int<strong>en</strong>tion nécessitant d’être éclairée par un petit<br />

sondage approfondi.<br />

Hasard ou volonté délibérée ?<br />

Si volonté délibérée, était-ce : 1 - <strong>pour</strong> nuire ? 2 - <strong>pour</strong> jouir d’un<br />

petit plaisir <strong>en</strong> solitaire ?<br />

Tout était dans l’art de la distinction. Oui il nous fallait plus que<br />

jamais passer maître dans l’art <strong>du</strong> discernem<strong>en</strong>t. Si <strong>en</strong>tre les pas d’un<br />

chat et ceux d’un chi<strong>en</strong> il était facile de ne pas se tromper, <strong>en</strong><br />

revanche <strong>en</strong>tre ceux d’un rat et d’<strong>une</strong> souris de nombreux aléas<br />

pouvai<strong>en</strong>t nous égarer. Méfiance.<br />

Nous pr<strong>en</strong>ions l’ess<strong>en</strong>tiel de nos directives lors des bulletins spéciaux<br />

de Radio Londres, radio interdite à l’écoute de nos oreilles par nos<br />

occupants. Les messages aux allures absurdes, étai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> évidemm<strong>en</strong>t<br />

codés et avai<strong>en</strong>t un s<strong>en</strong>s précis <strong>pour</strong> chaque groupe <strong>en</strong> particulier.<br />

« L’escargot sort la tête de l’eau – Je répète - L’escargot sort la<br />

tête de l’eau »<br />

Ou <strong>en</strong>core :<br />

« Les hérissons ont peur de la mousson – Je répète : Les hérissons<br />

ont peur de la mousson … »<br />

92


Lieu de r<strong>en</strong>dez-vous ; actions à <strong>en</strong>visager ; nombre de pulls à<br />

détourner ; taille des cachettes tolérées ; couleur des laines les<br />

plus recherchées ; tout le rec<strong>en</strong>sem<strong>en</strong>t de la pêche aux matières<br />

premières était explicité, tout l’inv<strong>en</strong>taire des opérations était<br />

précisé, ligne par ligne jusqu’aux hameçons les plus appropriés.<br />

Même que des fois, certaines toiles concurr<strong>en</strong>tes <strong>du</strong> réseau<br />

fusionnai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> un instant très précis, les pistolets au poing <strong>en</strong> vue<br />

d’un même larcin.<br />

A d’autres mom<strong>en</strong>ts, le programme diffusait de longues récitations de<br />

poésie <strong>pour</strong> instruire les moins <strong>en</strong>dormis. Je profitais de ces occasions<br />

<strong>pour</strong> me cultiver un jardin privé et appr<strong>en</strong>dre les rimes auxquelles<br />

l’école n’avait pas su m’intéresser : « Mignonne, allons voir si la<br />

rose à peine éclose est bi<strong>en</strong> sous le pont Mirabeau où coule la Seine,<br />

et de nos amours faut-il qu’il s’<strong>en</strong> souvi<strong>en</strong>ne ?»<br />

J’avais l’impression de suivre des cours de rattrapage par<br />

procuration, de chaparder des bribes d’informations cachées aux<br />

<strong>en</strong>nemis et d’<strong>en</strong>trer dans un univers confiné, si imagé, si tu, si<br />

turlututuchapeaupointu que mes yeux se mettai<strong>en</strong>t à parler et que mon<br />

cœur <strong>en</strong> v<strong>en</strong>ait à déclamer des cris d’or à haute voix.<br />

Puis, le rythme des parachutages s’accéléra. Il s’agissait désormais<br />

de faire <strong>du</strong> tapage de tous les diables <strong>pour</strong> couper définitivem<strong>en</strong>t les<br />

li<strong>en</strong>s qui ret<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t les occupants chez nous. Nous leur promettions<br />

tout le bonheur <strong>du</strong> monde <strong>une</strong> fois de retour dans leurs doux foyers<br />

93


qu’ils avai<strong>en</strong>t abandonnés depuis déjà tant d’années. Leurs femmes et<br />

leurs <strong>en</strong>fants s’<strong>en</strong>nuyai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> leur abs<strong>en</strong>ce, il fallait le leur<br />

rappeler. Et tant pis <strong>pour</strong> l’aide civilisatrice qu’ils voulai<strong>en</strong>t nous<br />

apporter. Nous saurions nous <strong>en</strong> passer. Promis juré, n’ayez pas de<br />

regrets !<br />

Sabotage, propagande, explosions et compagnie nous occupai<strong>en</strong>t<br />

désormais à temps plein.<br />

Si dans mon groupe nous restions appliqués sans jamais remettre les<br />

ordres <strong>en</strong> question, ce n’était pas le cas de tous les groupes de<br />

résistants. Certains étai<strong>en</strong>t d’ailleurs <strong>en</strong> proie à des interrogations<br />

exist<strong>en</strong>tielles perman<strong>en</strong>tes, qu’elles soi<strong>en</strong>t d’ordre idéologique,<br />

philosophique, éthique ou <strong>en</strong>core stratégique. Nous, nous nous<br />

cont<strong>en</strong>tions d’un seul « ique », le pragmatique ! D’ailleurs les temps<br />

le nécessitai<strong>en</strong>t plus que jamais. Le v<strong>en</strong>t tournait et, <strong>du</strong> coup,<br />

nombreux étai<strong>en</strong>t ceux qui voulai<strong>en</strong>t rejoindre subitem<strong>en</strong>t notre camp,<br />

comme pris d’<strong>une</strong> <strong>en</strong>vie soudaine de pisser dans le clairon d’un<br />

patriotisme de liberté !<br />

Les proportions prises par cet élan d’intérêt tardif <strong>en</strong> faveur de<br />

notre douce France pays de notre <strong>en</strong>fance finir<strong>en</strong>t par inquiéter nos<br />

chefs de réseau. Ils voulai<strong>en</strong>t désormais contrôler tout nouvel<br />

arrivant par eux-mêmes. En <strong>une</strong> telle période de chambardem<strong>en</strong>t, la<br />

moindre infiltration aurait eu des conséqu<strong>en</strong>ces catastrophiques. Nos<br />

94


codes devai<strong>en</strong>t rester secrets. Chut… « Meunier tu dors, ton moulin,<br />

ton moulin bat trop vite ».<br />

Mon intégrité ayant déjà été admise, je ne risquais ri<strong>en</strong> dans cette<br />

chasse aux sorcières. Il n’empêche que je me t<strong>en</strong>ais sur mes arrières<br />

car la Milice, au service de Pétain, elle aussi, veillait au grain.<br />

VASTE COUP DE FILET<br />

La Milice qui vi<strong>en</strong>t de découvrir un imm<strong>en</strong>se réseau de terroristes perché<br />

sur le Plateau des Glières dans les Alpes a eu droit au r<strong>en</strong>fort des forces<br />

allemandes qui ont décl<strong>en</strong>ché l’opération « Hoch Savoy<strong>en</strong> » <strong>en</strong> dépêchant<br />

5.000 hommes sur place. L’Etat-Français, par cette découverte d’<strong>une</strong><br />

ampleur étonnante sur notre sol, a su <strong>une</strong> fois <strong>en</strong>core prouver son<br />

indéfectible allégeance à son bi<strong>en</strong> aimé Führer. La relève ayant été prise, ce<br />

nid d’espions composés principalem<strong>en</strong>t de communistes et autres félons à<br />

la solde des étrangers connut des pertes sans précéd<strong>en</strong>t, dont toutes les<br />

munitions parachutées quelques jours plus tôt. Des cinq c<strong>en</strong>ts rebelles<br />

estimés, à peine <strong>une</strong> c<strong>en</strong>taine semble avoir pu s’échapper de la nasse dans<br />

laquelle nos vaillants soldats avai<strong>en</strong>t su les cercler. »<br />

Le Signal actif - 1 er avril 1944<br />

Des informations transitai<strong>en</strong>t dans tous les s<strong>en</strong>s et, parmi elles, nous<br />

suivions plus particulièrem<strong>en</strong>t le feuilleton des résistants de la<br />

République autonome et souveraine <strong>du</strong> massif <strong>du</strong> Vercors. Ils v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t<br />

d’abolir la reconnaissance <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t de Vichy dans leur massif.<br />

En plein effort d’instauration de cette terre de liberté retrouvée, ils<br />

att<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> haut de leurs montagnes un avion de ravitaillem<strong>en</strong>t qui<br />

devait les approvisionner <strong>en</strong> armem<strong>en</strong>t par un parachutage ciblé. Le<br />

temps pressait car déjà les Allemands assiégeai<strong>en</strong>t la montagne par<br />

voie terrestre. Les alliés, alors à proximité immédiate <strong>en</strong>verrai<strong>en</strong>t-ils<br />

95


des r<strong>en</strong>forts ? Le susp<strong>en</strong>s était à son comble. Puis les demandes de<br />

nos frères <strong>du</strong> Vercors devinr<strong>en</strong>t des appels passés <strong>en</strong> S.O.S. Les<br />

alliés promettai<strong>en</strong>t, promettai<strong>en</strong>t, sans que nos compagnons d’armes ne<br />

viss<strong>en</strong>t quoique ce soit arriver, lorsque, <strong>du</strong>rant un long sil<strong>en</strong>ce radio,<br />

un avion s’approcha <strong>en</strong>tre deux nuages. Les résistants à l’écoute <strong>du</strong><br />

bruit <strong>du</strong> moteur crièr<strong>en</strong>t tous de joie. Ils le regardèr<strong>en</strong>t se poser au<br />

sommet, les bras levés vers le ciel. C’était gagné, l’heure de la<br />

victoire était arrivée ; hip hip hourra !<br />

Les rumeurs étai<strong>en</strong>t de plus <strong>en</strong> plus folles, partagées qu’elles étai<strong>en</strong>t<br />

quant à l’issu de ce combat. Entre un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de confusion dû à la<br />

gloire <strong>du</strong> soulèvem<strong>en</strong>t et la peur des représailles, chacun y allait de<br />

son avis. Puis le verdict est tombé.<br />

Des Allemands sortir<strong>en</strong>t de l’avion les armes à la main. Ils raflèr<strong>en</strong>t<br />

tout : femmes et <strong>en</strong>fants compris. Ils prir<strong>en</strong>t ainsi tout le maquis à<br />

revers. Les alliés restèr<strong>en</strong>t muets sur cette affaire. Pas un mot <strong>en</strong><br />

signe d’excuse, non, pas même <strong>une</strong> lettre confuse…<br />

Méfiance, méfiance : c’était bi<strong>en</strong> là l’appel des circonstances ! Il<br />

nous fallait maîtriser notre état de transe. Néanmoins, il était grand<br />

temps que nous pr<strong>en</strong>ions notre destin <strong>en</strong> main. La première armée<br />

blindée, sous la direction <strong>du</strong> général De Lattre de Tassigny, v<strong>en</strong>ait<br />

de débarquer <strong>en</strong> Prov<strong>en</strong>ce. L’heure de la reconquête avait <strong>en</strong>fin<br />

sonné.<br />

96


Motivés par l’annonce d’<strong>une</strong> possible libération et par la constitution<br />

de cette nouvelle armée blindée, nous avons redoublé de bravoure et<br />

avons pris, seuls, possession de certains bastions.<br />

Au fur et à mesure que nous récupérions les clés de certains<br />

baraquem<strong>en</strong>ts bi<strong>en</strong> approvisionnés <strong>en</strong> poudre et camions <strong>pour</strong> mieux<br />

remplir notre panier à provision, nos alliés, comme un fait exprès,<br />

réalisai<strong>en</strong>t qu’ils avai<strong>en</strong>t tout un stock de munitions à notre int<strong>en</strong>tion,<br />

tout un stock ignoré il y avait de cela <strong>pour</strong>tant si peu.<br />

Des balles pleuvai<strong>en</strong>t de tout côté. Prud<strong>en</strong>ce dans les airs. Nous<br />

nous réveillions <strong>en</strong>fin et apercevions des Allemands le blanc des yeux,<br />

découvrant avec stupeur qu’eux aussi avai<strong>en</strong>t un cœur puisqu’ils<br />

savai<strong>en</strong>t pleurer. C’était <strong>une</strong> nouvelle donnée et celle-là nous<br />

importait, nous rassurait. La peur changeait de côté…<br />

Nos <strong>en</strong>nemis s’agitai<strong>en</strong>t <strong>du</strong> sud au nord et d’ouest <strong>en</strong> est. Que <strong>du</strong><br />

bonheur, tout glissait comme dans <strong>du</strong> beurre.<br />

Comme prévu, le Corps Franc Bayard fut appelé à rejoindre la<br />

<strong>Première</strong> Armée au sein de ce qui devi<strong>en</strong>dra <strong>en</strong>suite le douzième<br />

dragon blindé. Je ressortais avec <strong>une</strong> pièce d’id<strong>en</strong>tité et un numéro de<br />

matricule qui me permettai<strong>en</strong>t de reparler librem<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> de vrai et<br />

avec fierté.<br />

Dans mon chez moi, nous faisons toujours tout ce que nous voulons. Sans<br />

crainte, nous fonçons là où les signes nous port<strong>en</strong>t, confiants que nous<br />

sommes <strong>en</strong> notre Grand Explorateur qui a tout si bi<strong>en</strong> écrit que tous les<br />

97


jours pareils <strong>en</strong> appar<strong>en</strong>ce sont <strong>en</strong> fait si différ<strong>en</strong>ts dans leurs<br />

circonstances.<br />

Chaque cube est un lecteur att<strong>en</strong>tif qui suit ses scénarios signe par signe<br />

<strong>pour</strong> se divertir à l’infini de toutes les histoires que son créateur a pu<br />

imaginer <strong>pour</strong> lui. Chaque ligne nous <strong>en</strong>traîne avec plaisir ri<strong>en</strong> que <strong>pour</strong><br />

voir avec qui et où nous verrons la nuit tombée. Car même si on sait que<br />

tout est parfaitem<strong>en</strong>t programmé, il n’<strong>en</strong> reste pas moins que nous savons<br />

aussi que nos circuits sont infectés, tant et si bi<strong>en</strong> que tout est permis à<br />

celui qui veut croire jusqu’au bout <strong>en</strong> ses <strong>en</strong>vies.<br />

98


THE « D » DAY<br />

Nos sauveurs vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de<br />

débarquer <strong>en</strong> Normandie.<br />

Les alliés arriv<strong>en</strong>t à grand r<strong>en</strong>fort<br />

de chars, de canons, d’hommes et<br />

de matériel. Ils sont prêts à mettre<br />

<strong>en</strong> déroute notre occupant.<br />

Préparez-vous à les aider, ouvrezleur<br />

vos portes et vos cœurs. Ils<br />

sont là <strong>pour</strong> nous. Soyons là <strong>pour</strong><br />

eux !<br />

Déplions le tapis rouge devant ces<br />

vaillants combattants. Ils sont<br />

v<strong>en</strong>us nous r<strong>en</strong>dre notre liberté.<br />

Hip hip hourra !<br />

Communiqué de «Radio Fri»<br />

7 juin 1944<br />

99


Le fantôme<br />

Un drap blanc, percé de deux trous, posé sur <strong>une</strong> tête assise au milieu<br />

d’un corps sans vie, sorte de prolongem<strong>en</strong>t d’un banc <strong>en</strong> bois <strong>en</strong> manque<br />

de veines, me donnait l’impression qu’un mort-vivant m’adressait la<br />

parole. Sa voix se faisait discrète, camouflée derrière un voile de pudeur,<br />

telle <strong>une</strong> chaussette posée sur un écouteur. Trahissait-il un m<strong>en</strong>songe à<br />

v<strong>en</strong>ir ou la peur d’<strong>une</strong> vérité à dire ?<br />

A côté de lui, un <strong>livre</strong> était ouvert. Le v<strong>en</strong>t <strong>en</strong> tournait les pages<br />

machinalem<strong>en</strong>t.<br />

« Aujourd’hui, si j’ai choisi cet étrange accoutrem<strong>en</strong>t, c’est parce<br />

qu’au temps où je ramène la machine <strong>en</strong> arrière je n’étais qu’<strong>une</strong><br />

espèce <strong>en</strong> transit, <strong>en</strong>tre deux états <strong>en</strong>core à définir : ni mort ni<br />

vivant, un simple esprit transpar<strong>en</strong>t. Les choses allai<strong>en</strong>t si vite<br />

de la tragédie à la comédie que des frissons d’horreur me<br />

révulsai<strong>en</strong>t l’échine à toute heure. Ne compr<strong>en</strong>ant pas tout, je<br />

préférais jouer le rôle <strong>du</strong> fantôme à celui <strong>du</strong> fou, dont<br />

l’interprétation était trop scabreuse <strong>en</strong> cette saison périlleuse. Il<br />

faut dire que ces dernières années j’avais emmagasiné tant<br />

d’énergie que je me s<strong>en</strong>tais prêt à voler sous terre <strong>pour</strong> planter<br />

des pommes de terre.<br />

L’heure de la revanche avait sonné.<br />

Nos <strong>en</strong>nemis reculai<strong>en</strong>t, s’<strong>en</strong>lisai<strong>en</strong>t, puis reculai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core. Et<br />

nous, nous progressions sans remord. Le bras de fer <strong>en</strong>gagé <strong>en</strong><br />

début de guerre s’inversait, mais att<strong>en</strong>tion, tout n’était pas fini.<br />

Quelques batailles d’<strong>en</strong>vergures ral<strong>en</strong>tissai<strong>en</strong>t notre allure.<br />

Avant d’arriver sur les bords <strong>du</strong> Rhin, il nous a fallu traverser<br />

d’imm<strong>en</strong>ses forêts touffues ornées de collines à gravir ou où se<br />

laisser dévaler avec plaisir tout <strong>en</strong> lançant un coucou familier.<br />

Dans les Vosges, notre équipe performa ses connaissances <strong>en</strong><br />

100


changem<strong>en</strong>t de direction, <strong>en</strong> déplacem<strong>en</strong>t-stationnem<strong>en</strong>t ou <strong>en</strong><br />

déploiem<strong>en</strong>t-regroupem<strong>en</strong>t. Tout était alors questions<br />

d’ori<strong>en</strong>tation, de chiffres codés désignant des chemins balisés à<br />

suivre sur des cartes pré-imprimées que nos chars pouvai<strong>en</strong>t<br />

pénétrer.<br />

Le programme qui m’était soufflé, tel le susurrem<strong>en</strong>t d’un<br />

chuchotem<strong>en</strong>t, était simple : suivre les flancs des fantassins <strong>pour</strong><br />

rester <strong>en</strong> appui au cas où ; au cas où un illuminé parvi<strong>en</strong>drait à<br />

s’échapper des buissons, à courir hors de ce bourbier, à ramper<br />

loin de cette furie <strong>pour</strong> crier son légitime abandon. En ce cas<br />

possible mais improbable, les consignes me disai<strong>en</strong>t de le<br />

<strong>pour</strong>chasser jusqu’à le faire tomber dans un trou et que son<br />

compte soit bon : sac d’os sans autre exclamation.<br />

Heureusem<strong>en</strong>t, fort peu de ces desperados arrivèr<strong>en</strong>t jusqu’à<br />

nous <strong>pour</strong> t<strong>en</strong>ter leur chance dans un dernier <strong>du</strong>el per<strong>du</strong><br />

d’avance. En att<strong>en</strong>dant ces spectres, nous écoutions le<br />

hurlem<strong>en</strong>t des rafales qui perçai<strong>en</strong>t al<strong>en</strong>tour. Tout grouillait.<br />

Tous pleurai<strong>en</strong>t à la limite de la dém<strong>en</strong>ce. Il nous fallait des<br />

martyrs, ré<strong>du</strong>ire les effectifs des deux côtés. Une balle per<strong>du</strong>e<br />

ou tout simplem<strong>en</strong>t le froid fauchait sans partage ceux qui<br />

s’<strong>en</strong>dormai<strong>en</strong>t trop profondém<strong>en</strong>t. Un véritable carnage !<br />

De ne pas bouger, nos ch<strong>en</strong>illes se gelai<strong>en</strong>t et la progression se<br />

faisait plus que jamais stagnante. Qu’importe, dans cette guerre<br />

là, mieux valait se t<strong>en</strong>ir à l’abri des fusils qu’être exposé aux<br />

pluies acides de la forêt. Le pire était de ne ri<strong>en</strong> pouvoir faire.<br />

D’avoir été désignés simples spectateurs acc<strong>en</strong>tuait notre peur.<br />

Per<strong>du</strong> dans un labyrinthe de p<strong>en</strong>sées sans issue, je méditais dans<br />

ma caisse blindée <strong>pour</strong> éviter de broyer <strong>du</strong> « marre de café »<br />

toujours <strong>en</strong>fermé dans des armoires dont nous ne possédions<br />

pas les clés.<br />

En tant que chef de peloton, je n’avais pas le droit de pousser<br />

trop loin mes s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts, question de crédibilité j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds.<br />

Je commandais.<br />

Exécution !<br />

101


Assumant <strong>en</strong> sil<strong>en</strong>ce, je maint<strong>en</strong>ais tiré le voile des appar<strong>en</strong>ces.<br />

Les gouttes de sueur se figeai<strong>en</strong>t sous <strong>une</strong> aisselle ou sur le bout<br />

d’un nez et les fils électriques se givrai<strong>en</strong>t sur la coque d’acier.<br />

Le froid s’emparait vraim<strong>en</strong>t de tout. Nos neurones eux-mêmes<br />

se grippai<strong>en</strong>t. Seule l’inconsci<strong>en</strong>ce nous permettait de résister au<br />

scepticisme ambiant. Garder tout sans dessus dessous, nos têtes<br />

à l’<strong>en</strong>vers, telle était l’unique issue qui arrangeait nos affaires.<br />

Sans bouger, les aiguilles <strong>du</strong> cadran gliss<strong>en</strong>t l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t, si<br />

l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t qu’on pr<strong>en</strong>d vite consci<strong>en</strong>ce de ce que peut être<br />

l’éternité, que cela soit par s<strong>en</strong>s inné de la sci<strong>en</strong>ce ou par le goût<br />

avéré <strong>pour</strong> des histoires de morts-vivants, l’ess<strong>en</strong>tiel étant de<br />

rester toujours aux limites internes de la dém<strong>en</strong>ce, aux limites<br />

externes de la vraisemblance. Aussi, <strong>pour</strong> nous occuper, coincés<br />

à trois dans quatre mètres carrés, je faisais le ménage avec un<br />

gros aspirateur qui projetait de l’air chaud façon vaporisateur.<br />

De la buée se diffusait de tout côté et personne n’y voyait plus<br />

ri<strong>en</strong>. Nous nagions <strong>en</strong> pleine brume, au beau milieu d’un marais<br />

si glauque que nous nous <strong>en</strong>lisions à notre tour dans <strong>une</strong> vague<br />

de boue. Pieds bleus, oreilles violettes, nous donnions le change<br />

<strong>en</strong> arborant l’air toujours heureux <strong>du</strong> diseur de devinette <strong>pour</strong><br />

détourner la mort qui errait à nos côtés.<br />

Marche avant, on passait la première. STOP. Un commando<br />

attardé, composé de rebelles insurgés, se sacrifiait sur l’autel de<br />

la destinée. Dans un <strong>en</strong>droit paumé, ils crevai<strong>en</strong>t la tête droite,<br />

<strong>en</strong> petits pions per<strong>du</strong>s d’<strong>une</strong> cause étroite et att<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t le<br />

passage de nos troupes <strong>pour</strong> tirer deux ou trois coups de canons<br />

<strong>en</strong> l’air et gagner <strong>du</strong> temps p<strong>en</strong>dant que leurs lieut<strong>en</strong>ants<br />

réorganisai<strong>en</strong>t un « plus loin», <strong>une</strong> base arrière où ils<br />

replongerai<strong>en</strong>t tête la première dans la galère de galère.<br />

Repli stratégique.<br />

La problématique étant connue, nous contournions souv<strong>en</strong>t<br />

l’obstacle, question de tactique. Parfois nous nous infiltrions et<br />

BOUM ! Nuage de poussière. Murs à l’abandon.<br />

102


Le temps connut finalem<strong>en</strong>t des éclaircis et c’est tout<br />

ragaillardis que nous rejoignîmes nos amis américains et anglais<br />

arrivés par d’autres chemins jusque sur les rives <strong>du</strong> Rhin.<br />

* *<br />

*<br />

L’ess<strong>en</strong>tiel était fait. Nous avions ram<strong>en</strong>é les Allemands chez<br />

eux et pouvions refermer les yeux derrière les barrières de la<br />

frontière. Pourtant, certains d’<strong>en</strong>tre nous disai<strong>en</strong>t que le plus<br />

<strong>du</strong>r restait à faire, que nous ne connaîtrions de repos que<br />

lorsqu’ils serai<strong>en</strong>t g<strong>en</strong>oux à terre, ne pouvant plus bouger leur<br />

derrière <strong>du</strong> fauteuil où nous les aurions assis, ligotés tels de<br />

vieux fagots que l’on destine à <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ir le feu d’<strong>une</strong> cheminée.<br />

En att<strong>en</strong>dant de <strong>pour</strong>suivre les combats, tout dev<strong>en</strong>ait<br />

mathématique d’<strong>une</strong> logistique à appliquer sans broncher.<br />

Assis, nous att<strong>en</strong>dions notre tour <strong>pour</strong> pr<strong>en</strong>dre le bateau et<br />

traverser l’eau qui coulait à grands flots. C’est à partir de ce<br />

mom<strong>en</strong>t là que les Américains prir<strong>en</strong>t véritablem<strong>en</strong>t les devants.<br />

Il était temps ! Dès lors, leur vitesse de déplacem<strong>en</strong>t se fit<br />

impressionnante. Faut dire qu’eux ne tombai<strong>en</strong>t jamais <strong>en</strong><br />

panne d’ess<strong>en</strong>ce ! Seule l’insouciance guidait leur avancée avec<br />

impertin<strong>en</strong>ce. Leurs camions, véritables « panier à provisions»,<br />

transportai<strong>en</strong>t leurs d<strong>en</strong>rées, comme si elles étai<strong>en</strong>t sous leur<br />

chapeau - toujours à dispo. Un mot et tout leur était beau. Leur<br />

air ravi s’accompagnait d’<strong>une</strong> boîte de ravioli. Un sourire dans le<br />

dos et les voilà avec un kilo de fayots !<br />

Inutile de te dire que, nous, de toute cette magie, nous n’<strong>en</strong><br />

jouissions pas. Lorsqu’il était question de mettre la gomme <strong>pour</strong><br />

r<strong>en</strong>trer dans la danse : halte là garçon ! Une tonne de chewinggum<br />

<strong>pour</strong> faire des bulles de savon nous était livrée <strong>pour</strong><br />

pati<strong>en</strong>ter. Approvisionnés <strong>en</strong> bons derniers, nous avions tout le<br />

103


temps de flâner <strong>en</strong>tre les airs <strong>du</strong> à moi à toi. Nous restions cois<br />

bi<strong>en</strong> rangés à l’arrière de ces ébats.<br />

Dans l’att<strong>en</strong>te des ravitaillem<strong>en</strong>ts, tels des transpar<strong>en</strong>ts, nous<br />

faisions corps avec notre <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t et réappr<strong>en</strong>ions la joie<br />

de vivre <strong>en</strong> toute simplicité. Parfois même, à force d’att<strong>en</strong>dre,<br />

nous jeûnions <strong>du</strong>rant des journées <strong>en</strong>tières. Tout n’est que<br />

question d’<strong>en</strong>traînem<strong>en</strong>t… et Dieu sait si de ce g<strong>en</strong>re<br />

d’<strong>en</strong>traînem<strong>en</strong>t nous n’<strong>en</strong> manquions pas depuis les cinq<br />

dernières années.<br />

Ordre <strong>du</strong> jour n°73<br />

Officiers, sous-officiers et soldats de la 2nde D.B<br />

En cinq jours, vous avez traversé les Vosges malgré les<br />

déf<strong>en</strong>ses <strong>en</strong>nemies et libéré Strasbourg.<br />

Le serm<strong>en</strong>t de Koufra est t<strong>en</strong>u !<br />

Vous avez infligé à l’<strong>en</strong>nemi des pertes très sévères, fait<br />

plus de neuf mille prisonniers, détruit un matériel<br />

innombrable et désorganisé le dispositif allemand.<br />

Enfin et surtout, vous avez chassé l’<strong>en</strong>vahisseur de la<br />

capitale de notre Alsace, r<strong>en</strong>dant ainsi à la France et à son<br />

armée son prestige d’hier.<br />

Au nom <strong>du</strong> Général De Gaulle et de la France, je vous <strong>en</strong><br />

remercie.<br />

Nos camarades tombés sont morts <strong>en</strong> héros.<br />

Honorons leur mémoire.<br />

Strasbourg, le 24 novembre 1944<br />

Le Général Leclerc<br />

Commandant de la deuxième Division Blindée<br />

* *<br />

*<br />

104


Puis, petit à petit, nos chars finir<strong>en</strong>t par se frayer un passage<br />

parmi les jets de poupées gonflables que nos alliés lâchai<strong>en</strong>t sur<br />

nos têtes étonnées. Tournicoti, c’était gonflé. Tournicoton nous<br />

traversions le fleuve sur des ponts de chambres à air. Parfois, de<br />

mauvais chargem<strong>en</strong>ts tombai<strong>en</strong>t <strong>du</strong> ciel. Des obus alliés<br />

crevai<strong>en</strong>t les poux qui gisai<strong>en</strong>t sur nos têtes. Voilà que cela<br />

recomm<strong>en</strong>çait. Houlahup tout était détruit. Barbatruc quand<br />

est-ce que ce cirque sera-t-il donc fini ? Etions-nous amis ou<br />

<strong>en</strong>nemis ? Qui dit quoi à qui et <strong>pour</strong>quoi, hein ? Des paquets de<br />

bombes éclaboussèr<strong>en</strong>t tous les quais <strong>du</strong> mauvais côté de la<br />

grande rivière.<br />

Les retardataires chroniques que nous étions récoltai<strong>en</strong>t de<br />

célestes dons qui faisai<strong>en</strong>t périr sans tergiverser. Ce tapis fut si<br />

meurtrier qu’il laissa peu de place à la vie. Pire qu’à Uriage ! Je<br />

t’épargnerai donc de plus amples comm<strong>en</strong>taires.<br />

Après coup, on nous a expliqué que cette opération était <strong>du</strong>e à<br />

certaines poches allemandes toujours récalcitrantes qu’il fallait<br />

anéantir <strong>pour</strong> nous permettre de progresser avec sécurité.<br />

Bizarre, nous ne les avions pas vus, nous qui étions sur le<br />

terrain, ces récalcitrants ! Mais bon : paroles d’alliés oblige...<br />

Puisque ce n’était pas prémédité… c’était déjà ça qui<br />

réconfortait les blessés. Quant aux morts, ils n’avai<strong>en</strong>t plus de<br />

question à se poser, même si leurs âmes rod<strong>en</strong>t toujours, dit-on,<br />

sous forme de vapeur par jours de grande chaleur le long <strong>du</strong><br />

Rhin.<br />

Quant à moi, j’avais vraim<strong>en</strong>t un ange gardi<strong>en</strong> suroutillé et<br />

merveilleusem<strong>en</strong>t habile. Mon esprit frappeur était toujours <strong>du</strong><br />

bon côté à la bonne heure. Fataliste, je restais majestueux sous<br />

la mansuétude <strong>du</strong> temps et prom<strong>en</strong>ais mon sourire le plus<br />

gaiem<strong>en</strong>t, mes canines bi<strong>en</strong> <strong>en</strong> avant, la cape de super-héros sur<br />

mon dos.<br />

Mon peloton restait bi<strong>en</strong> au chaud, toujours prêt à l’action sans<br />

jamais ri<strong>en</strong> faire de trop et je gérais mes soldats comme étant les<br />

membres d’<strong>une</strong> petite famille dont je figurais le père spirituel, le<br />

105


eprés<strong>en</strong>tant naturel de l’autorité, celui qui faisait la pluie et le<br />

beau temps d’un petit air de ri<strong>en</strong> toujours éclairé, car mes<br />

prérogatives étai<strong>en</strong>t toujours à chérir comme <strong>du</strong> pain béni, que<br />

cela soit dit !<br />

Malgré nos éclats réguliers, nos victoires ne remplissai<strong>en</strong>t pas<br />

<strong>pour</strong> autant notre panier de rations alim<strong>en</strong>taires.<br />

Les Américains, qui organisai<strong>en</strong>t tout le côté logistique, nous<br />

gavai<strong>en</strong>t de singe dans des boîtes <strong>en</strong> acier. A l’intérieur de ces<br />

conserves nous trouvions aussi <strong>du</strong> manger sous formes de<br />

multiples pilules aux couleurs variées : vert <strong>pour</strong> les légumes,<br />

rouge <strong>pour</strong> la viande, bleu <strong>pour</strong> le poisson… <strong>une</strong> vraie bouffe<br />

d’extra-terrestre. Après les tickets <strong>en</strong> carton était v<strong>en</strong>u le temps<br />

des pilules <strong>en</strong> plastique, tu parles d’<strong>une</strong> évolution ! Bi<strong>en</strong> sûr,<br />

mon statut de chef m’attribuait de plus grandes portions. Du<br />

coup, je multipliais les pilules comme des petits pains <strong>en</strong><br />

partageant ma part avec mes compagnons de collation… En<br />

revanche, dès que je voyais <strong>une</strong> salade bi<strong>en</strong> verte au bord des<br />

ch<strong>en</strong>illes de mon blindé, tout pouvait arriver. Le plus souv<strong>en</strong>t<br />

j’ordonnais l’arrêt total <strong>du</strong> peloton, question de générosité, <strong>du</strong><br />

moins quand il y <strong>en</strong> avait assez <strong>pour</strong> tout le monde. Autrem<strong>en</strong>t<br />

je me faisais des petits plaisirs <strong>en</strong> solitaire. M’éclipsant par<br />

l’écoutille, je sautais l’estomac devant <strong>pour</strong> rouler bouler sur <strong>une</strong><br />

belle laitue do<strong>du</strong>e. Hum, miam, miam, grimace la limace !<br />

Lors des repas, <strong>une</strong> tradition laïque gérait nos conversations et<br />

le cadre civique de notre mutuelle loyauté. Hors de question<br />

qu’<strong>en</strong> ma prés<strong>en</strong>ce Politoque et Relicon puiss<strong>en</strong>t s’<strong>en</strong>chaîner au<br />

cont<strong>en</strong>u de nos discussions. Nous étions membres de l’armée,<br />

et, à ce titre, évitions tout sujet de polémique. Chaque propos<br />

devait être lisse.<br />

Sinon : sanctions !<br />

J’avais le règlem<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> moi et cela aurait été avec joie que son<br />

emploi eut été mis <strong>en</strong> pratique <strong>pour</strong> ram<strong>en</strong>er mes gars au juste<br />

pas. Heureusem<strong>en</strong>t je n’eus nul besoin de forcer le destin <strong>pour</strong><br />

faire régner la paix chez moi.<br />

106


Dans ma petite troupe, des groupes se formai<strong>en</strong>t par affinités.<br />

J’assurais la liaison parmi eux <strong>pour</strong> garantir la continuité<br />

territoriale de notre pays et préserver, <strong>pour</strong> un temps au moins,<br />

la pér<strong>en</strong>nité de ma mission.<br />

Rassembler, telle était ma véritable vocation de fantôme sans<br />

arôme, simple spectre <strong>en</strong> errance. Le respect que j’arrivais à<br />

imposer parv<strong>en</strong>ait à me faire oublier le comm<strong>en</strong>t c’est qu’on fait<br />

<strong>pour</strong> se fâcher.<br />

P<strong>en</strong>dant les haltes où nous laissions nos carcasses de fer brouter<br />

<strong>en</strong> paix, les anecdotes <strong>du</strong> jour se transmettai<strong>en</strong>t d’un char à<br />

l’autre. Nous écrivions sans vraim<strong>en</strong>t nous <strong>en</strong> apercevoir les<br />

petites histoires qui font l’Histoire. En bons miraculés, chac<strong>une</strong><br />

de nos minutes était vouée à l’éternité et seule la sincérité servait<br />

de moteur à notre pacifique exist<strong>en</strong>ce. Tout le reste n’était que<br />

pure indiffér<strong>en</strong>ce et risée d’exubérance.<br />

Quelques semaines plus tôt nous n’étions tous que des êtres<br />

brimés, vivant reclus dans <strong>une</strong> pénombre obscure, repliés sur<br />

nous-mêmes sans av<strong>en</strong>ir assuré. Aujourd’hui nous dev<strong>en</strong>ions<br />

des héros tournés vers la gloire de notre drapeau. Le visage haut<br />

nous filions bi<strong>en</strong> tranquillem<strong>en</strong>t vers cette terre promise <strong>en</strong> de si<br />

multiples occasions.<br />

* *<br />

*<br />

Les rares fois où je me suis retrouvé <strong>en</strong> position avancée, des<br />

poussières rési<strong>du</strong>elles révélai<strong>en</strong>t un départ anticipé dans la<br />

précipitation. Nous conquérions les villes sans grand combat et<br />

cheminions à travers des illusions de fumées à l’abandon que<br />

des bulldozers américains aplanissai<strong>en</strong>t sans plus se demander<br />

<strong>pour</strong>quoi.<br />

Des questions : à quoi bon ? Des grues ne serai<strong>en</strong>t-elles pas<br />

bi<strong>en</strong>tôt là <strong>pour</strong> tout reconstruire ?<br />

La poésie « outre-atlantique» me semblait un brin étrange car<br />

malgré tout le respect que nous leur devions, force est de<br />

107


constater que partout où ils passai<strong>en</strong>t, ils rasai<strong>en</strong>t tout ce qu’il y<br />

avait ; un peu comme les Allemands mais <strong>en</strong> pire ! Après eux, il<br />

n’y avait plus de mystères. Tout était soudainem<strong>en</strong>t très clair,<br />

sans mur, sans plancher ni plafond. Sacré conception quand<br />

<strong>en</strong>tre écoles et maisons, églises et ponts, il n’y avait plus de<br />

distinction. Tout, absolum<strong>en</strong>t tout, passait sous la fureur de<br />

leurs obus. Les rares immeubles <strong>en</strong>core debout restai<strong>en</strong>t à ciel<br />

ouvert.<br />

A leur corps déf<strong>en</strong>dant, les Américains ne possédai<strong>en</strong>t pas <strong>une</strong><br />

vieille histoire. Ils v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t d’un je<strong>une</strong> contin<strong>en</strong>t, et tels des<br />

adolesc<strong>en</strong>ts <strong>pour</strong>ris gâtés ils agissai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> dévastateurs faisant<br />

toute sorte de découverte comme si l’expéri<strong>en</strong>ce humaine<br />

n’existait pas, comme s’ils n’<strong>en</strong> avai<strong>en</strong>t jamais <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> parler.<br />

Cette manière de voir avait ses avantages, car il faut leur<br />

reconnaître qu’ils étai<strong>en</strong>t aussi très généreux dans l’effort,<br />

toujours prêts à bâtir <strong>du</strong> tout neuf tout beau <strong>pour</strong> se faire<br />

pardonner à tout jamais.<br />

Si seulem<strong>en</strong>t un jour ils pouvai<strong>en</strong>t s’imaginer le poids <strong>du</strong><br />

passé… En att<strong>en</strong>dant ce jour digne <strong>du</strong> paradis, et puisqu’ils<br />

possédai<strong>en</strong>t les armes, les munitions et le carburant, nous les<br />

regardions faire… C’étai<strong>en</strong>t eux les génies ! Au mieux nous<br />

prêtions notre concours <strong>pour</strong> con<strong>du</strong>ire les camions poubelles, le<br />

sourire aux lèvres. Au volant de leurs voitures balais nous<br />

ramassions le très peu qui restait à peu près <strong>en</strong>tier <strong>pour</strong> faire <strong>du</strong><br />

troc avec leurs remorques <strong>en</strong> toc pleines de bonbons et<br />

amadouions avec bi<strong>en</strong>veillance les <strong>en</strong>fants qui pleurai<strong>en</strong>t la<br />

disparition de leurs par<strong>en</strong>ts.<br />

Oui, les survivants étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> pleine désillusion. Toutes les fleurs<br />

de leurs potagers étai<strong>en</strong>t ravagées. Tant de poussière recouvrait<br />

désormais les ruines de leurs habitations.<br />

Du sang et des c<strong>en</strong>dres, telles étai<strong>en</strong>t finalem<strong>en</strong>t les<br />

récomp<strong>en</strong>ses obt<strong>en</strong>ues <strong>en</strong> contre<strong>partie</strong> de toute cette sueur<br />

offerte à leur patrie.<br />

Un jour, ils se réveilleront.<br />

108


Le ciel sera bi<strong>en</strong> bleu d’un soleil tout blanc. Ce sera charmant.<br />

Des fées rigoleront dans les champs. Tous les espoirs égarés<br />

s’oublieront à leurs oreillers.<br />

Les Nazis avai<strong>en</strong>t remis <strong>en</strong> cause jusqu’aux fondem<strong>en</strong>ts de la<br />

réalité. Quelle drôle d’idée ! Pourtant chacun savait que nous<br />

étions, sommes et serons toujours et de tout temps les plus<br />

grands, les plus forts, les plus beaux. Et aussi les plus<br />

intellig<strong>en</strong>ts !<br />

Les Allemands s’étai<strong>en</strong>t si largem<strong>en</strong>t éclatés sur nos s<strong>en</strong>tiers de<br />

randonnées ombragés que certains d’<strong>en</strong>tre nous avai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong><br />

l’int<strong>en</strong>tion de se v<strong>en</strong>ger. Ce noble s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t soignerait-il leur<br />

peine ?<br />

Moi, je n’avais auc<strong>une</strong> animosité particulière contre eux à<br />

rev<strong>en</strong>diquer. Je me fis donc dépositaire <strong>du</strong> respect des plus<br />

belles conv<strong>en</strong>tions, les fameuses conv<strong>en</strong>tions de G<strong>en</strong>eviève.<br />

- De G<strong>en</strong>ève ! Papi, tu dérailles grave, il s’agit des conv<strong>en</strong>tions de G<strong>en</strong>ève,<br />

je sais, je l’ai lu dans un <strong>livre</strong>.<br />

- Non, de G<strong>en</strong>eviève. C’était le nom de ma voisine <strong>du</strong> temps où<br />

j’étais petit. Elle passait son temps à faire des recommandations<br />

sur la bi<strong>en</strong>séance, l’honneur et l’art de bi<strong>en</strong> vivre <strong>en</strong> France. Et<br />

elle <strong>en</strong> connaissait un rayon, crois-moi. Les conv<strong>en</strong>tions de<br />

G<strong>en</strong>ève, c’est tout autre chose. Va les lire et on <strong>en</strong> reparlera, car<br />

<strong>en</strong> guise d’app<strong>en</strong>dice à boucherie ça s’impose comme fantaisie.<br />

Ti<strong>en</strong>s, je ne résiste pas au plaisir de te réciter quelques articles<br />

fondateurs mon petit que j’ai appris par cœur lorsque je servis<br />

l’OTAN. Je les citais aux copains quand j’étais à court<br />

d’histoires drôles :<br />

* *<br />

*<br />

Manuel des lois de la guerre sur terre<br />

Oxford, 9 septembre 1880 / Avant-Propos<br />

La guerre ti<strong>en</strong>t <strong>une</strong> grande place dans l'histoire, et il n'est pas présumable que les<br />

hommes parvi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de sitôt à s'y soustraire - malgré les protestations qu'elle soulève<br />

109


et l'horreur qu'elle inspire -, car elle apparaît comme la seule issue possible des conflits<br />

qui mett<strong>en</strong>t <strong>en</strong> péril l'exist<strong>en</strong>ce des Etats, leur liberté, leurs intérêts vitaux. Mais<br />

l'adoucissem<strong>en</strong>t gra<strong>du</strong>el des moeurs doit se refléter dans la manière de la con<strong>du</strong>ire. Il<br />

est digne des nations civilisées de chercher, comme on l'a fort bi<strong>en</strong> dit, à restreindre la<br />

force destructive de la guerre, tout <strong>en</strong> reconnaissant ses inexorables nécessités.<br />

Acte final de la Confér<strong>en</strong>ce diplomatique de 1929<br />

G<strong>en</strong>ève, 27 juillet 1929<br />

La Confér<strong>en</strong>ce, <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce d'<strong>une</strong> demande de l'Ordre Souverain et Militaire des<br />

Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, dit de Malte, estime que les dispositions<br />

établies par la Conv<strong>en</strong>tion de G<strong>en</strong>ève et réglant la situation des Sociétés de secours<br />

auprès des armées <strong>en</strong> campagne sont applicables aux Organisations nationales de cet<br />

Ordre.<br />

Il <strong>en</strong> est de même <strong>en</strong> ce qui concerne le Grand Prieuré de Saint-Jean de Jérusalem <strong>en</strong><br />

Angleterre, les Ordres de Saint-Jean (Johanniter) et de Saint-Georges <strong>en</strong> Allemagne, et<br />

les Ordres Hospitaliers similaires <strong>en</strong> tous pays.<br />

Projet de Conv<strong>en</strong>tion internationale concernant la condition et la protection des<br />

civils de nationalités <strong>en</strong>nemies qui se trouv<strong>en</strong>t sur le territoire d'un belligérant ou sur un<br />

territoire occupé par lui<br />

Tokyo, 1934<br />

Article 19.- Les Hautes Parties contractantes s'<strong>en</strong>gag<strong>en</strong>t <strong>en</strong> outre à observer les<br />

dispositions suivantes :<br />

a) Au cas où, à titre exceptionnel, il paraîtrait indisp<strong>en</strong>sable à l'Etat occupant de pr<strong>en</strong>dre<br />

des otages, ceux-ci devront toujours être traités avec humanité. Ils ne devront sous<br />

aucun prétexte être mis à mort ou soumis à des châtim<strong>en</strong>ts corporels.<br />

Projet de Conv<strong>en</strong>tion <strong>pour</strong> la protection des populations civiles contre les nouveaux<br />

<strong>en</strong>gins de guerre. Amsterdam, 1938<br />

Article 4.- Le bombardem<strong>en</strong>t aéri<strong>en</strong> destiné à terroriser la population civile est<br />

expressém<strong>en</strong>t interdit.<br />

* *<br />

*<br />

Mode « pause ».<br />

Je recouvrais d’un drap les paupières de mes chars <strong>pour</strong><br />

protéger mon équipe des caprices météorologiques. Ainsi à<br />

l’abri de tout nuage, je m’apaisais et portais l’ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e de mes<br />

capacités à travers les hublots de mon imagination jusqu’à<br />

modifier le ton même de ma respiration.<br />

110


Dernière ligne droite.<br />

Mode « action». Je couvrais les collègues <strong>en</strong> braquant haut mon<br />

canon vers les <strong>en</strong>nemis qui s’échappai<strong>en</strong>t sous la multitude des<br />

explosions. Mes pétards, <strong>une</strong> fois jetés <strong>en</strong> l’air, tombai<strong>en</strong>t à terre<br />

sur <strong>une</strong> population abasourdie.<br />

Récolte de prisonniers. Exécution.<br />

* *<br />

*<br />

Une fois, mes gars pêchèr<strong>en</strong>t un officier <strong>en</strong>nemi dans <strong>une</strong> forêt.<br />

Je me trouvais là <strong>en</strong> position de Maître et lui de simple quidam à<br />

portée de gâchette. J’ai perquisitionné <strong>pour</strong> comm<strong>en</strong>cer<br />

l’id<strong>en</strong>tité de ce commandant. Son regard inquiet m’interrogea<br />

sur le sort que je lui réserverai… la vie ou la mort ? Une balle<br />

<strong>en</strong> cadeau ou un ballot de paille sous son dos ?<br />

Sa carrière militaire d’officier pr<strong>en</strong>ait fin devant moi et je<br />

dét<strong>en</strong>ais, <strong>en</strong>tre mes mains, sur la dét<strong>en</strong>te sous mon index, le<br />

pouvoir de mettre un terme à sa vie, d’inscrire le mot fin <strong>en</strong><br />

lettres rouges et capitales sur son cœur, de le juger <strong>pour</strong> la<br />

postérité...<br />

Le cerveau <strong>en</strong> ébullition, je me suis cont<strong>en</strong>té de le désarmer, lui<br />

ôter ses munitions puis lui ai r<strong>en</strong><strong>du</strong> l’honneur de son ceinturon.<br />

Vide. J’estimais l’affront d’avoir été fait prisonnier suffisant. Je<br />

l’ai traité <strong>en</strong> pion d’<strong>une</strong> cause que ni lui ni moi ne compr<strong>en</strong>ions<br />

vraim<strong>en</strong>t. D’anonyme à anonyme… Autant le laisser à ce qu’il<br />

était, un officier prisonnier.<br />

Peut-être était-ce un salaud ? Peut-être n’était-ce qu’un pauvre<br />

badaud ? Je n’avais pas le temps d’y réfléchir. Mes confrères<br />

verrai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> ce qu’ils ferai<strong>en</strong>t de ses galons, car, <strong>en</strong> tant que<br />

combattant, je l’ai remis <strong>en</strong>tre les mains de nos spécialistes <strong>du</strong><br />

r<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t, ceux qui font parler les muets et recoup<strong>en</strong>t les<br />

données <strong>pour</strong> nous faire avancer sur des routes plus sécurisées.<br />

111


Dans le couloir des interrogatoires, je plongeais dans un au-delà<br />

rêveur et att<strong>en</strong>dais les instructions quant au aller où avec qui ?<br />

* *<br />

*<br />

Halte après halte, notre énergie devint lassitude puis <strong>en</strong>nui. Le<br />

quartier général des armées nous déposa finalem<strong>en</strong>t, mes gars et<br />

moi, dans <strong>une</strong> ville d’eau aux multiples petits lacs. Là, au moins,<br />

nous pouvions faire trempette des pieds <strong>en</strong> un climat de parfaite<br />

sérénité dont les grandes forêts, qui cerclai<strong>en</strong>t cette petite<br />

bourgade, étai<strong>en</strong>t les plus révélatrices.<br />

Calme et repos serai<strong>en</strong>t les justes mots…<br />

Depuis que les congés payés, concédés juste avant la guerre,<br />

avai<strong>en</strong>t été conçus, l’armée s’était emparée de ma destinée, si<br />

bi<strong>en</strong> que je n’avais pas <strong>en</strong>core eu le temps de goûter à cette<br />

idée ! Me voilà <strong>en</strong>fin comblé.<br />

Je pouvais dès lors voir la paix se répandre de bourgeons <strong>en</strong><br />

bourgeons. Une nouvelle vie d’appr<strong>en</strong>ti bourgeois se humait à<br />

pleins poumons. Nous n’osions pas <strong>en</strong>core laisser<br />

complètem<strong>en</strong>t éclater notre joie, car <strong>du</strong> sang continuait à couler<br />

un peu plus loin, <strong>du</strong> côté de Berlin. Oui, les plus affamés<br />

s’étai<strong>en</strong>t lancés dans <strong>une</strong> course effrénée <strong>pour</strong> ravir cette<br />

capitale, anéantir Hitler, déclaré responsable de toutes ces<br />

belligérances, même si grâce à lui certains tirèr<strong>en</strong>t de larges<br />

profits <strong>du</strong> re-découpage des cartes internationales et des excolonies.<br />

Il s’agissait là d’objectifs politiques qui dépassai<strong>en</strong>t très<br />

largem<strong>en</strong>t l’état de p<strong>en</strong>ser des simples combattants tels que moi,<br />

mais sans doute que nos clairvoyants sauveurs, Américains et<br />

Soviétiques <strong>en</strong> tête, se triturai<strong>en</strong>t déjà l’esprit <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s… <strong>du</strong><br />

moins dans leurs Etats-Majors.<br />

Pour moi, maint<strong>en</strong>ant que mon pays était libéré, plus ri<strong>en</strong> ne<br />

pouvait vraim<strong>en</strong>t me motiver. Sur ce, mon petit, je te laisse<br />

112


<strong>en</strong>trer car je vais m’éclipser <strong>en</strong>tre ces deux arbres <strong>en</strong> l’att<strong>en</strong>te<br />

d’<strong>une</strong> prochaine <strong>en</strong>trevue.»<br />

Dans mon chez moi, chacun suit ses six s<strong>en</strong>s, répartis un à un sur chaque<br />

face de cube. Nous transmettons nos données internes acquises <strong>du</strong>rant<br />

notre vie lorsqu’on s’aimante à un voisin <strong>en</strong> activant la fonction<br />

« union » de notre champ électromagnétique. Chacun échange alors ses<br />

goûts, ses images, ses sons, ses s<strong>en</strong>sations ou ses pratiques avec la face qui lui<br />

est directem<strong>en</strong>t aimantée.<br />

Si on est suffisamm<strong>en</strong>t nombreux, on peut même arriver à un état de<br />

« fusion ». Pour cela le cube doit être interconnecté à chaque face avec un<br />

cube différ<strong>en</strong>t. Si les six cubes sont eux-mêmes <strong>en</strong>tourés de six cubes <strong>en</strong><br />

union sur chac<strong>une</strong> de leurs faces respectives, il y a alors fusion globale <strong>pour</strong><br />

les sept cubes c<strong>en</strong>traux concernés, et ainsi de suite <strong>pour</strong> chac<strong>une</strong> des unions<br />

de cube supplém<strong>en</strong>taire. C’est ce que nous appelons chez nous «faire<br />

l’amour». Une quantité folle d’informations transite alors <strong>en</strong> tout s<strong>en</strong>s <strong>en</strong><br />

créant des t<strong>en</strong>sions d’autant plus importantes que la <strong>du</strong>rée de connexion<br />

est longue. La qualité de la connexion agit aussi quant à la simultanéité<br />

des impressions perçues et est primordiale <strong>pour</strong> favoriser les transferts<br />

importants.<br />

Ceci n’est pas sans risque <strong>pour</strong> les circuits qui peuv<strong>en</strong>t carrém<strong>en</strong>t griller et<br />

<strong>en</strong>traîner <strong>du</strong> coup des surcharges m<strong>en</strong>ant droit à <strong>une</strong> « fatal error »,<br />

raison <strong>pour</strong> laquelle ces étapes sont rares et aussi si recherchées, car le<br />

plaisir est chez nous avant tout un danger qu’on a <strong>en</strong>vie de partager.<br />

Cela explique que certains verrouill<strong>en</strong>t leurs champs électromagnétiques<br />

<strong>pour</strong> rester seuls et <strong>en</strong> paix avec eux-mêmes.<br />

D’un autre côté, chez nous, s’ils ne partag<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong>, ils ne sont ri<strong>en</strong>…<br />

113


Le magici<strong>en</strong><br />

Sur le banc gisait un four…<br />

Qu’est-ce que c’est <strong>en</strong>core que ce foutoir ? On n’est pas dans <strong>une</strong> brocante<br />

tout de même !<br />

Papi était à quatre pattes <strong>en</strong> train de gesticuler comme un <strong>en</strong>fant. Je me<br />

suis approché de lui sans faire de bruit.<br />

BOUH !<br />

« Ah, c’est toi», me répondit-il sans exprimer la moindre manifestation de<br />

surprise. Puis il lâcha un grand : «BOUM !» <strong>en</strong> t<strong>en</strong>dant simultaném<strong>en</strong>t<br />

le bras <strong>en</strong> l’air. A l’attaque ! Il était <strong>en</strong> train de jouer avec des<br />

bonshommes <strong>en</strong> plomb. Les soldats et les civils qu’il avait disposés par<br />

terre se faisai<strong>en</strong>t front. La reconstitution d’<strong>une</strong> grande bataille était <strong>en</strong><br />

cours.<br />

« C’est quoi ce four ? C’est à toi ?<br />

- Oui, <strong>en</strong> v<strong>en</strong>ant je l’ai trouvé posé sur le gazon le long <strong>du</strong> canal. Je l’ai<br />

récupéré, je n’allais pas le laisser tout seul.<br />

- Qu’est-ce que tu vas <strong>en</strong> faire ?<br />

- Le ram<strong>en</strong>er chez moi !<br />

- Pourquoi faire ?<br />

- Bah ! <strong>pour</strong> faire fondre mes figurines <strong>en</strong> plomb, pardi !»<br />

Une fois assis, papi se frotta les mains pleines de terre, ouvra la porte <strong>du</strong><br />

four, y logea ses petits bonshommes puis reprit ses av<strong>en</strong>tures de la manière<br />

qui suit :<br />

« A cette époque là, la magie était <strong>en</strong>tre mes mains. Tout ce que<br />

j’<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>ais se réalisait avec un succès éhonté. On me<br />

demandait et j’exauçais. Madame Improbable, Monsieur<br />

Incalculable et son cousin Inimaginable étai<strong>en</strong>t les convives de<br />

ma table. D’un simple claquem<strong>en</strong>t de doigts je faisais pousser<br />

114


un bouquet de charme dans un cœur abandonné depuis tant et<br />

tant d’années. Clic, le déclic <strong>du</strong> mystique. Clac : je faisais d’un<br />

simple cloaque au milieu d’un désert aride <strong>une</strong> fontaine de<br />

jouv<strong>en</strong>ce <strong>pour</strong> personnes jamais comblées. Envoûté, <strong>en</strong>voûtant<br />

voûté par le poids <strong>du</strong> v<strong>en</strong>t qui passait <strong>en</strong> disant qu’aucun rêve<br />

n’était jamais trop grand, je portais autour <strong>du</strong> cou les clés qui<br />

faisai<strong>en</strong>t naître des dauphins au beau milieu d’un nuage de<br />

choux et des girafes au beau milieu d’un lit de prose. Ce que le<br />

tout un chacun jugeait impossible m’était risible de facilité. Le<br />

plus invraisemblable, que je n’avais jusqu’alors osé concevoir<br />

<strong>du</strong>rant toute ma vie de rêveur affamé, était tout bonnem<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

train de se réaliser.<br />

Une baguette magique me faisait oublier tous les dommages<br />

subis et plaquait d’or tout ce sur quoi je posais mon regard. La<br />

vie n’était plus que successions d’allégories fantastiques, de<br />

merveilles extraordinaires, de délires fantasmagoriques. L’état de<br />

grâce n’était plus un vain mot. C’était l’heure de partager le<br />

gâteau. Les Allemands étai<strong>en</strong>t vaincus. Nous nous préparions à<br />

distribuer leurs actifs, allié par allié, selon l’ordre privilégié des<br />

créanciers. Les super privilégiés, Anglais et Américains,<br />

gèrerai<strong>en</strong>t les grandes villes ainsi que les c<strong>en</strong>tres in<strong>du</strong>striels. Les<br />

chirographaires tels que nous, modestes champions <strong>du</strong> monde<br />

<strong>du</strong> tourisme, héritions des lieux de villégiature les plus agréables<br />

<strong>en</strong> terme de prom<strong>en</strong>ade et de relaxation.<br />

A chacun son style !<br />

P<strong>en</strong>dant que certains extrairont <strong>du</strong> charbon ou construiront des<br />

automobiles, nous lutterons contre les excroissances de<br />

bourgeons inopinés ou accélèrerons la pousse des feuilles les<br />

plus recherchées. Si nous réussissions, nous <strong>pour</strong>rions aisém<strong>en</strong>t<br />

nous convertir <strong>en</strong> de véritables appr<strong>en</strong>tis forestiers. Cette<br />

perspective semblait satisfaire nos autorités puisque nous<br />

déballions de nos avions des valises de plombs. De toute<br />

évid<strong>en</strong>ce, nos supérieurs se préparai<strong>en</strong>t à rester un bon bout de<br />

temps <strong>en</strong> ce site de hautes performances écologiques. Ce projet<br />

115


m’emballait car les nouvelles fonctions auxquelles on me<br />

press<strong>en</strong>tait allai<strong>en</strong>t aborder un virage vital <strong>pour</strong> la suite de ma<br />

carrière. J’allais appr<strong>en</strong>dre à chanter les airs <strong>du</strong> paramilitaire<br />

<strong>pour</strong> le bi<strong>en</strong> être <strong>du</strong> Sieur Capital. Je m’explique. Le grand<br />

Général De Gaulle, chef <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t provisoire, seul<br />

fédérateur reconnu d’utilité publique, devait insuffler de<br />

nouvelles valeurs permettant de rehausser le moral des Français<br />

car, <strong>pour</strong> l’heure, personne ne connaissait <strong>en</strong>core le résultat des<br />

courses à la bourse. Les alliés n’avai<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong>core statué sur<br />

notre sort. Serions-nous désignés collabos par défaut, simples<br />

résistants plus ou moins méritants ou de vrais ri<strong>en</strong> de ri<strong>en</strong> tout<br />

juste bons à pas grand chose ? De Gaulle agitait ses longs bras<br />

de la tête aux pieds sans résultat jusque là.<br />

Durant cette att<strong>en</strong>te, un écrivain de ses amis, André Malraux, lui<br />

chuchota <strong>une</strong> p<strong>en</strong>sée incongrue à l’oreille, un soir <strong>en</strong>tre deux<br />

lampées de bordeaux lors d’un dîner privé : «Charles, divertissez le<br />

peuple, que diable ! Vous verrez qu’<strong>en</strong> lui changeant les idées il retrouvera<br />

la foi et alors tout repartira dans le droit chemin.» De Gaulle, au départ<br />

sceptique, comme toute personne responsable et sérieuse quant<br />

aux prét<strong>en</strong><strong>du</strong>es vertus <strong>du</strong> rire et de la légèreté s<strong>en</strong>sée<br />

l’accompagner, finit par admettre, qu’<strong>en</strong> pleine débandade,<br />

t<strong>en</strong>ter <strong>une</strong> telle expéri<strong>en</strong>ce dans un <strong>en</strong>droit très circonscrit et<br />

contrôlé par l’armée <strong>pour</strong>rait être <strong>une</strong> opportunité à saisir. Il<br />

donna son accord au lancem<strong>en</strong>t de l’opération. Ce célèbre<br />

auteur v<strong>en</strong>ait de créer <strong>une</strong> voix royale à ce qui devi<strong>en</strong>dra par la<br />

suite les Maisons de la Je<strong>une</strong>sse et de la Culture. La brèche<br />

conceptuelle propre aux intellectuels ayant été ouverte, <strong>en</strong>core<br />

conv<strong>en</strong>ait-il d’<strong>en</strong> expérim<strong>en</strong>ter le concept <strong>pour</strong> de vrai afin d’<strong>en</strong><br />

éprouver les bi<strong>en</strong>faits év<strong>en</strong>tuels !<br />

L’originalité <strong>du</strong> projet passait par la constitution de bataillons<br />

d’amuseurs publics qui aurait <strong>pour</strong> mission d’insuffler <strong>une</strong><br />

ambiance frénétique d’agitateurs pacifiques sur l’opinion.<br />

C’était clair, la loi <strong>du</strong> spectacle devi<strong>en</strong>drait le nouvel opium <strong>du</strong><br />

peuple. Hitler nous avait prouvé avec effici<strong>en</strong>ce le pot<strong>en</strong>tiel de<br />

116


cette méthode <strong>pour</strong> assujettir ses contemporains. Il ne nous<br />

restait plus qu’à appliquer avec sci<strong>en</strong>ce cette idée au profit des<br />

valeurs traditionnelles de notre République : sa laïcité et sa<br />

constitution démocratique.<br />

C’est ainsi que, d’un tour de passe-passe <strong>en</strong> plein casse-tête, je<br />

fus réquisitionné par le service des ressources humaines <strong>pour</strong><br />

être l’un des pionniers accrédités à la mise <strong>en</strong> place de cette<br />

expéri<strong>en</strong>ce.<br />

Ma nouvelle mission, puisque je l’avais acceptée, m’obligeait,<br />

non pas à créer des ateliers « mât cramé » ou « échec» à volonté<br />

comme dirai<strong>en</strong>t les mauvaises langues, mais à divertir tous les<br />

copains adorateurs de chansonnettes. J’<strong>en</strong>robai leurs âmes d’<strong>une</strong><br />

musique si dansante qu’ils se cerclèr<strong>en</strong>t vite le corps de petites<br />

poupées <strong>en</strong> chair et <strong>en</strong> os, toutes adeptes <strong>du</strong> sacerdoce<br />

d’aimantes de port. Les femmes de nos guerriers étai<strong>en</strong>t si<br />

loin… qu’il fallait bi<strong>en</strong> les aider un peu afin de r<strong>en</strong>dre leurs<br />

jours heureux.<br />

Si les objectifs qui m’étai<strong>en</strong>t consignés semblai<strong>en</strong>t clairs, il me<br />

restait tout de même à résoudre le problème <strong>du</strong> financem<strong>en</strong>t de<br />

l’opération. A des fins conceptuelles il était <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> que l’armée<br />

testerait l’idée, mais il était tout aussi conv<strong>en</strong>u, qu’<strong>en</strong> aucun cas,<br />

ce projet ne devait <strong>en</strong>dommager son maigre budget déjà fort<br />

pillé par toutes ces batailles per<strong>du</strong>es et les faux frais de celles<br />

dites gagnées. Eh oui, la guerre étant terminée, les crédits<br />

n’étai<strong>en</strong>t plus illimités ! Aussi, restant dans l’att<strong>en</strong>te des résultats<br />

des accords internationaux <strong>en</strong> cours de négociation quant à<br />

notre statut de vainqueur, de vaincu ou de petit diable au cul nu,<br />

les coûts de notre installation <strong>en</strong> Allemagne représ<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t un<br />

sacré paquet d’arg<strong>en</strong>t à trouver <strong>pour</strong> notre état moribond.<br />

Souci pragmatique oblige, j’eus l’idée d’intro<strong>du</strong>ire la tactique de<br />

l’alcool, tradition française s’il <strong>en</strong> est dans l’art de la convivialité<br />

et <strong>du</strong> sans compter, <strong>pour</strong> alim<strong>en</strong>ter les caisses <strong>en</strong> trésorerie<br />

sonnante et trébuchante. Cette logique permettrait de récupérer<br />

de la main droite ce que l’on offrait de la main gauche. Que les<br />

117


soldes de nos soldats pass<strong>en</strong>t dans nos bistrots et la boucle se<br />

bouclerait comme il faut !<br />

Mon ami Raoul, dont je t’ai déjà parlé lors de nos tribulations<br />

dans la résistance, était de concert avec moi dans cette affaire.<br />

Ensemble nous faisions un <strong>du</strong>o <strong>du</strong> type « alter et go ! » qui<br />

n’avait jamais froid dans le dos. Moralité, nous nous étions<br />

<strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>s <strong>pour</strong> que les trois cabarets que nous gérions<br />

devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de vrais bars à poivrots. C’est que les gars <strong>en</strong> avai<strong>en</strong>t<br />

de sacrés maux à oublier. Ils avai<strong>en</strong>t été si longtemps témoins<br />

des vil<strong>en</strong>ies <strong>du</strong> g<strong>en</strong>re humain : pertes d’un frère, d’<strong>une</strong> sœur,<br />

d’<strong>une</strong> mère, d’un coeur ou même d’<strong>une</strong> maison… qu’ils avai<strong>en</strong>t<br />

de gros grumeaux <strong>du</strong>rs à avaler au fond de leurs gosiers.<br />

Coude debout !<br />

Alcool avalé.<br />

Souv<strong>en</strong>irs oubliés...<br />

Je n’étais pas là <strong>pour</strong> juger qui que ce fut. Mon unique s<strong>en</strong>s des<br />

perceptions passait par <strong>une</strong> pression qui coule à flots et que tout<br />

le monde boit au-delà de la ligne de flottaison, abandonnant<br />

femmes fatales et ronds sur le comptoir de mes petites maisons.<br />

La solution est toujours dans le pognon. Ne négligeant le<br />

moindre détail, je me faisais poète <strong>pour</strong> amasser billets et<br />

humeur de fête à la « <strong>en</strong> veux-tu <strong>en</strong> voilà » comme on crie des airs<br />

grivois <strong>en</strong> haut des toits les soirs de noce.<br />

L’Etat-Major me gratifia d’<strong>une</strong> carte blanche <strong>pour</strong> r<strong>en</strong>dre tout le<br />

monde noir comme des dindons les jours de grande foire, alors<br />

au diable les remords, j’étais <strong>en</strong> mission <strong>pour</strong> la Patrie !<br />

Libre de circuler <strong>en</strong> zone occupée selon mon gré, je ram<strong>en</strong>ais<br />

dans les malles de mes pérégrinations quelques dynamiteurs de<br />

foules par-ci et autres charmeuses de serp<strong>en</strong>t <strong>en</strong> quête de houle<br />

par-là. Certes elles n’étai<strong>en</strong>t pas toutes mûres ou de vraies<br />

professionnelles, mais mes besoins étant ce qu’ils étai<strong>en</strong>t, <strong>du</strong><br />

g<strong>en</strong>re gourmand insatiable jamais cont<strong>en</strong>t, je me fournissais <strong>en</strong><br />

je<strong>une</strong>s tal<strong>en</strong>ts partout où l’av<strong>en</strong>ture me guidait ; caves <strong>en</strong>fumées,<br />

118


appartem<strong>en</strong>ts privés à <strong>en</strong>sorceleuses et autres scènes<br />

mystérieuses de maisons closes.<br />

Histoire de tout faire comme par magie, je payais sans trop<br />

regarder à la dép<strong>en</strong>se artistique. Mon objectif était conc<strong>en</strong>tré sur<br />

les recettes escomptées. Aussi j’assimilais toute marchande de<br />

joie à <strong>une</strong> guerrière dévouée à mon combat de gaveur de foie. Je<br />

lui promettais sans vergogne de rejoindre les nombreuses étoiles<br />

dorées, peintes sur le plafond de « mes cabarets », dès lors<br />

qu’elle se serait posée sous le feu de mes projecteurs éclairés. Je<br />

ne rechignais devant aucun effort <strong>pour</strong> mettre <strong>en</strong> paix mes<br />

colombes <strong>du</strong> bonheur tant quant à leur être <strong>en</strong> <strong>du</strong>vet d’oie et à<br />

leur futur avoir plein les doigts. Je voulais qu’elles pro<strong>du</strong>is<strong>en</strong>t un<br />

spectacle de qualité et qu’elles ai<strong>en</strong>t, par-dessus tout, <strong>en</strong>vie de<br />

faire plaisir à ceux qui vi<strong>en</strong>drai<strong>en</strong>t les regarder. Oui, je voulais<br />

les am<strong>en</strong>er à collaborer sur les bases d’<strong>une</strong> nouvelle modernité à<br />

fonder : la gaieté généralisée.<br />

Que mes invités soi<strong>en</strong>t musici<strong>en</strong>s, comédi<strong>en</strong>nes ou chanteurs ;<br />

de r<strong>en</strong>om ou non, je les logeais tous dans les meilleures<br />

conditions. Leurs chambres avai<strong>en</strong>t des robinets avec des lettres<br />

<strong>en</strong> or gravées dessus. En toute simplicité ! C’était un artifice<br />

anti-caprice, <strong>une</strong> sorte de crème de jouv<strong>en</strong>ce qui devait les<br />

rassurer sur les modalités de leur prochaine exist<strong>en</strong>ce. Tout était<br />

prévu <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s ; son, lumière, paillettes et planches<br />

respectai<strong>en</strong>t la moindre de leurs exig<strong>en</strong>ces. Pas de panique, tous<br />

nos interv<strong>en</strong>ants étai<strong>en</strong>t traités telles des idoles au sommet de<br />

leur gloire. Tous à moitié saltimbanques ou troubadours, ils<br />

avai<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> unique moteur le tout amour al<strong>en</strong>tour. En bon<br />

funambule, je les dorlotais tels des nouveaux-nés. Avec cette<br />

méthode, je transformais de soi-disant artistes <strong>en</strong> de véritables<br />

étoiles brillantes. Filantes ou perman<strong>en</strong>tes, leur motivation ferait<br />

la différ<strong>en</strong>ce. Moi, je leur offrais <strong>une</strong> ligne ne passant pas<br />

inaperçue à poser sur <strong>une</strong> carte de visite, avec <strong>en</strong> complém<strong>en</strong>t<br />

l’application <strong>du</strong> théorème de ceux qui aim<strong>en</strong>t ce qu’ils font :<br />

« Sous les feux des projecteurs, que cela soit avec ou sans fleur, la piste la<br />

119


plus simple révèle des larmes d’éclat, des drames de choix à ceux qui<br />

raviss<strong>en</strong>t le cœur de celui qui est prêt à écouter <strong>une</strong> voix avec bonne<br />

humeur. »<br />

Je savais par expéri<strong>en</strong>ce qu’un bon public peut donner la trique<br />

à un mort de trac, et le mi<strong>en</strong> étant composé d’<strong>une</strong> sacrée clique,<br />

s’agissait de ne pas me pr<strong>en</strong>dre <strong>pour</strong> le gérant d’un magasin de<br />

clic-clac !<br />

Ne voulant pas risquer la panne tragique, je faisais tout <strong>pour</strong><br />

qu’ils se s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t redevables de l’att<strong>en</strong>tion qu’on leur portait, et<br />

ce d’autant que je n’avais pas intérêt à me louper sur la qualité<br />

de leurs prestations si je voulais garantir la pér<strong>en</strong>nité de mon<br />

petit commerce <strong>en</strong> quête de liquidités.<br />

Applaudissem<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> public.<br />

Billets dans le tiroir caisse.<br />

Considération de mes chefs. L’ange bleu sortait de mes yeux.<br />

« Devant la caserne, quand le jour s’<strong>en</strong>fuit,<br />

la vieille lanterne soudain s’allume et fuit<br />

c’est dans ce coin là que le soir,<br />

on s’att<strong>en</strong>dait,<br />

remplis d’espoir…<br />

Tous deux, Lili Marlène… »<br />

Et, si un soir le sil<strong>en</strong>ce régnait, je criais et frappais des mains,<br />

moi-même. L’écho des « borrachos » faisait le reste <strong>du</strong> « show »<br />

les marrons chauds devant les comptoirs. A tout rompre,<br />

rompons ! Quand le spectacle n’est pas suffisamm<strong>en</strong>t de qualité,<br />

l’ess<strong>en</strong>tiel est d’occuper les cli<strong>en</strong>ts ou, plutôt, de les laisser<br />

s’occuper tout seul, comme des grands.<br />

Le spectacle devait être perman<strong>en</strong>t.<br />

* *<br />

*<br />

120


Ma vie n’était plus alors que déambulation dans <strong>une</strong> grande<br />

cour de récréation.<br />

En chemin parmi le m<strong>en</strong>u fretin des célébrités militaroculturelles<br />

de mon secteur opérationnel, je ne faisais point trop<br />

de civilités <strong>pour</strong> ne pas pr<strong>en</strong>dre la grosse tête, et pas moins non<br />

plus qu’il n’<strong>en</strong> fallait <strong>pour</strong> ne jamais manquer de respect à ceux<br />

qui voulai<strong>en</strong>t faire la fête et qui me faisai<strong>en</strong>t l’honneur de visiter<br />

mes modestes établissem<strong>en</strong>ts. Je me devais, avant tout, d’être<br />

discret et concret dans le discernem<strong>en</strong>t.<br />

Toujours sur la brèche.<br />

Je courais de tous les côtés <strong>pour</strong> marchander des petits vins <strong>du</strong><br />

coin au meilleur prix. Que les coteaux choisis soi<strong>en</strong>t d’Alsace ou<br />

<strong>du</strong> Rhin, de France ou d’Allemagne, tout cela m’était<br />

parfaitem<strong>en</strong>t égal tant qu’on ne me v<strong>en</strong>dait pas de l’eau et que<br />

ma marge était garantie. La guerre avait cessé d’être militaire et<br />

l’économie ne connaissait plus de frontière tant il est bi<strong>en</strong><br />

<strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> que l’arg<strong>en</strong>t n’a pas d’odeur.<br />

Pour abaisser les cours <strong>du</strong> marché, je cautionnais l’achat<br />

d’énormes quantités par convois <strong>en</strong>tiers de camions de<br />

ravitaillem<strong>en</strong>t.<br />

Et hop, changem<strong>en</strong>t de carburant !<br />

Nos manœuvres n’ont jamais eu des coûts de transport aussi<br />

vite amortis. Le vin était dev<strong>en</strong>u le sujet de prédilection de<br />

toutes nos raisons d’Etat grivois, la calculette toujours campée<br />

sous le bras.<br />

Mon combat suggérait de veiller à la réussite de cette croisade<br />

de la sainte rasade afin que nos valeureux soldats puiss<strong>en</strong>t rester<br />

perpétuellem<strong>en</strong>t éméchés, les cheveux <strong>du</strong> petit matin bi<strong>en</strong><br />

ébouriffés. Ils devai<strong>en</strong>t à tout prix oublier ce qu’ils étai<strong>en</strong>t, d’où<br />

ils v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t et surtout éviter de se demander où ils <strong>pour</strong>rai<strong>en</strong>t<br />

aller, car personne ne savait <strong>en</strong>core vraim<strong>en</strong>t ce qu’on allait faire<br />

d’eux <strong>en</strong> les regardant dans le blanc des yeux : les ranger par<br />

121


deux <strong>pour</strong> <strong>en</strong> faire d’intraitables guerriers ou les égarer dans des<br />

jeux <strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant un doux retour au foyer ?<br />

Tournée <strong>du</strong> patron !<br />

De temps <strong>en</strong> temps il fallait aussi organiser des journées de<br />

dégrisem<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> maint<strong>en</strong>ir quelques combattants <strong>en</strong> état de<br />

fonctionnem<strong>en</strong>t. La quotidi<strong>en</strong>neté de telles activités d’ébriété<br />

publique eut été un pêché de gourmandise qui aurait gâté la<br />

marchandise.<br />

Ainsi géré, tous les feux de mes cabarets restai<strong>en</strong>t bloqués au<br />

vert tandis que les idées révolutionnaires de mes soldats se<br />

vidai<strong>en</strong>t des citernes de rouge <strong>pour</strong> aller se noyer dans les flux<br />

d’<strong>une</strong> nouvelle hiérarchie <strong>en</strong> cours de constitution. Mon but<br />

était tout de même d’éviter les livraisons d’oranges <strong>en</strong> prison et<br />

de faire <strong>en</strong> sorte que si la valeur des galons avait per<strong>du</strong> de leur<br />

impact charismatique face à celui des principaux créateurs<br />

d’émotion, qu’ils soi<strong>en</strong>t dragueurs invétérés ou soiffards<br />

émérites, chacun devait respecter sa place.<br />

Néanmoins, il est vrai que <strong>pour</strong> moi, l’héros nouveau était celui<br />

qui animait les bars et faisait que des tournées se payai<strong>en</strong>t et se<br />

repayai<strong>en</strong>t jusqu’à plus de tour de rôle. Bref, au comptoir, celui<br />

qui faisait rire, et surtout boire, était le roi, le seul, l’unique gradé<br />

à respecter.<br />

Comme tu peux t’<strong>en</strong> douter, mes fonctions fir<strong>en</strong>t de moi<br />

quelqu’un de fort apprécié dans la région. Le contraire eut été<br />

surpr<strong>en</strong>ant. Je visitais ainsi <strong>en</strong> catimini toutes les petites<br />

sauteries privées au sein desquelles <strong>une</strong> place m’était réservée<br />

lorsque je désirais m’y r<strong>en</strong>dre, ou <strong>du</strong> moins lorsque mes activités<br />

me laissai<strong>en</strong>t le temps d’y aller. Pass VIP. Op<strong>en</strong> Bar. Je<br />

répandais avec bonheur mon arôme de bonne humeur tout<br />

autour de mes proches et j’étais <strong>pour</strong> ainsi dire aussi populaire<br />

qu’un bouquet de fleurs sur le dessus d’<strong>une</strong> valoche.<br />

Sourire figé.<br />

Eh oui, quand les occasions se prés<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t à moi, je m<strong>en</strong>ais la<br />

belle vie ! Je prom<strong>en</strong>ais mon regard coquin dans les coins les<br />

122


plus mutins et traînais avec <strong>en</strong>vie là où les jolies demoiselles, ces<br />

reines de la ritournelle, se déplaçai<strong>en</strong>t à l’arrière des grandes<br />

voitures cabriolets avec fauteuils <strong>en</strong> cuir et col de fourrure<br />

autour <strong>du</strong> cou <strong>pour</strong> mieux cajoler de douceur les joues. J’ôtais<br />

même parfois la capote <strong>pour</strong> épater la galerie, car tous les<br />

badauds, un peu nigauds, étai<strong>en</strong>t esbaudis. Tel un grand<br />

pro<strong>du</strong>cteur, je me voyais déjà <strong>en</strong> haut de l’affiche, avec mon<br />

nom <strong>en</strong> caractère gras et <strong>en</strong> grand format :<br />

Tonton PRESENTE : « LE MONDE EST FOU »<br />

Aujourd’hui, <strong>en</strong> Crimée à Yalta, des<br />

changem<strong>en</strong>ts de frontière sont <strong>en</strong><br />

cours de négociation. Ce g<strong>en</strong>re de<br />

tournante internationale avait déjà<br />

été organisée de par le passé, que<br />

cela soit à Casablanca ou à<br />

Téhéran, et ce dès 1942.<br />

Ces petites réunions se gèr<strong>en</strong>t<br />

dans le plus parfait « top secret »<br />

de l’anonymat qu’il soit. La<br />

démocratie a ses limites qu’auc<strong>une</strong><br />

bannière, fusse-t-elle étoilée, n’est<br />

prête à accepter dès lors qu’autant<br />

d’arg<strong>en</strong>t est concerné.<br />

L’Allemagne paiera les pots cassés,<br />

la cause est <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>e. Démilitarisée<br />

elle restera sous occupation<br />

alliée et sera même coupée<br />

<strong>en</strong> deux : D’un côté il y aura <strong>une</strong><br />

RFA, de l’autre <strong>une</strong> RDA.<br />

Une république fédérale.<br />

Une république démocratique.<br />

Bi<strong>en</strong>v<strong>en</strong>u au nouveau partage d’un<br />

monde meilleur, loin de tout nazi.<br />

Les Américains et les Soviétiques,<br />

alliés éphémères contre<br />

l’abominable Hitler, se prépar<strong>en</strong>t à<br />

être les irré<strong>du</strong>ctibles frères<br />

<strong>en</strong>nemis <strong>pour</strong> la vie jusqu’à l’infini.<br />

Pour bi<strong>en</strong> sortir d’<strong>une</strong> guerre, tout<br />

diplomate sait qu’il n’y a ri<strong>en</strong> de tel<br />

que de préparer les conditions de<br />

la suivante. Autrem<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>t<br />

ferai<strong>en</strong>t nos <strong>pour</strong>voyeurs d’armes<br />

<strong>pour</strong> financer tous ces comptes <strong>en</strong><br />

banque numérotés dans des<br />

paradis fiscaux ? Il ne faut jamais<br />

oublier que nos dirigeants sont<br />

aussi soucieux <strong>du</strong> bi<strong>en</strong>-être de<br />

l’humanité que <strong>du</strong> dernier bout de<br />

papier toilette qui leur sert à …<br />

La politique n’est pas <strong>une</strong> loi divine<br />

et toute prét<strong>en</strong>tion bi<strong>en</strong>faitrice a<br />

ses vices. Le traité de Versailles de<br />

1919 est bi<strong>en</strong> là <strong>pour</strong> nous le<br />

rappeler, non ?<br />

Maint<strong>en</strong>ant que chacun des camps<br />

a grappillé, sur le terrain de la<br />

diplomatie et des conquêtes<br />

militaires, la suprématie nécessaire<br />

<strong>pour</strong> accroître ses espaces de<br />

chasse gardée, il convi<strong>en</strong>t de figer<br />

les choses sur un traité dûm<strong>en</strong>t<br />

paraphé. Ainsi chaque camp<br />

123


<strong>pour</strong>ra aboyer ses ordres respectifs<br />

à la tête de populations fanatisées<br />

par leurs propres services de<br />

désinformation. La propagande a<br />

acquis <strong>du</strong>rant ce dernier conflit ses<br />

lettres de noblesse. Elle fera<br />

désormais <strong>partie</strong> des nouvelles<br />

donnes de la politique moderne et<br />

se muera à n’<strong>en</strong> pas douter <strong>en</strong> un<br />

art à part <strong>en</strong>tière. S’il n’y avait<br />

qu’<strong>une</strong> leçon à tirer de toutes ces<br />

satanées années de guerre, moi je<br />

ne garderai que celle-là. «Celui qui<br />

contrôlera l’information remportera<br />

la victoire».<br />

Et voilà donc que les grandes<br />

puissances sont <strong>en</strong> train de se<br />

mettre d’accord <strong>pour</strong> se répartir la<br />

planète comme s’il s’agissait d’un<br />

gâteau d’anniversaire, un gros<br />

gâteau tout plein de crème<br />

chantilly.<br />

Ils se récomp<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t eux-mêmes de<br />

ce qu’ils ont si négligemm<strong>en</strong>t laissé<br />

empirer <strong>du</strong>rant tant d’années,<br />

depuis la mise au banc de<br />

l’Allemagne de la Société des<br />

Nations (SDN), depuis le temps<br />

choisi de l’esclavage et des<br />

colonies autorisées <strong>pour</strong> <strong>une</strong><br />

meilleure gestion des sauvages<br />

déclarés.<br />

Tout a déjà été écrit. Demain se lie<br />

toujours au passé, loi universelle<br />

qui restera malheureusem<strong>en</strong>t<br />

d’actualité tant que la chair à<br />

canon sera si bon marché, car,<br />

selon le célèbre adage qui n’a<br />

jamais été dém<strong>en</strong>ti : «on sacrifie<br />

plus facilem<strong>en</strong>t son voisin que son<br />

frère !».<br />

A bon <strong>en</strong>t<strong>en</strong>deur, gardez les yeux<br />

ouverts !<br />

Le monde sans diplomatie-11 février 1945<br />

Le brassard d’allié <strong>en</strong>roulé autour de mon bras joint aux<br />

docum<strong>en</strong>ts très officiels paraphés <strong>en</strong> leur bas m’ouvrai<strong>en</strong>t<br />

toutes les routes <strong>en</strong>combrées de plusieurs rangées de barbelés.<br />

Je faisais fi des nouvelles règles <strong>en</strong> cours de constitution. Aussi,<br />

<strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant que nous nous déclarions de nouveaux <strong>en</strong>nemis, je<br />

circulais au milieu de lignes <strong>en</strong> pointillées, chatouillant ou<br />

irritant les multiples gardes-barrières, jonglant avec les interdits<br />

et les laissez-passer afin de meubler mon emploi <strong>du</strong> temps<br />

d’appr<strong>en</strong>ti magici<strong>en</strong> luttant contre l’<strong>en</strong>nui.<br />

Cette situation, vécue par moi comme un jeu, me permettait<br />

d’obt<strong>en</strong>ir des r<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts sur les uns, sur les autres, et de<br />

vérifier des positions dont je tâchais de tirer profit <strong>pour</strong> les<br />

transmettre à qui de droit. Donnant le change des appar<strong>en</strong>ces<br />

124


d’un maître ès « spectacle et logistique », j’observais les errances<br />

des frontières politiques.<br />

Les yeux d’ahuri étant <strong>du</strong> meilleur effet <strong>pour</strong>, sans <strong>en</strong> avoir l’air,<br />

pêcher des infos cachées sous l’eau, j’assimilais, malgré moi, les<br />

données de la géométrie variable de façon beaucoup plus<br />

concrète que sur le tableau noir des écoles où je m’<strong>en</strong>nuyais<br />

tant. Pour toi, et ri<strong>en</strong> que <strong>pour</strong> toi, je vais faire un petit<br />

résumé ».<br />

Il prit un bout de branche par terre et traça l’équation suivante :<br />

« Soit x : la valeur d’un état, y son occupant, y’ son concurr<strong>en</strong>t,<br />

et d le temps, dyx = x[d(y-y’)/(xy-xy’)²]. En d’autres termes : un<br />

espace donné, à deux dates différ<strong>en</strong>tes, ne dép<strong>en</strong>d pas<br />

forcém<strong>en</strong>t <strong>du</strong> même règlem<strong>en</strong>t ! Axiome de la vie qu’il n’est<br />

même pas besoin de démontrer.<br />

* *<br />

*<br />

Nos cabarets étai<strong>en</strong>t dev<strong>en</strong>us très populaires et j’<strong>en</strong> étais aussi<br />

fier que s’il s’agissait de mes propres <strong>en</strong>fants, aussi attaché que<br />

s’il s’agissait de la pr<strong>une</strong>lle de mes yeux. Faut dire qu’avec Raoul<br />

à mes côtés, dans le rôle de la tête, tout se gérait parfaitem<strong>en</strong>t,<br />

car moi, dans le rôle des jambes, je courais partout <strong>pour</strong> veiller<br />

au grain et régler les év<strong>en</strong>tuels différ<strong>en</strong>ds sur le terrain.<br />

Ti<strong>en</strong>s, je te donne un exemple d’application de notre gestion.<br />

Les propriétaires des murs, qui avai<strong>en</strong>t été délicatem<strong>en</strong>t<br />

expulsés avec moult émolum<strong>en</strong>ts à la clé - on a <strong>du</strong> savoir-vivre<br />

ou bi<strong>en</strong> on reste chez soi - logeai<strong>en</strong>t dans leurs appartem<strong>en</strong>ts<br />

privés juste au-dessus des rampes de projecteurs. Compte-t<strong>en</strong>u<br />

des loyers exorbitants qu’on leur glissait habilem<strong>en</strong>t, sous forme<br />

de gros billets tous doux sous l’oreiller, ils dormai<strong>en</strong>t<br />

paisiblem<strong>en</strong>t, bercés qu’ils étai<strong>en</strong>t vers des océans de rêves<br />

dorés. Agissant de la sorte, nous évitions toutes plaintes <strong>du</strong><br />

125


voisinage <strong>pour</strong> tapage nocturne et restions, tels des rois mages,<br />

des princes de l’illusion.<br />

Tout le monde y trouvait son si<strong>en</strong> et moi j’étais moi, <strong>en</strong> pleine<br />

gaieté. Tout un chacun pactisait <strong>en</strong> toute fraternité avec les plus<br />

sé<strong>du</strong>isantes représ<strong>en</strong>tantes de la contrée. Les bandes de copains<br />

r<strong>en</strong>contrai<strong>en</strong>t les bandes de copines, sans fioriture ni brillantine,<br />

et le tout se ficelait bi<strong>en</strong> g<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t dans <strong>une</strong> atmosphère très<br />

coquine de petit rôti fourré au lit. C’était désormais au tour des<br />

Allemands de nous regarder danser <strong>en</strong> compagnie de leurs<br />

charmantes cavalières, <strong>du</strong> moins <strong>en</strong> compagnie de celles qui se<br />

laissai<strong>en</strong>t draguer sans faire trop de manières. Ce tout tournait le<br />

temps d’<strong>une</strong> chanson et même parfois d’<strong>une</strong> soirée, car certains<br />

aimai<strong>en</strong>t chanter longuem<strong>en</strong>t.<br />

Dans ce g<strong>en</strong>re de célébrations, les unions dépassai<strong>en</strong>t rarem<strong>en</strong>t<br />

la <strong>du</strong>rée d’<strong>une</strong> soirée. Chaque soir était alors l’occasion de tout<br />

recomm<strong>en</strong>cer ; à l’<strong>en</strong>droit, à l’<strong>en</strong>vers… Pour le plaisir et juste le<br />

plaisir.<br />

C’était un temps où nous jouions à fond la carte <strong>du</strong> métissage<br />

culturel ! L’Europe pouvait s’<strong>en</strong>visager avec sérénité sous de<br />

telles frivolités. Néanmoins un semblant d’ordre se devait d’être<br />

maint<strong>en</strong>u, c’est <strong>pour</strong>quoi soldats, sous-officiers et officiers<br />

avai<strong>en</strong>t chacun leur dancing réservé. Il n’était pas bon de mêler,<br />

dans <strong>une</strong> même orgie, les élém<strong>en</strong>ts d’<strong>une</strong> même hiérarchie sous<br />

peine d’établir <strong>une</strong> totale anarchie. Le principe était que l’alcool<br />

ne pousse pas aux mêmes crimes selon son grade ou son rang.<br />

Les uns se donn<strong>en</strong>t des coups de poings, les autres se jett<strong>en</strong>t des<br />

gants au visage. A chacun son petit coin de paysage. Notre<br />

société préservait avant tout son allure pyramidale et il n’y avait<br />

ri<strong>en</strong> à faire <strong>pour</strong> y déroger.<br />

Personne ne fréqu<strong>en</strong>tait ces trois lieux sans subir de restriction.<br />

Personne, sauf moi.<br />

C’était d’ailleurs ça, ma vraie spécialité : être capable de changer<br />

de monde <strong>en</strong> moins d’<strong>une</strong> seconde tout <strong>en</strong> sachant parfaitem<strong>en</strong>t<br />

être de glace à ma juste place. Je ne faisais pas cela sans un<br />

126


certain s<strong>en</strong>s de la distinction élevé au principe numéro un <strong>du</strong><br />

visa de circulation <strong>en</strong> ces différ<strong>en</strong>tes <strong>en</strong>tités territoriales. Non,<br />

j’agissais, tel le li<strong>en</strong> qui va de haut <strong>en</strong> bas puis de bas <strong>en</strong> haut,<br />

<strong>pour</strong> faire <strong>en</strong>tre chaque niveau des nœuds égaux.<br />

Au bout de quelques mois de stationnem<strong>en</strong>t, les piliers de notre<br />

organisation s’étai<strong>en</strong>t établis. Si certains membres étai<strong>en</strong>t déjà<br />

repartis, ils avai<strong>en</strong>t été aussitôt remplacés selon la célèbre<br />

logique des vases communicants. Un pas <strong>en</strong> avant précède<br />

toujours un pas <strong>en</strong> arrière.<br />

Je prés<strong>en</strong>tais tout le monde à tout le monde : hauts gradés sur le<br />

qui-vive et garagistes chevronnés, simples femmes de joie et<br />

barmans délicats…, <strong>pour</strong> qu’ils se donn<strong>en</strong>t le « LA » et s’offr<strong>en</strong>t<br />

tournées d’adieux : HOURRA ! ou tournées de bi<strong>en</strong>v<strong>en</strong>ue :<br />

hourra… Chacun colportait les infos <strong>du</strong> pays et se créait de<br />

nouveaux appr<strong>en</strong>tis amis. Le tour étant joué, mes débits de<br />

blanc devinr<strong>en</strong>t garantis. J’étais ravi et continuais à budgéter<br />

mes besoins de réapprovisionnem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> partant d’un listing de<br />

fournisseurs désormais bi<strong>en</strong> établi.<br />

Mes spiritueux se répandai<strong>en</strong>t les uns dans les autres, d’un verre<br />

à <strong>une</strong> tasse, d’un neurone à <strong>une</strong> synapse <strong>pour</strong> trouver le nec<br />

plus ultra de la spiritualité d’apparat. Mon petit commerce<br />

connaissait son apogée. Des cocktails se créai<strong>en</strong>t, puis se<br />

testai<strong>en</strong>t, avec un constant souci sci<strong>en</strong>tifique basé sur la<br />

découverte <strong>du</strong> remède miracle selon l’état <strong>du</strong> buveur et<br />

l’humeur <strong>du</strong> serveur. L’alcool pro<strong>du</strong>isait <strong>une</strong> ambiance qui se<br />

partageait jusque dans les appartem<strong>en</strong>ts. Sur tous les paliers des<br />

g<strong>en</strong>s oubliai<strong>en</strong>t leur clé, laissant <strong>en</strong>trer qui le voulait sans<br />

s’inquiéter. Tout avait été tant pillé, jusqu’à quelques mois<br />

seulem<strong>en</strong>t et p<strong>en</strong>dant de si longues années, que la notion même<br />

de propriété indivi<strong>du</strong>elle s’était, <strong>pour</strong> ainsi dire, volatilisée. Cela<br />

laissait ainsi libre cours à toute sorte de r<strong>en</strong>contres des plus<br />

impromptues qui ne manquèr<strong>en</strong>t parfois pas de cachet. Elles<br />

alim<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> retour et sans détour la lég<strong>en</strong>de de ces soirées<br />

<strong>en</strong>diablées. Imagine que tu découvres au petit matin avoir passé<br />

127


<strong>une</strong> nuit d’amour d’<strong>une</strong> ivresse rocambolesque avec <strong>une</strong> ou un<br />

total(e) inconnu(e)… La surprise pouvait parfois être de taille !<br />

Tu dégrises vite ou tu as alors grand besoin de reboire <strong>pour</strong><br />

retrouver ta mémoire et remettre tout à l’<strong>en</strong>droit. Crois-moi.<br />

Quoiqu’il advînt, tout le monde gardait le cœur léger et rigolait<br />

<strong>du</strong> moindre incid<strong>en</strong>t assez rapidem<strong>en</strong>t. A la guerre comme à la<br />

guerre disait le tonton Gaston qui le t<strong>en</strong>ait lui-même de son<br />

grand père Fouettard !<br />

Les meilleures choses ayant <strong>une</strong> fin, la franche camaraderie aux<br />

allures d’anarchie ne pouvait qu’être éphémère au sein de<br />

l’armée. Il était temps de rev<strong>en</strong>ir aux valeurs ess<strong>en</strong>tielles, où l’on<br />

appelait un chat un chat et le ti<strong>en</strong> le mi<strong>en</strong> ! Aussi les femmes de<br />

nos héros débarquèr<strong>en</strong>t, ce qui ne manqua pas d’apporter<br />

quelques touches de folie passagère.<br />

Au début, il faut bi<strong>en</strong> avouer que ce fut un sacré merdier car la<br />

jalousie se tissait <strong>une</strong> vie ou bi<strong>en</strong> souv<strong>en</strong>t les amours<br />

changeai<strong>en</strong>t de lit, et ce selon les heures de la nuit.<br />

L’ambiance dev<strong>en</strong>ait d’un coup moins populaire, moins grivoise<br />

et donc plus sournoise. Oui, petit à petit, chacun reprit sa place,<br />

avec l’honneur de la réserve comme moteur d’<strong>une</strong> nouvelle<br />

farce à jouer. La vie <strong>en</strong> société et toutes ses hypocrisies se<br />

réorganisai<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> regarder avec métier les quelques boas bi<strong>en</strong><br />

flagadas sortir de leurs paniers empoussiérés. Et c’est ainsi que<br />

la routine reprit ses droits sur la vie mutine.<br />

Bi<strong>en</strong> sûr chacun continuait à faire la fête <strong>pour</strong> respirer le parfum<br />

d’<strong>une</strong> braguette magique, mais ce n’était plus pareil. Chacun<br />

dansait dans le respect, avec la ret<strong>en</strong>ue <strong>du</strong>e aux<br />

accompagnem<strong>en</strong>ts de l’instant.<br />

En grand prestidigitateur m’occupant de tout, je faisais coulisser<br />

les cloisons <strong>pour</strong> protéger les paillassons et saupoudrais de doux<br />

froufrous les pas des personnalités prés<strong>en</strong>tes. Marlène Dietrich,<br />

Charles Tr<strong>en</strong>et, Maurice Chevalier et tous leurs amis vinr<strong>en</strong>t<br />

nous visiter. Je projetais ces stars a<strong>du</strong>lées <strong>en</strong> l’air avec légèreté,<br />

128


tels des pétales de roses qui embaumai<strong>en</strong>t les fleurs <strong>du</strong> verger !<br />

Je naviguais dans des décors de cinéma au bras des plus<br />

valeureux soldats et des non moins illustres artistes de notre<br />

temps. J’errais <strong>en</strong> serviteur pati<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> courtisan des grands<br />

coeurs, avec le ménagem<strong>en</strong>t de mon appartem<strong>en</strong>t privé <strong>pour</strong><br />

pr<strong>en</strong>dre soin de ma santé.<br />

Je profitais tout de même de mon statut privilégié <strong>pour</strong> jouir,<br />

quand je le voulais, de ces quelques heures de repos que je me<br />

tolérais <strong>en</strong> toute liberté.<br />

* *<br />

*<br />

P<strong>en</strong>dant l’accomplissem<strong>en</strong>t de toutes ces festivités, les<br />

politiques, eux, ne chômèr<strong>en</strong>t guère. Ils profitai<strong>en</strong>t de<br />

l’euphorie généralisée <strong>pour</strong> se tirer les cartes. Chacun ayant les<br />

désirs de son voisin, les tractations m<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t long train. La<br />

guerre avait été trop <strong>du</strong>re <strong>pour</strong> que nous puissions rev<strong>en</strong>ir d’un<br />

coup de houlahup-barbatruc <strong>en</strong> un temps de paix absolu.<br />

Comme toujours dans ces cas-là, la diplomatie palabrait à<br />

bâtons rompus <strong>pour</strong> essayer de déterminer qui allait payer<br />

l’addition <strong>du</strong> gueuleton. Il fallait bi<strong>en</strong> que quelqu’un trinque. Vu<br />

ce que nous, de notre côté, nous éclusions…<br />

C’<strong>en</strong> était fini des grandes idées, il était temps de redev<strong>en</strong>ir<br />

réaliste. Encore eut-il fallu déminer au préalable bi<strong>en</strong> des<br />

terrains, mais ce g<strong>en</strong>re de considérations a ses spécialistes, je te<br />

parle bi<strong>en</strong> sûr de nos amis les banquiers. Les questions de<br />

financem<strong>en</strong>t sont de ces interrogations qui leur font tout de<br />

suite dresser la tête au-dessus de leurs calvities. Ils recouvr<strong>en</strong>t<br />

subitem<strong>en</strong>t tous leurs esprits et cherch<strong>en</strong>t le pigeon à berner, le<br />

dindon à <strong>en</strong>terrer vivant, ri<strong>en</strong> que <strong>pour</strong> s’assurer le gain<br />

présumé d’<strong>une</strong> transaction inespérée.<br />

C’est ainsi que les Américains voulai<strong>en</strong>t nous aider à<br />

reconstruire tout ce qu’ils avai<strong>en</strong>t si négligemm<strong>en</strong>t démoli.<br />

C’était g<strong>en</strong>til, parce qu’ils avai<strong>en</strong>t vraim<strong>en</strong>t beaucoup détruit !<br />

129


Un projet de financem<strong>en</strong>t fut appelé «plan Marshal». Il se<br />

proposa de nous offrir le fruit des énormes économies qu’ils<br />

avai<strong>en</strong>t accumulées <strong>du</strong> temps où nous, qu’ils pr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> de<br />

méchants collabos, connaissions l’occupation et la privation,<br />

alors qu’eux, sur leur lointain contin<strong>en</strong>t, refusai<strong>en</strong>t tout<br />

<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t et jouai<strong>en</strong>t la carte de la neutralité <strong>pour</strong> pouvoir<br />

épargner bi<strong>en</strong> g<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t beaucoup, beaucoup, beaucoup de<br />

monnaie. Après tout, l’ess<strong>en</strong>tiel n’était-il pas qu’ils se disai<strong>en</strong>t<br />

prêts à nous «sauver» à nouveau.<br />

Ils nous prêterai<strong>en</strong>t de l’arg<strong>en</strong>t à la « <strong>en</strong> veux-tu à tour de bras ?»<br />

à <strong>une</strong> seule condition, parce qu’il y <strong>en</strong> avait <strong>une</strong> bi<strong>en</strong><br />

évidemm<strong>en</strong>t. Pour rembourser ces prêts, il y aurait des taux<br />

d’intérêts si élevés qu’<strong>en</strong> d’autres temps nous aurions appelé<br />

cela <strong>du</strong> vol. Fallait bi<strong>en</strong> un petit je ne sais quoi <strong>pour</strong> les motiver<br />

à nous donner l’obole, non ? Mais bon, il était aussi conv<strong>en</strong>u<br />

que nous ne rembourserions, plus tard, que si nous le pouvions.<br />

Et plus tard c’était très loin <strong>en</strong> ce temps-là. Le prés<strong>en</strong>t était si<br />

préoccupant. De toute façon, avions-nous seulem<strong>en</strong>t d’autres<br />

choix ?<br />

Parmi ces premiers accords, il était aussi prévu de nous donner<br />

<strong>gratuit</strong>em<strong>en</strong>t de l’arg<strong>en</strong>t à <strong>une</strong> autre condition : leur assurer un<br />

quasi-monopole de diffusion d’œuvres cinématographiques sur<br />

tous nos écrans.<br />

Tu me diras que ça n’a pas l’air bi<strong>en</strong> méchant, au premier abord,<br />

des films <strong>gratuit</strong>s avec de jolies d<strong>en</strong>ts bi<strong>en</strong> blanches qui nous<br />

font rire <strong>en</strong>tre deux belles voitures bi<strong>en</strong> lustrées et trois<br />

réfrigérateurs gigantesques qui transform<strong>en</strong>t ta cuisine <strong>en</strong> un<br />

véritable supermarché d’ogres sur-vitaminés ! Non, ri<strong>en</strong> de bi<strong>en</strong><br />

méchant apparemm<strong>en</strong>t, si ce n’est que cette offre <strong>une</strong> fois<br />

acceptée explique tout simplem<strong>en</strong>t <strong>pour</strong>quoi ta génération<br />

mange des hamburgers, fume des cigarettes et consomme des<br />

boissons gazeuses. C’est ce qu’on appelle l’invasion pacifique :<br />

la loi <strong>du</strong> marché – sous couvert d’aliénation m<strong>en</strong>tale<br />

institutionnalisée.<br />

130


Ri<strong>en</strong> ne se faisant sans ri<strong>en</strong> et ri<strong>en</strong> ne se prêtant <strong>pour</strong> ri<strong>en</strong> dans<br />

notre monde de requins, nous étions alors <strong>en</strong> droit de<br />

compr<strong>en</strong>dre <strong>pour</strong>quoi ils avai<strong>en</strong>t att<strong>en</strong><strong>du</strong> si longtemps <strong>pour</strong><br />

interv<strong>en</strong>ir et <strong>pour</strong>quoi même ils avai<strong>en</strong>t exprimé <strong>une</strong> telle rage<br />

dévastatrice lors des pseudos batailles contre un <strong>en</strong>nemi <strong>en</strong><br />

diarrhées perman<strong>en</strong>tes.<br />

- Et si nous ne voulions pas de leur arg<strong>en</strong>t ?<br />

- Oui, que se serait-il passé <strong>en</strong> cas de refus de notre part ? En<br />

voilà <strong>une</strong> question comme elle est bonne ! Eh bi<strong>en</strong> la réponse<br />

semblait toute trouvée car ils rev<strong>en</strong>diquai<strong>en</strong>t le droit de pr<strong>en</strong>dre<br />

tout bonnem<strong>en</strong>t possession de notre administration, et ce, <strong>pour</strong><br />

faciliter notre gestion – comme de bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> ! Tu te vois<br />

avec un professeur de mathématiques avec un chapeau sur la<br />

tête <strong>pour</strong> t’<strong>en</strong>seigner le mainti<strong>en</strong>, des éperons aux pieds <strong>pour</strong> te<br />

faire sauter les obstacles et <strong>une</strong> cigarette au bec <strong>pour</strong> te souffler<br />

la fumée dans les yeux <strong>en</strong> vue de t’appr<strong>en</strong>dre le respect ?<br />

En fait, quand on analyse avec recul, on se r<strong>en</strong>d compte qu’ils<br />

espérai<strong>en</strong>t tout simplem<strong>en</strong>t ajouter <strong>une</strong> étoile à leur petit<br />

drapeau et administrer notre Etat par procuration, selon leur<br />

seule et unique vision. Tout ça parce que <strong>pour</strong> eux qui n’ont pas<br />

de passé «destruction rapide » rime avec « arg<strong>en</strong>t facile » ! Sans<br />

doute s’agissait-il, <strong>pour</strong> nous, d’<strong>une</strong> erreur d’interprétation<br />

consécutive à <strong>une</strong> mauvaise tra<strong>du</strong>ction de leurs p<strong>en</strong>sées, mais<br />

n’oublie jamais, mon petit, qu’il faut toujours autant se méfier<br />

de tes alliés que de tes <strong>en</strong>nemis, car tous peuv<strong>en</strong>t très vite<br />

changer d’avis…<br />

Je te rassure les communistes de l’Union des Républiques<br />

Socialistes Soviétiques n’étai<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong> reste. Ils voulai<strong>en</strong>t eux<br />

aussi intégrer quelques pions dans nos bureaux les mieux<br />

fréqu<strong>en</strong>tés, parmi ceux qui ont un panorama des plus dégagés<br />

ou, à défaut, ils cherchai<strong>en</strong>t à poser quelques micros sur des<br />

étagères discrètes et bi<strong>en</strong> placées afin de toujours rester à<br />

l’écoute des bonnes p<strong>en</strong>sées.<br />

Bref, les uns et les autres utilisai<strong>en</strong>t tout leur savoir <strong>pour</strong> se<br />

131


attre à coups de millions, de <strong>pour</strong>c<strong>en</strong>tages sur commission et<br />

d’autres barèmes financiers. Ils rivalisai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> termes de pouvoir<br />

politique et donc de suprématie économique. Les armes<br />

changeai<strong>en</strong>t certes de forme mais les maux per<strong>du</strong>rai<strong>en</strong>t. La<br />

guerre se muait <strong>en</strong> <strong>une</strong> lutte concurr<strong>en</strong>tielle sans merci. Les<br />

bombes se travestissai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> taux d’intérêts tandis que les<br />

bataillons se faisai<strong>en</strong>t coffres blindés avec réserve de fonds de<br />

placem<strong>en</strong>ts. En un s<strong>en</strong>s, les conversations restai<strong>en</strong>t toujours les<br />

mêmes, de vulgaires histoires de spoliation, d’exploitation,<br />

d’additions ou autres soustractions sans distractions.<br />

Tous les drames vécus n’avai<strong>en</strong>t finalem<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> changé <strong>pour</strong> les<br />

g<strong>en</strong>s de la rue. Avant nous n’avions ri<strong>en</strong> <strong>pour</strong> vivre, maint<strong>en</strong>ant<br />

il faudrait payer très cher le droit de survivre. Entre temps,<br />

certains étai<strong>en</strong>t morts <strong>pour</strong> que d’autres puiss<strong>en</strong>t <strong>pour</strong>suivre le<br />

jeu avec de nouvelles ficelles, tirant à eux les pièces de<br />

l’échiquier dont les pions étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> cours de redistribution.<br />

Quant aux fous, leur diagonale pouvant être diabolique, ils<br />

étai<strong>en</strong>t surveillés de très près ! Une fois <strong>en</strong>core, il faudrait<br />

appr<strong>en</strong>dre un nouveau langage <strong>pour</strong> subsister avec ses propres<br />

idées de liberté.<br />

Notre chef, le général De Gaulle, bi<strong>en</strong> que respecté<br />

unanimem<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> ses capacités morales et intellectuelles,<br />

effrayait par la nature de sa personnalité. Sa carrure<br />

impressionnait. Des t<strong>en</strong>sions se créai<strong>en</strong>t.<br />

Exaspéré de tout ce fatras <strong>en</strong>vironnant et de tous ces tralalas<br />

aux trémolos peu grivois, il frappa de sa poigne de fer sur la<br />

table des négociations dont on avait voulu l’écarter lors de la<br />

grande réunion à Yalta. S’étant réveillé, il obtint le souti<strong>en</strong> de<br />

son ami anglais, Winston Churchill. Le résultat des courses fut<br />

que les Français resterai<strong>en</strong>t ce qu’ils ont toujours été, à savoir<br />

bordéliques et ingouvernables, mais souverains. Alors il fallut<br />

bi<strong>en</strong> retomber sur ses pieds et repr<strong>en</strong>dre les calculettes.<br />

L’inv<strong>en</strong>taire <strong>en</strong>tre les torchons et les serviettes n’était pas des<br />

132


plus simples à faire ; <strong>une</strong> machine calculait les divid<strong>en</strong>des,<br />

escomptes et autres intérêts, p<strong>en</strong>dant qu’un stylo à l’<strong>en</strong>cre rouge<br />

inscrivait des comptes ronds comme des hérissons.<br />

Pour tirer des leçons et dresser le bilan, <strong>une</strong> gomme effaçait les<br />

fautes de calcul qui traînai<strong>en</strong>t ici ou là sur des écrits pro<strong>du</strong>its au<br />

crayon à papier.<br />

Bref, tout le tintouin habituel se mit <strong>en</strong> place <strong>pour</strong> aboutir à <strong>une</strong><br />

écriture à l’<strong>en</strong>cre sympathique, <strong>du</strong> moins <strong>pour</strong> celui qui<br />

empocherait la facture dans sa comptabilité perso. Il ne nous<br />

restait plus qu’à désigner les responsables d’<strong>une</strong> telle faillite<br />

politique. Pour cela suffisait de trouver des coupables !<br />

Hitler étant supposé mort, il était bi<strong>en</strong> évidemm<strong>en</strong>t responsable<br />

de tous les maux. Personne n’étant ri<strong>en</strong> tout seul, il faudrait<br />

désigner ses complices, les montrer <strong>du</strong> doigt et les porter sur<br />

l’échafaud.<br />

L’ess<strong>en</strong>tiel était aussi d’éviter les remous de toute vague, de peur<br />

d’<strong>en</strong>liser des pays <strong>en</strong>tiers dans un bourbier sans nom. Nos murs<br />

contre les eaux troubles n’étant qu’<strong>en</strong> carton, un léger rideau de<br />

fumée dissimulerait la gêne de notre triste réalité dans les<br />

oubliettes de quelques châteaux abandonnés.<br />

Motus et bouches cousues était plus que jamais l’image de notre<br />

vertu, le cœur même de la tortue qui, protégée derrière sa<br />

carapace, devrait remettre <strong>en</strong> place, patiemm<strong>en</strong>t, l’illusion <strong>du</strong><br />

bon état de nos institutions démocratiques. « Motus et bouche<br />

cousue » serait le refrain qui redonnerait confiance à <strong>une</strong><br />

population meurtrie par de successives désillusions capitales.<br />

La s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ce allait tomber.<br />

Le verdict devint vite amer.<br />

Ma bouche s’empatatras !<br />

Le sort désignait tous les anci<strong>en</strong>s serviteurs <strong>du</strong> trop vieux et très<br />

méchant Maréchal Pétain comme des criminels à la solde de<br />

l’abominable Hitler. Tous les participants à son système serai<strong>en</strong>t<br />

considérés comme des collaborateurs passibles de prison ou de<br />

133


mort ; Laval, son anci<strong>en</strong> conseiller et chef <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t, fut<br />

exécuté à Fresnes.<br />

Gloups !<br />

Malgré mon dévouem<strong>en</strong>t maintes fois prouvé et mes réc<strong>en</strong>ts<br />

exploits, <strong>en</strong> tant qu’anci<strong>en</strong> des Je<strong>une</strong>sses <strong>du</strong> Maréchal, je<br />

dev<strong>en</strong>ais <strong>en</strong>combrant. Au diable des circonstances qui me<br />

con<strong>du</strong>isir<strong>en</strong>t <strong>en</strong> ces camps… et ce que j’y fis… J’étais, après<br />

avoir fait gagner des millions à l’armée, g<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t remercié, puis<br />

mis à la disponibilité de qui me voulait, c’est-à-dire de personne,<br />

<strong>du</strong> moins le temps que mon dossier fusse réétudié.<br />

Réétudier… Par qui ? Quand ? Comm<strong>en</strong>t ?<br />

Je n’osais même pas y p<strong>en</strong>ser. Pourquoi ?<br />

La magie s’<strong>en</strong>volait d’un tour de texte mal appliqué.<br />

Je perdais salaire et maison, sans autre explication ! »<br />

Dans mon chez moi, tout le monde croit tout le monde. Normal, toute la<br />

fiabilité de notre système repose sur notre confiance <strong>en</strong> sa validité, faute<br />

de quoi la lecture de chaque signe serait soumise à interprétation. Et qui<br />

dit interprétation dit forcém<strong>en</strong>t réinterprétation, expertise, contreexpertise<br />

et la mise <strong>en</strong> place de toute <strong>une</strong> bureaucratie visant à réguler le<br />

délit d’opinion, ce qui nuit beaucoup à la pro<strong>du</strong>ctivité <strong>du</strong> process de<br />

toute fabrication.<br />

Ces tergiversations <strong>en</strong>traînerai<strong>en</strong>t au mieux des retards de livraison, au<br />

pire des bugs catastrophiques <strong>pour</strong> la survie de notre communauté.<br />

Le parfait cube doit savoir avaler le plus vite possible et à la queue leu<br />

leu les signes pré-inscrits sur sa carte mère sans jamais sauter de ligne ni se<br />

tromper de caractère. D’ailleurs « p<strong>en</strong>ser juste et vite sans jamais<br />

douter » est le premier commandem<strong>en</strong>t gravé sur notre disque externe,<br />

celui qui s’illumine de toutes les couleurs de l’arc-<strong>en</strong>-ciel à l’aide de néons<br />

subliminaux fonctionnant par holographie, tous les soirs, aussitôt notre<br />

téléscripteur bloqué sur la fonction « repos ».<br />

Ainsi pas de soucis, tout le monde reste conc<strong>en</strong>tré sur l’esprit de<br />

sauvegarde <strong>du</strong> système et de ses données.<br />

134


Le vagabond pr<strong>en</strong>d la<br />

vague au bond<br />

Ce soir-là, <strong>une</strong> invasion de virus me clouait au lit. Ma puce apprivoisée<br />

ne tournait plus rond et des appr<strong>en</strong>tis mécanos faisai<strong>en</strong>t leurs tournées<br />

d’inspection toutes les trois heures <strong>pour</strong> relever les courbes pro<strong>du</strong>ites à<br />

l’oscillomètre afin de me recadrer les boulons. Misère de misère, il me<br />

fallait absolum<strong>en</strong>t prév<strong>en</strong>ir mon petit grand-père, mais puisque <strong>en</strong>tre<br />

nous il était hors de question de faire passer un mot d’excuse par un tiers,<br />

que pouvais-je bi<strong>en</strong> faire <strong>pour</strong> que notre relation puisse rester un<br />

mystère ?<br />

Option 1 : Sortir sans permission et déjouer la surveillance de mes<br />

matons ?<br />

Option 2 : Rester cloîtrer dans ma cellule grise et risquer <strong>une</strong> crise<br />

diplomatique ?<br />

Option 3 : ?<br />

Plongé dans ce type de p<strong>en</strong>sées abyssales et alors que l’heure fatale<br />

approchait à grand galop, tout à coup, le téléphone se mit à sonner. Je<br />

restais couché, tel le mort parqué dans son sarcophage, et laissais répondre.<br />

Mon garde étant occupé, le bon Dieu qui m’avait <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> jurer me fit<br />

don d’<strong>une</strong> idée de génie. Posant <strong>une</strong> perruque de clown sur le bout de<br />

mon traversin, je fis le dormeur camouflé sous ses couvertures. Profitant<br />

de la diversion, j’ouvris sans faire de bruit la porte coulissante qui<br />

donnait sur le balcon puis sortis. Une fois susp<strong>en</strong><strong>du</strong> aux barreaux de la<br />

balustrade, je me suis laissé glisser dans le vide jusqu’à roulé-boulé au sol<br />

parmi les buissons. Tel un membre de commando, je m’échappai sans<br />

dire un mot.<br />

135


Mon papi était là, un téléphone portable à la main, <strong>en</strong> train de parler à<br />

un « je ne sais qui ». En me voyant v<strong>en</strong>ir, il prit congé et coupa court à la<br />

communication…<br />

« A cette époque là, l’armée ne voulait plus de moi. La chose<br />

était <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>e. Je n’avais plus qu’à faire mes valises <strong>pour</strong> aller<br />

rejoindre un quelconque pingouin per<strong>du</strong> sur sa banquise.<br />

Sans famille ni maison, errant tel un vagabond sans le sou <strong>en</strong><br />

poche, je devais assumer mon couronnem<strong>en</strong>t de roi des têtes de<br />

pioches. Avec mes bras ballants et des pieds carrés comm<strong>en</strong>t<br />

raisonner autrem<strong>en</strong>t qu’<strong>une</strong> cloche ? Que pouvais-je faire ? A<br />

quoi pouvais-je bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>core servir ? Voilà des questions bi<strong>en</strong><br />

avares <strong>en</strong> solution…<br />

Bi<strong>en</strong> sûr, j’aurais pu, comme tant d’autres, pr<strong>en</strong>dre le chemin de<br />

l’usine ; <strong>en</strong>filer <strong>une</strong> salopette bleue et pointer mes trois huit six<br />

jours sur sept. J’aurais aussi pu utiliser mes mains <strong>pour</strong> porter<br />

des sacs de sable et participer, <strong>en</strong> tant que <strong>pour</strong>voyeur de<br />

briques et béton, à cet effort de reconstruction <strong>pour</strong> la grandeur<br />

de notre glorieuse nation. Mais bon, si j’avais échappé aux<br />

corvées lors de mes années de service commandé, ce n’était pas<br />

<strong>pour</strong> accepter maint<strong>en</strong>ant ce g<strong>en</strong>re de boulot mal payé. Et puis,<br />

de toute manière, le souv<strong>en</strong>ir de mon père, qui avait lutté <strong>du</strong>rant<br />

toute sa vie contre l’exploitation de l’homme par l’homme à<br />

l’aide de multiples machinations, m’<strong>en</strong> empêchait. Je ne pouvais<br />

intercéder à ces activités de robot sans âme. Toutes ne faisai<strong>en</strong>t<br />

de moi qu’un damné <strong>en</strong> panne. Je devais donc continuer à<br />

chercher mon « Euréka, voilà ma voie ! »<br />

En att<strong>en</strong>dant qu’elle illumine mon cerveau, je repr<strong>en</strong>ais mes<br />

rêves intérieurs et me laissais porter par mes errances <strong>en</strong> quête<br />

de trésors.<br />

De droite.<br />

De gauche.<br />

Du haut au bas.<br />

Ri<strong>en</strong>.<br />

136


« Au nom de ma loyauté !»<br />

Retour vers la case départ, d’où, par peur de l’<strong>en</strong>fer, je broyais<br />

parfois un méchant coup de cafard. Tant que mon dossier<br />

resterait <strong>en</strong> cours de traitem<strong>en</strong>t, je me s<strong>en</strong>tais maudit et tout<br />

était dit.<br />

Un examinateur se p<strong>en</strong>cherait sur mon sort.<br />

Qui ? Quand ?<br />

Cet inconnu savait-il qu’il avait sur moi : poids de vie/choix de<br />

mort ?<br />

Je ne pouvais supporter l’idée de dép<strong>en</strong>dre d’un quelqu’un, plus<br />

ou moins zélé, qui utiliserait ou non <strong>une</strong> loupe assez<br />

performante <strong>pour</strong> parcourir les lignes de ma vie ; qui - selon le<br />

s<strong>en</strong>s de sa réflexion sur la trame de mon passé, la qualité de<br />

digestion de son dernier déje<strong>une</strong>r et la g<strong>en</strong>tillesse <strong>du</strong> serveur à<br />

lui apporter ou non son petit calva préféré sans le besoin<br />

préalable de l’avoir commandé - ferait de moi un cancre ou un<br />

cador.<br />

Selon mon degré de pati<strong>en</strong>ce et son degré de pertin<strong>en</strong>ce…<br />

Oui, tout mon moi serait selon tant de conditions qui ferai<strong>en</strong>t<br />

que le jour où il lorgnerait sur moi soit un jour parfait ou un<br />

jour à oublier : à perpétuité !<br />

Att<strong>en</strong>tif à tout, je restais perplexe sur tout car je n’avais même<br />

pas connu <strong>une</strong> histoire de sexe qui aurait pu servir de prétexte à<br />

ce maudit contexte. Non je n’avais ri<strong>en</strong> <strong>en</strong>freint qui puisse<br />

expliquer cette situation rocambolesque. C’est vrai quoi, <strong>pour</strong><br />

<strong>en</strong> arriver là, je n’avais pas suivi un inconnu, un illuminé<br />

appr<strong>en</strong>ti terroriste <strong>en</strong>chanteur illusionniste voulant poser des<br />

bombes à chaque coin de rue. Non, ri<strong>en</strong> à voir avec tout cela,<br />

tout juste avais-je emboîté le pas au chef de notre Etat. Alors<br />

quoi, bi<strong>en</strong> d’autres noms célèbres de par leurs fonctions futures<br />

y sont passées sans qu’il ne soit fait des masses de publicité <strong>en</strong><br />

ce temps-là à leur sujet, parmi lesquelles Mitterrand ou Chaban-<br />

137


Delmas par exemple. Qu’avais-je alors fait de pire qu’eux ? Moi<br />

aussi j’avais fini résistant !<br />

Mes services n’avai<strong>en</strong>t fait qu’obéir, sans sévices, à ceux qui me<br />

commandai<strong>en</strong>t ; ceux-là même qui, maint<strong>en</strong>ant, me<br />

condamnai<strong>en</strong>t ! Est-ce ma faute à moi si l’Etat avait changé de<br />

côté ?<br />

Embarras.<br />

Peut-être me reprochait-on de ne pas avoir tué assez de vieux<br />

grigous ? Qu’importe. Les couplets <strong>du</strong> g<strong>en</strong>re : « <strong>pour</strong> te faire<br />

respecter con<strong>du</strong>is-toi comme un boucher», ne m’ont jamais<br />

intéressé. Désolé. Si c’était à refaire, je le referais de la même<br />

manière. Je ne tuais <strong>du</strong> vert-de-gris qu’<strong>en</strong> cas de force majeur et<br />

non par pur gisem<strong>en</strong>t d’<strong>une</strong> lueur de bonheur.<br />

L’hiver approchait à pas de géants et je n’avais plus auc<strong>une</strong><br />

fourrure <strong>pour</strong> me caresser le cou, plus la moindre voiture <strong>pour</strong><br />

me reposer les pieds, plus un ri<strong>en</strong> <strong>du</strong> tout au tout <strong>pour</strong> me<br />

cajoler les joues. Je me s<strong>en</strong>tais aussi nu qu’un clou et voyais déjà<br />

arriver à moi les pavés glissants <strong>en</strong> pleines d<strong>en</strong>ts !<br />

Obsédé par cette s<strong>en</strong>sation d’échec, je noircissais tout aléa d’un<br />

deuil à admettre d’avance. Cela avait la fâcheuse t<strong>en</strong>dance de me<br />

r<strong>en</strong>dre vite rance. Pour un peu, j’aurais v<strong>en</strong><strong>du</strong> mon âme. Si<br />

seulem<strong>en</strong>t j’avais cru au diable… peut-être l’aurais-je<br />

r<strong>en</strong>contré ?<br />

Il était clair que je devais m’accrocher, me raccrocher à un petit<br />

quelque chose, mais ce petit quelque chose semblait être plus<br />

alerte qu’un éclair. Mon cerveau, <strong>en</strong>dolori, ne tournait lui qu’au<br />

ral<strong>en</strong>ti. Bref, j’avais de quoi dev<strong>en</strong>ir morose.<br />

Trou noir.<br />

Gouffre amer <strong>du</strong> désespoir.<br />

Plus que jamais il me fallait trouver un tuteur, un de ces êtres<br />

qui vous remet direct les p<strong>en</strong><strong>du</strong>les à l’heure. Le problème était<br />

que je n’avais même plus de montre autour <strong>du</strong> poignet...<br />

138


Assis sur un banc, des trains remplis de voyageurs inquiets<br />

passai<strong>en</strong>t devant moi. Je les observais, l’air hagard.<br />

Envie zéro !<br />

Electrocardiogramme raplapla.<br />

Je fuyais toute t<strong>en</strong>tation. Mon niveau de pénit<strong>en</strong>ce atteignait les<br />

limites de la dém<strong>en</strong>ce. Plus paralysé qu’un tétraplégique sans<br />

fauteuil roulant, toute addition ou soustraction me ram<strong>en</strong>ait à<br />

zéro fois triple zéro égal zéro foi de zozo ! D’ailleurs, tout<br />

autour de moi, il n’y avait plus que des mirages sans éclat et tout<br />

ce que j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dais se jouait sur des faux airs d’opéra : tragique.<br />

Quelqu’un qui me parlait dans la rue : <strong>pour</strong> qui ? Pour quoi ?<br />

D’où qu’il <strong>en</strong> est celui-là ?<br />

Chaque r<strong>en</strong>contre résonnait <strong>en</strong> moi tel un écho de panique.<br />

* *<br />

*<br />

Souv<strong>en</strong>t je fréqu<strong>en</strong>tais le bas des escaliers des grands hôtels<br />

restaurants et t<strong>en</strong>dais ma main <strong>pour</strong> récolter l’aumône d’un<br />

quignon de pain. J’étais alors si insignifiant qu’aucun soulier ne<br />

se donnait même la peine de saluer mon postérieur d’un bon<br />

coup de pieds <strong>pour</strong> m’appr<strong>en</strong>dre à aller voir ailleurs. Non, il n’y<br />

avait ri<strong>en</strong> à y faire, j’étais plus transpar<strong>en</strong>t qu’un homme<br />

invisible, plus inconsistant qu’un réversible.<br />

Pourtant, depuis tout petit déjà, je rêvais d’être réceptionniste,<br />

de conseiller la cli<strong>en</strong>tèle tels des invités personnels v<strong>en</strong>ant<br />

passer chez moi le jour de Noël. En organisant leurs journées,<br />

j’aurais été responsable de chacun de leurs pas, de leurs<br />

moindres découvertes, de leurs plus belles amourettes. Avec<br />

leurs chaussures, je me serais prom<strong>en</strong>é dans les travées de mon<br />

exubérante imagination. J’aurais ainsi comblé d’aise leurs désirs<br />

les plus secrets et aurais laissé planer mes intuitions dans les<br />

allées de leur plaisir.<br />

139


J’essayais bi<strong>en</strong> de me raisonner, de me dire que tout compte fait<br />

je n’étais pas le seul dans cette situation désespérée, oui que tout<br />

dép<strong>en</strong>dait des fluctuations <strong>du</strong> marché où le cours des<br />

m<strong>en</strong>songes rivalisait avec celui de la vérité au sein des bourses<br />

<strong>du</strong> qui prêchait le vrai <strong>pour</strong> mieux dire le faux. Je devais<br />

continuer à croire que tout pouvait arriver... D’ailleurs certains<br />

jours étai<strong>en</strong>t si spéciaux qu’ils n’avai<strong>en</strong>t même plus de cotations.<br />

Une corde att<strong>en</strong>dait patiemm<strong>en</strong>t son désigné volontaire <strong>en</strong> haut<br />

<strong>du</strong> gr<strong>en</strong>ier ou au plafond d’<strong>une</strong> cave à charbon. Le moindre ri<strong>en</strong><br />

dev<strong>en</strong>ait un objet de négociation sans fin <strong>en</strong>tre v<strong>en</strong>deurs<br />

d’armes et <strong>pour</strong>voyeurs d’illusions. Des traîtres dev<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t des<br />

héros tandis que d’ex-héros se faisai<strong>en</strong>t triple zéro perdant leur<br />

tête ou leurs cheveux dans un panier sans fond. V<strong>en</strong>t de<br />

révolution ?<br />

Je tâtais mon cou. Après tout, j’étais toujours debout...<br />

Des vagues raflai<strong>en</strong>t, avec plus ou moins de discernem<strong>en</strong>t, des<br />

responsables de la débâcle désignés <strong>du</strong> doigt à la vindicte<br />

populaire. Des masses de secrets que l’eau effaçait ou révélait,<br />

sur le sable mouvant, sous le ressac éclatant d’<strong>une</strong> marée<br />

humaine <strong>en</strong> pleine ébullition, refluai<strong>en</strong>t sans fin. Comme il<br />

n’était plus possible de pr<strong>en</strong>dre les mains sales des coupables<br />

dans le sac à patates, tout dev<strong>en</strong>ait d’autant plus viol<strong>en</strong>t puisque<br />

sans réel fondem<strong>en</strong>t - interprétation des uns des dires de ri<strong>en</strong><br />

des autres. Moi, tel un galet évacué de son lit par le tourbillon<br />

de la marée, je me suis résolu à suivre quelques clins d’œil<br />

répétés <strong>pour</strong> changer dardar d’horizon. Le Capitaine Beuve-<br />

Meury que j’avais croisé <strong>du</strong>rant la résistance, à l’école des<br />

Cadres d’Uriage m’avait invité un jour à partager son repas. Il<br />

m’avait alors lâché ces mots, lors d’<strong>une</strong> confession intime :<br />

« Ceux que tu vois à la table <strong>du</strong> fond, <strong>en</strong> train de rigoler, ne les perds pas,<br />

jamais. Ils te traceront la voie ! »<br />

Pourquoi m’avait-il dit cela, à moi, ce jour-là ? Qu’importe, j’ai<br />

misé tout d’un coup sur ces quelques mots espérant faire tapis<br />

140


avec <strong>une</strong> œillade et ressortir vernis un jour de parade, ou bi<strong>en</strong> ce<br />

sera…?<br />

L’un de ces gars assis au fond de la salle n’était autre que mon<br />

copain Raoul, celui avec qui je v<strong>en</strong>ais de vivre les quatre c<strong>en</strong>ts<br />

coups. Effectivem<strong>en</strong>t lui qui avait fait quasim<strong>en</strong>t le même<br />

parcours que moi depuis plusieurs années était toujours bi<strong>en</strong><br />

noté au sein des rangs influ<strong>en</strong>ts de l’armée. En partant, il<br />

m’avait laissé son adresse, au cas où...<br />

J’<strong>en</strong>gageais mon billet prépayé par l’armée <strong>pour</strong> aller le<br />

retrouver. Illico BANCO avec BINGO et gros lot ou <strong>pour</strong>suite<br />

d’un chemin sans ri<strong>en</strong> dans les mains ?<br />

Lorsque j’ai pris le train avec des idées remplies de doute <strong>pour</strong><br />

unique compagnon de route, je partageais un compartim<strong>en</strong>t<br />

réservé, bondé de cloportes qui, tels que moi, étai<strong>en</strong>t plus ou<br />

moins bavards sur ce qui leur était arrivé. Chacun avait ses<br />

raisons que personne ne demandait à personne et tout sujet de<br />

réflexion dev<strong>en</strong>ait motif à procès. Du coup, certains chantai<strong>en</strong>t<br />

<strong>pour</strong> tromper l’<strong>en</strong>nui. Moi non, je préférais assurer le rôle <strong>du</strong><br />

petit rabougri.<br />

J’espérais que la distance physique me permettrait de faire le<br />

clair sur cette affaire militaire, car j’estimais, peut-être à tort, que<br />

ma réintégration était mon unique solution. La tête <strong>en</strong> vrac,<br />

j’avais mis le cap au sud <strong>en</strong> espérant ainsi retrouver le Nord. Eh<br />

oui, il faut être prêt à tout dans la vie, et surtout au plus<br />

absurde !<br />

Ainsi parti, je passais d’un quai à un autre, quittant un train <strong>pour</strong><br />

pr<strong>en</strong>dre le bateau. Le Koutoubia me t<strong>en</strong>dait ses bras. C’était un<br />

rafiot gris et vieillot bi<strong>en</strong> que fort grand. Son équipem<strong>en</strong>t était<br />

bi<strong>en</strong> sommaire, tout juste apte à transporter quelques bidasses<br />

ayant connu la guerre et restant <strong>en</strong> manque de carrière. Le<br />

temps et l’espace défilant, le soleil réapparaissait sur les ponts.<br />

Avec lui, je repris des forces au point de me s<strong>en</strong>tir prêt à aller<br />

quérir <strong>en</strong> pleine mer tous les poissons nécessaires à satisfaire<br />

mes besoins élém<strong>en</strong>taires. Je me plaisais à croire que Raoul et<br />

141


moi allions repr<strong>en</strong>dre notre bon vieux numéro de <strong>du</strong>ettiste qui<br />

avait su faire notre gloire à Bad<strong>en</strong>-Bad<strong>en</strong>. De tels triomphes ne<br />

s’oubli<strong>en</strong>t jamais, surtout quand comme moi on est <strong>en</strong><br />

déshér<strong>en</strong>ce. Mais lui, aurait-il gardé les mêmes souv<strong>en</strong>irs<br />

<strong>en</strong>chantés de cette période passée ? Ne souffrirait-il pas d’<strong>une</strong><br />

amnésie passagère comme tant d’autres <strong>en</strong> cette époque-là ? Ne<br />

me snoberait-il pas <strong>pour</strong> ne pas risquer d’être <strong>pour</strong>suivi par la<br />

police anti-sursitaire ?<br />

Les jeux étai<strong>en</strong>t faits. La boule avançait et elle s’arrêterait<br />

bi<strong>en</strong>tôt sur…<br />

* *<br />

*<br />

A peine desc<strong>en</strong><strong>du</strong> <strong>du</strong> bateau, un taxi me cueillit par le bras droit,<br />

son plus joli sourire narquois d’aspirant porte-bonheur se<br />

trouvant au bon <strong>en</strong>droit à la bonne heure. Il m’emporta dans sa<br />

voiture, aussi poussiéreuse que brinquebalante, véritable siège à<br />

cons dont les ressorts te r<strong>en</strong>trai<strong>en</strong>t dans le fion à chaque trou<br />

r<strong>en</strong>contré dans la chaussée. Je le remerciais néanmoins de son<br />

initiative qui m’évitait toute hésitation de dernière minute avec<br />

au bout <strong>du</strong> compte des conséqu<strong>en</strong>ces aussi imprévisibles que<br />

pot<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t néfastes. Résolu, je lui montrai le petit morceau<br />

de papier plié <strong>en</strong> plusieurs épaisseurs que je gardais avec<br />

précaution dans ma poche revolver depuis des semaines et des<br />

semaines. Il était griffonné au crayon à papier. Dessus figurait<br />

<strong>une</strong> désignation <strong>en</strong> charabia : Derb al Jamaa !<br />

Il la connaissait très bi<strong>en</strong>. Ça s’<strong>en</strong>gageait bi<strong>en</strong>, même si un<br />

joyeux présage n’empêche pas de devoir rester sage… Les yeux<br />

grands ouverts, je remarquais <strong>du</strong>rant ce voyage que des quartiers<br />

<strong>en</strong>tiers de la ville dans laquelle mon taxi s’<strong>en</strong>fonçait, et où je<br />

m’apprêtais à m’installer <strong>pour</strong> <strong>une</strong> <strong>du</strong>rée indéterminée, ne<br />

connaissai<strong>en</strong>t auc<strong>une</strong> prés<strong>en</strong>ce d’<strong>en</strong>gins à roues. Quant à<br />

l’électricité, elle semblait plutôt se décliner sous forme de<br />

bougies et de chandelier que de fée. Pour les rues, elles étai<strong>en</strong>t<br />

142


<strong>en</strong> grande <strong>partie</strong> remplies de va-nu-pieds qui regardai<strong>en</strong>t le<br />

temps passer à la terrasse des cafés, là où le pouvoir de l’oral se<br />

faisait sport royal.<br />

Plus que quelques kilomètres et je serai fixé.<br />

Le chauffeur, me voyant absorbé par de drôles d’idées, arbora<br />

un sourire rayonnant et parla sans fin <strong>pour</strong> signaler, <strong>en</strong>tre autres<br />

romances de circonstances, que dans les ruelles croisées volai<strong>en</strong>t<br />

des oiseaux aux regards curieux, voire aux égards un peu<br />

<strong>en</strong>vieux. Quoi, ce satané taxi oserait m’abandonner au milieu<br />

des bandits ?<br />

Heureusem<strong>en</strong>t il <strong>pour</strong>suivit son chemin sans plus s’attarder. Au<br />

fait, m’emm<strong>en</strong>ait-il vraim<strong>en</strong>t là où je lui avais demandé ?<br />

Doute !<br />

Ongles rongés.<br />

Ri<strong>en</strong> d’autre à faire qu’att<strong>en</strong>dre et se laisser glisser. Improviser<br />

après si… et seulem<strong>en</strong>t si cela devait mal tourner.<br />

Le chauffeur profita <strong>du</strong> reste <strong>du</strong> trajet <strong>pour</strong> me raconter la<br />

moitié de sa vie. Si son discours m’échappa parfois tant son<br />

acc<strong>en</strong>t était <strong>en</strong>soleillé, il m’ouvrit néanmoins les yeux sur ce<br />

nouveau monde, si différ<strong>en</strong>t de tous ceux que j’avais connus<br />

jusqu’à maint<strong>en</strong>ant. Ce que je compr<strong>en</strong>ais de tous ces propos<br />

aussi emberlificotés qu’un bon tournedos, c’était qu’il ne fallait<br />

jamais froisser les susceptibilités…<br />

Les Marocains sembl<strong>en</strong>t avides d’histoires à vivre ou à raconter,<br />

au premier ou au second degré, aussi valait-il mieux rigoler avec<br />

eux <strong>pour</strong> ne pas dev<strong>en</strong>ir l’objet de leurs jeux. Cet état d’esprit<br />

me conv<strong>en</strong>ait plutôt bi<strong>en</strong>. Toujours est-il qu’il faudrait me<br />

méfier et ne pas vouloir être toujours le plus finaud <strong>en</strong> imposant<br />

le dernier mot si je ne voulais pas finir avec l’air bête d’un<br />

damné égaré dans <strong>une</strong> nuit très noire au fond d’un caniveau<br />

sans l<strong>une</strong> d’espoir.<br />

La vigilance ne m’étant point ignorée, je triompherais sans<br />

doute de ces égarem<strong>en</strong>ts de langage et partagerais de simples<br />

instants à passer sans me faire dépasser par les événem<strong>en</strong>ts.<br />

143


Une nouvelle halte. Serait-ce donc l’arrivée ?<br />

Le chauffeur desc<strong>en</strong>dit de son taxi et m’ouvrit la portière<br />

comme si j’étais le prince héritier arrivé devant son palais. Du<br />

coffre arrière il retira ma malle. J’étais devant la maison. Face à<br />

mon passé, <strong>une</strong> boîte aux lettres attira mon att<strong>en</strong>tion. Instant de<br />

vérité.<br />

Sans nom.<br />

Je regardai la sonnette. Et s’il n’était pas là ? Plus là ! Parti.<br />

Evanoui tel un soupir sans av<strong>en</strong>ir au fond de la nuit...<br />

Dans ce quartier, les maisons étai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> décorées et assez<br />

espacées les <strong>une</strong>s des autres, avec tout le confort de ce qu’on<br />

qualifie de résid<strong>en</strong>tiel.<br />

Vlam, la porte <strong>du</strong> taxi se ferma.<br />

Vroum, le taxi m’avait abandonné.<br />

Seul.<br />

La sonnette.<br />

Seul face à la sonnette…<br />

Je restais pantois quelques instants.<br />

Un claquem<strong>en</strong>t de porte me fit sursauter et appuyer sur le<br />

bouton, machinalem<strong>en</strong>t, dans la continuité <strong>du</strong> mouvem<strong>en</strong>t.<br />

Raoul était là, bi<strong>en</strong> à l’aise dans son complet blanc. Il<br />

m’att<strong>en</strong>dait le cigare aux lèvres. Soulagé, je l’embrassais. Tout<br />

était prêt. Ri<strong>en</strong> n’avait été laissé au hasard. Il avait été prév<strong>en</strong>u<br />

de mon arrivée et avait tout prévu.<br />

L’orage qui grondait tout autour de moi s’éclipsa d’un<br />

claquem<strong>en</strong>t de doigt. Mes conditions d’exist<strong>en</strong>ce étant garanties,<br />

je pouvais à nouveau regarder la vie à grand r<strong>en</strong>fort de poésie.<br />

Un professeur marocain, qui appr<strong>en</strong>ait le français à ses disciples<br />

et qui s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait fort bi<strong>en</strong> avec Raoul, avait accepté de<br />

m’héberger chez lui. Faut dire que ce pays était réputé <strong>pour</strong> son<br />

s<strong>en</strong>s de l’hospitalité. C’était même, disait-on, la clé de ses<br />

mirages, <strong>une</strong> sorte d’<strong>en</strong>fer qui corrompt ses habitants <strong>en</strong> esclave<br />

d’un partage obligatoire <strong>pour</strong> le plus grand bonheur de ses sans<br />

144


scrupules et <strong>du</strong> qu’<strong>en</strong> dira-t-on, mais laissons là <strong>pour</strong> ce soir la<br />

sociologie de comptoir et rev<strong>en</strong>ons à mon récit.<br />

Sidi Loulou, tel était le nom de mon hôte, partagerait sa table et<br />

son toit avec moi. Pour le reste de mes besoins Raoul m’ouvrait<br />

les portes de sa modeste villa. En échange de cette protection, je<br />

devrai bi<strong>en</strong> sûr r<strong>en</strong>dre quelques m<strong>en</strong>us services. Ma mission…<br />

dormir et me prom<strong>en</strong>er…<br />

Auc<strong>une</strong> autre proposition n’aurait pu être plus suave à mon<br />

int<strong>en</strong>tion après tous les déboires moraux que je v<strong>en</strong>ais de<br />

traverser. Une condition toutefois se rappelait à moi. Elle<br />

spécifiait que le périmètre consigné de mes déambulations se<br />

limiterait aux murs d’<strong>en</strong>ceinte <strong>du</strong> port de commerce... Ainsi<br />

consigné, je n’<strong>en</strong> demeurais pas moins libre de mes<br />

mouvem<strong>en</strong>ts. Intronisé vagabond assigné à surveillance fixe,<br />

j’errais de quais <strong>en</strong> quais <strong>pour</strong> mieux regarder les bateaux passer.<br />

Au loin ils arrivai<strong>en</strong>t.<br />

Débarquem<strong>en</strong>t...<br />

Embarquem<strong>en</strong>t.<br />

Au près ils repartai<strong>en</strong>t.<br />

Je flânais <strong>en</strong> regardant cadis et caïds jouer <strong>en</strong>semble des <strong>partie</strong>s<br />

de dés pipés.<br />

J’aimais circuler dans ce méli-mélo de cargos, tel un container<br />

que l’on doit décharger de son fardeau au milieu de multiples<br />

petits boulots. V<strong>en</strong>deur de blocs de glace ou de cigarettes à<br />

l’unité, chauffeur de pralines ou distributeur de marrons, cireur<br />

de mains ou autres diseurs de bonnes chaussures aux derrières<br />

<strong>en</strong> manque d’av<strong>en</strong>tures, fouinai<strong>en</strong>t dans chaque recoin <strong>pour</strong><br />

glaner ici <strong>du</strong> pognon ou plus loin des informations de première<br />

main ! Se r<strong>en</strong>contrai<strong>en</strong>t même dans ce dédale étrange des<br />

pèlerins aux allures de robinets ambulants qui v<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t de l’eau<br />

à la coupelle <strong>pour</strong> se donner l’air important. La moindre source<br />

se fait mine d’or dans ce pays où tout est occasion de<br />

commerce, d’échange, de négoce ; <strong>en</strong> nature ou <strong>en</strong> liquide.<br />

Chacun devait assumer un rôle social au sein de la<br />

145


communauté. Oui, chacun jouait à se r<strong>en</strong>dre utile, et moi je<br />

n’étais pas le dernier à participer à ce jeu familier, prêtant mes<br />

mains ou mes épaules <strong>pour</strong> faciliter toute manut<strong>en</strong>tion <strong>en</strong><br />

accord avec mes convictions.<br />

Mes péripéties dép<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t donc le plus souv<strong>en</strong>t de qui je<br />

r<strong>en</strong>contrais, sur quoi l’un pariait, <strong>en</strong> qui l’autre croyait et sur le<br />

dos de qui ou de quoi la valse des m<strong>en</strong>songes se placerait <strong>pour</strong><br />

faire des affaires sans trop se fatiguer. C’était impressionnant de<br />

remarquer autant de mouvem<strong>en</strong>ts immobiles, autant de<br />

r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>ts de situation issus d’un simple coup de cil. Si bi<strong>en</strong><br />

que le plus souv<strong>en</strong>t certaines malles faisai<strong>en</strong>t tout le tour <strong>du</strong><br />

port <strong>pour</strong> retourner dans le bateau qu’elles avai<strong>en</strong>t initialem<strong>en</strong>t<br />

quitté ; tout cela <strong>pour</strong> un simple changem<strong>en</strong>t d’étiquette.<br />

Lors des temps morts, je m’interrogeais sur mon sort, car il était<br />

clair que je ne <strong>pour</strong>rais m’éterniser à jouer le rôle d’un<br />

lampadaire sans lumière. Cette occupation, qui m’ôtait tout<br />

souci matériel et qui aurait comblé plus d’un gars dans le coin,<br />

n’était pas <strong>pour</strong> autant un vrai statut au s<strong>en</strong>s où je l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dais. Il<br />

m’était évid<strong>en</strong>t qu’<strong>une</strong> soute finirait bi<strong>en</strong> par m’embarquer, mais<br />

laquelle ? Et quand ?<br />

En att<strong>en</strong>dant, je glissais sur les vagues et mes yeux suivai<strong>en</strong>t les<br />

aiguilles <strong>du</strong> v<strong>en</strong>t. L’océan servait de cadran à mes p<strong>en</strong>sées. Les<br />

jours se suivai<strong>en</strong>t et se ressemblai<strong>en</strong>t.<br />

Je racontais les multiples histoires d’<strong>une</strong> journée où il ne s’était<br />

jamais ri<strong>en</strong> passé aux amis qui voulai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> m’écouter, le soir<br />

avec Sidi Loulou autour d’un bol de chorba et le midi chez<br />

Raoul ou dans l’un des divers restaurants qu’il fréqu<strong>en</strong>tait<br />

assi<strong>du</strong>m<strong>en</strong>t. Chacun de ces déje<strong>une</strong>rs finissait<br />

immanquablem<strong>en</strong>t par un verre de thé à la m<strong>en</strong>the servi de haut<br />

<strong>en</strong> bas <strong>pour</strong> mieux aérer la mousse de ce liquide onctueux et les<br />

p<strong>en</strong>sées de ceux qui s’abandonnai<strong>en</strong>t à ce vol majestueux.<br />

Mes auditeurs évaluai<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>dant ce temps-là les priorités à<br />

traiter quant au choix de mes surveillances.<br />

146


Les camions qui vont et qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t, où ils vont ? D’où ils<br />

vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t ? Quelle était leur couleur, le nom <strong>du</strong> chauffeur, de<br />

son propriétaire ?<br />

Caisses bleues ou caisses rouges ? Je devais tirer un œil sur tout<br />

ce qui bougeait et traquer la profondeur des moindres lueurs de<br />

leurres. Je pesais le <strong>pour</strong> <strong>du</strong> matin avec le contre <strong>du</strong> soir, à<br />

l’<strong>en</strong>droit ou à l’<strong>en</strong>vers <strong>pour</strong> ne ri<strong>en</strong> omettre et rester au clair<br />

avec chaque affaire dont le plus infime détail suscitait souv<strong>en</strong>t<br />

de nouveaux questionnem<strong>en</strong>ts qu’il me faudrait résoudre très<br />

rapidem<strong>en</strong>t.<br />

Des caisses, des malles et des valises, toutes de tailles plus ou<br />

moins biscornues, avec des porteurs <strong>du</strong> g<strong>en</strong>re plus ou moins<br />

têtus, se succédai<strong>en</strong>t avec des flux aux origines inconnues vers<br />

des destinations non moins saugr<strong>en</strong>ues. Tout semblait si faux,<br />

que moi, je me délectais à l’idée d’y faire la part <strong>du</strong> vrai. Chaque<br />

paquet était un mystère à découvrir, un secret à faire sourire.<br />

Appr<strong>en</strong>ti porteur je faisais correspondre les noms inscrits sur les<br />

poignées des malles avec celui <strong>du</strong> cargo dans les cales <strong>du</strong>quel<br />

elles étai<strong>en</strong>t acheminées ; appr<strong>en</strong>ti espion, je transmettais<br />

chaque bribe de r<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t aux as <strong>du</strong> recoupem<strong>en</strong>t.<br />

En fonction de ce que je découvrais, je haussais ou non le ton<br />

de mes récits sur telle ou telle <strong>partie</strong> des cargaisons inspectées.<br />

Parfois mes compagnons pr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t des notes et plongeai<strong>en</strong>t<br />

dans des calculs incluant des ratios exorbitants. Le nombre de<br />

caisses fois leur taille, divisé par le taux de change des devises au<br />

marché noir, permettait de faire le tri et de découvrir le cont<strong>en</strong>u<br />

caché de ces quelques males restées particulièrem<strong>en</strong>t très<br />

discrètes. C’est qu’avec le jeu des correspondances, un brin de<br />

pertin<strong>en</strong>ce et un peu de pati<strong>en</strong>ce, un stylo peut se faire aussi<br />

malin qu’un contrebandier !<br />

Etant un élém<strong>en</strong>t de confiance dont la parole valait tout l’or des<br />

conquistadors, la moindre discordance avérée avec ce que je<br />

voyais, suscitait la prés<strong>en</strong>ce d’un év<strong>en</strong>tuel trésor à dénicher.<br />

Dans la foulée, toute <strong>une</strong> pléiade d’inspecteurs <strong>en</strong> quête d’un<br />

147


trafic, d’un recel, d’<strong>une</strong> contrebande... rédigeai<strong>en</strong>t leur rapport.<br />

Point de départ de bon nombre d’histoires, j’étais le premier<br />

maillon d’<strong>une</strong> chaîne sans nom où tout se devait de tourner<br />

rond, j’étais... J’étais à nouveau <strong>pour</strong> ce que je faisais. Mon<br />

monde redev<strong>en</strong>ait parfait et je ressuscitais <strong>pour</strong> de bon.<br />

Je possédais bi<strong>en</strong> sûr quelques postes d’observation de<br />

prédilection. L’un de mes <strong>en</strong>droits de fausse somnol<strong>en</strong>ce<br />

préféré était situé à côté d’un petit rocher. Il pro<strong>du</strong>isait <strong>une</strong><br />

ombre suffisante <strong>pour</strong> me prémunir contre la chaleur estivale et<br />

me maint<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> état de fleur à cette heure précise où tout ceux<br />

qui avai<strong>en</strong>t des choses à cacher se faufilai<strong>en</strong>t hors de la<br />

clandestinité d’<strong>une</strong> sieste <strong>pour</strong> s’affairer <strong>en</strong> sil<strong>en</strong>ce. Ils p<strong>en</strong>sai<strong>en</strong>t<br />

tout le monde couché et n’étai<strong>en</strong>t pas loin d’avoir raison.<br />

Sous la capuche de ma djellaba, allongé à même le sol, je voyais<br />

sans être vu et jouissais d’un joli petit panorama de fort bon<br />

aloi… Faut dire que j’ai toujours aimé avoir <strong>une</strong> vue globale<br />

d’où se dégage de multiples perspectives et d’où toute<br />

év<strong>en</strong>tualité peut-être <strong>en</strong>visagée avec sérénité.<br />

Certains après-midi, tout semblant calme, des <strong>en</strong>fants v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t<br />

se baigner dans la crique voisine. Bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>, c’était déf<strong>en</strong><strong>du</strong>.<br />

Lorsque les s<strong>en</strong>tinelles s’approchai<strong>en</strong>t trop près de leur repère,<br />

les je<strong>une</strong>s quittai<strong>en</strong>t la terre, comme par <strong>en</strong>chantem<strong>en</strong>t, et<br />

plongeai<strong>en</strong>t à l’eau tête la première. Ils réapparaissai<strong>en</strong>t de<br />

l’autre côté des rochers, là où leur prés<strong>en</strong>ce était tolérée. Ces<br />

exercices leur appr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t l’apnée avant même d’avoir connu les<br />

poussées d’acné. Etant impossible de les <strong>en</strong>cercler sans se<br />

mouiller, et, la t<strong>en</strong>ue des gardes leur empêchant toute idée de<br />

<strong>pour</strong>suite marine, l’issue <strong>du</strong> <strong>du</strong>el était toujours la même.<br />

Exactem<strong>en</strong>t comme dans les séries télévisées… c’est toujours<br />

Zorro qui a le dernier mot.<br />

Pourtant, de temps <strong>en</strong> temps, certains surveillants n’hésitai<strong>en</strong>t<br />

pas à se jeter à l’eau. Ayant investi dans l’achat d’un maillot les<br />

couvrant des épaules aux g<strong>en</strong>oux ils se déshabillai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> toute<br />

148


hâte <strong>pour</strong> donner l’assaut. Même qu’<strong>une</strong> fois, le susp<strong>en</strong>s fut à<br />

son comble. Un représ<strong>en</strong>tant des forces de l’ordre, plus doué et<br />

plus agile que ses collègues, rattrapa un <strong>en</strong>fant dans un pseudo<br />

crawl frénétique qui faisait le tic, puis le tac, d’<strong>une</strong> p<strong>en</strong><strong>du</strong>le<br />

affolée. Fondant sur le fugitif, il plongea sa tête sous l’eau <strong>pour</strong><br />

lui saisir un pied, mais la main glissa sur la cheville <strong>du</strong> petit et<br />

l’<strong>en</strong>fant réapparut quelques secondes plus tard, vingt mètres<br />

plus loin ! Loupé…<br />

Quoique… ses collègues, sur la rive, avai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>cerclé le<br />

récalcitrant. Malheureusem<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> eux, la grande muraille de<br />

béton qui délimitait les contours <strong>du</strong> port, compr<strong>en</strong>ait aussi des<br />

petits trous étroits, et, avec la souplesse de sa je<strong>une</strong>sse, le je<strong>une</strong><br />

ado s’éclipsa avec hardiesse… telle la petite souris des dessins<br />

animés. Tralalalalèreuh !<br />

Je rigolais <strong>en</strong> catimini sans faire de bruit, car, p<strong>en</strong>dant ce tempslà,<br />

<strong>en</strong> arrière plan, certaines cales s’affairai<strong>en</strong>t. Camions, mules<br />

et mulets dispersai<strong>en</strong>t ici ou là tout le cont<strong>en</strong>u de certains cargos<br />

tandis que d’autres bateaux faisai<strong>en</strong>t déjà vrombir leurs<br />

cheminées, et ce, avant même que toutes leurs caisses ne fuss<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong>levées de leurs soutes. Les marchandises partai<strong>en</strong>t alors vers<br />

d’autres plages, plus ou moins accessibles, plus ou moins<br />

surveillées. Le désert n’était pas loin. Là-bas, il y avait moins de<br />

témoins.<br />

Tu compr<strong>en</strong>ds maint<strong>en</strong>ant l’importance de connaître le cont<strong>en</strong>u<br />

des males restées à fond de cale, et tu apprécies mieux aussi<br />

toutes les difficultés liées à ma mission car j’avais parfois très<br />

peu de temps <strong>pour</strong> id<strong>en</strong>tifier les chargem<strong>en</strong>ts. Certaines escales<br />

étai<strong>en</strong>t très courtes, justes utiles à conserver les appar<strong>en</strong>ces <strong>du</strong><br />

savoir r<strong>en</strong>trer dans la danse <strong>du</strong> « comme tout le monde car la terre est<br />

ronde ». Casablanca faisait <strong>partie</strong> de ces haltes obligatoires car de<br />

nombreux drapeaux courtisai<strong>en</strong>t avec <strong>en</strong>vie cette ville et se<br />

concurr<strong>en</strong>çai<strong>en</strong>t l’accès à son trafic commercial plus ou moins<br />

clair. Français et Américains voulai<strong>en</strong>t conquérir chacun à leurs<br />

149


manières le pays. Pour cela les premiers posai<strong>en</strong>t <strong>du</strong> goudron<br />

sur les chaussées, les autres dans les poumons des fumeurs de<br />

cigarette. A chacun sa façon de cuisiner ses petites recettes...<br />

* *<br />

*<br />

Un jour, à la fin d’un repas ou nous nous étions régalés d’un<br />

tajine aux pr<strong>une</strong>aux, et alors que nous buvions un verre de thé<br />

<strong>pour</strong> digérer, Raoul me proposa <strong>une</strong> activité salariée, à moi le<br />

familier de tous les quais <strong>du</strong> port. Ce métier, qu’il avait<br />

spécialem<strong>en</strong>t créé sur mesure à mon int<strong>en</strong>tion, s’il était<br />

nécessaire de te le préciser, consistait à aiguiller dès leur arrivée<br />

tous les nouveaux migrants <strong>pour</strong> leur faciliter <strong>une</strong> parfaite<br />

installation dans la région.<br />

Papiers avisés et paraphés, valises, malles et coffres à récupérer<br />

avant qu’<strong>une</strong> expertise trop fouillée ne froiss<strong>en</strong>t des chemises<br />

aux cols bi<strong>en</strong> amidonnées, services de santé, assistantes sociales<br />

et vétérinaires associés dev<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t autant de balles avec<br />

lesquelles je jonglais <strong>pour</strong> accélérer ou freiner sans <strong>en</strong> avoir l’air,<br />

le transfert des fraîchem<strong>en</strong>t débarqués. Je rappelais mes mains à<br />

leurs capacités d’anci<strong>en</strong> magici<strong>en</strong> <strong>pour</strong> diriger avec<br />

discernem<strong>en</strong>t les g<strong>en</strong>s qui cherchai<strong>en</strong>t des r<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts. Un<br />

besoin et j’apparaissais dans <strong>une</strong> pièce ou au coin d’<strong>une</strong> rue, <strong>en</strong><br />

roi <strong>du</strong> « toujours là <strong>pour</strong> vous servir !»<br />

J’étais la reine d’<strong>une</strong> termitière coordonnant soldats et ouvriers<br />

<strong>pour</strong> acheminer correctem<strong>en</strong>t mes nouveaux protégés, ceux qui,<br />

aux multiples secrets jalousem<strong>en</strong>t dissimulés au plus profond<br />

d’eux <strong>en</strong> ces temps tumultueux étai<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> moi autant de<br />

coffres-forts à explorer.<br />

Qu’étai<strong>en</strong>t-ils v<strong>en</strong>us faire là ? Pour combi<strong>en</strong> de temps ? Qui<br />

étai<strong>en</strong>t-ils derrière leurs faux-semblants ? Pourquoi étai<strong>en</strong>t-ils<br />

v<strong>en</strong>us se cacher là ?<br />

Je rec<strong>en</strong>sais tous les Français débarquant des bateaux tel un<br />

appr<strong>en</strong>ti démographe <strong>en</strong> quête d’autographes et serrais des<br />

150


pattes de ci <strong>pour</strong> souhaiter la bi<strong>en</strong>v<strong>en</strong>ue, de là <strong>pour</strong> <strong>en</strong>courager<br />

chaque arrivant à se <strong>livre</strong>r dans mes bras. J’accueillais <strong>en</strong> allant<br />

de bureaux <strong>en</strong> boutiques, tel un troubadour de la logistique<br />

<strong>pour</strong> diffuser <strong>une</strong> petite parole apaisante à l’un et faire tourner<br />

le moteur des autres plus rêveurs. De l’administration à la<br />

comptabilité, <strong>du</strong> transport à la résid<strong>en</strong>ce plus ou moins<br />

surveillée, auc<strong>une</strong> porte ne m’était inconnue et personne ne<br />

m’ignorait plus guère. J’étais le valet opportun, cet ami public<br />

numéro un qui pr<strong>en</strong>ait soin de dénouer les nœuds marins les<br />

plus mouillés. J’étais capable de créer un tel simulacre<br />

d’imbroglios factices qu’aucun suspect ne conservait bi<strong>en</strong><br />

longtemps de réel secret à mon <strong>en</strong>droit.<br />

« Le vagabond de la balle au bond <strong>pour</strong> vous servir !»<br />

Insouciant, je jouais à l’innoc<strong>en</strong>t petit porteur de valises<br />

transbahutant sur son dos le v<strong>en</strong>t comme seule source de<br />

logem<strong>en</strong>t. Insignifiant, chacun me confiait sa part de tourm<strong>en</strong>ts,<br />

avec et même souv<strong>en</strong>t sans bonim<strong>en</strong>ts. J’offrais les clés <strong>du</strong><br />

bonheur à chaque nouvel arrivant et fréqu<strong>en</strong>tais les salons de<br />

tout le gratin <strong>du</strong> bottin à volonté. A défaut d’y être invité par<br />

carton reçu à <strong>une</strong> adresse qui, <strong>pour</strong> tous, était inconnue, j’y étais<br />

toléré sans le moindre inconvéni<strong>en</strong>t, tant toujours il se trouvait<br />

quelqu’un qui pouvait se porter garant de moi.<br />

Un après-midi, sortant de chez Raoul sans grande motivation<br />

puisque aucun bateau n’était signalé à l’horizon, je me<br />

prom<strong>en</strong>ais les pieds devant le nez, frappant les cailloux de mes<br />

talons <strong>pour</strong> voir jusqu’où ils irai<strong>en</strong>t se nicher. C’est alors que la<br />

femme <strong>du</strong> célèbre général Juin me vit passer dans sa rue depuis<br />

sa véranda hautem<strong>en</strong>t perchée. Son mari, l’un des plus grands<br />

héros de l’armée française lors de la deuxième guerre mondiale,<br />

s’était reconverti dans la peau d’un grand homme d’affaire <strong>en</strong><br />

Algérie. D’un clignem<strong>en</strong>t de paupière délicat, elle me pria<br />

d’<strong>en</strong>trer chez elle. Elle voulait savoir qui j’étais et ce que je<br />

faisais là à errer comme ça. Elle me voyait souv<strong>en</strong>t traîner dans<br />

151


le quartier, me confia-t-elle, et chose étrange, compte t<strong>en</strong>u de<br />

tous ces raseurs et autres rois de l’incruste qui occupai<strong>en</strong>t<br />

parfois ses salons, moi je ne m’y étais jamais prés<strong>en</strong>té. Bref, elle<br />

s’<strong>en</strong>nuyait. Et à <strong>une</strong> femme comme celle-là on ne pouvait<br />

décemm<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> refuser. A peine assis <strong>en</strong> face d’elle, dans le<br />

canapé de son salon privé, sa curiosité m’interrogea. Je me<br />

trouvais fort dans l’embarras d’être convié à si bon chevet. Pour<br />

la combler, je lui tirais le plus émouvant portrait de ma triste<br />

situation de vagabond dont les par<strong>en</strong>ts étai<strong>en</strong>t morts <strong>du</strong>rant la<br />

dernière guerre et qui était, maint<strong>en</strong>ant, abandonné par sa<br />

seconde mère : l’armée !<br />

Troublée, elle me prit <strong>en</strong> sympathie. Ne sachant ce qu’elle<br />

pouvait bi<strong>en</strong> faire <strong>pour</strong> moi, et comme <strong>pour</strong> me remercier <strong>du</strong><br />

long discours que je v<strong>en</strong>ais de lui servir sur un plateau d’arg<strong>en</strong>t,<br />

elle m’invita personnellem<strong>en</strong>t à sa prochaine réception<br />

mondaine, comme <strong>pour</strong> s’excuser de ne ri<strong>en</strong> pouvoir faire de<br />

mieux. Elle organisait ce type de « petites sauteries » à la<br />

moindre non-occasion <strong>pour</strong> que chacun puisse montrer sa<br />

capacité à boire <strong>une</strong> tasse de thé <strong>en</strong> élevant haut l’auriculaire - à<br />

la gloire des bonnes manières ! Ses invitations étai<strong>en</strong>t des plus<br />

courues <strong>du</strong> pays. Ne s’y croisai<strong>en</strong>t que des célébrités<br />

sélectionnées sur le haut <strong>du</strong> pavé. En échange chac<strong>une</strong> ne<br />

cessait de tarir d’éloges sur la « simplicité » et la « générosité » de<br />

cette femme exceptionnelle, n’est-ce pas ? D’ailleurs, elles lui<br />

étai<strong>en</strong>t si pleinem<strong>en</strong>t dévouées <strong>pour</strong> lui faire le meilleur des<br />

effets, qu’elles exécutai<strong>en</strong>t toutes avec allégresse leur plus doux<br />

ballet de gants blancs à froufrous <strong>en</strong> glissant nonchalamm<strong>en</strong>t<br />

sur le parquet ciré, et ce afin de satisfaire leur hôtesse avec la<br />

plus grande majesté <strong>du</strong>e à son rang.<br />

C’est dans un tel contexte que Madame la générale m’intro<strong>du</strong>isit<br />

auprès de quelques personnes avec lesquelles il me fallait être<br />

très g<strong>en</strong>til <strong>pour</strong> pouvoir <strong>en</strong> tirer le plus de profits et pr<strong>en</strong>dre la<br />

vague vers ses courants les plus influ<strong>en</strong>ts. Tous les contacts<br />

qu’elle me procurait étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> effet susceptibles d’avoir des<br />

152


valises à faire porter dont j’aurais pu me charger <strong>en</strong> parfaite<br />

confid<strong>en</strong>tialité. Eh oui, à défaut d’être très costaud, j’étais<br />

discret. Cette valeur, la discrétion, a ses bi<strong>en</strong>faiteurs dont<br />

certaines malles connaiss<strong>en</strong>t des amateurs… Pour ne pas me<br />

faire remarquer devant le buffet tel un pique-assiette affamé,<br />

j’écoutais les conversations et hochais la tête un verre toujours<br />

<strong>en</strong> main avec mon air le plus bête, celui que je répétais tous les<br />

matins devant la glace de la salle de bain et qui m’avait valu mes<br />

plus belles conquêtes. J’apitoyais si facilem<strong>en</strong>t la détresse dans<br />

ses petits mom<strong>en</strong>ts de caresse, avec mon faciès de cocker tout<br />

p<strong>en</strong>aud cherchant désespérém<strong>en</strong>t sa laisse, que je faisais parfois<br />

éclater mon désarroi avec délicatesse <strong>pour</strong> un <strong>en</strong>core meilleur<br />

résultat.<br />

De coupes <strong>en</strong> flûtes, <strong>une</strong> fois mon s<strong>en</strong>s des civilités agréé, je fus<br />

embauché <strong>pour</strong> organiser les festivités de la maisonnée lors des<br />

prochaines soirées. En ces mom<strong>en</strong>ts-là poussière et tapis,<br />

meubles et parapluies, virevoltai<strong>en</strong>t de tous les côtés <strong>pour</strong><br />

adapter l’espace au nombre des convives att<strong>en</strong><strong>du</strong>s.<br />

Je m’activais sans jamais m’arrêter : un pied à l’étrier d’<strong>une</strong><br />

serpillière délavée, l’autre alternait pointe et ronds de jambes ;<br />

<strong>une</strong> oreille collée au téléphone, l’autre se t<strong>en</strong>ait à la porte <strong>pour</strong><br />

servir <strong>du</strong> champagne à qui n’<strong>en</strong> demandait pas <strong>en</strong>core. Mes<br />

quatre mains de circonstances servai<strong>en</strong>t de plateau <strong>pour</strong> qui<br />

souhaitait ma dilig<strong>en</strong>ce. Musici<strong>en</strong>s, danseurs, cuisiniers et<br />

serveurs appelai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> eux la plus grande maîtrise de leur jeu et<br />

célébrai<strong>en</strong>t ces petites cérémonies privées <strong>en</strong> appliquant leur<br />

dextérité avec la plus haute dignité. J’essayais de les motiver à<br />

cet état d’esprit <strong>pour</strong> me faire apprécier des invités. Ne sachant<br />

ri<strong>en</strong> faire d’autre <strong>pour</strong> me r<strong>en</strong>dre important, je me mettais à<br />

disposition de chacun tel un parfait amant et m’offrais<br />

pleinem<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> que l’hospitalité mise à disposition soit à la<br />

hauteur des exig<strong>en</strong>ces de qui la commandait.<br />

Oui Madame la Générale. Parfait Madame la Générale !<br />

153


En cet univers si feutré, où il leur fallait être sûr d’avoir toujours<br />

tout sous la main <strong>pour</strong> ne jamais manquer de ri<strong>en</strong>, et dressé tel<br />

que je l’avais été par la guerre, à savoir capable de me passer de<br />

tout <strong>pour</strong> être sûr de n’avoir jamais besoin de ri<strong>en</strong>, je me faisais<br />

le discret que personne ne voit, bi<strong>en</strong> que toujours là dès qu’ils<br />

pouvai<strong>en</strong>t avoir besoin de moi.<br />

J’utilisais tous les couplets de la bi<strong>en</strong>séance que mes par<strong>en</strong>ts<br />

avai<strong>en</strong>t su me léguer afin de donner confiance et récupérer ainsi<br />

la reconnaissance qui se devait. Je me transportais de quais <strong>en</strong><br />

maisons selon la saison des réceptions. Désormais toute la ville<br />

me reconnaissait <strong>pour</strong> la qualité de mes prestations. Oui, <strong>en</strong><br />

quelques mois je m’étais fait <strong>une</strong> place parmi les g<strong>en</strong>s bi<strong>en</strong><br />

comme il faut et organisais les mondanités de tout un chacun<br />

avec les mêmes précautions de classe et de distinction.<br />

Toute mon organisation dép<strong>en</strong>dait des moy<strong>en</strong>s mis à ma<br />

disposition. En fonction de la nature et <strong>du</strong> nombre des invités<br />

et des approvisionnem<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> maraîcher, j’alim<strong>en</strong>tais tout le<br />

gratin <strong>en</strong> plats traditionnels <strong>pour</strong> que d’un coup de fourchette se<br />

dessine <strong>une</strong> lueur de saine nostalgie à propos des nobles<br />

spécialités culinaires de Bourgogne ou <strong>du</strong> Périgord ; ou que d’un<br />

coup de main, couscous et tajines nous fass<strong>en</strong>t partager tout le<br />

raffinem<strong>en</strong>t des mets <strong>du</strong> coin. Je m’amusais bi<strong>en</strong>, même si mon<br />

av<strong>en</strong>ir restait toujours incertain. Mes appointem<strong>en</strong>ts<br />

dép<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t de tant d’événem<strong>en</strong>ts et d’un bon vouloir si<br />

éphémère qu’à tout instant un « houpla hops » pouvait me<br />

r<strong>en</strong>voyer nature morte par la porte de derrière.<br />

Néanmoins, je profitais de cette phase de paillettes au soleil<br />

<strong>pour</strong> poser des v<strong>en</strong>touses à mes pieds et me prom<strong>en</strong>er des sols<br />

aux plafonds histoire de récupérer mes illusions et de me<br />

redorer le blason.<br />

154


Que sont-ils dev<strong>en</strong>us<br />

?<br />

Destins croisés…<br />

Parmi les figures de la libération,<br />

nous reti<strong>en</strong>drons bi<strong>en</strong> évidemm<strong>en</strong>t<br />

trois héros, trois généraux qui ont<br />

r<strong>en</strong><strong>du</strong> la gloire à notre nation : De<br />

Lattre de Tassigny, De Gaulle et<br />

Leclerc.<br />

Chacun d’eux a eu un rôle décisif<br />

<strong>pour</strong> sauver ou r<strong>en</strong>dre ses lettres<br />

de noblesse à la France. Tout leur<br />

était possible, mais que sont-ils<br />

dev<strong>en</strong>us ?<br />

Nous vous proposons de passer <strong>en</strong><br />

revue leurs destins croisés après<br />

deux bonnes années passées à<br />

<strong>pour</strong>suivre leur mission : servir leur<br />

pays.<br />

Le premier, De Lattre de Tassigny,<br />

général de la première armée, qui<br />

après avoir représ<strong>en</strong>té la France<br />

lors de la signature de l’Armistice<br />

le 8 mai 1945 à Berlin, a été<br />

promu inspecteur général et chef<br />

de l’Etat Major des armées. Il<br />

mainti<strong>en</strong>t ainsi la tradition de sa<br />

famille élevée au rang le plus haut<br />

parmi la hiérarchie militaire.<br />

De Gaulle, ayant quitté le<br />

gouvernem<strong>en</strong>t provisoire <strong>en</strong><br />

janvier 1946 <strong>pour</strong> ne pas<br />

s’acoquiner avec des esprits<br />

partisans et égoïstes, s’est<br />

finalem<strong>en</strong>t lancé <strong>pour</strong> de bon dans<br />

la politique et a fondé son propre<br />

parti, le RPF (Rassemblem<strong>en</strong>t <strong>du</strong><br />

Peuple Français). Celui-ci a<br />

rassemblé près de 40% des<br />

suffrages aux dernières élections<br />

d’octobre. Dans la foulée, il a<br />

demandé que la Constitution soit<br />

révisée. Opération sans résultat<br />

jusque là.<br />

Enfin, Leclerc, le libérateur de<br />

Paris, <strong>en</strong>voyé tout d’abord <strong>en</strong><br />

Indochine <strong>pour</strong> mater les<br />

premières insurrections rebelles<br />

fut <strong>en</strong>suite rappelé <strong>en</strong> tant<br />

qu’inspecteur général des forces<br />

aéri<strong>en</strong>nes, terrestres et navales <strong>en</strong><br />

Afrique <strong>du</strong> Nord, et s’est éteint<br />

hier, à l’âge de 45 ans, dans un<br />

terrible accid<strong>en</strong>t d’avion. Il partait<br />

<strong>en</strong> mission dans <strong>une</strong> région qu’il<br />

connaissait parfaitem<strong>en</strong>t <strong>pour</strong> y<br />

avoir combattu si souv<strong>en</strong>t. Oui, <strong>en</strong><br />

voyage dans le sud ouest sahari<strong>en</strong><br />

d’Algérie, <strong>en</strong> direction de Colomb-<br />

Bechar, là où la France<br />

expérim<strong>en</strong>te, dit-on, de nouvelles<br />

armes secrètes, dans cette même<br />

région où les Britanniques<br />

rev<strong>en</strong>diqu<strong>en</strong>t quelques bastions<br />

loin de leurs colonies <strong>pour</strong> mettre<br />

la main sur des ressources de<br />

matières premières découvertes<br />

dans les sous-sol <strong>du</strong> côté de<br />

Fezzan. Un passager clandestin se<br />

serait glissé parmi l’amas de<br />

c<strong>en</strong>dres qui reste seul témoin de<br />

ce sinistre vol bi<strong>en</strong> étrange.<br />

Gérard Lardoise<br />

France Noire - 29 novembre 1947<br />

155


Cette activité de tiercé, très <strong>en</strong> vue, me dét<strong>en</strong>dait tout <strong>en</strong> ayant<br />

le mérite de me maint<strong>en</strong>ir prés<strong>en</strong>t là où il le fallait. En outre,<br />

mes compét<strong>en</strong>ces de cavalier, acquises lors de mon instruction<br />

militaire, me permettai<strong>en</strong>t de briller <strong>pour</strong> de bon sur la t<strong>en</strong>eur<br />

des paris et la qualité des chevaux croisés. Des étalons<br />

galopai<strong>en</strong>t et moi je jouais avec les jockeys. Parfois mes ouïes<br />

colportai<strong>en</strong>t de vrais tuyaux pas trop percés. J’arrondissais de la<br />

sorte douillettem<strong>en</strong>t mes fins de mois, car je faisais toujours<br />

miser les autres. Ainsi quand mes amis gagnai<strong>en</strong>t, de multiples<br />

cadeaux me récomp<strong>en</strong>sai<strong>en</strong>t et quand ils perdai<strong>en</strong>t, seul le<br />

manque de chance était responsable de leur déconv<strong>en</strong>ue…<br />

Lors de ces festivités équestres, l’intellig<strong>en</strong>tsia la plus bourgeoise<br />

se côtoyait avec son air si distingué qu’elle défilait un balai<br />

toujours planté droit dans le postérieur. Elle exhibait avec fierté<br />

ses bras dénudés, ses jambes si jolim<strong>en</strong>t galbées. Il faut dire<br />

qu’au Maroc, on peut rester <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ue légère toute l’année, alors<br />

les dames nous faisai<strong>en</strong>t partager tous les fastes de leur beauté,<br />

tout l’éclat de leurs colliers <strong>en</strong> or ainsi que toute l’ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e de<br />

leur cruauté lorsqu’elles se montrai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> compagnie de leurs<br />

amants, <strong>une</strong> fois leurs maris occupés au loin… Ce type de<br />

comportem<strong>en</strong>ts <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drait d’aussi nombreux paris mondains<br />

qui alim<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t le qu’<strong>en</strong> dira-t-on <strong>en</strong> d’innombrables<br />

bonim<strong>en</strong>ts sans autre foi que le simple plaisir d’être méchant. Et<br />

tant pis <strong>pour</strong> les abs<strong>en</strong>ts !<br />

Puis tout le luxe de ces cabrioles au volant de leurs cabriolets à<br />

particules jouait à la queue leu leu de l’hippodrome au<br />

cynodrome dans <strong>une</strong> farandole de grand guignol. Les courses de<br />

lévriers transportai<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t tout ce joli monde <strong>en</strong> un état<br />

de lévitation si aéri<strong>en</strong>ne... que le septième ciel semblait se<br />

rapprocher de qui assistait à ces courses effrénées.<br />

Curieux de nature, j’explorais le territoire de ces pistes aux<br />

t<strong>en</strong>ues <strong>en</strong>dimanchées <strong>pour</strong> mieux <strong>en</strong> découvrir les côtés cachés<br />

réservés aux seuls initiés. Mon complet <strong>en</strong> cuir, découpé par<br />

l’un des tailleurs les plus <strong>en</strong> vue de la ville était toujours tourné<br />

156


<strong>du</strong> bon côté. Il faisait <strong>partie</strong> de mes rares dép<strong>en</strong>ses conçues tel<br />

un investissem<strong>en</strong>t intéressé <strong>pour</strong> me t<strong>en</strong>ir toujours avec dignité<br />

<strong>en</strong> ce milieu où j’étais toléré. Jusque quand <strong>du</strong>rerait cette<br />

comédie ?<br />

Sans av<strong>en</strong>ir tracé par un trait clair et net, je me t<strong>en</strong>ais prêt à<br />

partir ou à faire tout ce qui se prés<strong>en</strong>terait à moi <strong>pour</strong> me poser<br />

définitivem<strong>en</strong>t parmi les g<strong>en</strong>s influ<strong>en</strong>ts - et non plus <strong>en</strong> simple<br />

intermitt<strong>en</strong>t. J’y avais débuté beaucoup trop bas dans l’échelle<br />

sociale <strong>pour</strong> espérer un jour finir dans l’éclat d’<strong>une</strong> spirale<br />

pyramidale.<br />

En proie à ces réflexions et à moitié dénudé sur <strong>une</strong> plage<br />

privée, je fis la r<strong>en</strong>contre d’un ami croisé quelques années plus<br />

tôt. La clandestinité de la résistance nous avait fait partager, sur<br />

des plateaux <strong>en</strong>neigés, <strong>une</strong> nuit dans <strong>une</strong> bergerie. Le hasard<br />

nous réunissait tous deux <strong>pour</strong> bronzer au bord de l’océan, sous<br />

un même soleil brûlant, à écouter les méandres d’<strong>une</strong> même<br />

marée. Paul De la Taille travaillait alors dans les Grands<br />

Cabinets de la République. Il avait su, lui tout comme Raoul,<br />

négocier le virage de l’après-guerre qui m’avait mis dans cette<br />

désagréable position de précaire.<br />

A son tour ému de toutes mes péripéties, il me dit se charger<br />

personnellem<strong>en</strong>t de la révision de mon dossier avec toute<br />

l’acuité nécessaire par les plus hauts dignitaires des ministères.<br />

Bi<strong>en</strong> sûr il devrait faire vérifier toute l’auth<strong>en</strong>ticité de mes<br />

propos, ce qui nécessiterait un peu de temps. Forcém<strong>en</strong>t. J’étais<br />

néanmoins rassuré d’être pris par de si adroites mains ».<br />

Dans mon chez moi, il n’y a jamais ri<strong>en</strong> à cacher. Normal, tout est déjà<br />

écrit et peut facilem<strong>en</strong>t se vérifier. Il n’y a donc nul intérêt à garder <strong>pour</strong><br />

soi quoi que ce soit ou de le travestir sous quelque forme que ce soit.<br />

Nous <strong>en</strong>registrons tout ce que nous disons, voyons, s<strong>en</strong>tons, touchons,<br />

goûtons ou faisons sur un fichier de données personnelles qui constitue<br />

157


notre propre expéri<strong>en</strong>ce et qui s’imprime sur les artères même de notre<br />

cœur.<br />

Ce fichier est mis à disposition lors des saisons des amours ou lors des<br />

grandes communions. Elle explique ces grandes t<strong>en</strong>sions lat<strong>en</strong>tes qui selon<br />

la richesse et le format des expéri<strong>en</strong>ces téléchargées peuv<strong>en</strong>t se colporter <strong>en</strong><br />

ces mom<strong>en</strong>ts de grandes pulsions. Certaines expéri<strong>en</strong>ces peuv<strong>en</strong>t être aussi<br />

contradictoires qu’<strong>en</strong>richissantes. Ces transferts de données sont très<br />

importants dans la <strong>pour</strong>suite de sci<strong>en</strong>tificité qui guide notre<br />

communauté. Tout cube, le plus farouche soit-il, finit immanquablem<strong>en</strong>t<br />

par s’aimanter à d’autres membres de la communauté, juste <strong>pour</strong> se<br />

ressourcer et <strong>pour</strong>suivre sa quête de savoir, la seule ayant <strong>une</strong> raison<br />

d’être.<br />

C’est d’ailleurs grâce à ce procédé que nous avons réussi à résoudre de<br />

nombreux paradoxes et énigmes. Parmi eux, nous avons domestiqué la<br />

lumière à l’aide de capteurs photovoltaïques, de pièges à photons et de<br />

trous noirs portatifs. Utilisés <strong>en</strong>semble ils nous permett<strong>en</strong>t de gérer cette<br />

énergie surpuissante avec grande facilité. Non seulem<strong>en</strong>t elle nous<br />

réchauffe le cœur et le corps mais <strong>en</strong> plus elle nous permet de nous<br />

déplacer sans le moindre effort.<br />

Oui, <strong>une</strong> fois la lumière domestiquée, c’est tout naturellem<strong>en</strong>t que nous<br />

maîtrisons l’espace et le moindre déplacem<strong>en</strong>t d’air et de matière à travers<br />

tout l’univers. Je vous fais <strong>en</strong>vie, non ? Mais que voulez-vous, ce n’est pas<br />

<strong>pour</strong> ri<strong>en</strong> que nous, les dés, nous nous téléportablons où nous le désirons.<br />

Par élévation d’<strong>une</strong> simple pression de cœur… nous pr<strong>en</strong>ons possession de<br />

ce que nous voulons, de qui nous voulons. Nous sommes de vrais<br />

champions ! Excusez <strong>du</strong> peu…<br />

Pourtant, le dé, tout immortel qu’il est, ne se déplace pas véritablem<strong>en</strong>t<br />

physiquem<strong>en</strong>t parlant sous son appar<strong>en</strong>ce – certains chocs thermiques à<br />

l’étude rest<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core à résoudre <strong>pour</strong> parv<strong>en</strong>ir à transférer l’intégralité <strong>du</strong><br />

cube-dé. En revanche, il est capable de pr<strong>en</strong>dre possession de tout élém<strong>en</strong>t<br />

– vivant ou non – quelque soit l’emplacem<strong>en</strong>t choisi dans l’univers et<br />

interagit virtuellem<strong>en</strong>t avec lui et son <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t. C’est comme si<br />

nous, les cubes, pouvions fusionner avec cet élém<strong>en</strong>t choisi sans qu’il s’<strong>en</strong><br />

158


aperçoive. Cela pr<strong>en</strong>d certes beaucoup de temps <strong>pour</strong> arriver à cet état de<br />

simili transe <strong>en</strong> fonction de la nature de l’élém<strong>en</strong>t et ses capacités de<br />

télétransmission : air, onde, parole, empreinte... mais nous sommes<br />

immortels, alors il nous suffit d’anticiper à temps <strong>pour</strong> parv<strong>en</strong>ir à nos<br />

fins.<br />

159


SOMMAIRE<br />

La r<strong>en</strong>contre page 9<br />

L’âne têtu page 19<br />

Le pion per<strong>du</strong> page 39<br />

Le clown farfelu page 53<br />

Une perdrix chassée page 73<br />

Le sil<strong>en</strong>cieux page 89<br />

Le fantôme page 105<br />

Le magici<strong>en</strong> page 119<br />

Le vagabond pr<strong>en</strong>d la balle au bond page 141<br />

A suivre sur le net et déjà <strong>en</strong> librairie …<br />

Le monde <strong>du</strong> fou page 167<br />

Le Pacha baba page 193<br />

Le m<strong>en</strong>teur cont<strong>en</strong>t page 205<br />

Le conteur montant page 231<br />

Le chef à la voie ferrée page 251<br />

Le copilote planant page 271<br />

L’insouciant page 297<br />

160


Déjà paru aux Editions <strong>du</strong> Cailloutis<br />

AjjAr’H<br />

L’île aux esclaves<br />

Récit poétique d’un voyage de r<strong>en</strong>contres <strong>en</strong> Afrique<br />

Odile Mora<br />

Entre deux sables<br />

Recueil de poèmes - Eclats d’<strong>une</strong> <strong>en</strong>fance mise <strong>en</strong> images<br />

Déjà paru dans la collection de nouvelles Les Petits Cailloux<br />

Olivier Souské<br />

Photomaton<br />

Sacbeo’Ob<br />

Baelouest<br />

Marc Volfinger<br />

Lég<strong>en</strong>des de chez Ouam<br />

161


Si vous avez aimé ce <strong>livre</strong>, n’hésitez pas à le commander <strong>pour</strong><br />

l’offrir, à le recommander à vos amis ou à tester les autres <strong>livre</strong>s<br />

de notre je<strong>une</strong> maison d’édition associative.<br />

BON DE COMMANDE<br />

Je soussigné :……………………………………………..<br />

Demeurant : ………………………………………………<br />

Code Postal : …………………………………………….<br />

Ville : ……………………………………………………..<br />

Courriel : ………………………………………………….<br />

Désire recevoir chez moi (adresse ci-dessus) :<br />

…… exemplaires de Secrets d’éclats ….. x 16,50 € (frais de port inclus)<br />

…… exemplaires de L’île aux esclaves ….. x 16,50 € (frais de port inclus)<br />

……exemplaires de Entre deux sables ….. x 16,50 € (frais de port inclus)<br />

…… exemplaires de Photomaton ….. x 3,75 € (frais de port inclus)<br />

…… exemplaires de Baelouest ….. x 3,75 € (frais de port inclus)<br />

…… exemplaires de Lég<strong>en</strong>des de chez ouam….. x 3,75 € (port inclus)<br />

Et joins un chèque de ….. €uros adressé à l’ordre de DES<br />

MARCHES, association loi 1901, li<strong>en</strong> culturel auto-déclaré d’utilité<br />

poétique, sise : 78, rue H<strong>en</strong>ri Barbusse 92110 CLICHY LA<br />

GARENNE. Sinon demandez-les à votre libraire !<br />

162


Les éditions <strong>du</strong> cailloutis<br />

78, rue H<strong>en</strong>ri Barbusse – 92110 Clichy la Gar<strong>en</strong>ne<br />

www.desmarches.com<br />

<strong>Première</strong> édition imprimée et reliée <strong>en</strong> 270 exemplaires par nos soins à Saint Ou<strong>en</strong> (93)<br />

<strong>en</strong> Octobre 2010, dont 250 réservés à la v<strong>en</strong>te.<br />

N° ISBN 978-2-9524517-5-8<br />

Dépôt Légal : Novembre 2010<br />

Prix : 15 €uros<br />

Un tirage spécial sur papier Verger et cousu main de 10 exemplaires numéroté de 0 à 9 et<br />

signé par l’auteur constitue l’œuvre originale de la prés<strong>en</strong>te édition.<br />

163

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!