( 1966 - 1980) these pour le doctorat de troisieme" cycle

Cl. ct.. XLi.
l - 2. Assémien Déhylé, roi du Sanwi ou la
réhabilitation de l'organisation
pol i t i que sanwi p . 5 l
II - Les sources de l'engagement de B. Dadié
II - 1. La réorientation de B. Dadié
vers le théâtre
II - 2. La pérennité du thème de pouvoir
dans le théâtre de B. Dadié
Chapitre III - Le concept de pouvoir et ses
différents aspects mis en scène
l - Définition du concept de pouvoir
l - 1. Généralité
l - 2. Conception africaine du pouvoir
l - 3. Conception akan du pouvoir
l - 4. De la confusion des pouvoirs
II - Les différentes manifestations du pouvoir
dans le théâtre de B. Dadié
II - 1. Pouvoir néo-colonial
II - 1. 1. Pouvoir néo-colonial civil
II - 1. 2. Pouvoir néo-colonial militaire
II - 2. Pouvoir bureaucratique
p. 62
p. 64
p. 68
p. 70
p. 72
p. 77
DEUXIEME PARTIE L'EXERCICE DU POUVOIR ET SA REMISE
EN CAUSE
Chapitre l - Le fonctionnement du pouvoir
p. 78
p. 80
p. 93
p. 110
l - La stratification sociale dans les oeuvres p. 130
l - 1. La classe dominante p. 132
l - 2. La classe dominée p. 133
l - 3. La conquête du pouvoir p. 140
II

.11 - La concentration du pouvoir
III - La personnalisation du pouvoir
III - 1. Le mécanisme de la personna­
lisation du pouvoir
III - 2. Les moyens de renfort du
pouvoir personnel
III - 2. 1. La mystification
p. 143
p. 154
p. 156
p. 170
III - 2. 2. La violence p. 176
Chapitre II - Devin et marabout: une fonction
ambiguë auprès du pouvoir p. 185
l - Définition p. 186
l - 1. Subaka fin ou sorcier noir p. 187
l - 2. Subaka gbè ou sorcier blanc p. 188
II - Devin et marabout, supports du pouvoir
politique p. 190
III - Devin et marabout, des contre-pouvoirs
redoutés p. 202
IV - Apport du personnage de devin au théâtre
de Dadié p. 212
Chapitre III - La femme ou le véritable contre-
pouvoir dans le théâtre de Dadié p. 228
l - La place historique de la femme auprès
de l'homme politique p. 229
l - 1. La femme, origine du pouvoir dans
la société akan
l - 2. La femme ou la dominante politique
effacée
II - La femme ou le contre-pouvoir dans le
théâtre de Dadié
p. 232
III
p. 236

TROISIEME PARTIE: ESSAI D'ANALYSE CRITIQUE
Chapitre r - La destruction des dictatures
r - Techniques dadiéennes de la critique
r - l. L'utilisation de l'histoire
r - l. l. Les anachronismes
r - l. 2. Le parallélisme
r - 2. L'exploitation des aspects du
théâtre traditionnel
r - 3 . L'espace et le temps
r - 3 . l. La structure du temps
r - 3 . 2 . L'espace
II - La dégradation du pouvoir
II - 1. Itinéraire du héros dadiéen
II - 2. Signification de la mort du héros
Chapitre II - Idéologie et projet de société
de Dadié
l - L'idéologie de Dadié
II - Le projet de société de Dadié
II - 1. La direction idéologique
II - 2. La direction dramatique
III - Critique de l'idéologie dadiéenne
BILAN ET PERSPECTIVES
BIBLIOGRAPHIE
p. 255
p. 259
p. 264
p. 272
p. 277
p. 280
p. 285
p. 286
p. 290
p. 296
p. 30 l
p. 304
p. 308
p. 312
p. 318
p. 324
IV

REMERCIEMENTS
Tout au long de notre travail, nous avons été guidé,
accompagné, suivi, aidé)soutenu par ceux qui ont accepté
de nous apporter leur soutien moral et matériel pour
l'élaboration de cette thèse. Au moment où nous soumet-
tons notre modeste contribution à l'appréciation de nos
Maîtres, nous ne pouvons que leur adresser ces quelques
mots de sincères remerciements en guise de notre profonde
reconnaissance.
A notre Maître, le Professeur Jacques
Scherer, qui a bien voulu accepter la
direction de notre thèse et qui nous a
toujours mis en confiance en trouvant
des remèdes à nos inquiétudes et dont le
suivi et la constante disponibilité
nous ont permis d'effectuer notre premier
pas dans le champ de la recherche
A Monsieur Kotchy Barthélémy, notre Maître
à penser, qui n'a ménagé aucun effort
pour nous apporter son aide matérielle
et morale, puisse ce "bourgeon" être le
symbole de notre alliance intellectuelle
Aux vieux Sages de Krindjabo qui ont
voulu qu'un enfant comme nous, ait eu
l'audace de les interroger sur leur
"Culture Mère"
A nos amis Bamba Souleymane
Bakayoko Karamoko, Diabaté
Sékou, Bandjan Camara, Rokia
Kouyaté, Diallo Sidiki, Roger
Ohouot, qui restèrent un réseau
fidèle d'informations

ABREVIATIONS
Pour des raisons pratiques, nous utiliserons tout
au long de notre travail, les abréviations suivantes se
rapportant aux oeuvres théâtrales ci-dessous mentionnées.
Thôgô-gnini Monsieur Thôgô-gnini
Les Voix Les Voix dans le vent
Béatrice Béatrice du Congo
Iles Iles de tempête
Assémien Assémien Déhylé
Papassidi Papassidi maître escroc
Mhoi-Ceul Mhoi-Ceul

4
de son contexte africain que l'auteur ne prend jamais
en compte, cette étude devient un peu superficielle.
Excepté ce travail, aucune autre étude n'envisage
comme centre d'intérêt le thème du Pouvoir dans sa
globalité, susceptible d'être exploité à fond, uniquement
dans l'ensemble des pièces théâtrales de Dadié.
Même si nos travaux ont des points de rencontre,
le nôtre se veut une analyse des aspects caractéristiques
du Pouvoir pris dans le contexte africain, afin de mieux
cerner son mécanisme pour montrer sa dynamique. Mais
quels sont les facteurs déterminants qui nous ont guidé
à jeter notre dévolu sur Bernard Dadié et plus particu-
lièrement sur son théâtre?
000
Le choix de B. Dadié trouve sa source profonde dans
notre formation scolaire; avec l'intégration de la litté-
rature africaine au programme de l'enseignement, nous
avons découvert l'écrivain à travers les extraits de
Climbié et Le pagne noir, dans les petits fascicules nommés
Pages africaines, publiés par C.E.D.A. (1). Nous chantions
les noms des écrivains comme Camara Laye, Aké Loba en
signe d'admiration.
Mais la découverte du théâtre de Dadié remonte à
l'année 1969, alors élève de la classe de quatrième au
Lycée Houphouët-Boigny de Korhogo, nous nous intéressions
(1) Centre d'Edition et de Diffusion Africaine à
Abidjan (C.E.D.A.)

6
Bandiagara, Tierno Bokar, il s'agit pour Dadié de
"parler aux gens à la mesure de leur entendement".
Nous ne saurons clôre cette motivation sans nous
étendre un peu sur la période historique 1966-1980, qui
nous intéresse particulièrement pour notre travail.
000
Le choix de cette période revêt pour nous une double
signification. D'une part, c'est à partir de cette épo-
que que nous avons connu les écrits de Dadié, d'autre
part, cette période marque notre ouverture vers le monde
de la lecture. Mais au-delà de ces considérations person-
nelles, l'ère historique 1966-1980 a vu l'éclosion du
théâtre ivoirien dans le vrai sens du terme. Depuis
"novembre 1959, un arrêté officiel du gouvernement créait
en Côte d'Ivoire l'Ecole d'Art Dramatique. Cette école
- signale Touré - fut dirigée par Mme Jagu-Roche, secon-
dée dans sa tâche par Mlle Wilt " (1). Après les Indé-
pendances, il faudra attendre l'arrivée de "Albert Botbol,
expert de l'U.N.E.S.C.ü., à qui revient le double mérite
d'avoir fait naître l'Institut National des Arts en
rassemblant et en formant de jeunes comédiens ivoiriens" (1)
pour assister à la naissance véritable du théâtre ivoirien.
Selon un article publié dans Fraternité-Matin du 10 novem-
bre 1966, Albert Botbol affirmait avec vigueur l'orien-
tation de l'Institut en écrivant que "l'Institut National
des Arts se propose de promouvoir l'avènement d'un réper-
toire dramatique ivoirien, s'inspirant des sources tradi-
(1) Touré Aboubakar, Le théâtre négro-africain
ou vérité esthétique, p. 158.
paradoxe

7
tionnelles nationales et du patrimoine universel. Il Dans
Naissance d'un théâtre, texte révélant la motivation
profonde de Botbol, toute l'idéologie de la création
d'un théâtre national est exprimée, ayant pour fonction
essentielle, la formation des acteurs professionnels
"dans les différentes disciplines des arts du spectacle
et d'offrir aux amateurs la tentation de la création
artistique. Celle - poursuit-il - de promouvoir un public,
de répondre à son attente souvent informulée, de l'utile
et du beau, et de faciliter la prise de conscience de
la place qui revient dans la Cité à cet art du témoignage
actif et de_ la participation Il (1). C'est dans cette
optique souligne Touré qu'lien septembre 1967, avec
Georges Toussaint naît la première création de l'Ecole
de Théâtre: Monsieur Thôgô-gnini, oeuvre de Bernard
Dadié. Le 30 septembre 1967 à Abidjan, la presse lVOl-
rienne salua l'oeuvre comme un "authentique acte de
naissance" du théâtre national ivoirien. Jusqu'en 1969
- poursuit Touré - l'Ecole de Théâtre ne fera que Monsieur
Thôgô-gnini soit à Abidjan, soit surtout à l'intérieur
de la Côte d'Ivoire, aussi à l'extérieur dans les pays
africains vois ins " (2). Mais les activités ne s' arrête-
ront pas là, malgré le délaissement affiché volontairement
par les responsables politiques et administratifs qui
(1) Albert Botbol, Naissance d'un théâtre, monographie
de l'I.N.A.
(2) Touré A., op. cit., p. 164-165.

B
n'ont point d'yeux pour cet art de la scène. En 1971-
1972, "Jean Favarel instaure pour la première fois à
Abidjan et partout en Côte d'Ivoire une saison théâtrale
fournie et régulière... de décembre 1971 à juin 1972" (1)
Il faut souligner avec J.F. Eyou "qu'incontestablement,
la période comprise entre 1972 et 1979 est la plus riche
du théâtre i voir ien des Indépendances " (2) . Cette pério-
de, selon Bernard Ahua "connaîtra d'une part un regain
d'activités des troupes privées, et d'autre part, un
déploiement en force de toute une génération de dramatur-
ges - comme - Zadi Zaourou, Souleymane Koly, Miézan
Bognini, Amadou Koné, Kourouma Moussa, etc ... " (2).
Signalons au passage que le mois d'avril 1979 a vu la
fermeture de l'Ecole de Théâtre, suite au refus d'un
statut intégrant les enseignants et les comédiens à la
Fonction Publique. Aucune autre raison n'est évoquée
pour justifier cette fermeture.
Tous ces éléments ont retenu notre attention et
motivent en grande partie le choix de cette période (1966-
1980), laquelle vit non seulement l'apogée du théâtre
ivoirien, mais aussi celui de Dadié. Après le succès de
Monsieur Thôgô-gnini, "le seigneur des lettres ivoirien-
nesNpour reprendre une expression de R. Cornevin, publie-
ra successivement cinq pièces de grande envergure.
Plongeant dans la tradition, celles-ci prolongent
(1) Touré A., op. cit., pp. 164-165.
(2) B. Ahua, "Séminaire sur le théâtre ivoirien", in
Fraternité-Matin des 8 et 9 mai 1982, pp. 23-24.

Î Î
sociologiques. Ainsi avons-nous exploité des écrits
théoriques d'auteurs de toutes tendances et de critiques
d'art dramatique, des articles de journaux, de périodi-
ques se rapportant au théâtre, au thème du Pouvoir et
aux oeuvres de Dadié.
Nous avons emprunté à toutes les méthodes "tout
en acceptant que le critique s'informe de toutes les
méthodes utilisées pour les autres littératures, qu'il
puisse s'en inspirer ... " (1). Mais il faut insister ici
sur le fait que nous ne perdrons jamais de vue dans
notre analyse, le fonds de culture et de civilisation
orales sur lequel repose toute la production théâtrale
de B. Dadié. Car nous savons que "les méthodes critiques
nouvelles que l'Occident applique à sa propre littérature
sont jugées intéressantes quant à leur objet mais insuf-
fisantes pour rendre compte de tous les aspects d'une
oeuvre africaine" (1). Par peur d'embrigader notre
étude dans une méthode systématique, noUS avons plutôt
fait une synthèse de celles qui pouvaient nous servir
à rendre plus explicite notre démarche.
Depuis 1980, conciliant notre fonction d'enseignant
et de chercheur, nous avons collecté des informations
sur le thème du Pouvoir dans la société Agni qui nous
intéresse. Soucieux de donner une interprétation fidèle
au mot Pouvoir, nous nous sommes rendus sur le terrain
à Krindjabo, capitale de l'ancien royaume Sanwi (région
(1) Présence Africaine : Le critique africain et son
peuple comme producteur de civilisation, Colloque
de Yaoundé, p. 13.

12
qui a vu naître Dadié) afin de poser des questions
précises sur le rapport Pouvoir / Féticheur les mardi
17 et mercredi 18 février 1981, pendant les congés de
printemps. Nous en &tions à notre quatrième voyage. Cette
collecte empirique auprès des grands notables fut fruc­
tueuse. Elle nous a permis malgré les barrières linguis­
tiques de déceler une partie du mystère qui entoure
le Pouvoir du chef. Par manque de technique d'enquête
en matière de traditions orales, nous ne disposions que
d'un petit magnétophone à cassettes, lequel fut
accepté souvent avec beaucoup de méfiance, car le sujet
était choquant. Il faut noter que cette région de la
Côte d'Ivoire reste profondément éprouvée par ce qui
fut appelé "l'Affaire du Sanwi". Sur le Royaume Sanwi
la thèse de Diabaté Henriette nous a profusément éclairé
par d'importantes informations sur le Pouvoir.
Au niveau de la documentation, nos problèmes furent
nombreux. Sur Dadié, nous l'avons déjà souligné, peu
d'ouvrages critiques existent. Le théâtre africain con­
temporain souffre d'une grave pénurie de travaux critiques
capables d'aider le chercheur. A notre connaissance,
jusqu'à présent, il n'existe que trois ouvrages de réfé­
rence indispensables :
- l'ouvrage de Bakary Traoré publié en 1958 chez
Présence Africaine sous le titre Le théâtre négro-africain
et ses fonction sociales, qui est une étude sociologique
au demeurant plus théorique que critique;
- le second est celui de Robert Cornevin publié en

13
1970 chez le Livre Africain, intitulé Le théâtre en
Afrique noire et à Madagascar, qui paraît être un bilan
historique, traçant les premiers jalons pour la (re)décou­
verte du théâtre négro-africain dans son ensemble;
- le dernier pour le moment est un recueil d'étu­
des publié chez Présence Africaine, rassemblant les
travaux du Colloque d'Abidjan sur le théâtre africain,
sous le titre Le théâtre négro-africain, Actes du Collo­
que d'Abidjan 1970.
Toutes les autres études traitant du théâtre africain
en général, ne sont que des articles épars, insérés sou­
vent dans des ouvrages généraux sur la littérature
africaine ou des textes isolés, publiés dans certains
périodiques (dont certains n'existent plus) ou quoti­
diens locaux, qui, très souvent laissent le chercheur
sur sa soif, car ces travaux sont parfois l'oeuvre de
"critiques" journalistes qui connaissent mal les oeuvres;
et certains de ces critiques brillent souvent par leur
ignorance des lois et méthodes de la représentation des
pièces théâtrales. Même si nous avons reçu des documents
de l'I.F.A.N. de Dakar et des Archives Nationales de
notre pays, notre tâche ne fut pas pour autant facile.
000
Pour élaborer notre thèse, qui ne se veut point
exhaustive, nous avons été orienté par les démarches
suivantes
- la première consistera à étudier d'abord les
contextes socio-historique et politico-culturel des

14
oeuvres choisies, car nous pensons avec le Professeur
NGal que "... les rapports entre création et culture
sont spécifiques: la culture n'est pas un simple décor
extérieur, un cadre permettant à la création de se
déployer. Toute.création - poursuit-il - tout comme le
langage à partir duquel elle prend naissance, est une
réalité de culture. On ne peut donc séparer la littéra-
ture du milieu culturel. Prétendre qu'on peut cerner
la création littéraire en l'isolant du contexte dont il
dépend est certainement illusoire. L'oeuvre naît dans
et à partir de la culture. (... ) par le contenu qu'il
développe, l'artiste "dépend" de la culture dans laquelle-
il vit. La culture - conclut NGal - lui fournit des
"déjà-là" auxquels il va donner des variations indivi-
duelles appelées communément cachet individuel. Et c'est
ce cachet individuel qui constitue la littérature" (1)
Refuser de prendre en charge ce contexte, pour toute
approche critique, c'est nier l'essence qui fait l'oeuvre
théâtrale de Dadié. Notre démarche se veut donc SOCIO-CRITIQUE,
mais pas systématique dans son application.
- Dans un second temps, nous définirons le thème
du Pouvoir en le plaçant dans son contexte africain. Puis,
nous nous interrogerons sur les différents aspects du
Pouvoir mis en scène, à partir desquels nous aborderons
(1) M. A. n , NGal :"L'artiste africain: tradition,
cr i tique et 1 iberté créatric e ," in Colloque de Yaoundé
1977, pp. 57-58.

15
l'étude du chef politique dans ses rapports avec les
masses. Dans cette perspective, nous ne pourrons séparer
le Pouvoir de son corollaire religieux, dans la mesure
où ce dernier semble être exploité à des fins politiques.
Cela nous amènera à analyser les liens Pouvoir / Devin.
- Enfin, nous étudierons un chapitre non moins
important la femme et le Pouvoir, avant de dégager le
projet de société de l'auteur.
Pour conclure cette brève introduction, signalons
que notre travail s'efforce avant tout de mettre en
lumière les mécanismes du Pouvoir critiqué par Dadié,
et la vision prophétique qui s'en dégage. Le théâtre
étant une sorte d'exploration de la vision du monde
de l'être humain, exploration de la vie, .des us et cou­
tumes des peuples, tout ethnocentrisme est à écarter
de nos conclusions.
Notre travail de recherche a pour objectif fondamen­
tal de soulever des questions sur un thème complexe qui
domine l'ensemble des oeuvres théâtrales de Bernard
Dadié. Et notre souhait ardent serait que les conclusions
de notre modeste contribution, puissent servir à des
chercheurs qui les prolongeront.

PREMIERE PARTIE
CONTEXTE SOCIO-HISTORIQUE ET
CONCEPT DE POUVOIR

16
Cette première partie s'ouvre sur un chapitre qui
nous a paru nécessaire dans la mesure où, son étude nous
permettra d'appréhender non seulement les éléments réfé­
rentiels, mais aussi les événements qui ont marqué Dadié
et dont nous trouvons quelques traces dans les écrits
du dramaturge. Il faut en tenir compte d'une part, parce
que ceux-ci peuvent nous apporter de profonds éclaircis­
sements sur le contenu des oeuvres de l'auteur, d'autre
part, parce que nous pensons que tout artiste étant
membre d'une société, ne peut être étudié en dehors de
celle-ci. Partant de cette hypothèse, notre étude peut
s'étendre à l'ensemble du milieu dont l'écrivain est
issu et dans lequel il a vécu. Nous n'entendons pas
faire ici oeuvre d'historien ou de géographe, mais nous
tenterons une approche analytique de ce "passé récent"
de Bernard Dadié afin d'apporter des élémen±s précieux
qui permettront la compréhension de notre travail.
Dans cette optique, nous jeterons premièrement un
bref coup d'oeil sur le monde Sanwi par le biais de son
histoire, de son économie et de son organisation poli­
tique d'antan. Dans un deuxième temps, nous nous inter­
rogerons sur les événements que le Sanwi a vécus; enfin,
nous verrons les influences possibles de tous ces faits
sur la production littéraire de l'auteur.
D'abord, faisons la connaissance de Bernard B. Dadié.

17
PRESENTATION DE L'AUTEUR
Né en 1916 à Assinie, dans la région Sud-Est de la
Côte d'Ivoire, Bernard Dadié est Agni-Nzima, groupe
ethnique qui fournit le premier intellectuel diplômé
d'Etudes Supérieures de Côte d'Ivoire. Les premiers lettrés
de cette partie du territoire seront formés par les
Missions d'Assynie et de Grand-Bassam. Dadié fut l'élève
de l'E.P.S. de Bingerville et de la section administrative
de l'Ecole Normale William Ponty de Gorée (Sénégal).
Contre la volonté d'un père qui désirait faire de
lui "un médecin, profession fort lucrative" (1), Dadié,
pour des raisons personnelles, car il ne pouvait "... sup­
porter la vue du sang, moins encore l'odeur spéciale des
hôpitaux d'alors", va s'orienter vers deux voies:
"l'Enseignement et l'Administration. L'Enseignement,
signale-t-il, fut éliminé en 1932, quand, lors de la
première Fête d'Enfance, je vis gifler l'instituteur qui
nous conduisait. M'étant tourné vers l'Administration,
je souhaitais, à ma sortie, pouvoir travailler dans une
bibliothèque. J'eus la chance, poursuit Dadié, d'être
affecté à Dakar à l'Inspection Générale de l'Enseignement
pour être ensuite mis à la disposition de M. André
Villard, jeune archiviste-paléographe, qui venait d'être
recruté pour la réorganisation des services des Archives
et de la Bibliothèque du Gouvernement" (1). De 1936 à
(1) C. Quillateau, op. cit., pp. 149-150.

1 8
à 1947, Dadié va travailler à l'I.F.A.N. de Dakar.
En 1947, il rentre en Côte d'Ivoire pour prendre
part aux luttes émancipatrices de son pays. Délégué
à la presse et au Comité Directeur du P.D.C.I.- R.D.A. -
parti de lutte de Côte d'Ivoire - l'écrivain se fera
remarquer par la violence du verbe et son acharnement
contre l'injustice et la servitude. Le 6 février 1949,
à la suite d'une altercation avec le Pouvoir colonial,
Dadié et sept membres du Comité Directeur sont arrêtés
et incarcérés à la prison de Bassam. De cette prison,
naîtront poèmes, articles divers et un précieux ouvrage
retraçant cet événement : Carnet de prison (1); dans
l'introduction de cet écrit, Dadié affirme son désir
en des termes clairs "Nous souhaitons que ce livre
né en prison donne à celui qui le touchera, 2 celui qui
le feuilletera, à celui qui le lira, le goût de la plé-
nitude, la soif de la liber té" et surtou t la haine de
l'arbitraire" (1). Le séjour en prison meubla l'expé-
riencede Dadié. Cette dernière lui servira d'arme pour
les luttes futures "Je viens, écrira-t-il, de vivre
un autre aspect de la vie. Très instructif et riche en
expérience. Mes adversaires politiques m'ont enrichi
sans le vouloir et sans le savoir. J'ai compris ce que
sont Pouvoir et Justice " (1).
Après sa libération, Oadié travaillera d'abord à
(1) Bernard Oadié, Carnet de prison, Abidjan, C.E.O.A.,
1981, pp. 15-185.

20
- Ministre des Affaires Culturelles de Côte d'Ivoi­
re depuis le 20 juillet 1977,
- Directeur de la Commission Nationale de la Fonda­
tion Félix Houphouët-Boigny (Institut Africain
de Recherches Historiques et Politiques) ,
Romancier, poète et dramaturge, B. Dadi6 est auteur de
plusieurs ouvrages dont ceux qui feront l'objet de
notre analyse. Après cette rapide présentation de l'écri­
vain, pénétrons maintenant le milieu socio-culturel qui
l'a modelé.

25
80.000 habitants" (1). C'est dans ce cadre enchanteur
qu'est né Bernard Dadié. Certains poèmes de l'écrivain
ivoirien chantent la beauté des lagunes miroitantes
de cette région.
l - 2. Aspects économiques de la région
Le pays Sanwi, région au sol riche, outre les cul-
tures vivrières taros, maniocs, ignames, banane plantain,
a vu se développer les cultures extensives d'exportation
telles le café, le cacao et l'ananas. Selon les chiffres
avancés par le Ministère de l'Agriculture en 1979, la
région produit environ 53% du café et du cacao et plu?
de 80% des bananes et des ananas. Au niveau de l'infra-
structure routière, "le réseau de communications est dense
et la mise en valeur ancienne. Le pays Akan est, signale
Samir Amin, par excellence le pays des plantations afri-
caines riches, faisant appel à de la main d'oeuvre
salariée immigrée... " (2). C'est aussi l'aire de la
civilisation de l'igname qui est l'aliment de base et
qui, en tant que tel, fait l'objet d'un culte très impor-
tant, théâtralisant la société entière dans une grandiose
manifestation annuelle : la Fête des Ignames.
Le sous-sol est riche en or. Selon le témoignage de
Diabaté H., "les Agni qui pratiquaient déjà l'orpaillage
(1) Diabaté Henriette, La formation du Royaume Sanwi
(1700-1843), T.lo, p. 15.
(2) Samir Amin, op. cit., p. 20.

28
]0 les sociétés de démocratie villageoise, sans
chefferie, ni Etat, qui englobent les sociétés à
classes d'âge du Sud-Est (Adioukrou, Ebrié, Attié,
etc... ) et les sociétés sans classes d'âge du
groupe dit Krou (Bété, Dida, Godié, Bakwé, Néyo,
etc... ) ." (1)
Les Agni du Sanwi appartiennent à la première catégorie
de ce classement. Ils formaient une structure sociale
bien stratifiée, fondée sur "la parenté utérine et le
caractère sacré de la royauté, avec ses "tabourets
fétiches", sa cour, ses ornements d'or, ses anciens
sacrifices... , symboles d'une brillante civilisation." (2)
l - 4. La monarchie aristocratique Agni
Peuple commun à la Côte d'Ivoire et au Ghana, les
Akan "pratiquent en général le matrilignage et ont des
clans et des groupes de descendants qui s'identifient
par les mêmes symboles totémiques dans toute l'aire
culturelle akan. (... ) ils révèrent les ancêtres de leur
lignage dans le cadre de leurs pratiques religieuses,
qui sont fondées sur une cosmologie traditionnelle dans
laquelle l'homme serait en contact permanent avec les
ancêtres, une multitude de dieux secondaires et un Etre
suprême qui serait le créateur du monde. (... ) Les insti-
tutions politiques akan portent la marque d'un modèle
(1) N. Kotchy et H. Memel-Foté, "La critique dans l'Afrique
traditionnelle", lli Colloque de Yaoundé 1977, p. 156.
(2) H. Deschamps, op. cit., p. 8.

29
commun. Chaque village, groupe de villages ou Etat est
dirigé par un chef et un groupe de conseillers représen-
tant le peuple. En tant qu'institution politique cen-
trale, la chefferie a survécu à de nombreux changements
radicaux et sa réputation se maintient en bonne place
dans l'échelle des valeurs ... " (1).
A l'origine de l'histoire akan, la grande tribu
était concentrée entre les mains d'un roi unique. Mais
ce roi, note le Professeur Niangoran Bouah "n'exerce pas
son Pouvoir de façon absolue; quoique divinisé, ce n'est
point l'individu qu'on respecte en lui, mais plutôt le
Pouvoir, c'est-à-dire la fonction du chef "(2). Le
Professeur Niangoran cite à cette occasion les vieux
qui disent que "ce n'est pas l'individu que nous respec-
tons, c'est parce que le Pouvoir est matérialisé qu'on
le respecte." Hors de cette fonction, poursuit N. Bouah,
l'individu n'est plus rien. Et ce Pouvoir lui a été donné
par ses concitoyens... Cette autorité est symbolisée
par le Siège Royal appelé BlA, qui est le symbole de
l'Etat", l'équivalent actuellement du drapeau mais avec
une connotation plus dense de sens. Dans la société akan
et plus particulièrement chez les Sanwi, "le BlA (ou siège)
est l'insigne par excellence du Pouvoir et des droits de
commandement... Diabaté Henriette explique plus loin que
le BlA pose le problème général des insignes du commande-
(l) George Hagan, "Le concept de pouvoir d ans la culture
akan", in Le concept de pouvoir en Afrique, Les Presses
de l'UNESCO, 1981, p. 56.
(2) Niangoran Bouah, "Cours d'Anthropologie culturelle",
licence L.M., Fac. de Lettres, Université d'Abidjan,
1976.

33
et tourner celles-ci en dérision par l'intermédiaire
du théâtre. Conscients de la richesse du Sanwi, de
son histoire, certains intellectuels Agni vont choisir
comme voie) la sécession en déclenchant ce qui fut
appelé "l'Affaire du Sanwi".
II - LES EVENEMENTS RECENTS
Au pays de B. Dadié, ce ne sont pas les événements
qui manquent. Tous peuvent permettre aux écrivains aver­
tis d'y puiser des éléments pour étoffer leurs écrits.
Parmi ces faits récents, nous ne retiendrons que deux
qui ont marqué la période historique que nous avons
choisie comme tréfonds aux pièces du dramaturge ivoirien.
D'abord, ce qui fut appelé "l'Affaire Sanwi", puis "le
complot de 1962-1963" et les petits mouvements qui ont
émaillé toute l'ère de 1966 à 1980. L'évocation de ces
faits, nécessité oblige, permettra au critique d'aller
au-delà du texte théâtral de Dadié, pour justifier cer­
taines affirmations sur des traits pertinents puisés dans
l'expérience de l'auteur. A ce propos, il faut signaler
que toutes les pièces de Dadié à quelques exceptions près,
tirent leur substance de la vie quotidienne, de l'actua­
lité.
II - 1. L'Affaire du Sanwi
Cette affaire prend sa source dans l'histoire colo­
niale de la Côte d'Ivoire. En effet, le Sanwi a été la
zone favorite pour la pénétration française en Côte

34
d'Ivoire. Et le Royaume Sanwi à cette époque était déjà
un Etat bien structuré, ayant son organisation politique,
économique et sociale. Selon Jacques Baulin, ancien
Conseiller à la Présidence de la République, "cette
région constitue précisément le talon d'Achille de la
Côte d'Ivoire. Comme l'Iboland au Nigéria, poursuit
Baulin, c'est une pépinière d'intellectuels." (1) Si l'on
s'en tient à la thèse de Diabaté Henriette, cette "Affaire
du Sanwi" serait l'acte "d'intellectuels Agni animés
d'idéologie séparatiste tels Ehounou Bile, Me Benzeme,
Ernest Attié, Brou Quoiho, qui considéraient, en effet,
que le traité signé le 4 juillet 18t3 avec la France
était non pas un traité de protectorat colonial, mais
un traité de protectorat de gens qu'ils comparaient à
celui qui régit les rapports entre la France et la prin-
cipauté de Monaco... Au moment de la signature du traité,
note Diabaté, les représentants de la France avaient
négocié d'égal à égal avec les autorités du Sanwi qui
était déjà une entité territoriale dotée d'un gouverne-
ment et qui possédait ses traditions et sa langue. Tant
qu'ils demeuraient liés à la France, affirmaient les
séparatistes, le Sanwi et la Côte d'Ivoire avaient subi
la même autorité, mais dès lors qu'il s'est agi de déci-
der de leur autonomie, le Sanwi n'entendait pas voir la
Côte d'Ivoire relayer la France; il voulait retourner
à la situation d'avant 1843 ... " (2)
(1) J. Baulin, La politique africaine d'Houphouët-Boigny,
p. 23.
(2) 0 iabaté H., op. cit., pp. 76- 7 7 .

35
Les événements vont prendre une tournure amère
pour le Sanwi et pour les dissidents. Baulin signale
que le "7 janvier 1959, toute la région est secouée
par de violents incidents et leur cortège de tués, de
blessés, d'incendies. Le 12 février, le roi Sanwi
Amon NDouffou III demande la garantie de l'intégrité
du territoire sanwi; à cette fin, remarque Baulin, il
envoie le 1er mars deux plénipotentiaires à Paris pour
rencontrer le Général de Gaulle. Le 12 avril suivant,
contrairement au pourcentage national, seuls 3.202
électeurs sur 14.831 inscrits, participeront aux élec­
tions législatives. Le3 mai 1959, c'est l'annonçe de
la constitution d'un "gouvernement du Sanwi". Ses pro­
moteurs, inculpés d'atteinte à la sûreté de l'Etat,
sont poursuivis. Certains des principaux responsables
se réfugient au Ghana." (1) Selon beaucoup d'informateurs,
la répression fut sévère; la protection par le gouverne­
ment Nkrumah des dissidents Sanwi, lui vaudra la rupture
totale entre Accra et Abidjan. Le gouvernement provisoire
en exil, émettait à partir du Ghana en direction de ceux
qui n'avaient pas quitté le Sanwi. A ce propos, Baulin
souligne que "M. Erneste Attié devenu "premier ministre"
du Sanwi déclara le 8 février 1960 déclaration rapportée
par "Radio Abidjan" "Nous sommes originaires du Ghana.
Nous voulons nous réunifier avec... cet Etat Sanwi, Etat
indépendant depuis trois cents ans, n'a pas été conquis
par la France ou par Houphouët ... " (1)
(1) J. Baulin, op. cit., pp. 23-24.

36
Mais le cours des faits historiques ne ménagera
pas du tout les dissidents. En 1966, un coup d'état
militaire renverse le Dr Nkrumah. Le "nouveau gouverne­
ment militaire, note Diabaté, dans un but de réconcilia­
tion avec la Côte d'Ivoire, renvoie par avion spécial
tous les dirigeants du mouvement sanwi qui s'etaient
réfugiés au Ghana. A partir de ce moment, massivement ou
par petits noyaux, les autres émigrés se présentent aux
frontières et regagnent leurs villages. Mais la réaction
du représentant du gouvernement à Aboisso indispose
tant certains d'entre eux qu'ils préfèrent repartir pour
le Ghana. En fait, poursuit Diabaté, les retours défini­
tifs au Sanwi s'échelonnent entre 1970 et 1975. Dans
certaines régions, les ressentiments n'ont pas encore
totalement disparu contre les ennemis d'hier... et la
crainte des autorités gouvernementales est encore vive. "
(1). Il faut ajouter à ces informations, que ce n'est
qu'au dernier semestre de l'année 1981 que les grands
dignitaires Agni de la région du Sanwi, sous la direc­
tion de certains intellectuels nouvellement intégrés au
Pouvoir, sont venus chez le "père de la Nation" enterrer
définitivement cette "Affaire". Le pardon leur fut accor­
dé paternellement.
Mais parallèlement aux agitations créées par cette
"Affaire Sanwi", d'autres événements sociaux menaçaient
le calme tant souhaité par les autorités politiques. Le
plus important sera le fameux complot de 1962-1963 dont
(1) Diabaté H., op. cit., p. 79.

39
l'écrivain ivoirien, celui que Moune de Rivel apprécie
en ces termes : "Cet écrivain ivoirien est un grand
parmi les grands de la littérature africaine contempo-
raine. La pensée de Dadié, affirme-t-il, est claire,
riche, dépouillée d'artifices, elle nous fait pénétrer
directement dans un monde vivant de traditions, un
monde qui apporte une sorte d'humanisme au tourbillon
insolite vers lequel nous nous trouvons parfois entraînés
malgré nous" (1). Successivement, Dadié va publier
Monsieur Thôgô-gnini, Béatrice du Congo, Les voix dans
le vent, Iles de tempête, Papassidi maître-escroc et
enfin, plus récemment, Mhoi-Ceul qui n'épargne personne
dans la critique.
Toutes ces pièces font écho à l'expérience de l'au-
teur et elles plongent, malgré le voile historique qui
enveloppe certaines d'entre elles, dans l'actualité.
Elles épousent toutes l'époque de Dadié et traduisent
les problèmes cruciaux de l'Afrique contemporaine. Cela
se justifie par le fait que le dramaturge ivoirien con-
çoit que "chaque être doit s'exprimer lorsqu'il en sent
la nécessité. Que ce soit par la musique, par la danse,
en écrivant ou en peignant. Le conteur, l'artiste,
affirme-t-il, a besoin de faire partager son émotion; il
se raconte, il raconte son pays, son époque et l'image
que celle-ci grave en lui " (1). On comprendra peut-être
à la lumière de cette affirmation, la nécessité pour le
(1) Moune de Rivel, "Bernard Dadié à bâtons rompus" .i!l
Bingo n° 272, septembre 1975, pp. 32-33.

40
chercheur de fouiller minutieusement le contexte de
la production littéraire de Bernard Dadié.
A ce stade de notre recherche, on peut s'interroger
sur la part des influences possibles des éléments,
qu'ils soient contextuels au niveau historique ou cul­
turels sur les oeuvres théâtrales de notre auteur. A
partir de ces données, peut-être nous découvrirons les
sources profondes de l'engagement de cet écrivain qui
ne cesse de nous émouvoir.

43
souvenirs et de découvertes Il (l).Le fondement même de
cette didactique s'ordonne autour de quatre éléments
essentiels que Dadié classe ainsi
"- la prévoyance appliquée à l'économie,
- l'organisation politique,
- les traditions morales : prudence, hospitalité,
politesse, discrétion, etc... ,
la recherche de la connaissance et du développement
artistique Il (l).
Ces quatre pôles qui constituent une sorte de dynamique
des oeuvres de Dadié, foisonnent partout et limitent
souvent par leur présence la part réservée à l'imaginaire
de l'écrivain. L'auteur reste toujours animé par le souci
constant de dire la réalité, les faits vrais, les faits
de tous les jours. Ce souci l'amène régulièrement peut­
être à recourir aux légendes, pour faire passer son
message.
Mû par le but qu'il vise, l'écrivain met un accent
particulier sur la fonction didactique de la légende
en affirmant que "... dans tous les pays les légendes
concourent au même but, instruire les enfants, les hommes,
les instruire en les amusant. rl importe, insiste Dadié,
de souligner que dans l'esprit des peuples, du moins
chez les Africains, il n'y a guère de différence entre
légende et conte. La distinction doit provenir d'un souci
récent de préciser les genres. Ce qui compte pour le
(l) B. Dadi é, op. cit., pp. 165 à 167.

45
Il ne faut pas voir dans ces propos une aspiration
de Dadié à un certain passéisme anti-prDgressiste et
rétrograde. Il s'agit pour l'écrivain ivoirien d'élaguer
les éléments sclérosés de ce patrimoine culturel et de
revitaliser ceux qui sont dynamiques et susceptibles de
fournir une nourriture culturelle, autonome et originale
aux générations futures. Selon Dadié, en accomplissant
cet acte d'analyse synthétique de notre fonds culturel,
"nous saurons apporter aux autres ce que nos anciens
nous ont légué. Nous le ferons avec ferveur puisant à
pleines mains dans ce sol prodigieusement riche de for­
mes, de sagesse que sont les légendes. Ainsi-nous voici
amenés à nous affirmer et à nous défendre à la fois.
Et nous n'y parviendrons, conclut Dadié, qu'en habillant
notre fond de formes nouvelles, après l'avoir enregis­
tré." (1)
L'écrivain révèle ainsi l'un des éléments de sa ou
de ses sources d'inspiration. L'analyse profonde des
pièces théâtrales de Dadié montre que celles-ci, au
niveau de leur structure, relèvent plus du conte drama­
tisé que du théâtre selon la signification que les Occi­
dentaux donnent à ce mot. Sur le plan de l'écriture
romanesque ou théâtrale, l'écrivain ivoirien reste tri­
butaire dans une large mesure du conteur traditionnel
agni.
(1) B. Dadié, op. cit., pp. 173-174.

46
Les propos de Dadié sont révélateurs sur ce plan
"Tout ce que j'ai publié, dit-il, ce sont des poèmes,
des contes, des récits, des nouvelles. Je dis récits
et mieux encore des réflexions sur les cultures des
peuples. Climbié est le premier. Un Nègre à Paris en est
un... Paris à la loupe, La ville où nul ne meurt, Patron
de New-York. En tout cas, ce ne sont pas des romans.
C'est pourquoi, poursuit Dadié, je ne me considère pas
comme un romancier. Dans toutes ces oeuvres, il n'y a
pas un personnage imaginé que nous puissions suivre à
travers ses intrigues et les péripéties de sa vie. Au
contraire, c'est un personnage réel, toujours moi, qui
regarde, qui examine les coutumes, les moeurs, la cul­
ture d'un peuple (français, italien, américain) et juge
relativement aux coutumes, aux moeurs et à la culture
de mon peuple, pour y discerner les différences et les
points communs dans la perspective de l'humanisme
universel. Nulle fiction, conclut Dadié, si ce n'est
dans le personnage de Climbié et cela dans une certaine
mesure seulement... " (l).Cette tendance semble aussi
visible au niveau du théâtre de Dadié. Le souci constant
de montrer la réalité peut à notre avis, limiter la part
de la fiction théâtrale. Même si chez Dadié, conte
et poésie fusionnent pour donner naissance au théâtre)
Cette fusion des genres qui ne peuvent se définir diffé­
remment, prolonge le cadre imaginaire et créatif du
(1) C. Quillateau, op. cit., p. 152.

47
dramaturge ivoirien. Cela trouve sa justification dans
le fait que les limites entre le conte, le théâtre et
la poésie sont insignifiantes. C'est d'ailleurs cet
aspect qui fait du théâtre de B. Dadié, un art total.
Exprimant son souci d'originalité et explicitant le
rapport théâtre/conte, l'écrivain affirme dans un
article intitulé "non pays et son théâtre" que "Chez
nous, si par théâtre on entend un spectacle dans un
lieu approprié, avec des spectateurs payants et des
acteurs payés, avec des décors, des accoutrements, des
maquillages, avec des répétitions, des réclames tapa-
geuses, évidemment rien de tel en pays bgni, encore
qu'il y ait des lieux préférés à d'autres pour le théâ-
tre, et qu'il y ait des masques et que les bons conteurs
et les musiciens, signale Dadié, s'ils ne reçoivent pas
d'argent, ne soient pas insensibles aux cadeaux en
nature... encore qu'ils sachent soigner leur popularité,
se faire attendre et désirer ... Ces contes sont mimés
et dansés. Chacun des gestes de nos danses a un sens.
Ce sens, poursuit Dadié, échappe souvent aux Européens,
parce qu'il est seulement ébauché, stylisé; il y a des
conventions dans le théâtre indigène comme le théâtre
français, mais, conclut Dadié, elles sont plus difficiles
à saisir parce que le village vivant tout entier d'une
même vie, vie réelle et vie mystérieuse, point n'est
besoin d' expliquer, le moindre geste suggère " (1). Partant
(1) B. Dadié, "Mon pays et son théâtre" in Assémien Déhylé,
présentation Vinciléoni, pp. 25 à 27.

50
cette vision du monde saisi topiquement en une succes-
sion de tableaux perçus dans leur vivante théâtralité." (1)
Toutes les pièces de B. Dadié répondent dans cette
perspective à une structure fondamentalement reconnais-
sable dès la première lecture: situation initiale du
héros, quête d'un désir suivie d'une satisfaction, in-
gratitude du héros, déchéance totale qui débouche sur
sa mort considérée comme sanction suprême. C'est ici
que le talent du conteur éclate en plein jour en associant
dans une harmonie totale dictons, proverbes, énigmes,.
etc... tirés du terroir natal; il ne faut pas voir là
une attitude "copiste" de l'écrivain ivoirien. Il ne
fait qu'habiller "notre fond de formes nouvelles... "
selon les propres termes de l'auteur. C'est la source
du théâtre africain d'aujourd'hui. Car, "si le théâtre
africain est devenu genre autonome, ce n'est pas par la
simple imitation d'une expression littéraire occidentale,
c'est d'abord P?r la volonté du narrateur de réduire au
minimum son compte-rendu journalistique pour permettre
aux hommes de s'observer directement, sans médiation,
dans l'espoir que ce rejeu de leur propre existence, de
leurs conduites sociales, de leurs attitudes éthiques
suscitera en eux le rêve, une vision d'altérité à la fois
non-être dans la laideur du présent et thérapeutique
de guérison par et dans l'au-delà du présent" (1). Dans
(1) Thomas Melone, "La vie africaine et le langage théâtral"
in Le théâtre négro-africain, Actes du Colloque
d'Abidjan, 1970, Présence Africaine, pp. 146-147.

52
immédiates. Un témoignage historique parlant du trans-
fert de la capitale de Bingerville à Abidjan, nous
donne une idée sur le contenu de la pièce: "Décrété
le 10 août 1933, le transfert effectif, signale J. NGolo
Coulibaly, eut lieu le 1er juillet 1934 ... et marqua
tragiquement le sort de Bingerville. L'opinion publique
était divisée au sein des Noirs ... la ville se vida de
tous ses fonctionnaires européens et indigènes. Des
non-fonctionnaires suivirent également le mouvement
d'émigration en raison de la cherté de la vie, et aussi
dans l'espoir de trouver un emploi salarié dans la nou-
velle capitale dont l'avenir_était prometteur. La popu-
lation restante se sentit frustrée. Alors qu'Abidjan
devenait capitale politique et capitale économique de la
colonie, poursuit Coulibaly, Bingerville, après trente
quatre ans de règne et de gloire, ne devint que le chef-
lieu du cercle des lagunes. Ainsi déchue, la ville s'ané-
miait. Toutes les activités connurent un marasme dont
elles se relevèrent difficilement " (1). C'est ce même
sort tragique qu'ont connu Assinie, ville natale de
Dadié, Grand-Bassam... Ces différents transferts sous-
tendent la pièce Les villes dont le texte fut perdu
dans des circonstances difficiles à expliquer.
Après la prison à Grand-Bassam, Dadié est retourné
à Agboville où étaient ses affaires et le manuscrit
Les villes: "Jeudi 23 mars 1950, écrit-il, retour à
(1) J. NGolo Coulibaly, "Bingerville à l'époque des Gouverneurs",
i.n.Annales de l'Université d'Abidjan,
Série r (Histoire), T. X, 1982, pp. 194-195.

54
théâtre, le thème du personnage historique peut-être
sans le savoir, dans une perspective de la réhabilita­
tion des valeurs africaines piétinées par le colonisa­
teur.
Par souci d'originalité ou d'efficacité, Dadié
va fouiller dans le fin fond de la tradition orale du
pays sanwi pour créer une pièce qui tire tout de l'his­
toire du peuple Akan. Assémien Déhylé est la transposi­
tion sur scène d'un fait vécu et connu de tous. Selon
Vinciléoni, "le sous-titre de la pièce, "Chronique Agni",
marque d'une part que cette pièce entend relater des
événements historiques--qu-i.. suivent l'ordre des temps
et d'autre part, rapporter la réalité même de la vie
du peuple Agni. L'emprunt nécessaire à la chronique
orale, soutient Vinciléoni, garantit une certaine authen­
ticité et surtout ces événements permettent de traduire
à la fois en épaisseur et en surface des aspects consti­
tutifs d'une culture." (1)
Cette oeuvre précoce est déjà annonciatrice d'un
Idéal qui animera les grands militants de la Négritude
et en même temps d'un nouveau courant littéraire qui
fera naître des pièces tr-éâtrales d'inspiration histori­
que mieux élaborées telles L'exil d'Alboury du sénégalais
Cheikh NDao et La mort de Chaka du malien Seydou Badian.
C'est pour toutes ces raisons que cette pièce de
(1) N. Vinciléoni, op. c i.t , , p. 15.

58
tout cela...
- Où vend-on ce livre ?
- On ne le vend pas. Si on me le voyait entre
les mains, on me jetterait en prison.
- Donc, il y a des ouvrages qu'on ne doit pas
lire.
- Moi je te dis qu'il faut tout lire, et c'est
pourquoi j'ai tenu à te montrer ce bouquin." (1)
Après la lecture de ce long dialogue entre l'oncle et
son neveu, on s'étonne de la myopie intellectuelle de
certains critiques qui sont allés jusqu'à affirmer,
comme M. Honsch, que "l'engagement politique et littéraire
de Dadié ne peut se justifier par son origine sociale,
.. puisque-son- père-est receveur puis exp Loitarrt vfor-esti.er "
(2). Ayant hérité du goût de la lecture d'un père conscient
de la formation culturelle de son enfant, B. Dadié,
poussé par une curiosité exacerbée, va meubler son esprit
par plusieurs lectures ayant trait à la condition humaine.
Mais tout le fondement de cette culture repose
sur la tradition orale, substrat qui a été et reste la
sève vivifiante qui coule dans les oeuvres écrites de
l'écrivain. Ce substrat ancestral est étoffé par l'auteur
d'éléments puisés dans ses lectures. Celles-ci permettent
de voir à fond les influences sur Dadié de certains au-
teurs lus même s'il refuse de reconnaître l'existence
d'un maître modèle: "J'ai beaucoup lu d'auteurs, dit-il,
mais d'aucun je n'ai éprouvé l'envie, le désir, le besoin
de faire un fixe modèle... A chacun j'ai demandé des
(1) B. Dadié, op. cit., p. 196.
(2) M. Honsch, Le pouvoir et l'argent dans l'oeuvre romanesque
et théâtrale de Bernard Dadié, p. 10.

61
février 1950 ... 16 H 30. Mockey reçoit du C.D.L.P. (1)
des livres communistes ... c'est un événement important
que des livres communistes soient entrés dans la
prison... " (2) Des références au prologue des Communistes
d'Aragon, des articles divers de L'Humanité sont mention­
nés dans le Carnet de prison du dramaturge ivoirien.
Tous les fruits de cette formation intellectuelle qui
ont marqué la lutte militante de Dadié ne constituent­
ils pas les premiers maillons favorables à la prise de
position de l'écrivain face à tout ce qui rabaisse
l'homme?
Malgré le désapparentement du groupe parlementaire
R.D.A. d'avec le Parti Communiste Français en 1951,
des intellectuels ivoiriens comme Dadié, feu J. B. Mockey
gardèrent une profonde alliance inavouée avec les
communistes, même s'ils ont peut-être peur de le mention­
ner. Consciemment ou inconsciemment, toutes ces données
historiques déterminent en profondeur l'engagement
du dramaturge ivoirien. L'intégration de Dadié au gou­
vernement actuel est perçu par bon nombre d'Ivoiriens
comme une démission de la part de l'écrivain. C'est dans
un tel contexte riche d'enseignements et d'événements
que les oeuvres de B. Dadié vont se déployer. Ces repères
historiques constituent des clés pour l'analyse de la
production littéraire de notre auteur. Les omettre ou
(1) C.D.L.P. : Centre de Diffusion du Livre Populaire.
(2) B. Dadié, op. cit., p. 172.

63
théâtre peut s'y prêter, et il s'y prête bien." (1)
Au-delà de sa fonction ludique, ce théâtre se veut réel
au service d'une cause noble et expression des faits
sociaux observés avec minutie dans la vie courante.
Ce qui ne fait que renouer les liens du théâtre africain
contemporain avec la tradition africaine qui considère
l'art comme l'expression de la collectivité tout entière.
Il s'agit pour les écrivains africains de porter une vue
critique et objective sur leur société. Dans cette pers-
pective, l'écrivain antillais Césaire affirmera:
"J'aimerais réactualiser la culture noire pour en assurer
la permanence, pour qu'elle devienne une culture qui
contribuerait à l'édification d'un ordre nouveau, d'un
ordre révolutionnaire où la personnalité africaine
pourrait s'épanouir... je veux un théâtre actuel en
prise directe sur nos problèmes" (2). Les pierres fon-
datrices d'un théâtre militant, engagé, sont ainsi
posées. Le théâtre ivoirien avec son leader Bernard
Dadié ne demeurera pas en marge de ce mot d'ordre.
Poussé par la force des choses, mû et blessé par
toutes les souffrances et les désillusions des Indépen-
dances, Dadié va fondre politique, poésie, roman et conte
dans un même genre le théâtre. Cette nouvelle orienta-
tion lui permettra de dépeindre avec art, les transfor-
mations socio-économiques qui s'opèrent dans la société
(1)
F. Beloux, "Un poète politique: Aimé Césaire",
Magazine Littéraire N° 34, 1969, pp. 27-32.
(2) J. Chevrier, "Aimé Césaire" i.!}. Littérature Nègre,
p. 175.
in -

68
CHAPITRE III
LE CONCEPT DE POUVOIR
ET SES DIFFERENTS ASPECTS MIS EN SCENE
l - DEFINITION DU CONCEPT DE POUVOIR
l - 1. Généralité
Comment définir succinctement le POUVOIR?
Lorsque l'on prononce le mot POUVOIR, il renvoie
toujours et régulièrement à ceux qui sont chargés de la
régulation d'un groupe social, d'une communauté ou d'une
collectivité quelle que soit son homogénéité ou son hété­
rogénéité. Sous cet aspect, le mot évoquera le Roi,
le Président, le Chef, le Ministre... Le mot prend tout
son sens avec les différents corollaires liés aux diffé­
rentes fonctions ci-dessus citées.
Dans les sociétés modernes, le Pouvoir appartient
à une instance suprême que l'on nomme communément l'Etat.
C'est aussi, dira Louis-Vincent Thomas "non seulement le
pouvoir central qui exerce son autorité par l'intermédiaire
d'appareils idéologico-répressifs tels que l'école, l'ar­
mée, la police, mais ce sont aussi les pouvoirs périphé­
riques qui se manifestent par le biais des notables,
des bureaucrates, pouvoirs-relais s'appuyant sur les
appareils d'Etat, les uns renforçant les autres." (1)
(1) L.V. Thomas, Mort et pouvoir, p. sa.

69
Mais quelles que soient les manifestations de ce
pouvoir, il apparaît toujours comme étant uœvéritable
"activité sociale qui se propose d'assurer par la force,
généralement fondée sur le droit, la sécurité extérieure
et la concorde intérieure d'une unité politique particu-
lière en garantissant l'ordre au milieu de luttes qui
naissent de la diversité et de la divergence des opinions
et des intérêts des groupes." (1)
On voit ainsi que le pouvoir se situe toujours
dans une perspective de la cohésion du groupe. Et très
souvent, c'est un petit groupe d'individus qui s'appro-
prie ce pouvoir pour dominer les autres membres de la
communauté au nom d'un idéal particulier; le pouvoir
apparaît alors comme se rapportant " ... à ce type précis
de rapports sociaux qui est caractérisé par (le conflit),
par la lutte de classes, c'est-à-dire à un champ à l'in-
térieur duquel, de par l'existence précisément de classes,
la capacité de l'une de réaliser par sa pratique ses
intérêts propres est en opposition avec la capacité et
les intérêts d'autres classes. Ceci détermine un rapport
spécifique de Domination et de Subordination des prati-
ques de classes, qui est précisément caractérisé comme
rapport de pouvoir." (2)
Dans les sociétés occidentales avancées où la divi-
sion du travail est nette, on assiste à une séparation
(1) J. Freund, Qu'est-ce que la politique, p. 177
(2) N. Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, 1
T. r , pp. 107-109.

11
détient et qui la sert en s'en servant; elle est moins
liée à la personne mortelle du souverain qu'à sa charge
postulée éternelle. Ainsi voit-on comment le pouvoir
au plan politique et les pouvoirs au plan religieux
opèrent conjointement, selon les "lois" d'une sorte
d'économie générale des forces. Toutes les représentations
africaines, poursuit Balandier, à des degrés divers
de complexité et de systématisation, manifestent le
pouvoir politique sous ces deux aspects: celui d'une
puissance de domination, celui d'une composante des
forces qui régissent l'univers et y conservent la vie.
Elles associent l'ordre du monde, imposé par les dieux
au cours des processus de création, à l'ordre de la so-
ciété, instauré par les ancêtres du commencement et ou
les fondateurs de l'Etat. Le rituel assure l'entretien
du premier, l'action politique le maintien du second.
Les deux démarches sont estimées parentes. Elles affir-
ment, conclut Balandier, la solidarité du sacré et du
politique, car tous deux contribuent à imposer la con-
formité à un ordre global, reconnu comme la condition de
toute vie... et de toute existence collective des
homme s ." (1)
A la lumière de cette longue réflexion, on comprend
mieux l'immense densité du Pouvoir pris dans sa conception
africaine et la multiplicité des sphères qu'il recouvre.
(1) G. Balandier, in Préface de : Le Pouvoir et le Sacré
chez les Hadjeray du Tchad, de J.F. Vincent, pp. VII,
VIII et IX.

73
à la fois le pouvoir juridique et politique, mais aussi
les pouvoirs religieux qui regroupent sorciers, devins,
marabouts, guérisseurs, en fonction de leur TUMI jugé
nécessaire à l'entretien et à la protection de l'homme
du pouvoir. Car, le TUMI, slil signifie Pouvoir, il re­
couvre par extension toutes les puissances aùssi bien
visibles qu'invisibles. Et ce TUMI est présent dans
toute chose des plantes à l'homme. Souvent le terme est
employé comme synonyme d'un autre terme: le SUNSUN ou
Esprit. Dans les cérémonies rituelles, par exemple,
l'offrande de nourriture à tel ou tel objet a pour effet
principal, le renforcement.de son TUMI ou de son SUNSUN.
Il Y a une interaction générale de toutes les choses
de la terre les unes sur les autres par l'intermédiaire
de leur TUMI. Dans le domaine social, explique G. Hagan,
"le tumi de l'homme est identifié à son sunsun qui est
une des composantes immatérielles de l'homme. Les Akan
parlent habituellement d'une personne dotée d'un fort
charisme comme de quelqu'un qui a un grand pouvoir
(tumi). On pourrait dire de cette personne qu'elle a un
esprit puissant (sunsun), qu'elle est donc capable de
dominer les autres, en bien ou en mal, de protéger les
siens et de détruire ses adversaires. Ce type de tumi,
poursuit Hagan, passe pour un don personnel, mais, croit­
on, il peut être renforcé ou acquis au moyen de diverses
techniques. La connaissance de ces techniques accroît
le tumi et est "perçue" comme un pouvoir." (1)
(1) G. Eaqa n , op. c i t . , p. 59.

74
On comprend à partir de cette explication, l'usage
courant à la cour des dictateurs de l'Afrique moderne,
de sor8iers, de marabouts, de devins chargés d'appor-
ter leurs diverses puissances au renforcement du tumi
personnel du chef de l'Etat. Ce masque est porté par
plusieurs dirigeants qui cachent leur médiocrité et leur
(
ignorance en matière de politique derrière le mysticis-
me du pouvoir. Nous aurons l'occasion d'y revenir.
Dans la conception akan, le pouvoir de la communau-
té collective est supérieure à tous les pouvoirs rassem-
blés d'un seul individu. Car le Tumi de la collectivité
entière est émanation dlreëte du monde invisible des
Ancêtres défunts, et ce Tumi coule vers la communauté
future en passant évidemment par celle des vivants déjà
existante. Ce Tumi collectif entouré de plusieurs inter-
dits, préserve l'unité sociale contre la dictature d'un
seul dans la mesure où "selon la pensée akan, un gouver-
nement, doté de pouvoirs de sanction rituelle et maté-
rielle, est fait pour préserver la liberté de la société
et empêcher l'individu de l'asservir." (1)
C'est pourquoi le pouvoir est matérialisé par le
siège ou BlA, expression vivante de l'identité et de
l'existence collectives du groupe. Toute l'idéologie po-
litique akan est fondée sur le TUMl incarné dans le siège
royal. Celui-ci exige du futur chef ou roi, une perfec-
tion physique et morale de sa personne. La personne
(1) G. Hagan, op. cit., pp. 61-63.

77
aucun profit du substrat ancestral dont elles ont hérité
et elles appliquent encore mal la démocratie de type occi­
dental dont elles ignorent ou refusent les principes de
base. Il en résulte alors une confusion de pouvoir qui
se manifeste sous divers masques pour mystifier le peuple,
sur le dos duquel la classe dirigeante crée son bonheur.
Cet aspect sera dévoilé par le dramaturge ivoirien au
moyen du théâtre.
l - 4. De la confusion des pouvoirs
Dans le théâtre de Bernard Dadié, il ressort que
les Etats nouvellement indépendants qui sont toujours re­
mis en cause, n'ont pas encore recouvré leur autonomie
politique et économique. De cette situation se dégage une
sorte de conjugaison de deux modèles de commandement qui
ne peut mener qu'à la dictature; la plupart des dirigeants
de ces jeunes Etats indépendants, n'ont fait que plaquer
le mode occidental de gouvernement en partie, en récupé­
rant certains aspects du pouvoir traditionnel autochtone.
De cette confusion des pouvoirs créée et voulue par la
classe dirigeante, apparaît un trait pertinent caractéri­
sant ces gouvernements : le néo-colonialisme et ses
variantes. Ce type de pouvoir prend sa source dans le fon­
dement même des luttes d'indépendance. Remontant à l'ori­
gine du système qui lui donna naissance, l'historien
Gbagbo Laurent signale que "parce que l'Assemblée Terri­
toriale ne donne que des miettes de pouvoir à la bour­
geoisie ivoirienne qui est décidée à ne pas en demander
plus; parce que cette bourgeoisie ivoirienne servira

78
désormais d'écran entre le peuple ivoirien et ses vérita-
bles exploiteurs installés en France pour l'essentiel;
parce que l'impérialisme français continuera d'avoir la
haute main sur les affaires du pays, notamment en ce qui
concerne l'économie, la monnaie, la défense, la diplomatie,
nous disons, conclut Gbagbo, que la Loi-Cadre constitue
le début de l'installation d'un pouvoir néo-colonial... "
(1) Peint sous différentes formes, ce type de pouvoir
apparaîtra comme la dominante de la critique de l'écrivain
ivoirien Bernard Dadié. Il va dénoncer avec véhémence les
différentes manifestations du pouvoir à partir de son
origine traditionnelle et dans son adéquation aux nouvelles
institutions politiques mises en scène dans son théâtre.
II - LES DIFFERENTES MANIFESTATIONS DU POUVOIR DANS
LE THEATRE DE DADIE
Cette étape de notre travail a pour objectif fonda-
mental de démasquer les différentes formes de pouvoir
mises en jeu par le dramaturge. Dans ce jeu profond de
signification, parler de politique devient synonyme de
pratique politique, dans la mesure où celle-ci nous per-
mettra de dévoiler les carences et les multiples faces du
pouvoir telles qu'elles apparaissent dans le théâtre de
Dadié. Car, dans les pièces de l'écrivain ivoirien, l'hom-
me politique ne peut être mieux cerné qu'à travers l'usage
(1) Gbagbo Laurent, Côte d'Ivoire, économie et société
à la veille de l'Indépendance (1940-1960) ,Paris,
L'Harmattan, 1982, p. 157.

79
qu'il fait du pouvoir. Cette pratique est un primat qui
peut déterminer le type de système politique critiqué.
Sachant que toute institution ne vaut que par ceux
qui l'incarnent, Bernard Dadié va peindre dans le détail
les aspects pertinents caractérisant chaque type de
pouvoir, en mettant un accent particulier sur la conception
politique du dirigeant. Il résulte de cette description
que nous allons voir, une extraordinaire confusion et
un mélange de formes institutionnelles anciennes et moder­
nes. Mais toutes s'inscrivent dans une optique dictato­
riale voire tyrannique. Une approche plus profonde de ces
formes, révèle l'existence d' au moins troi-s-types de
pouvoir
- le pouvoir traditionnel en mutation qui se conver­
tira en un pouvoir néo-colonial avec Béatrice du Congo;
- le pouvoir de type tyrannique avec Les voix dans
le vent, que nous exploiterons plus loin;
- une variante du pouvoir néo-colonial incarnée dans
la dictature militaire avec Iles de tempête; enfin, le
pouvoir bureaucratique dans Mhoi-Ceul, pièce qui semble
clore la critique du pouvoir.
Que ce soit l'une ou l'autre, toutes ces pièces ont
pour point commun le pouvoir oppresseur, personnel. Nous
nous proposons d'analyser ici les différentes faces avant
d'en révéler leur fonctionnement.

BD
II - 1. Le pouvoir néo-colonial
Ce type de pouvoir présente deux formes précises
exploitées dans le théâtre de Dadié. La première relève
du pouvoir civil néo-colonial et la seconde du pouvoir
néo-colonial militaire; tous ces types se greffent cepen-
dant sur un noyau commun avec les mêmes carences et les
mêmes séquelles.
1. 1. Pouvoir néo-colonial civil
Dans ce premier cas, l'analyse de Dadié part de
l'Occident. Les premières didascalies dans Béatrice..
sont révélatrices-et elles explicitent dès le début de- la
pièce, la victoire des Européens sur -les Maures musulmans
'?1Usique occidentale qui domine musique arabe.
Appels de muezzins entrecoupés de faibles sons
de cloches espacés; battements de mains, la mu­
sique arabe faiblit; la musique occidentale
croit; en sourdine, les sons de cloches plus pré­
cipités pour devenir tocsin... " (1).
Ces didascalies nous introduisent déjà dans un monde de
conflit qui caractérise le théâtre de Dadié. Elles montrent
aussi que le Bitanda, pays européen, libéré du joug des
Maures, va à son tour étendre son impérialisme sur l'Afri-
que. Ce projet se réalisera surtout par le biais de la
religion; "les sons de cloches" évoquent le Christianisme
qui fut l'arme privilégiée du colonisateur. C'est au nom
de ce Christianisme ravageur que les premiers Bitandais
(1) Béatrice... , acte 1, tableau I, p. 9.

85
Le Roi (du Zaïre)
IrVous avez raison. Je veux que mon palais ait le
même luxe que celui de mon frère du Bitanda...
que ma capitale ait le même aspect que la capi­
tale du Bitanda... des capitales jumelles. Ir (1)
Par un processus de dévoilement lent et sûr, Dadié expri-
me ici l'ambition qui anime tout dirigeant fantoche dont
le premier souci est d'abord de paraître, en édifiant
des Versailles miniaturisés ou des New-York en puissance,
alors que l'arrière-pays croupit dans la misère la plus
totale. Un tel fait est d'ailleurs remarquable dans tous
les pays néo-colonialistes qui ne font que masquer leur
misérableco.ndition-d-'exploités par des LnsLqne s fictifs
de croissance. La classe dirigeante de ces pays, vivant
dans un luxe injurieux, où l'on préfère le marbre à la
terre battue, parce qu'il est moins salissant, ruine
ainsi toute la masse monétaire accumulée par les contri-
buables locaux. Se joignent à ces usages abusifs, les
nombreux détournements de fonds impunis. La virulence de
la critique de Dadié aura plus d'effet sur le spectateur
parce qu'elle puise tous ses éléments dans la réalité de
tous les jours. L'écrivain n'épargne aucun aspect des
faits sociaux dans son analyse. Il ne parodie pas seule-
ment les rois nègres, mais aussi ceux qui cautionnent
leurs comportements; le passage que nous avons choisi,
nous renvoie à plusieurs présupposés possibles "... avoir
une plantation modèle... la plus large possible... " suppo-
(1) Eéatrice... , acte II, tableau 1, p. 80.

88
sion extérieure qu'elle ne l'était vingt ans plus tôt;
elle l'est davantage... Les transferts totaux - visibles
(40 milliards) et cachés dans la structure inégale des
prix (100 milliards) - soit 140 milliards, représentent
40 % du produit! Il n'est pas exagéré de dire que tout
le surplus engendré en Côte d'Ivoire - et au-delà - est
transféré vers les centres du système capitaliste
mondial." (1)
Comment ne pas réagir face à toutes ces exactions,
lorsqu'on attribue à son art une fonction de lutte et de
dénonciation de tout ce qui étouffe les masses au profit
d'une minorité assoiffée de gain?
Une autre pratique qui irrite l'écrivain ivoirien,
est que tous les dirigeants fantoches de l'Afrique sont
entourés de conseillers techniques européens qui ne font
que dicter les intérêts du capitalisme international. Le
roi local devient ainsi une marionnette vivante, théâtra-
lisant la scène politique en un jeu fantastique tout en
ignorant les règles du jeu auquel il participe. Cette
attitude de certains roitelets, masque leur immaturité
politique voire leur manque total de conscience nationale.
Cordon ombilical de l'impérialisme exploiteur, et simple
pantin du capitalisme international, le dirigeant néo-
colonialiste ne peut durer au pouvoir qu'en approfondissant
ce qui est communément appelé "coopération", un terme
galvaudé, vidé de son sens; cette coopération est le
(1) Samir Amin, Le développement du capitalisme en Côte
d'Ivoire, pp. 287-288.

90
privés français. Il s'agit également, poursuit O. Bach,
d'éviter toute remise en cause de l'aide non négligeable
que la Côte d'Ivoire reçoit de la France, en dépit du
courant " c a riériste" entretenu par les échecs et les
difficultés de la politique française en Indochine et en
Algérie." (1)
Conscient de l'inefficacité d'une telle coopération,
Oadié a depuis 1966 tiré sur la sonnette d'alarme à tra-
vers ses oeuvres théâtrales, pour que les dirigeants
puissent prendre leur responsabilité. Mais cela ne fut pas
fait; les soubressauts économiques actuels semblent lui
donner largement raison. En effet, "en s e p t erribr e 1980, le
gouvernement français ne soutient pas l'octroi à la Côte
d'Ivoire de l'aide financière exceptionnelle qu'elle sol-
licite, à un taux privilégié, auprès des banques françaises.
L'Etat ivoirien fait alors face à des difficultés de tré-
sorerie provoquées par la chute brutale des cours du
cacao concomittante à un échec de la politique sucrière
et à l'endettement extérieur, du fait de la nécessité de
rembourser des prêts contractés pour la réalisation de
grands projets." (2) Touché par un tel agissement de la
part d'un bon partenaire, l'Etat exprimera son amertume
en des termes clairs sur "l'évolution des rapports avec
la France "l'Afrique aux Africains ne doit pas être un
vain mot. Les Africains doivent compter sur eux-mêmes,
(l) O. Bach, "L' insertion i voir ienne dans les rapports
internationaux", in Etat et bourgeoise en Côte d'Ivoire,
p. 9l.
(2) O. Bach, op. cit., pp. 119-120.

92
les yeux, l'Etat néo-colonial est mû par une conscience
".. . investie d'Une tendance puissante à l'imitation, à la
reproduction des habitudes de consommation, des schèmes
de pensée impérialistes. La proto-nation, signale Ziegler,
est une société hétérogène où la bourgeoisie compradore,
qui est le noyau dirigeant de la proto-nation, est obligée
de négocier son pouvoir avec d'autres forces sociales.
Exemple: au Cameroun, poursuit Ziegler, le président
Ahidjo, chef de file de la bourgeoisie compradore, doit
négocier chacune de ses décisions importantes non seule­
ment avec le pouvoir français, mais aussi avec les puis­
sants chefs musulmans qui au Cameroun détiennent une
parcelle considérable du pouvoir autochtone... " (1)
Nous débouchons ainsi sur une véritable confusion des pou­
voirs au niveau de ces Etats néo-coloniaux, fait que nous
évoquions plus haut.
Cet aspect se lit dans le personnage du roi Mani
Congo, caricature du dirigeant néo-colonialiste qui a vu
son pouvoir se transformer en un pouvoir oppresseur, car
lui-même s'est laissé corrompre par l'impérialisme étran­
ger. Ne jouant plus qu'une fonction marginale (toutes les
décisions étant dictées par les conseillers techniques,
véritables pions du capitalisme), le roi va assister au
gaspillage organisé de toutes les richesses du Zaîre. Les
propos de Lopez sont à ce niveau révélateurs :
(1) Jean Ziegler, op. cit., pp. 16-17.

94
des systèmes politiques de l'Afrique. Ce pouvoir, dans
son fondement, ne diffère pas entièrement du néo-colonia-
lisme civil. Mais ici des précisions pertinentes viennent
compléter l'image de l'Etat néo-colonial, entamée dans
Monsieur Thôgô-gnini et Béatrice du Congo, et qui trouvera
son aboutissement
l'écrivain: Mhoi-Ceul.
dans la toute dernière pièce de
Comme l'explicite Dadié, tout pouvoir néo-colonial
militaire naît d'une crise, crise de légitimité ou crise
sociale. Et ce type de pouvoir, à l'image de celui de
Toussaint Louverture, reste toujours dépendant de l'exté-
rieur. A partir de ce moment, ..l'accession de l' a rrriè eiati
pouvoir serait le résultat de manoeuvres étrangères des-
tinées d'une part, à mettre fin à un régime dont les
comportements politiques et idéologiques sont conçus comme
étant de nature à compromettre les intérêts d'autres puis-
sances et corrélativement d'autre part, à mettre en place
un nouveau gouvernement susceptible de ne pas menacer,
sinon de pourvoir à la protection de ces intérêts." (1)
C'est sous cet angle que la prise de pouvoir de Toussaint
Louverture et son refus catégorique de proclamer l'indé-
pendance, dans le but de la sauvegarde des intérêts fran-
çais à Saint-Domingue, peuvent être considérés comme une
attitude néo-colonialiste. L'entretien entre Toussaint
Louverture et Dessalines nous permet de saisir cette
(1) Michel-L. Martin, La militarisation des systèmes
politiques africains, 1960-1972, une tentative
d'interprétation, p. 109.

100
Mercure :
"Il faut vous en assurer, et faites tout pour le
mettre au nom de Martin, mon neveu... Il n'est
pas très compétent, mais je demanderai au Géné­
ral Toussaint Louverture de lui donner une place
de choix, la confiance n'a-t-elle pas le pas sur
la compétence? ... Rattraper le temps perdu!
Que chacun sache que je suis un très haut person­
nage . . . " (1)
Le personnage de Mercure représente le prototype des nou-
veaux bourgeois que le pays de Dadié a connu au lendemain
des Indépendances. Sous le couvert du dirigeant politique
en place, cette classe s'est appropriée les riches planta­
tions .etanciens-domai-nes du colonisateur, taus· entretenus·
par des ouvriers sous-payés; les membres de cette classe
ont la main mise sur tout ce qui relève du domaine immo-
bilier, etc... , comme l'exprime implicitement ici Mercure.
Les sources de revenu de cette classe sont alimentées par
les fréquents détournements de deniers publics, de pots
de vin reçus des représentants du grand capital interna-
tional. Ainsi les cités nouvelles construites sur les
terrains des pauvres (qui n'ont jamais été dédommagés
après les différents déguerpissements) leur sont-elles en
retour louées à des prix exorbitants.
Tandis que d'un côté, l'on est en face d'une popula­
tion démunie, affamée, squelettique, de l'autre, c'est
la classe dirigeante repue, qui s'embarrasse de ses
richesses, vivant dans la paresse, le luxe et l'abondance
(1) Iles ... , tableau IV, scène 2, pp. 60-61.

106
s'emparer du contrôle de diverses autres sociétés...
la colonisation fut l'une des formes les plus brutales de
contrôle; le néo-impérialisme en est une forme plus sub-
tile. A l'occupation militaire se sont substitués les
accords de défense, aux compagnies de commerce se sont
substituées des sociétés anonymes et finalement, la coer-
cition a fait place à la manipulation et à la persuasion.
Seule peut-être la nature des commodités a changé.
L'uranium a succédé à l'or, le pétrole a succédé à
l'hévéa, la base de Kagnew à celle de Fachoda. Par consé-
quent, conclut H. L. Martin, tous les changements de
nature à perturber, ou tout au moins perçus comme tels,
le flux de ces commodités, soient-elles économiques,
stratégiques ou intellectuelles, et de nature à entraîner
une modification dans l'organisation des échanges inter-
nationaux et la structure du complexe continental, sont
susceptibles par voie de conséquence de provoquer une
réaction de la part des puissances en position de domina-
tion, en vue du rétablissement du statu quo ante." (1)
Le cas récent de la République de Centre-Afrique est
à ce niveau évocateur. Toussaint Louverture n'échappera
pas à la règle. Toussaint qui croyait plus à la bonne
foi de Bonaparte, qu'à la détermination de son peuple pour
l'indépendance totale, sera fait prisonnier par la métro-
pole. La pièce de l'écrivain ivoirien fait ainsi écho à
bon nombre de régimes militaires africains qui se sont
(1) M. L. Martin, op. cit., p. 110.

109
au théâtre, pour favoriser la véritable prise de conscience
libératrice. C'est d'ailleurs la fonction fondamentale
de la littérature africaine. Car, comme l'affirme le
Professeur Kotchy, "toute littérature en même temps que
par sa pratique, elle a des implications économiques,
par son contenu, elle dégage une certaine orientation
idéologique; puisque cette discipline a pour première
mission: la prise de conscience nationale et la formation
du citoyen. Ainsi donc la littérature nationale débarrasse
l'homme noir de toute gangrène aliénante, car il n'y a
rien de pire que cette dépendance culturelle qui façonne
--l' e s p.r.i-t.c.de servitude" (1). La fonction qui s'attache
alors au théâtre ne peut qu'être une fonction de désalié-
nation totale d'abord des dirigeants des "proto-nations",
afin d'aboutir à une véritable autonomie politique, écono-
mique et culturelle; l'avenir de l'Afrique en dépend
énormément, et le salut des institutions africaines est
à ce prix.
Mais si le théâtre de Dadié peint dans ses moindres
détàils le pouvoir néo-colonial militaire, il n'épargne
pas une variante de ce même type de pouvoir, le pouvoir
bureaucratique, cultivé et entretenu par les nouveaux
dirigeants de l'Afrique moderne. Quels sont les mécanismes
qui mettent en mouvement ce type de pouvoir ?
(1) B. Kotchy, "L'enseignement de la littérature négroafricaine,pourquoi
faire ?" in Présence Africaine,
N° spécial, Paris, 1971, p. 365.

1 13
publique, parce que protégée par un Ministre ou un Dépu-
té. L'écrivain ivoirien ne ménage pas ces arrivistes
grandiloquents. Il touche du doigt les fondements de
l'administration ivoirienne en particulier. Tous ceux
qui gravitent autour de Mhoi-Ceul, ont été installés là
par des mains expertes: ce sont les intouchables. C'est
ce que dévoile le personnage de La-Nièce :
Mhoi-Ceul
"Vous devez être terriblement pistonnée ?"
La-Nièce :
"On dit maintenant "protégé", Monsieur le Direc­
teur. Il faut être de son temps, Monsieur le
Directeur. Si nos pères disaient "pistonnés",
nous, nous disons "protégés ", Animaux protégés,
hommes protégés. Chacun a ses protégés. Même
les plantons ont leurs protégés. Une véritable
inflation de protégés et de protecteurs, Monsieur
le Directeur. Voulez-vous que je vous protège ?"
(1)
Avec sa volonté de tout révolutionner, Mhoi-Ceul s'est
rendu compte de l'inefficacité d'une telle ambition. Dans
la mesure où il va se trouver seul ligué contre un sys­
tème pourri, installé et entretenu par les dirigeants po-
litiques, populairement connus sous le terme de "grands
types". Il faut noter ici avec Médard que "cette distinc-
tion n'oppose pas seulement les pauvres et les riches,
mais ceux qui sont près du pouvoir et les autres. Les
petits (du moins les citadins) sont très bien informés sur
leur propre société et sur les "grands types". Ils sont
(1) Mhoi-Ceul, tableau II, p. 28.

11 5
qui cautionne non seulement ce type de conduite, mais
aussi la stratification sociale; dans le cas précis de la
Côte d'Ivoire, écrivent Fauré et Médard "dans la mesure
où c'est la proximité du pouvoir politique qui conditionne
la politique de distribution des ressources publiques
et les possibilités d'accès aux sources d'enrichissement
il est compréhensible que c'est sur l'accès à ces couches
stratégiques que se cristallisent les conflits. La réponse
du système est donc beaucoup plus de gérer des ressources
publiques de façon à maximiser les soutiens politiques
que de trouver une solution aux problèmes sociaux par des
réformes visant à plus de justice et d'égalité. D'où
l'importance d'un recours à la cooptation au sein de la
classe dirigeante. Ainsi, poursuivent ces auteurs, se
dégage l'impression (... )que la bourgeoisie politico-
administrative constitue à la fois le noyau de la classe
dirigeante et la véritable classe dominante de la Côte
d'Ivoire." (1)
C'est cette classe, assoiffée de biens matériels et
de distinctions honorifiques, que Oadié dépeint à travers
le personnage de Mhoi-Ceul. Outre cette critique, Oadié
touche ici le problème du fonctionnaire ivoirien, qui
n'est pas seulement fonctionnaire, mais homme d'affaires,
responsable politique ou ethnique, etc... Sa fonction de
citoyen au service de la nation ne vient qu'en second ordre.
C'est ce que l'écrivain reproche aux pouvoirs publics par
(1) Fauré et Médard, "Classe dominante ou classe dirigeante"
in Etat et Bourgeoisie en Côte d'Ivoire, p. 136.

121
qu'elle révèle qu'aux "formes inusitées de constitution
d'un capital primitif va s'ajouter l'accès officiel aux
fonds bancaires, privés ou publics, d'autant plus aisé
qu'il concerne cette bourgeoisie d'Etat et qu'il sera
obtenu avec force recommandations et appuis... Ces pra­
tiques économiques ont donc représenté un moyen efficace
d'enrichissement de la classe bureaucratique dirigeante.
Par le niveau de ses revenus et ressources, la bourgeoisie
a pu mener grand train de vie : les signes ostentatoires
de ce pactole se sont multipliés par une consommation
somptuaire, largement inspirée des modèles occidentaux"
(l) •
Pour asseoir leur domination et leur célébrité, les
bureaucrates usent de tous les moyens. Les mass-média
sont sollicités, corrompus, pour dresser un portrait
géant, mélioratif du dirigeant ou du directeur, masquant
ainsi une médiocrité congénitale et une véritable ambition
à franchir toutes les étapes de l'échelle sociale, en un
laps de temps. Dans le cas particulier de la Côte d'Ivoi­
re, Dadié révèle que cela était évident, dans la mesure
où ces directeurs, représentants directs du capitalisme
d'Etat, avaient les pleins pouvoirs, fixant eux-mêmes leurs
salaires et leurs indemnités de responsabilité, gérant
des corps d'employés qui n'existaient que sur le bordereau
de Monsieur le Directeur. Toutes ces exactions étaient
couronnées par une folie des grandeurs, se traduisant par
(1) C. de Miras, op. cit., p. 213.

124
fixation de la crédibilité et de l'importance de l'image
grandiloquente du bureaucrate bourgeois. Par le grossisse­
ment de l'image de la classe bureaucratique, Bernard
Dadié exprime implicitement une pensée du Président ivoi­
rien qui, sans rien se reprocher, affirma en 1980, que
la faillite des sociétés d'Etat incombait aux dirigeants
de celles-ci: "trop d'entreprises publiques ou privées
ont sombré parce que le premier souci de leurs responsables
avait été de s'entourer des signes extérieurs du pouvoir
et de la richesse quand ils ne confondaient pas les avoirs
de leur société avec leurs biens propres dans le sens
que l'on devine et_qu'ils préféraient la calme opulence
de leurs bureaux climat{sés à la surveillance de la
bonne exécution des travaux qui leur: avaient été confiés "
Cependant, il faut reconnaître que tous les direc­
teurs à l'image de Mhoi-Ceul, n'avaient fait que répondre
à un slogan mieux connu: "enrichissez-vous", lancé par
la classe dirigeante. Ce fait fut cautionné par l'Etat,
jusqu'au moment où des économistes comme Valy Diarrassouba
et Samir Amin avaient réaffirmé le déclin du libéralisme;
c'est alors que les dirigeants politiques, sous le couvert
d'un assainissement, ont été amenés à dissoudre purement
et simplement les sociétés d'Etat, les ex-directeurs gar­
dant cependant leurs privilèges. C'est dans un tel contexte
que s'inscrit la critique de la bureaucratie dans l'oeuvre
(1) Cité par C. de Miras, op. cit., p. 223.

Bernard Dadié.
127
La constance de la caricature de l'homme politique
dans le théâtre dadiéen, permet de mieux voir les bouffons
qui entrent sur la scène politique. Cette caricature,
souligne le Professeur Balandier, "... c'est aussi, sur-
tout, le portrait-charge qui ridiculise les gens de
pouvoir et les transforme en Bouffons du peuple... " (1)
Cette méthode véhicule une leçon de pratique politique
chez Dadié. Car, pour lui, "dans un monde de tyrannie,
réclamer la liberté pour un individu ou un peuple asservi
est le devoir sacré de tout homme libre et conscient." (2)
Cette fonction, Da-diél'attribue au théâtre.· Il montre·
ainsi que dans une Afrique en profonde mutation, où notre
vie quotidienne est mue par des besoins nouveaux qui
échappent à notre contrôle, qu'il soit politico-économique
ou socio-culturel, l'artiste ne saurait se dérober à la
mission qui lui incombe.
C'est pourquoi, outre la critique du pouvoir militaire
et ses carences, l'écrivain ivoirien parodie tout type
de pouvoir néo-colonialiste voire mimétique. Son théâtre
dévoile que le pouvoir de certains pays africains se
sert d'idéologie tribaliste comme moyen privilégié de
domination politique; toute une panoplie de moyens insi-
dieux de vulgarisation, est mise en place pour inculquer
méthodiquement ce germe à la masse. La passion de pouvoir
qui anime alors la classe dirigeante, la pousse à mystifier
(1) G. Balandier, op. cit., p. 88.
(2) B. Dadié, Opinions d'un Nègre, Dakar, N.E.A., 1979,
p. 160.

128
le peuple par des images grandiloquentes faites "selon
un mode qui associe la tragédie, dont les peuples souffrent,
et le grotesque autocratique, dont les gouvernants parent
leur médiocrité " (l).Ce mécanisme est bien analysé par
Dadié, pour mieux montrer le visage réel de ces carica-
tures de pouvoir, nourries d'idéologie rétrograde. Ces
pratiques, entretenues par l'Etat à parti unique surtout,
débouchent sur la dictature autocratique. . (2)
Après cette description des différents types de
pouvoir, nous nous proposons maintenant de déceler leur
fonctionnement.
(1) G. Balandier, op. cit. p. 21.
(2) Voir l'aspect descriptif de ce type de pouvoir dans
notre mémoire de maîtrise, Le pouvoir dans le théâtre
de Dadié, p. 25 et suivante.

DEUXIEME PARTIE
L'EXERCICE DU POUVOIR
ET SA REMISE EN CAUSE

132
la structure économique, sont devenus la force exploiteuse
de la majorité populaire qui croupit dans la misère.
L'indépendance aura donc renforcé la lutte des classes
dans les sociétés africaines. Le tandem dominant-dominé,
devenu un schéma classique, est toujours présent dans le
théâtre de Dadié.
l - 1. La classe dominante
Elle apparaît plus homogène et est constituée de
l'ancienne bourgeoisie féodale qui travailla de concert
avec les représentants coloniaux du Grand Capital Inter­
national. Selon le Professeur Kotchy, "le colonialisme
pour perpétuer la main-mise sur l'économie nationale, ne
s'est pas contenté de former à sa dévotion des auxiliaires
de la trempe de Thôgô-gnini, il s'est doté d'autres repré­
sentants soit auprès de la bourgeoisie féodale, soit
auprès de la royauté. Le capitalisme ayant ainsi réussi
à domestiquer ces souverains ou dignitaires africains,
il en a fait ses alliés et après l'indépendance, nous
voyons nettement deux classes sociales, la bourgeoisie
nationale et le peuple." (1) Cette bourgeoisie, composée
de riches commerçants, de grands planteurs, de courtiers,
s'assimile facilement à la classe dirigeante qui détient
les rênes du pouvoir politique et économique. Elle
représente ainsi la force économique dominante, la force
idéologique dominante et la force juridico-politique
(1) B. Kotchy, op. cit., pp. 157-158.

dominante.
133
c'est pourquoi nous l'appellerons classe dominante,
c'est-à-dire le groupe social qui, de par la position
privilégiée et stratégique qu'il occupe dans la structure
sociale, dicte sa volonté à l'autre groupe social qui
occupe une position défavorisée, donc dominé par rapport
au premier. Disposant du pouvoir d'Etat et de tous les
moyens d'influence, la classe dominante est devenue la
classe dirigeante, mise en cause par le dramaturge ivoirien.
Nous le verrons plus loin, elle usera de tous ces moyens,
pour faire obstacle à toute idée progressiste en voie
d'éclosion, fût-ce au prix dB la violence. En résumé,
il faut retenir que la classe dominante est aussi la
classe dirigeante dans le théâtre de Dadiéj la bourgeoisie
commerciale et la bourgeoisie bureaucratique ne sont en
fait que ses féaux. Dans les pièces de Dadié, aucune
différenciation n'est possible entre le pouvoir et ses
féaux.
l - 2. La classe dominée
Elle est moins homogène, moins structurée que la
classe dominante. C'est elle que Dadié appelle "le peuple"
avec toute la dimension que ce mot recouvre. Cette classe
souffre de l'exploitation et de l'oppression organisées
de la première. La description que l'écrivain ivoirien
en donne est très émouvante :

139
monter les appels du tam-tam, c'est pour
tenir évei. l.Lés le s dieux... 1/ ( 1)
A travers ces répliques, l'hérolne de la pièce de B. Dadié
dénonce vivement le christianisme qui favorisa l'instal-
lation d'une société inégalitaire. Au niveau même de son
langage, la structuration topographique de la société,
devient une structuration idéologique: l'espace occupé
géographiquement par les riches, est aussi l'espace du
Pouvoir, où dirigeants et riches commerçants cohabitent
dans un luxe époustouflant. Cet espace clos symbolise
l'instrument d'oppression, d'asservissement, dans la
mesure où, superposé à la structure sociale, il est le
reflet patent du monde bourgeois qui tient les rênes du
pouvoir politique et économique; c'est donc un monde
hiérarchisé. Opposés à cet espace, ce sont les bidonvilles
crasseux évoqués par Béatrice, où vit la plèbe avec ses
misères, ses maladies, sa famine. Cet aspect des sociétés
africaines fut bien observé par les sociologues et les
anthropologues africanistes. Analysant ce fait, G. Balan-
dier écrit: "Jusqu'à présent, les Brazzavilles noires
dépendantes de la ville européenne occupent une position
"déjetée" par rapport à cette dernière. Une sorte de
"no man's land" à peine touchée par les extensions récentes
les sépare. Et le contraste s'affirme de plus en plus
entre la ville où s'élèvent, se multiplient constructions
et immeubles et les centres qui conservent l'allure de
(1) Béatrice... , acte III, tableaux l et IV, pp. 118, 138
et 144.

142
scalies peignent bien cette étape :
"Transpirant, lance au poing, arc et carquois
en bandoulière, besace de vivres aussi, chasse­
mouches sous l'aisselle, les jambes en sang
labourées par les épineux, il avance.. ," (1)
Après avoir franchi tous les obstacles, Nahoubou atteint
la grotte du sorcier. Pour révéler la mystique qui entou­
re le pouvoir, B. Dadié décrit le repa:re du sorcier, comme
étant un univers lugubre, en cOillffiunion intime avec les
forces de la nature. La présentation de ce lieu mystérieux
sous les faisceaux lumineux de la scène, donne plus de
poids à la crédibilité du personnage du sorcier
-ffLumière SUI' une grotte, des meubles rudimen­
taires, des masques, un feu allumé. Bacoulou,
un vieil homme est assis SUI' un tabouret; devant
lui, SUI' un autre tabouret : Nahoubou. PaY' inter­
valles, on entend croitre et décroitre les bruits
de la forêt. Bacoulou souvent fixera les flam­
mes, comme pour y puiser son inspiration." (1)
Cette description fait écho aux consultations des féti-
cheurs, auxquelles s'adonnent quotidiennement certains
hommes politiques, de la trempe de Nahoubou 1. Ce fait
montre implicitement que le pouvoir acquis dans de telles
conditions, malgré les mises en garde du sorcier, débou­
che toujours sur l'autocratie. Alors, on procède à des
sacrifices humains, les plus odieux, pour affermir le
trône. Ainsi Nahoubou devra-t-il sacrifier son frère et
sa mère, sous l'ordre du sorcier; nous y reviendrons plus
loin.
(1) Les Voix... , pp. 50-51.

143
Oadié dêvoile ainsi, comme le fait remarquer Marta
Harnecker qu''' ... il se peut donc que certains éléments
idéologiques se transmettent d'une formation sociale à une
autre; mais ces éléments sont toujours mis au service des
intérêts des classes dominantes, auxquelles ils servent
d'instruments de lutte." (1) Nous reviendrons sur cette
idée. On voit ainsi que la profonde mutation qu'a connue
l'Afrique n'a pas empêché la continuité de certaines pra­
tiques liées au pouvoir traditionnel.
Après avoir décrit brièvement le processus de la
quête de pouvoir, nous nous proposons maintenant d'analy­
ser le fonctionnement de ce pouvoir. Comment l'homme
politique use-t-il de ce pouvoir ? Et quels sont les
traits dominants de ce pouvoir?
II - LA CONCENTRATION OC POUVOIR
En effet, dans les pièces deOadié, tous les héros
politiques sont mis dans une situation dramatique, qu'ils
créent et conditionnent eux-mêmes. Arrivés au pouvoir
dans des périodes de crise, ces dirigeants exercent le
commandement d'une main autoritaire, aidés en cela par
des courtisans et des alliés vénaux. Cette attitude débou­
che sur un fait constant dans le théâtre de Oadié: la
concentration du pouvoir.
Ce phénomène se manifeste selon le Professeur Sylla,
par l'hypertrophie de l'exécutif au détriment du
(1) Marta Harnecker, op. cit., p. 83.

154
par la déification du chef politique. Ce procédé minutieu-
sement cultivé, débouche sur la personnalisation du pouvoir
que le dramaturge remet d'ailleurs en cause.
111- LA PERSONNALISATION DU POUVOIR
Tout pouvoir à direction unique, pour légitimer sa
domination, se réfère à plusieurs processus tendant à la
mise en vedette du chef. Cet aspect est mis en relief
dans les pièces de Dadié, et semble être la conséquence
immédiate de toute concentration du pouvoir. Pour mieux
cerner ce phénomène qui pousse à l'extrême personnalisa-
tion du pouvoir, il convient d'abord de définir ce dernier
terme.
Nous entendons par personnalisation du pouvoir ou
mieux, par pouvoir personnalisé, tout pouvoir incarné
par un seul individu qui, en tant que tel, se croit l'élu
des dieux, chargé de présider au destin de son peuple.
Ici, le terme est dépouillé de toute idée de textes juri-
diques pré-établis, dictant la conduite du chef sous le
contrôle des mortels. Notre définition s'oppose ainsi
à celle du Professeur J. Dehaussy qui affirme que "dire
que le pouvoir est personnalisé... peut en effet signifier,
d' abord, que le pouvoir de gouvernement - au sens large
est effectivement concentré, de par les institutions du
droit positif, entre les mains d'un homme." (1) Mais le
pouvoir personnalisé tel qu'il apparaît dans les oeuvres
(1) J. Dehaussy, "Ouverture du colloque", in La personnalisation
du pouvoir, p. 3.

158
quels il se prête. Le portrait légitime ainsi non seule-
ment sa fonction politique perçue comme éternelle, mais
aussi et surtout sa place de surhomme dans les consciences
collectives.
Le personnage de Diogo révèle bien que le portrait,
au niveau politique, joue une fonction primordiale dans
l'endoctrinement idéologique des masses; il apparaît aussi
comme sources de profits économiques réalisés sur le dos
du peuple par le dirigeant et par celui qui fait la publi-
cité du même portrait en le reproduisant sur les pagnes.
On peut affirmer avec Solange Ouvard que "le portrait
fonctionne ici comme un opérateur idéologique : il permet
la mise en discours de la passion figurée iconiquement
selon une appropriation transformée des valeurs idéologi-
ques plus ou moins explicitement exprimée dans ces récits;
il Y a une fonction instructrice des récits en un double
sens informatif et formateur : il enseigne le sujet,
l'informe et l'éduque." (1) Le portrait chez Dadié résume
les ambitions du tyran exploiter les masses et amasser
une fortune colossale, ensuite légitimer cette exploitation
par une publicité mensongère. Modelé ainsi, le roi ne
tardera pas à s'ériger en omnipotent, maintenant le pays
dans les fers. Toute volonté qui n'est pas la sienne est
réprimée. Le théâtre de Dadié dénonce avec vigueur la gri-
serie du pouvoir, qui suit, selon Hampaté Bah, trois étapes
(1) Solange Ouvard, "L'assujettissement au portrait",
(Deuxième partie, scènographie de La princesse de Clèves),inDialectiques,
n ? 20,1977, p. 49.

159
essentielles liées au phénomène même du pouvoir. Le pou­
voir, dit Hampaté Bah, "est, hélas, comme l'alcool. Après
le premier verre, on est joyeux comme un agneau. Au second,
c'est comme si on avait mangé du lion. On se sent si
fort qu'on n'accepte plus d'être contesté. On veut tout
imposer à tout le monde comme le lion dans la savane.
Au troisième verre, on est comme le cochon, on ne peut
f aire que des cochonnerie s ." (l) Poursuivant son analyse,
Hamapaté Bah signale que "le premier degré correspond à
la période où le chef est doux et gentil comme un agneau.
Le second, c'est le moment où le chef, se prenant pour un
monarque absolu, devient redoutable. Mais alors il n'est
que craint. Enfin, quand le chef atteint le troisième
degré de son pouvoir, il est non seulement craint, mais
détesté par son peuple." (1)
Tous les dirigeants politiques mis en jeu dans le
théâtre dadiéen suivent ces différentes étapes décrites
par le sage Hampaté Bah; grisés par les honneurs et la
gloire, leur souci premier est de s'insérer à tout prix
dans l'histoire. On assiste alors à. une "routinisation"
de la personnalisation du pouvoir qui atteint son point
culminant dans Les Voix dans le vent, avec la construction
d'un personnage monstrueux qui veut soumettre tous les
éléments de la nature à sa volonté :
(1) S. Diallo, op. cit., p. 89.

161
charrier) les drainer... coups de fusil) marque
essentielle de la puissance. Que s'élèvent de
partout pleurs) supplications) prières) râles
d'agonie... Je ne veux plus rien entendre) ex­
cepté l'écho de ma voix) de ma voix impériale."
(1)
Pour cautionner ces types de dictature, les dirigeants
procèdent à un endoctrinement pur et simple des peuples,
marqués par l'oppression et réduits au rôle de sujets.
Les nouveaux Etats révolutionnaires africains illustrent
bien ces données. Les paroles du grand thaumaturge inon-
dent toutes les masses, fraient le chemin à tout discours
politique, à tout journal parlé pour étoffer l'image
du monstre habillé en "sauveur", en "père de la Nation".
Le Mani Congo, chef divinisé, le montre bien dans Béatrice
du Congo, en s'enfonçant dans la bêtise humaine:
Le Roi
'Vurez tous de me suivre en tout et partout.
En tant que père de la Nation) j'intime l'ordre
à tous de me suivre aveuglément."
La Foule
'Wous le jurons 1" (2)
Dans de pareilles situations, le peuple dépenaillé, apeuré,
exploité, n'ayant d'autre moyen, va suivre dans une abné-
gation totale, "le guide suprême de la Nation", croyant
pouvoir ainsi atteindre son accomplissement et la réalisa-
tion de ses idéaux. On voit ici l'une des faces de la
"routinisation" du charisme, qui débouche sur un paterna-
(1) Les Voix , pp. 95, 141-142.
(2) Béatrice , acte II, tableau 1, p. 78.

162
lisme bon enfant que le peuple voue à son dirigeant
c'est la domination"patrimoniale" pour reprendre un terme
cher à M. Weber. Selon C. Coulon, "la domination "patri-
moniale" est la forme la plus courante de domination
"traditionnelle". Elle se caractérise par l'obéissance
et la fidélité à un chef qui perpétue "l'éternel d'hier".
L'autorité patrimoniale est donc personnelle. Le chef
est un seigneur, non un magistrat. Ce pouvoir lui appar-
tient en vertu d'attributs personnels conférés par la
tradition." (1) Cet aspect est minutieusement exploité
par les dirigeants africains actuelsi car, s'identifiant
au père mythique de la communauté, le chef s'approprie
tous les attributs religieux du pouvoir, pour parfaire
sa stature de "père de la Nation". Tous les éléments se-
ront réunis pour asseoir cette image méliorative, qui
subira une enflure grotesque chez certains courtisansi
le dramaturge ivoirien dévoile le mécanisme à travers le
roi Nahoubou 1er, qui, s'adressant à sa cour, veut se
faire accepter par le peuple, comme ayant une origine
divine :
Nahoubou 1er
"Il importe que le peuple sache de quelle écla­
tante naissance est son macadou; qu'on sache
enfin d'un bout à l'autre du royaume que je
descends ... que disais-je encore? ... du
génie Kaiman. (S'adressant à Kablan le courti­
san). On ne sait pas encore assez qui je suis.
Parle de moi partout. Que personne n'ignore
(1) Christian Coulon, Le marabout et le prince, p. 102.

164
ceptibles de lui procurer le bonheur. Cet aspect nous
semble profusément utilisé par les dirigeants actuels
pour asseoir leur crédibilité sous le manteau de divers
phénomènes qui masquent le pouvoir.
Cette récupération des aspects du pouvoir tradition­
nel n'échappe pas à Dadié. Il le révèle ici par l'inter­
médiaire du théâtre, pour insister sur l'impact du re­
ligieux sur les dirigeants politiques africains et leur
peuple. A ce propos, le Professeur G. Balandier signale
que "tantôt la dramaturgie politique traduit la formula­
tion religieuse, elle fait de la scène du pouvoir une
réplique ou une manifestation de l'autre monde. La hié­
rarchie est sacrée... et le souverain relève de l'ordre
divin, y appartenant ou en tenant son mandat. Tantôt,
poursùit Balandier, le passé collectif, élaboré en une
tradition, en une coutume devient la source de légitima­
tion. Il est une réserve d'images, de symboles, de modèles
d'action; il permet d'employer une histoire idéalisée,
construite et reconstruite selon les nécessités, au ser­
vice du pouvoir présent. Ce dernier gère et assure ses
privilèges, par la mise en scène d'un héritage." (1)
Ce procédé bien démasqué ici par Balandier, ne peut que
renforcer effectivement le pouvoir personnel de certains
chefs "modernes" africains qui, tout en affirmant l'au­
thenticité africaine, se contentent de récupérer les
attributs sclérosés du pouvoir traditionnel à leur profit
(1) G. Balandier, op. cit., pp. 16-17.

165
pour maintenir leur peuple dans les fers. Une telle
attitude dévoilée par B. Dadié, traduit le manque d'es-
prit d'initiative et de création de la part de ces
dirigeants fantoches. On arrive à une telle confusion
des pouvoirs que les chefs traditionnels, cooptés par le
nouveau pouvoir en place, se sentent trompés, déçus. Le
résultat final, c'est le silence apeuré que nous avons
évoqué plus haut. Cette grande confusion des pouvoirs est
manifeste dans le comportement même des dirigeants; ils
agissent au gré de leur volonté, en écartant systématique-
ment la plupart du temps les aspects positifs du pouvoir
traditionnel et les nouveaux textes qu'ils ont élaborés
et qu'ils appellent "constitution" ou "codes civils".
Dadié le dénonce avec humour à travers les propos de
Mhoi-Ceul, reflet patent de l'abus de pouvoir; nous dé-
couvrons le personnage dans ce dialogue avec un de ses
employés qu'il veut licencier arbitrairement
Taco le Vieux (l'employé)
nIl y a des textes . . . . tant qu'il est en
vigueur.> un texte demeure un texte. n
Mhoi-Ceul
"Les textes ? C'est noue qU1.- les interprétons
nous qui les appliquons. Nous sommes les mat­
tres des textes.
Homme d'une autre époque! Un texte n'a qu'une
valeur relative J
toute relative. On peut faire
dire à un texte tout ce qu'on veut.
Croire encore au pouvoir des textes. Hum !
Mais ouvrez donc les yeux J bon sang ! Le pou­
voir J c'est nous J les textes J

167
Le Notable
"Que tu es le Macadou suprême) que toutes les
intelligences ici réunies ne valent pas ton
intelligence.
Prends garde! Le pouvoir plus que l'alcool
enivre et conduit à la mort. Garde-toi
surtout de traiter en ennemis) demain) tes
amis d'aujourd'hui.
Souviens-toi) on gouverne avec le coeur et non
avec des caprices) des fureurs) des rancoeurs.
Le malheur pour un macadou est de se croire le
maitre de l'univers parce qu'il règne sur la
conscience de quelques hommes. Apprends donc
à être) juste) équitable... " (1)
Comment ne pas voir dans ces mots l'essence d'un pouvoir
à visage humain? Mais hélas, les nouveaux chefs ne l'ont
jamais compris. Dadié démontre en se référant à la socié-
té Sanwi, comme nous l'avons explicité plus haut, que le
chef n'est que le délégué du peuple, qu'il pouvait être
révoqué dès que sa conduite divorçait d'avec le serment
populaire. Aucune place n'était faite à tout ce qui pou-
vait conduire au caractère irrévocable du pouvoir, à la
personnalisation ou à la déification du dirigeant. Dans
le cas par exemple des Malinké, les griots et les cousins
à plaisanterie ou sanankun, constituaient un véritable
couteau à double tranchant pour le chef. Selon Hampaté
Bah, "avec les sanankun, nos pouvoirs traditionnels dis-
posaient de contrepoids judicieux et efficaces. Il y
(1) Les Voix... , pp. 71-72-73, voir aussi supra
de gouvernement du Sanwi.
Le mode

168
avait des gens à qui il était permis de dire ses quatre
vérités au roi sans risque aucun." (1)
A partir de tous ces éléments, on découvre que la
critique de l'écrivain ivoirien se fonde en grande partie
sur le manque total d'esprit de création des dirigeants
politiques, à partir de notre patrimoine traditionnel.
Car, comme il le montre bien, il existe une richesse
africaine en matière d'institution politique; exploitée
scientifiquement, celle-ci pourra donner à l'Afrique
devenue terrain de la violation des droits de l'homme,
un visage plus humain et même une spécificité politique.
Tous les pouvoirs mis en place après les Indépendan­
ces ne sont qu'à des exceptions près, des caricatures de
dictatures avec leur cortège de répression, de torture,
de manque total de liberté d'expression. Analysant ce
nouveau type de despotisme, Omar Konaré signale que "la
personnalisation traditionnelle du pouvoir a fait place
au pouvoir personnel. A la gérance du pouvoir s'est sub­
stitué un pouvoir monocratique, souvent intolérant et
improductif. Malgré tout, le pouvoir traditionnel et le
pouvoir contemporain coexistent toujours. Le pouvoir tra­
ditionnel, le plus influent, travaille dans l'ombre. Et
le pouvoir contemporain, le pouvoir le plus en vue, est
subi... Quand un chef de circonscription convoque la
population ou ses représentants pour un débat, poursuit
Konaré, c'est un silence "égrené" qui se termine par un
(1) S. Diallo, op. cit., p. 89.

169
"OUI" tel que le désire le pouvoir, mais un "OUI" non
engageant. Pour certaines missions, se faire accompagner
par un représentant de l'Administration, c'est courir
à l'échec, le pouvoir étant perçu comme une force de ré-
pression, au même titre que l'impôt et les cotisations.
Voter, conclut Konaré, c'est "éviter des histoires", c'est
faire comme les représentants du pouvoir le demandent." (1)
On comprend alors que tous ceux qui se pavanent sous
le couvert de démocratie ou d'authenticité nègre, ne sont
en réalité que des potentats en puissance, assoiffés de
!
sang, d'honneur et de gloriole à l'image de Nahoubou 1er.
Ils sont tous grisés par le pouvoir comme·le montre ici
Toussaint Louverture
Toussaint Louverture (s'admirant dans
une glace)
"La vie! Hier cocher J
mépriséj aujourd'hui J
Général J honoré J et si je le veux J demain J
Roi J
empereur avec couronne et carrosse. Ce que
ne comprendra jamais Moyse. Je suis le maitre
ici." ( 2 )
Dans ces propos plane encore l'ombre d'un Bokassa 1er,
symbole de la griserie du pouvoir. Les dirigeants du
même acabit, par leur cupidité exacerbée, leurs mensonges
et leur irresponsabilité, plongent chaque jour leur peu-
ple dans le scepticisme total. Face à tous ces maux,
l'écrivain ivoirien B. Dadié ne peut demeurer dans un
mutisme atterrant. C'est pourquoi il a choisi le théâtre
(1) Omar Konaré, "La notion de pouvoir dans l'Afrique traditionnelle
et l'aire culturelle manden en particulier",
iD Le concept de pouvoir en Afrique, pp. 164-165.
(2) Iles . . . , tableau IV, scène 3, p. 70.

170
pour traduire les nouvelles préoccupations du continent
africain. Ancien militant communiste, Dadié sait plus
que quiconque que l'oeuvre littéraire, expression patente
de la réalité culturelle d'une époque, d'un lieu et d'un
peuple, "doit être au service de la liberté et de l'homme.
Elle doit refléter les caractères et la problématique
du peuple qui l'inspire et auquel elle s'adresse si elle
veut réellement être saine et intéresser, luttant unie
à son peuple en ses entrailles mêmes, pour le triomphe de
la vérité et de la justice." (1) Epousant entièrement
cette mission, le théâtre de Dadié ne se contente pas
seulement d'une description servile du ·pouvoir; il montre
au-delà du mécanisme déclenché par le dictateur ou le
despote, tous les moyens exploités méticuleusement pour
incarner l'image idéalisée du jirigeant charismatique
dans les consciences. Ces moyens sont multiples, et tous
servent à renforcer le pouvoir personnel.
III - 2. Les moyens de renfort du pouvoir personnel
2. 1. La mystification
Elle est fondée en grande partie sur un fait marquant
accompli par le dirigeant dans la période de crise : par
exemple, l'accès à "l'indépendance" avec Toussaint Louver-
ture, ou le coup d'Etat avec Nahoubou Ier. Quelle que soit
la nature du pouvoir, la mystification a pour objet final
l'endoctrinement pur et simple des masses pour qu'elles
(1) José Marti, N. Amérique, vol. 11, p. 363, cité par
RAY Autra in la préface à Chaka de Djibril, T.N.,
p. 16.

1 71
acceptent l'homme politique comme "le sauveur" patenté.
Elle a toujours été le moyen privilégié de domination
pour tout pouvoir autoritaire voire monocratique.
Au niveau du théâtre de Dadié, la fonction mystifi-
catrice se confond avec le courtisan ou le journaliste,
griot moderne en Afrique. Tout en renforçant l'image de
marque du dictateur, le courtisan renforce sa propre
richesse. Car le système est bien connu, il s'agit pour
lui de tenir des propos élogieux, hissant le despote
sur un piédestal. Ce procédé fut bien exploité par le
personnage de Mhoi-Ceul (1). Tous les nouveaux moyens
d'information permettent au tyran de "propager son portrait
partout, cultivant ainsi lentement mais sûrement un con-
ditionnement culturel, chargé de maintenir le peuple
dans la soumission. Cet acte permet au dirigeant d'assu-
rer la pérennité de son règne dans les consciences. Selon
Chamber lan, "la religion ne suffisant plus à tenir les
peuples en main, les régimes monarchistes ont été contraints
d'inventer de nouvelles mystifications: ainsi, ont pous-
sé le mythe de la patrie (qui comprend généralement celui
de la race) et le culte de la personnalité du chef, tous
deux moyens très efficaces pour créer une conscience
collective obéissante, et tous perfectionnés... par les
dictateurs du vingtième siècle." (2) Nahoubou 1er avait
déjà exigé de ses courtisans de faire sa publicité. Son
(1) Voir supra, Le pouvoir bureaucratique.
(2) Alan Chamberlan, Les personnages de chefs politiques
dans le théâtre français 1919-1943, p. 236.

173
mystification pour domestiquer l'adhésion populaire.
Telle qu'elle nous est présentée par le courtisan Kablan,
l'image du monocrate, enflée, ne peut que mystifier le
peuple, surtout le peuple africain qui adhère facilement
à ce type d'image mystificatrice; pour lui, la réalité
est non seulement ce que nous voyons, ce que nous touchons
mais aussi et surtout, ce dont nous sentons les effets.
c'est par cette philosophie que le pouvoir se trouve tou-
jours défini depuis l'aube des temps. Abreuvé donc d'ima-
ges fulgurantes ayant pour support l'expérience collective)
le peuple ne peut que vouer toute sa confiance et son
indéfectible attachement au chef charismatique. Dadié
révèle ici que "la quasi-totalité des savoirs sous-
tendant ces discours constituent des opérateurs idéolo-
giques de première force sur le pouvoir et pour le pouvoir."
(1) Ainsi s'opère une sorte de détournement des savoirs
au seul profit des dirigeants qui "... sont présentés,
exhibés, encensés et investis (face à ceux qui ne savent
pas, et qui n'ont pas le pouvoir de savoir et pour
savoir... ) de l'autorité et du pouvoir exclusifs de dire
et de redire, d'égrener, de répéter et de discourir, de
crier, de vociférer et de "perroquetiser" sur ce savoir."
(2) On débouche sur une "vedettisation" du chef politique
qui, grisé par la gloriole, cultive la propagande non
seulement parce que son pouvoir l'exige, mais surtout
pour occulter et mystifier le peuple en lui brandissant
(1) L. Sylla, op. c i t , , p. 92.
(2) Abdallah Baroudi, Idéologie, savoir, pouvoir dans
l'institution capitaliste, pp. 8-9.

175
L'Homme (un étranger)
"Un uér-itable don du cie l.:" (1)
De ces propos, il ressort que le pouvoir et le savoir
sont liés. Le savoir permet au pouvoir non seulement de
se maintenir mais aussi de se faire craindre. Le dirigeant,
à travers les propos du courtisan, apparaît comme " . . . ré­
cipient ontologique des valeurs (de toutes les valeurs) ,
se proclamant de la raison, du savoir, de la science,
se suggérant comme portant un dessein universel et mes-
s ianique... " (2) Un tel endoctrinement pousse les masses
à abdiquer leur pouvoir de discernement de la vérité
d'avec le mensonge, pour suivre le chef "illumineux"
dans des entreprises les plus horribles. Dans le théâtre
de Dadié, l'alliance savoir/pouvoir se situe uniquement
au niveau de la pure mystification; l'auteur n'y croit
pas du tout. Il semble penser que c'est un stratagème
utilisé par le pouvoir pour exploiter la crédulité du
peuple en masquant sa propre médiocrité. C'est à ce niveau
que le dramaturge insiste sur la récupération par la
nouvelle classe dirigeante de certains attributs du pou­
voir traditionnel, qui voulaient que le chef soit à la
fois chef politique, religieux et économique. Cette réma­
nence des institutions traditionnelles est exploitée
surtout à des fins de domination et de mystification.
Face à cette attitude aberrante des nouveaux dirigeants,
Mérand P. et Dabla S. affirment que la littérature afri­
caine "ne peut se faire que didactique et critique. Le
(1) Les Voix... , p. 129.
(2) Abdallah Baroudi, op. cit., p. 35.

116
problème majeur reste toujours et encore celui du réveil
des consciences ignorant un peu trop souvent la cruauté
de leur condition d'exploités et de dupes." (1)
A travers les moyens d'exploitation des consciences,
Dadié révèle que les mystificateurs de cour constituent
une classe de prostitués intellectuels qui mettent leur
savoir-faire au service des nouveaux dictateurs. Ils ont
ainsi supplanté les conseillers de cour d'autrefois, qui
étaient des gens conscients, pouvant porter un jugement
critique sur le dirigeant et sur le contenu de sa politi-
que dans l'intérêt de celui-ci et dans l'intérêt du peu-
ple. Ces temps sont révolus. -Nous sommes à l' heure de
l'Afrique moderne, où la quête exacerbée du bien-être
matériel, signe de distinction sociale, étouffe la vertu,
renforçant les plus forts et asphyxiant les plus démunis.
Ceux-ci, victimes résignées de la mystification des diri-
geants, sont aussi l'enclume sur laquelle s'exerce la
violence ou les violences, instrument privilégié des dic-
tateurs des temps modernes.
2. 2. La violence
Outre la mystification, la violence apparaît aussi
comme l'un des moyens sûrs pour légitimer la domination
du prince. En effet, tous les pouvoirs totalitaires,
qu'ils soient bureaucratique, néo-colonial civil ou mili-
taire, usent de la violence comme système de gouvernement;
(1) Mérand P. et Dabla Sewanou, Guide de littérature africaine
de langue française, Paris, l'Harmattan, 1979,
p. 16.

177
c'est d'ailleurs l'un des traits communs à tous les
types de pouvoir décr.its par B. Dadié. Là 00 le pouvoir
de persuasion, fondé surtout sur le caractère religieux
de la puissance du tyran échoue, la force de répression
réussit toujours, ne serait-ce qu'un court moment, à
installer une paix, si fragile soit-elle. Dès lors, la
violence apparaît comme un véritable moyen, ayant ".. . pour
cause inévitable la conclusion d'un type de paix précaire
qui correspond seulement à une absence de conflit armé,
sans progrès de la justice, ou pis, une paix fondée sur
l'injustice et la violation des droits de l'homme." (1)
La violence telle qu'elle apparaît dans l'oeuvre théâtra-
le de l'écrivain ivoirien, épouse intimement la dernière
partie de cette définition. Le pouvoir personnel n'accep-
tant jamais que ses ordres soient discutés, et n'ayant
prévu aucun système pouvant établir un dialogue franc
et sincère, se maintient par la répression. aveugle et par
le massacre; après avoir liquidé physiquement à coups
de fusil tous les opposants à sa politique, voici l'ordre
intimé par Nahoubou 1er, prototype des nouveaux dictateurs
d'Afrique.
Nahoubou 1er
"... Gardes., je vous charge de faire la lessive
du royaume; que dans nulle case ne reste une
tête qui ne pense comme moi; je suis la vérité.,
la seule vérité... Que les corps soient tous
abandonnés aux vautours pour qu'on sache enfin
que ma devise est et demeure "des serviteurs et
non de e homme e "." ( 2 )
(1) Alain Joxe, "Introduction" à La violence et ses causes,
UNESCO, 1980, p. 10.
(2) Les Voix... , pp,]09-110

183
tats qui se succèdent sur la scène politique, la société
dadiéenne est le lieu perpétuel d'un drame conflictuel
où sont mêlées toutes les composantes sociales. Seule la
classe dominante qui est aussi la classe dirigeante,
émerge de ces luttes sociales en imposant son ordre par
la mystification ou par les violences les plus barbares.
Cautionné par l'inertie des masses et par tous les
silences (silence des vieux, de la jeunesse, des syndicats
"de participation"), le pouvoir, hermétiquement tenu dans
les mains d'un seul individu omnipotent qui s'érige en
démiurge, devient une affaire personnelle, liée à "l'illus­
tre naLs s anc e" du dictateur. Dadié, en dévoilant qu 1 une
telle confiscation du pouvoir débouche sur le culte de
la personnalité, attaque de front les partis uniques qui
dirigent certains Etats africains dont le sien. Pour lui,
tous les régimes à direction unique, refusant l'établisse­
ment d'un consensus pouvant donner naissance à un parti
d'opposition, sont à quelques exceptions près, des dic­
tatures modèles vingtième siècle. L'existence d'une
opposition est considérée comme un frein à l'évolution,
comme un obstacle majeur à l'exercice du pouvoir. D'où
l'exécution publique de tous les opposants.
En dénonçant tous ces faits, Bernard Dadié dévoile
non seulement la confiscation du pouvoir, mais aussi
la confusion de tous les pouvoirs. Les anciens attributs
sclérosés du pouvoir traditionnel qui ont une trace indé­
lébile dans les mentalités populaires, sont exploités à
des fins d'embrigadement et d'endoctrinement des masses,

184
pour masquer les carences et la médiocrité de l'homme
politique. Car, pour régner éternellement sur les
consciences affirmera le personnage de Nahoubou 1er, il
faut "un peuple docile", marqué par "la cécité" et par
"le mutisme". Pour atteindre cette totale inertie des
masses, le pouvoir se sert de plusieurs moyens qui ont
déjà fait leur preuve et qui lui seront d'un support pri­
mordial. Outre la violence et la propagande idéologique
révèle Dadié, le dirigeant use abondamment "le fétichis­
me" et "le maraboutage" pour légitimer sa domination.
Ce dernier aspect du pouvoir revêt une signification pro­
fonde dans le théâtre du dramaturge ivoirien. Nous
essaierons de mieux cerner cette face du pouvoir, en nous
interrogeant sur la ou les fonctions que peuvent jouer
devins, féticheurs et marabouts auprès de l'homme politi­
que dans le théâtre dadiéen.

185
CHAPITRE II
DEVIN ET MARABOUT, UNE FONCTION AMBIGUE
AUPRES DU POUVOIR
En effet, les pièces de Dadié mettent en jeu non
seulement le dirigeant politique dans ses relations avec
les masses, mais aussi dans ses rapports avec un personna­
ge riche qu'il serait intéressant d'étudier: le sorcier
ou le devin couramment appelé "le féticheur". Tous ces
termes pLofonds de signification mystique, renvoient à
un même personnage aux fonctions multiples que nous dési­
gnerons par le mot DEVIN. Nous préférons ce terme qui
englobe en même temps Savoir et Pouvoir, faisant du per­
sonnage un être craint par les malfaiteurs, et considéré
comme protecteur de la communauté dans sa globalité; le
devin cumule à lui seul le savoir scientifique de guéris­
seur et le savoir magique de prédire l'avenir et d'entrer
en contact avec toutes les forces de la nature et avec
les ancêtres défunts qui lui dictent sa conduite, et
l'aident dans sa tâche. Au personnage de devin se joindra
le marabout, les deux partageant les mêmes fonctions à
des variantes près. Riches de théâtralité dans leurs pra­
tiques dans la société africaine, que dans les oeuvres
théâtrales qui nous les révèlent, ils exercent une grande
influence sur la classe dirigeante. Ils apparaissent, (nous
le verrons), comme un collaborateur patent de l'homme

189
un certain nombre de recettes qu'il accroît régulièrement
par de nouveaux achats clandestins, effectués auprès des
sorciers. La considération dont jouit un komea dans la
société es t f onction de sa célébri té" (1). Sa présence
dans le théâtre de l'écrivain ivoirien n'est pas neutre;
elle est liée à l'essence même du pouvoir. Dans notre
travail, ce personnage important sera désigné sous
l'appellation générique de DEVIN.
Quant au personnage du marabout, terme que nous gar-
derons et qui veut dire prêtre mahométan, en malinké kara-
moko, il emboîte le pas au devin; les deux cumulent les
mêmes fonctions la plupart du temps. En effet, "on entend
en général par marabout un prêtre mahométan, mais il faut
aussi comprendre dans cette catégorie tout homme recomman-
dable par ses bonnes moeurs et pratiquant toutes les
observances de la loi... Ces hommes moralisent le peuple,
donnent généralement des conseils de paix et de concilia-
tion" (2). Les marabouts sont consultés au même titre que
le devin, pour tout ce qui touche la vie des hommes dans
la société. Ils se réfèrent constamment au Coran pour telle
ou telle recette médicinale. Ils connaissent les versets
du Coran par coeur et y trouvent tous les remèdes à tous
les problèmes. Au terme de cette définition, on peut
s'interroger maintenant sur le rôle que peuvent jouer devin
(1) Amon d'Aby, op. cit., p. 54
(2) L'Abbé Boilat, cité par C. Coulon in Le Marabout et
le Prince, p. 62.

199
fournit à la masse de ses fidèles une certaine image
de ses dirigeants, plus attirante que celle attachée
aux rôles du Sous-Préfet ou du représentant local du
P.D.C.I. le prophète ne procède pas à la vente de car-
tes du parti, il ne recueille pas les cotisations obli-
gatoires pour la construction des édifices religieux,
il protège ou guérit; ses bons rapports avec le pouvoir
sont bien le signe de sa réussite; si l'action du pro-
phète est bénéfique et si ses rapports avec le pouvoir
sont bons, c'est que la nature du pouvoir est bonne.
A la limite, conclut M. Augé, (le président) et Albert
Atcho sont tous deux ensemble l'incarnation de la force
et du droit. Le prophète-médiateur fournit au gouver-
nement une image idéale des gouvernés et inversement." (l)
A la lumière de cette analyse, on comprend aisément la
mise en scène régulière du personnage de devin dans le
théâtre de Bernard Dadié. Toutes ses pièces plongent
leurs racines dans le terroir natal. Ce type de rapport
entre le pouvoir politique et les pouvoirs occultes,
il l'a aussi vécu au Sénégal à travers les relations que
l'Etat tissait avec les confréries maraboutiques. Comme
le devin, le marabout joue un rôle prédominant dans la
vie politique des dirigeants. Il est considéré comme
un support réel du pouvoir.
En Afrique, le personnage du marabout est né avons-
nous signalé, de l'islamisation des peuples de la région
(1) M. Augé, Théorie des pouvoirs et idéologie
de cas en Côte d'Ivoire, p. 260.
étude

201
qui favorise l'arrivée sur la scène politique des démons
comme Nahoubou 1er. Ces pratiques ne font qu'accentuer
le mythe du pouvoir et le culte de la personnalité.
D'autre part, il faut noter que l'éducation occidentale
reçue dès l'école n'a rien changé dans le recours constant
à l'ordre magico-religieux des classes dirigeantes.
Selon Christian Coulon, "derrière la façade occidentale J
les dirigeants africains restent souvent profondément
attachés aux pratiques ancestrales... les tensions socia­
les et psychologiques propres à leur situation d'accul­
turés, ainsi que l'univers de compétition dans lequel
ils vivent, encouragent le recours à la magie et à la
religion." (1)
La remise en cause de ces pratiques dans le théâtre,
de Dadié répond à une réalité sociale devenue troublante;
les accusations fétichistes pour déceler les comploteurs
contre le pouvoir sont monnaie courante. On liquide par
ce biais de pauvres innoncents qui n'ont souvent aucun
rapport avec ce dont on les accuse. Ainsi devin et
marabout peuvent-ils être considérés comme des "pouvoirs
périphériques", apportant leur renfort au pouvoir central.
Mais ces pouvoirs représentent pour le dirigeant poli­
tique un couteau à double tranchant : relégués au second
plan, devin et marabout sont des contre-pouvoirs poten­
tiels; c',est pourquoi, le pouvoir passe par tous les
moyens soit pour les coopter, soit pour les éliminer
(1) C. Coulon, op. cit., pp. 230-231.

203
Au niveau des élections par exemple, le marabout
et ses disciples, le devin et ses clients, sont un poids
non négligeable pour l'homme politique qui veut gagner
la bataille. Le cas du prophète Atcho en Basse Côte
d'Ivoire est un exemple patent. Atcho a non seulement la
masse populaire, pour qui il est l'incarnation de la
justice et "soldat de Dieu", mais aussi une force écono-
mique et politique. Marc Augé fait remarquer que" Atcho
est... une puissance politique. plus exactement, son
influence s'étend assez largement en Côte d'Ivoire pour
que le pouvoir politique compte avec lui... Le nom
d'Albert Atcho est parfois associé à celui du président
Houphouët-Boigny, voire à celui du président Hamani Diori.
Ensemble et avec l'aide des "soldats de Dieu", ils barrent
la route de l'individu mal intentionné qui, "en double"
ou "en diable", s'apprêtait à attaquer son prochain et
se vit foudroyer par infiniment plus fort que lui." (1)
Ainsi les puissants de ce monde recourent-ils à ces
"pouvoirs périphériques" qui, tout en n'exerçant pas
le pouvoir politique, contribuent largement à son maintien
et à son épanouissement.
Mais lorsque ces pouvoirs deviennent encombrants
ou s'ils refusent de suivre le mot d'ordre, compromettant
ainsi l'autorité politique, le dirigeant ne lésine pas
avec les moyens qui sont à sa disposition. Dans un tel
cas, il a deux solutions
(l) M. Aug é, op. cit., p. 254.

207
dans une perspective d'auto-protection, il faut
éliminer définitivement par des morts violentes
très souvent dissimulées, tous les é16ments qui
peuvent compromettre voire limiter la toute­
puissance du dictateur.
Cette prise de position ferme de la part du dirigeant
face aux "pouvoirs périphériques", révèle bien leur poids
sur l'exercice du pouvoir. Il faut signaler ici que
presque toutes les exécutions de devin, dans les pièces
qui nous intéressent, ont lieu au palais; lieu clos et
.discret par excellence, le palais est ainsi transformé
en un abattoir de crâhes humains, comme le montre bien
Nahoubou 1er. Toutes ces exactions font écho à l'actua­
lité que les peuples vivent sous les régimes autoritai­
res d'Afrique noire. Certains propos de Nahoubou 1er
renvoient immanquablement aux événements de 1963 que le
pays de Dadié a connus : marabouts et féticheurs sous les
accusations des sorciers de la cour du chef, y ont lais­
sé leurs plumes. Dès lors on peut affirmer que les
"pouvoirs périphériques" représentent une force plus
redoutée que l'opposition politique si elle existe.
En actualisant cette affirmation, on constate par exemple
que l'intégration ou le maintien des devins et marabouts
dans le sillage du pouvoir politique en Afrique n'est
pas un acte de simple gratitude. Cette cooptation répond
bien à une exigence voire à un impératif politique. Le
cas des prophètes Atcho et Papa Nouveau en Côte d'Ivoire
est à cet égard profondément significatif. Le prophète

209
influencé Bernard Dadié, est identique à celle du grand
marabout de Gagnoa, Yacouba Sylla, un Sarakolé de Nioro
(Mali), exilé en Côte d'Ivoire depuis l'époque coloniale
à la suite des troubles portant atteinte à l'ordre ins­
tauré par le colonisateur. Associé à la lutte d'indé­
pendance du R.D.A., ce mystique, outre son pouvoir de
grand marabout, est aujourd'hui plus une puissance écono­
mique qu'une puissance mystique. Son parc auto-car de
transports dépasse largement la centaine; il dispose de
plusieurs salles de cinéma dans de grandes villes impor­
tantes (Gagnoa, Sinfra, Bouaflé) et de plusieurs planta­
tions de café et de cacao. Grand actionnaire dans les
sociétés d'exploitation forestière, il gouverne une cour
de plus de deux mille disciples. Cet impact économique
lié au mysticisme religieux, quoique non dévoilé par
l'écrivain ivoirien, influence bien les hommes politiques
dans leur prise de décision à l'égard des "pouvoirs péri­
phériques". Cela explique en réalité la cooptation de ces
personnages mystérieux qu'il est difficile de définir
succinctement. L'analyse de leur fonction suggère une
profonde ambiguïté. Dans le cas des marabouts, rapporte
Christian Coulon, "tout l'art politique des marabouts
consiste à jouer sur l'ambiguïté de leur position dans
la société politique; d'un côté en utilisant les ressour­
ces que leur procure l'Etat, de l'autre en marquant, le
cas échéant, leurs distances à l'égard de celui-ci. En
période normale ou en cas de crise limitée, ils pourront
se faire plutôt les collaborateurs de l'Etat. Mais si

210
la crise dure et si un mécontentement populaire se déve-
loppe, les marabouts, sans aller jusqu'à apparaître
ouvertement comme des opposants, se montreront plus réti-
cents envers le gouvernement. Car, conclut C. Coulon,
depuis fort longtemps les saints et les chefs soufis sont
associés à un rôle de protection contre le pouvoir
oppressif." (1) Ceci est aussi vrai pour les devins et
prophètes, car en tant qu'intermédiaires entre l'Etre
Suprême et les hommes, ils sont le garant de l'ordre
social. Celui-ci doit aller forcément dans le sens de la
justice et de l'équité. C'est ce qui explique la hargne
du guérisseur contre le pouvoir sanguinaire de Nahoubou
1er dans Les Voix...
Le Guérisseur
"Le pays va bientôt pouvoir respirer. Il sera
rendu justice de tes injustices." (2)
Cette fonction historique du devin comme contre-pouvoir,
Dadié ne l'a pas perdu de vue. Force est de constater que
le pouvoir qu'il critique doit être perçu comme une sorte
"d'élément-somme" amalgamant les pratiques politiques
importées et les pratiques religieuses qui étaient le
support potentiel du pouvoir traditionnel. Mais il faut
signaler que l'exploitation du patrimoine traditionnel
ne se fait qu'en fonction des intérêts de la classe domi-
nante. En effet, celle-ci ne récupère de la tradition que
les aspects susceptibles de légitimer sa domination en se
(1) C. Coulon, op. cit., p. 286.
(2) Les Voix ... , p. 117.

212
sur l'apport de ce personnage riche de théâtralité aux
oeuvres de l'auteur dramatique ivoirien.
IV - APPORT DU PERSONNAGE DE DEVIN AU THEATRE DADIEEN
Le devin, de par sa fonction sociale, exerce un
grand impact non seulement sur l'homme politique à qui
il apporte son savoir, mais aussi sur les masses qui voient
en lui le porte-parole des forces supérieures. Dans le
théâtre de Dadié, le devin détient la trame de l'action
dramatique, principalement dans Les voix dans le vent et
dans Béatrice du Congo. Il n'apparaît la plupart du temps
qu'aux temps forts de l'action à la faveur de laquelle
ses paroles, ses gestes... brodés de proverbes et d'énig-
mes profondes, miroir de la conscience collective, devien-
nent des moments mystérieux et sacrés; ces périodes ten-
dues au niveau même du suspens renvoient au premier moment
de la création du monde, rejoué par le devin. Car son
"langage, toutefois, n'est pas seulement instrument de
communication; il est ex-pression, par excellence de
l'être-force, déclenchement des puissances vitales et
principe de leur cohésion. Sur le plan métaphysique, le
verbe est créateur par la parole de Dieu et création
continuée par le souffle humain, c'est-à-dire l'âme." (1)
Cet instant privilégié qui donne toute la saveur
africaine au théâtre de l'auteur dramatique ivoirien,
est vécu par le roi et le devin qui interrogent l'avenir
(1) L. V. Thomas, R. Luneau et J. L. Doneux, Les religions
d'Afrique noire, p. 17.

214
devin retient pour faire durer le suspens, donnent plus
de poids au message qu'il va livrer et qui le libérera.
Ainsi, médium entre le monde invisible et le monde VlSl-
ble, le devin voit-il sa fonction intensifiée par la
lente progression de son art qui fuit la sphère profane
pour s'intégrer totalement au monde sacré avant de faire
jaillir le Verbe tant attendu à la face du monde réel
pour qu'il soit décodable par tous. C'est l'extase, mieux,
la possession du devin par la "Parole-mère", qui lui
permettra de libérer la vérité. C'est cette même extase
affirmera Senghor, "qui est le moyen majeur d'aiguiser
"la vision", de.rendre aux sens devenus dictionnaires,
leur fonction véritable, qui est de fairè comprendre la
valeur analogique, significative des signes-images et de
leurs supports... " (1)
Exploitant profusément ce moyen, l'épisode du devin,
transposé à la scène, permet à Dadié d'acquérir l'adhé-
sion totale du public en se fondant sur sa mentalité.
Les différentes paraboles qui affluent alors dans le dis-
cours du devin, permettent non seulement d'éveiller la
sensibilité des spectateurs, mais aussi de montrer comme
le dit Senghor que "toute parole qui n'est pas fabulation,
ennuie." Nous découvrons ainsi chez le dramaturge ivoirien,
une rémanence du talent du conteur traditionnel agni,
qui sait associer plusieurs images-symboles pour expri-
mer des situations précises. Par le biais de ce procédé,
(1) L.S. Senghor, La parole chez Paul Claudel et chez
les Négro-africains, Dakar, N.E.A., 1973, p. 29.

217
dans la dernière image "le boa se laisse manger par la
brebis" ...
A travers le message de la prêtresse Marna Chimpa
Vita qui sera relayée par sa fille Dona Béatrice, l'auteur
dramatique ivoirien révèle un aspect de la pensée symbo-
lique africaine. Celle-ci souligne Louis-Vincent Thomas,
"joue ... sur les deux tableaux: celui de la représenta-
tion ou de l'expression, celui de l'intervention... Elle
a une quadruple finalité: un sens économique puisqu'elle
résumer condenser rapproche; une fonction opératoire,
car c'est un véritable jeu de permutations qu'elle rend
possible -(-glissement de la chose symbolisée aux divers
éléments du champ symbolique); une valeur d'usager pour-
suit L. V. Thomas, qui rappelle les règles de l'action
et montre l'union de l'obligation et du désirable; une
fonction de suggestion (elle frappe l'imagination) ou
d'explication (elle est l'indice le plus sûr des corres-
pondances et des participations). En tant qu'imager elle
est figure; en tant que hiérophanie, elle devient puis-
sance." (1) C'est pourquoi Dadié se sert régulièrement
de cette pensée symbolique par le biais du devin pour
mieux formuler sa critique. Il établit ainsi entre les
différents éléments symboliques qu'il donne au spectateur,
une relation de correspondance pour bien expliciter la
situation que vit le Zaïre. L'interrogation du devin est
à ce niveau profondément révélateur :
(1) L. V. Thomas, R. Luneau et J. L. Doneux, op. cit. /
p. 31.

222
Ces phrases denses de sens et riches de présupposés,
révèlent bien la critique virulente de l'écrivain ivoirien
à l'égard des possédants de ce monde. Dadié ne cesse
de remettre en cause l'opulence, l'égoïsme et l'auto­
satisfaction de la bourgeoisie africaine, enfermée dans
sa cupidité et suçant le sang des masses les plus démunies.
Toutes ces sangsues sont mieux vues par les devins qu'elles
fréquentent régulièrement pour maintenir leur oppression.
L'exploitation du devin donne un regain de force à la
critique dadiéenne et la rend plus crédible auprès du
public. Car, ordinairement, "ces personnes qui utilisent
justement_. les images-analogies sont les maîtres de la
parole... leurs propos dépassent la simple image-équation.
Et les mots ne signifient plus ce qu'ils représentent."
( 1)
Cet aspect astucieusement exploité, montre que le
théâtre de Dadié, loin d'être une pure copie du théâtre
occidental, est africain de par son contenu. Ce qui est
irréfutable, notons-le, c'est la véritable conscience
que l'écrivain ivoirien a de contribuer par l'intermédiaire
du devin à la structuration d'un monde tel que la collec­
tivité africaine se la représente. Ce caractère merveil­
leux, transposé à la scène, ne peut que favoriser la
prise de conscience dans la mesure où la communauté adhère
facilement à la parole du devin, considérée comme venant
des forces supérieures, dépouillée de toutes scories. Le
(1) B. Kotchy, op. cit. p. 285.

224
Toutes ces paraboles, riches d'images-symboles ont
des rapports certes avec la situation que vivrâ l'Afri­
que de l'ère coloniale, mais aussi l'Afrique de l'époque
néo-coloniale; car le colonisateur interviendra toujours
pour mieux exploiter les guerres tribales, montrant au
monde que les colonisés sont incapables de se gouverner.
Le cas du Biafra et mieux, celui du Shaba au Zaïre, est
évocateur. Etablissant régulièrement des liens entre
l'imaginaire et le réel, la parole de Dadié par le devin
interposé, est une parole-image. Et les symboles qui
la sous-tendent, lui donnent plus de poids, plus de cré­
dibilité aux yeux du spectateur averti. Chez le dramatur­
ge ivoirien, signale Kotchy "le symbole est une image
surréelle. Il sert à voiler et à dévoiler des situations
délicates. Par la magie du Verbe, le symbole se fait pro­
verbe. Et de même que l'image-analogie contribue à la
connaissance et à la compréhension du cosmos, le prover­
be est aussi un procédé gnomique dans la société tra­
ditionnelle, c'est un instrument efficace d'éducation...
il critique sans blesser, il s'attaque ... avec finesse
aux situations morales, sociales, politiques." (1) On
comprend alors pourquoi le théâtre de Bernard Dadié,
conçu comme une critique de l'Afrique moderne, exploite
les ressources du théâtre traditionnel en imaginant d'au­
tres langages et d'autres moyens d'expression qui ont un
grand impact sur le public africain moderne. Dès lors,
(1) B. Kotchy, op. cit., pp. 285-286.

226
traduit une volonté de rénovation de l'art dramatique
dadiéen.
CONCLUSION
Cette partie de notre travail a paru peut-être trop
longue; mais notre but était de montrer avec plus de
précision un aspect du pouvoir qui fut jadis passé sous
silence par quelques critiques. Loin de fournir ici une
étude exhaustive, nous nous sommes astreint à dévoiler
l'essentiel des rapports qui lient les "pouvoirs péri­
phériques" au pouvoir central, celui qui est plus mani­
feste"dans les oeuvres· théâtrales choisies pour ceite
étude.
Le dirigeant politique dans le théâtre de Dadié
exploite tous les moyens de coercition et de domestica­
tion de la violence pour légitimer son pouvoir. A cet
effet, certains procédés comme les recours constants au
devin ou au marabout, lesquels ont un grand impact sur
la mentalité populaire, sont profusément utilisés à des
fins de domination. Le personnage de devin, tout comme
celui de marabout, exerce une fonction ambiguë et diffi­
cilement détachable de leur rôle social respectif. Nous
l'avons vu, ces personnages apparaissent d'abord comme
des "donateurs" pour reprendre une expression de Propp,
dans la mesure où ils interviennent en temps de crise
et permettent au dirigeant d'accéder au pouvoir en lui
donnant une parcelle de leur puissance mystique. A ce
niveau, nous les avons considérés comme le support patent

228
CHAPITRE III
LA FEMME OU LE VERITABLE CONTRE-POUVOIR
DANS LE THEATRE DE DADIE
Ce chapitre entend montrer l'importance capitale
de la femme dans le théâtre de Dadié. En effet, presque
toutes les pièces de l'auteur dramatique ivoirien mettent
en jeu à des variantes près, la femme dans ses rapports
avec le pouvoir. Cette présence réitérée est-elle simple
fidélité à une réhabilitation de l'image féminine?
Ne prend-elle pas sa source dans l'histoire akan ? Quelle
fonction Bernard Dadié attribue-t-il à la femme ?
Pour donner des éléments de réponse à toutes ces
questions, nous nous proposons de fouiller dans l'histoire
du peuple Akan afin de saisir la fonction spécifique
de la femme auprès de l'homme politique dans le théâtre
dadiéen. Cette démarche nous évitera de tomber dans l'er­
reur de certains arguments sexistes, qui n'ont toujours
vu qu'un aspect de la fonction féminine dans les sociétés
africaines, au point que leur langage se réduit à deux
thèmes principaux la femme soumise, la femme procréa­
trice ou la femme au foyer.
Mais cet argument généralisateur n'est qu'un reflet
d'une fonction plus importante qui reste à moitié inex­
ploitée. Rappelons que la société qui nous intéresse ici
est une société matrilinéaire où la femme tient une place
\

232
du pouvoir. C'est pourquoi elle demeure
toujours dans l'ombre du roi .. . " (l )
L'histoire du peuple ashanti qui occupe la même aire
culturelle que les Agni de Côte d'Ivoire, révèle aussi
l'existence des "femmes-chefs" qui auraient dirigé la
communauté Ashanti avant les différentes métamorphoses
socio-culturelles. Tous nos informateurs et informatrices
sont unanimes à reconnaître le rôle primordial joué par
la femme auprès du pouvoir politique. Elle est considérée
comme support de l'idéologie du pouvoir et à ce titre,
elle transmet le pouvoir qui a pour support matériel le
BIA ou "siège-trône" chez les Sanwi. C'est ce double
aspect qui lui donne plus de poids dans la société matri-
linéaire; elle est non seulement la source originelle
du pouvoir, mais aussi l'élément structurateur de la
société agni.
Mais génitrice et procréatrice, la femme peut-elle
exercer le pouvoir? Où se situe-t-elle dans les prises
de décision globales ?
l - 2. La femme ou la dominante politique effacée
Au niveau de la conception du pouvoir, la femme
cumule tous les rôles qu'ils soient rituels ou politiques.
Cela relève de l'idéologie même du pouvoir. Au Sanwi,
le support du pouvoir incarnant l'autorité féminine est
plus vénéré et plus craint que celui symbolisant l'auto-
(1) Assalé Amah, entretien du 10/4/1981, à Krindjabo.
Cassette nO 4. La vieille s'est refusée à tout commentaire
sur le rôle de la femme akan auprès de ( .. '/' .. )

234
conseils sont sollicités par les aînés du lignage.
Lorsque se produit une crise de succession d'une certai-
ne ampleur, il arrive qu'une dihye devienne un personnage
de premier plan, révélant des capacités de dirigeant"
(l) •
Conservatrice de la tradition, la femme est l'élément
capital de l'exercice du pouvoir, tout en demeurant
dans l'ombre des hommes qui dirigent la société agni.
Elle peut être considérée comme le guide, voire l'aver-
tisseur de conscience de l'homme au pouvoir. Selon
Perrot, "les femmes anyi d' aujourd' hui - dont certaines,
planteurs, chefs d'entreprises, dirigent des équipes
de manoeuvres - ont donc des devancières ... A travers
celles-ci est rendue tangible la relation des femmes
au pouvoir dans l'ancienne société. Elles se trouvaient
dans la proximité, mais à une certaine distance du pouvoir,
normalement exercé par les hommes. Mais dans les périodes
critiques, poussées en avant par la nécessité de défen-
dre leur lignage affaibli et menacé, elles se portaient
au premier plan et occupaient la place dévolue ordinaire-
ment aux hommes." (2)
Dans l'ancienne société Agni-Sanwi, la présence de
la femme est indispensable au rituel du pouvoir et à son
maintien dans la pureté. Ce rôle religieux lui incombe
et semble trouver son explication dans l'origine même du
(1) Claude-Hélène Perrot, "Femmes et pouvoir politique
dans l'ancienne société anyi-ndenye" in Cahiers d'Etudes
Africaines, 73-76, XIX-1-4, p. 220.
(2) ibidem, op. cit., p. 223.

235
pouvoir. En effet, toutes les cérémonies rituelles liées
au pouvoir sont exécutées et guidées par les femmes.
Cet aspect est très important surtout dans les introni­
sations du roi ou d'un chef supérieur en milieu agni.
Par exemple, la fête d'igname qui est une occasion de
théâtraliser la société entière, permet de mieux déceler
la fonction de la femme auprès du pouvoir. Presque tous
les actes de purification du trône et des assistants
sont effectués par elle.
Avec ce cumul de fonctions, la femme devient le
noyau de tout ce qui gravite autour du pouvoir. Car,
signale Amon d'Aby, "les véritables propriétaires de la
chaise (l 'odijabia ), ce sont les femmes, qui, seules,
peuvent la transmettre à leur postérité. Devenant par
voie de succession la mère de tout le groupe, la reine
de la tribu devient du même coup propriétaire de cette
chaise dans les limites définies par la coutume. C'est
pourquoi elle est en définitive la dépositaire de tous
les pouvoirs spirituels et temporels qu'en raison de
l'impureté et de la faiblesse de son sexe, elle délègue
à l'afilié-kpangni. Le patriarche r e p r ê s e n t ev-La force,
l'autorité, et la reine de la tribu, l'origine du droit."
(1)
Dans l'exploitation du personnage féminin à des fins
théâtrales, Bernard Dadié n'oubliera jamais ce fonds
culturel agni dans lequel il puise son inspiration aussi
(1) Amon d'Aby, op. cit., p. 136.

236
bien sur le plan de l'action que sur le plan du choix
de la femme qui incarnera toujours la justice, le droit.
Au niveau du drame, il se tisse entre le théâtre de Dadié
et la culture akan une complicité patente qui permet
de dévoiler les différentes faces du pouvoir et les nou­
velles exploitations dont elles font l'objet dans les
républiques indépendantes de l'Afrique moderne. Ce bref
aperçu socio-historique de la fonction de la femme dans
la société Akan nous amènera à mieux cerner le rôle qui
est dévolu au personnage féminin dans le théâtre du
dramaturge ivoirien.
II - LA FEMME OU LE CONTRE-POUVOIR DANS LE THEATRE
DE DADIE
En effet, l'emploi du personnage féminin auprès de
l'homme politique n'est pas un fait nouveau, surtout
dans les sociétés matrilinéaires africaines. Cependant,
chez les Akan de Côte d'Ivoire, si la femme est considé­
rée comme la source du pouvoir, elle se révèle aussi
comme le contre-pouvoir le plus craint et le plus effica­
ce. Aucun règne, dit-on, ne peut résister à une révolte
de femme. Toute révolte féminine est considérée comme
une menace. Mais elle est nécessaire dès que le droit
qui régit la société se trouve mis en cause. Par exemple,
chez les Abbey de Côte d'Ivoire, sous-groupe Akan, ce
sont les femmes qui poussent le chef à prendre ses res­
ponsabilités lorsque la menace pèse sur la communauté.
C'est ainsi que "... lors des litiges qui opposèrent les
Mossi (travailleurs des plantations) aux Abbey autochtones

239
Le Contremaître, s'adressant aux femmes
"Pourquoi n'y a-t-il que vous les femmes pour
protester dans cet î-mmense royaume ?"
Première femme
"Parce que c'est nous qui savons souffrir pour
donner la vie aux hommes ... "
Deuxième femme
"C'est souvent au prix de notre vie que la vie
poursuit son cours ... " (1)
Dadié dévoile dans les propos de ces personnages féminins
la légitimité de leur révolte contre l'injustice et l'ex­
ploitation qui sont devenues le lot de la population
africaine. La rébellion des femmes, quoique symbolique,
est considérée comme un grand danger pour la société.
Par l'inversion même des rôles sociaux, les femmes exi-
gent ainsi l'acceptation et la reconnaissance de leurs
fonctions sociales. C'est pourquoi, le seul cri conscient
qui s'élèvera dans les pièces politiques de l'auteur
dramatique ivoirien proviendra souvent d'une femme; c'est
ainsi que Dona Béatrice donnera son nom à l'une des pièces
les plus politiques de l'écrivain ivoirien. Ce personnage
historique surnommé "La Jeanne d'Arc Congolaise", fut
une illustre figure qui marqua l'histoire de l'actuel
Zaïre. Son choix au niveau du théâtre dadiéen est révéla-
teur. Car, Dona Béatrice préfigure aussi la militante
africaine. Parlant de ce personnage, le Professeur lbra­
himaBaba Kaké affirme que parmi les femmes qui jouèrent
un rôle important au Congo, "nulle... ne s'est élevée
(1) Acte II, tableau l, p. 84.

241
avec le Bitanda est un accord d'intérêt...
ni le coeur, n& l'esprit...
Le F.oi :
"J'interdis à quiconque de parler ainsi.
Ah, si vous saviez tout ce qu'il projette de
faire pour la grandeur de ce pays ?
Dona Béatrice :
"L'excès de pouvoir aveuglerait-il? Nous vo­
yons les prétenduS frères chrétiens, s'infil­
trer partout. Bientôt nous vivrons tous sous
le joug étranger, si cela n'était déjà. Nous
avons le devoir de prévenir... de nous battre
et nous nous battrons... " (1)
Consciente du rôle qu'elle doit assumer, Dona Béatrice
ne cessera de dénoncer et de dévoiler les conséquences
de toute alliance fondée sur l'exploitation de la majori-
té au profit d'une minorité assoiffée de gain et de glo-
riole. Exprimant toute l'idéologie de Dadié, Dona Béatrice
ira jusqu'à traduire au roi le poids de l'histoire dans
l'action politique. Pour elle, l'oppression et la déma-
gogie mensongère ne sont que des masques qui ne peuvent
freiner le cours de l'histoire des peuples. Militant pour
une action orientée vers le futur proche, Béatrice se
heurtera toujours à l'entêtement forcené du roi Mani Congo
qui ne comprend pas que toute politique assimilationniste
ou néo-colonialiste est une forme plus élaborée de la
servitude humaine. Ici, l'héroîne donne une véritable
leçon de morale politique au roi qui reste imperméable
(1) Béatrice .... , acte II, tableau r , p. 87.

243
(Les gens accourent.)
Homme des barracons et des baraquements J tous
en marge de la vie J hommes des cantonnements
et des relais J
voici se lever le soleil.
menant la vie d'étape en étape J
(Se dressent ceux qui étaient couchés.)
Qu'ils sachent J
nos maitres de toutes couleurs J
que nous allons nous admirer cette nuit dans
la clarté des incendies... /1 (1)
Pour Dona Béatrice, tout comme pour Dadié, la seule
issue possible pour échapper à toute dictature qui se
pérennise, c'est de la détruire par la violence. Le fait
que cette violence soit toujours exprimée par la bouche
d'une femme, revêt une double signification. D'une part,'
Dadié nous renvoie consciemment ou inconsciemment à la
fonction primordiale dévolue à la femme dans la société
akan, fonction qui exige d'elle une réaction efficace
en temps de crise aiguë, d'autre part, l'écrivain dévoile
explicitement la démission totale des hommes face à la
dictature de l'autocrate qu'ils considèrent comme une
calamité naturelle. Force est de constater que c'est en
bravant les hommes que Dona Béatrice affirme sa féminité
et au-delà, la fonction qu'elle doit assumer dans la
société :
Dona Béatrice :
/ILes femmes ont levé l'étendard de la dignité
parce que l'amour de l'argent a tué le courage
dans le coeur des hommes J parce que les hon-
neurs ont corrompu les hommes ... Ils sont nombreux
(1) Béatrice... ,. acte III, tableau l, p. 115.

la bête de somme.
248
Dans cette lutte constante pour la restauration
d'un humanisme sans fard, Dadié s'imprègne de la vie de
son peuple et évoque dans son oeuvre théâtrale l'instinct
de vie, de liberté et d'égalité qui est le sien. Cet
aspect s'exprime mieux dans le personnage féminin. A
travers Dona Béatrice, l'image de la femme militante
qui a soif de liberté et de justice sociale, porte-parole
de l'écrivain ivoirien, peut être vu le double de
la princesse sanwi,Mlan Alua ou la Blahima (reine-mère)
des Agni-Sanwi.
En effet, en pays sanwi, les fonctions attribuées
à ce personnage sont considérables au niveau des institu­
tions et de l'exercice du pouvoir. Une similitude patente
se tisse entre la Blahima et Dona Béatrice. On peut affir­
mer que la Béatrice de Dadié est non seulement Béatrice
du Congo, mais aussi Mlan Alua, princesse renommée du
Sanwi des temps anciens. Toutes deux cumulent les fonc­
tions de reine-mère (même si cette. première fonction est
moins évidente dans la pièce de l'écrivain) et de prêtres­
se du royaume. En tant qu'avertisseuse de conscience
collective, Dona Béatrice s'est vue chargée de la mission
qui incombait à la Blahima, à savoir, conduire l'homme
politique sur le droit chemin et le mettre en garde contre
tout dérapage pour reprendre une expression actuelle.
C'est au nom de cette fonction qu'elle s'adressera toujours
au Roi :

249
Dona Béatrice :
"C'est un ordre que J'ai reçu. Les anciens
m'ordonnent toujours de vous dire la vérité...
Nous avons le devoir de prévenir... " (1)
Dadié prend ainsi à son propre compte l'histoire de la
Blahima du Sanwi qui, en tant que responsable de toutes
les femmes du pays, " est encore l'intermédiaire entre
les vivants et les morts, elle dirige les cérémonies
sacrées: c'est elle qui détermine avec le grand prêtre
la date de la fête d'igname... Détentrice de la tradition...
elle est la principale responsable du choix d'un roi ...
Elle doit le guider et lui dire ce qu'il faut faire ou
ne pas f aire pour être dans le droit chemin." (2)
Dans le cas plus précis de la princesse du Sanwi, le
pouvoir traditionnel qui lui était conféré par la coutu-
me fut doublé par un don personnel qui faisait d'elle
le Komian, c' est-à-dire une personne douée d'un pouvoir
surnaturel reçu d'un génie.
Doublée donc de ce pouvoir, on comprend bien l'in-
fluence et le poids qu'une telle femme peut exercer sur
l'homme politique. Son exploitation dans le théâtre
de Dadié redonne certes le caractère merveilleux au Pou-
voir, mais répond aussi à une constante qui anime le
dramaturge ivoirien, celle de réhabiliter l'image de ces
grandes figures, qui ont marqué l'histoire de l'Afrique.
Cette réhabilitation trouve sa justification dans un
double contexte qui a marqué l'écrivain ivoirien:
(1) Béatrice... , acte II, tableau l, pp. 86-87.
(2) Diabaté H., "Mlan Alua, Blahima du Sanwi", in Bulletin
de l'I.F.A.N., t. 39, série B, N° 2, 1977, p-:- 321.

250
1. Appartenant à une société fondée sur le matrili­
gnage, Dadié dévoile par le rôle qu'il attribue
au personnage féminin dans son théâtre, que la
femme, contrairement à ce que pensent les détrac­
teurs généralistes de l'Afrique, assuma une fonc­
tion politique très importante. Au Sanwi, par
exemple, "la blahima symbolise le vrai pouvoir;
elle est l'image de la première ancêtre du clan
royal, celle qui lui a donné naissance. Elle re­
présente le Mlata qui a permis la survie de ce
clan, sous la direction duquel le peuple Sanwi
a résisté aux guerres et échappé à la 4ésagrégation,
ce clan grâce auquel le pays a prospéré. A ce
titre la blahima est un personnage sacré, plus
considéré que le roi lui-même, sans lequel on est
persuadé que le groupe perdrait de sa substance,
de sa force ... " Cl)
Sa présence dans les textes de Dadié traduit
consciemment ou inconsciemment l'idée de continui­
té de la lutte de la femme aux côtés de l'homme.
2. On peut y voir aussi l'expression d'une reconnais­
sance implicite adressée aux militantes du R.D.A.
qui ont été fermes dans la lutte émancipatrice
du pays de Dadié. Car elles se sont révélées com­
me un véritable contre-pouvoir dont le dynamisme
a ébranlé l'administration coloniale; surtout lors
(1) Diabaté H., in Bulletin de l'I.F.A.N., op. cit. p. 339.

251
de l'internement de Bernard Dadié et sept autres
militants du R.D.A. à la prison de Grand-Bassam)
à la suite des événements du 6 février 1949. La
marche des femmes sur Bassam est restée un fait
profondément historique qui est toujours d'actua­
lité.
Dans tous les cas, la présence réitérée du personnage
féminin dans le théâtre dadiéen répond à une fidélité
à l'image méliorative de la femme africaine. Paraphrasant
Madame de Maintenon, nous pouvons affirmer que ce sont
les femmes qui font et défont le pouvoir dans le théâtre
de Dadié, si nous nous référons aux sources originelles
du Pouvoir.
CONCLUSION
L'exploitation du personnage féminin à des fins
théâtrales, permet à Bernard Dadié de dévoiler le vérita­
ble dédoublement de la femme. Auprès de l'homme politi­
que sur lequel elle exerce une influence considérable)
la femme est en effet source du pouvoir et obstacle à ce
même pouvoir. Cette double fonction fait d'elle un contre­
pouvoir redoutable comme le devin.
Cerveau de toutes les révoltes dans Les Voix...
et dans Béatrice... , le personnage féminin apparaît com­
me "le grenadier voltigeur" en terme militaire, c'est-à­
dire le fantassin chargé de mener le combat principalement
par le mouvement et par le choc. Cette fonction capitale
que Dadié attribue à la femme fait d'elle l'élément cata-

253
point exhaustive, nous pensons que la mort de Béatrice
au bûcher revêt une double signification: d'une part,
cette mort est la préfiguration d'une désagrégation totale
des institutions politiques africaines fondées sur un
support matériel garantissant le droit; d'autre part,
avec Béatrice est enterrée définitivement peut-être
l'image de la femme militante convaincueiqui se donne
en sacrifice pour la survie de toute une collectivité
entière.

TROISIEME PARTIE
ESSAI D'ANALYSE CRITIQUE

254
Cette dernière partie de notre travail s'intitulera,
faute de mieux, Essai d'analyse critique. Elle a pour
objectif principal de nous interroger brièvement sur
les techniques dramatiques qui permettent à Dadié de stig­
matiser le pouvoir et de révéler en même temps ce que
deviendra le dirigeant politique.
Signalons qu'il ne s'agit pas pour nous de nous en­
gager dans une étude exhaustive de l'esthétique dadiéenne,
dans la mesure où, Dadié, comme bon nombre d'écrivains
africains, privilégie plus le didactisme au détriment de
l'esthétisme considéré dans la situation actuelle comme
secondaire. Cela n'exclut pourtant pas l'existence d'une
esthétique théâtrale propre au dramaturge ivoirien.
Dans un second temps, nous nous attacherons à déga­
ger le projet de société et l'idéologie dominante qui
le sous-tend. En dernière analyse, nous nous intéresserons
plus particulièrement à la position sociale que Bernard
Dadié occupe aujourd'hui dans son pays; celle-ci est
présentement l'objet de nombreuses interrogations dans
les milieux intellectuels ivoiriens.

256
forcément pourriture." (1)
Se fondant sur cette théorie, le théâtre de Dadié
établit un véritable pont entre le passé et le présent
dans la perspective d'une approche critique de l'histoire.
Il ne retient de celle-ci que les éléments dynamogènes
susceptibles de favoriser la prise de conscience et une
meilleure appréhension des problèmes du moment. Il ne
s'agit pas pour le dramaturge ivoirien de faire une apo-
logie de l'histoire, mais de la passer au peigne fin,
pour mieux déceler les erreurs fatidiques, qu'il faut
éviter: "C'est dans cette perspective, signale Kotchy,
que Dadié considère Toussaint Louverture. Peu lui importe
ses succès militaires. Ce sont les erreurs de son gouver-
nement qui attirent son attention : ses relations avec
la métropole, avec le monde paysan, avec ses généraux
Moyse et Dessalines... Dadié soulignera davantage les
passages propres à émouvoir le public africain d'aujour-
d'hui; à l'aider à reconstruire sa propre histoire." (2)
Cette utilisation de l'histoire permet à l'écrivain
de vitupérer les dirigeants politiques actuels. Ce recul
nécessaire par rapport à l'actualité donne un ferment de
rénovation au théâtre dadiéen. Celui-ci fixera au lecteur-
spectateur une marge plus large de projection non seule-
ment dans les méandres de l'histoire, mais aussi dans les
turpitudes de l'actualité vues à la lumière d'expérience
(1) Bandja Kouyaté, Entretien sur le rôle du griot dans la
société malinké, Minignan le 10/7/1981, cassette nO 3.
(2) Kotchy B., op. cit., p. 228.

257
vraie permettant de cerner les contours d'une société
future à construire. Cette projection n'interdit pas
du tout le processus d'identification qui doit forcément
déboucher sur la prise de conscience immédiate du spec­
tateur. En cela, Dadié conserve des dettes envers Brecht.
C'est l'ironie, méthode plus subtile, élaborée à
la brechtienne, qui sous-tend en grande partie l'analyse
du capitalisme post-colonial dans les pièces de l'écri­
vain ivoirien. Sous le couvert de la méthode de distan­
ciation, l'histoire se voit utilisée par Dadié comme
un instrument privilégié de combat contre tout pouvoir
autocratique, totalitaire. On peut affirmer aussi que
c'est le meilleur moyen pour le dramaturge d'échapper
à la censure qui sévit dans son pays. C'est pourquoi les
éléments historiques tels les titres de noblesse ou
noms d'emprunt comme "Dom Carlos 1er, Grand Duc de... ,
Baron, Marquis de... , Comte de ... " qui, à eux seuls évo­
quent une période historique précise, ne sont qu'un
trompe-l'oeil efficace sous le couvert duquel Dadié
caricature la cohorte des dirigeants fantoches africains,
obnubilés par le mimétisme de l'Occident. ç'est à ce
niveau que l'on comprend l'affirmation de Dailly selon
laquelle "nos auteurs se veulent avant tout des créateurs
doués d'une sensibilité délicate et d'un sens esthétique
poussé. Ils sont conscients, poursuit Dailly, des embûches
que l'histoire dresse sans arrêt sur leur chemin. Seule
la vérité historique les intéresse. Ils veulent s'appuyer
sur elle, pour faire oeuvre d'imagination sans oublier

258
qu'ils ont un message à transmettre à leur peuple." (1)
L'exploitation du personnage de Dona Béatrice par
exemple permet à Dadié de dévoiler la double dimension
de cette figure historique. D'une part, il s'agit pour
le dramaturge de révéler en cette héroïne l'image de la
Blahima traditionnelle, vénérée par les Agni Sanwi, et
support réel du système matrilinéaire; d'autre part, de
recréer l'image de la femme militante progressiste des
années cinquante telles Awa Kéita du Hali ou Sery Koré
de Côte d'Ivoire. Ces personnages féminins, implicitement
présents dans la personne même de Béatrice, préfigurent
la femme africaine émancipée en butte à l'oppression
des nouveaux dirigeants.
Aussi Dadié se sert-il de Dona Béatrice pour mieux
stigmatiser toutes les turpitudes du Roi Mani Congo,
caricature du dirigeant néo-colonialiste. C'est avec
Béatrice que le dramaturge crée le mythe du grand futur
plein d'espoir et qui verra la réhabilitation de l'homme
africain et l'instauration d'une plus grande justice
faite de Liberté. Les dernières paroles de l'héroïne nous
plongent dans la dimension profonde de l'épopée, tendant
à faire resurgir dans les consciences, des images fulgu-
rantes qui ont émaillé les difficiles parcours du peuple
africain en lutte pour sa libération totale de toute
dictature qu'elle soit interne ou externe. A travers les
mots prononcés par Dona Béatrice, se cristallise toute
(1) Dailly Christophe, "L'histoire", in Théâtre négroafricain,
Actes du Colloque d'Abidjan, p. 88.

260
écharpes, les bibelots... , la publicité... " révélant
implicitement la coopération avec l'Europe et la person­
nalisation du pouvoir, renvoient plus à l'Afrique post­
coloniale qu'à l'Afrique précoloniale ou coloniale.
Dadié dévoile par ce biais que ceux qui ont embrigadé
ses écrits dans le cadre simpliste du procès de la colo­
nisation se sont en partie trompés. Les pièces du drama­
turge ivoirien dépassent la simple parodie voire la
simple polémique dressée contre le colonisateur. Certaines
expressions pertinentes, utilisées dans la vie quoti­
dienne se retrouvent dans les textes dadiéens. Elles ont
en fait pour rôle de ne pas trop éloigner le spectateur­
lecteur de la réalité qui est la sienne. Aussi Dadié
recourt-il en les synthétisant aux slogans qui inondent
les différentes presses. Les expressions comme "Père
de la Nation" ou "le Libérateur" sont extraites des dis­
cours glanés chaque jour, pour créer autour du chef
le mythe du père fondateur sans lequel il n'y aurait pas
de société. Ces expressions endormeuses voilent les mul­
tiples erreurs des dirigeants qui fondent leur comporte­
ment sur le "après moi le chaos, le déluge" exprimé par
le Mani Congo. Selon G. Conac, ces hommes politiques se
font accepter ainsi par les masses comme "bâtisseur de
la Nation, guide de la révolution, libérateur, rédempteur,
grand timonier ... Ils estiment avoir le droit d'exiger
de leurs concitoyens une fidélité totale en raison des
services qu'ils leur rendent et de l'aptitude dont ils
font preuve pour les diriger. Le pouvoir dans les Etats
d'Afrique, conclut Conac, reste ainsi marqué par la

263
Le dramaturge ivoirien, tout en révélant l'erreur histo­
rique de Toussaint Louverture, dévoile implicitement celle
d'un Bokassa 1er ou d'un Macias NGuema. Le Toussaint
de Dadié, loin d'être un martyr, est un dictateur qui
évoque les généraux galonnés du XXème siècle. Il diffère
ainsi de celui que Césaire considère comme un martyr.
Car, écrit-il, "ce rôle de martyr, Toussaint l'accepta,
mieux, alla au-devant de lui, parce qu'il le croyait
indispensable en effet. Je n'irai pas jusqu'à dire que
la reddition de Toussaint fut une manière de devotio à
l'antique: l'abandon d'une vie, la sienne, celle d'un
chef, en un acte de foi; pour le salut du peuple. J'y vois
mieux qu'un acte mystique: un acte politique. Oui,
poursuit Césaire, ce voyage qui le conduisait à la
captivité et à la mort, il le conçut comme son dernier
acte pol i tique et, sans doute l'un des plus féconds." (1)
Alors que chez Dadié, Toussaint est un chef omnipotent
qui écope les châtiments relatifs aux erreurs de sa
politique néo-colonialiste et arbitraire.
La fusion intime des faits puisés dans l'actualité
et projetés dans un passé révolu, mais proche, permet à
la critique dadiéenne de s'épanouir et de brouiller les
pistes à la censure.. Ce qui frappe chez Dadié, c'est que
les éléments anachroniques, harmonieusement intégrés à
l'action dramatique, donnent une immense possibilité
au dramaturge de changer de ton d'une situation à une
(1) Aimé Césaire, op. cit., p. 313.

267
recherchant dans les événements passés, des leçons de
conduite pour la construction d'un présent meilleur.
Le parallélisme mettant en lumière les situations
de Napoléon et de Toussaint Louverture débouche sur une
sorte de morale politique. Celle-ci sera énoncée par
Napoléon Bonaparte qui, apprenant que Toussaint Louverture
a été incarcéré et mort au Fort de Joux, se rendra compte
de son erreur politique, et découvrira par la même occa­
sion que tous les deux, ils avaient le même destin
commun :
Napoléon :
!'Au fort de Joux dans le Jura, lui qui était
des tropiques ! Le soleil doit lui manquer
comme me manquent le froid et la neige...
(Après un long silence).
Nous étions tous deux des {les. Nous avons
tous deux eu à lutter contre les mêmes puissances.
Il est mort sur le continent." (1)
A travers ces paroles, se lit une profonde idée de cul­
pabilité, implicitement exprimée. Le dictateur français
se reproche en fait d'avoir créé la situation tragique
qu'a vécue Toussaint Louverture au Fort de Joux, sous la
garde du geôlier Baille qui, mieux que quiconque, a su
peindre le calvaire de Toussaint. Pour révéler l'erreur
historique de Napoléon en matière de politique, Dadié
a exploité en profondeur l'aveu de l'Empereur. Celui-ci,
avant de mourir, reconnut ses abus; parlant de Saint-
(1) Iles ... tableau VII, pp. 132-134.

270
aussi le "flash-back" ou retour en arrière dans le récit.
Ce procédé cinématographique est habilement employé
dans Les Voix dans le vent, pour montrer au spectateur
le passé sinistre de Nahoubou roi et de Nahoubou enfant.
Il s'agit ici pour Dadié de susciter le raisonnement cri­
tique chez le spectateur-lecteur, en juxtaposant les deux
périodes de la vie du héros. La rémanence de ces images
ne laisse pas Nahoubou indifférent. Il le traduira lui-
même :
Nahoubou 1er
"Voici le passé qui surnage J
remonte en gros­
ses bulles du fond de la vase ! Je le croyais
à jamais enseveli. Il n'était qu'assoupi." (1)
Par le procédé du "flash-back", la résurgence du passé
lugubre de Nahoubou donne à Dadié la possibilité de révé-
1er les sources profondes de la criminalité qui va mar­
quer le règne du potentat. Cette soif de sang qui anime
le personnage, trouve sa justification dans sa tendre
enfance. La mère du héros le dévoile dans une conversa-
tion avec Papa-Nahoubou
Nabli (mère de Nahoubou)
"Ton fils est en train de mal tourner... Il
est plus dévastateur qu'une division de
sauterelles.
(1) Les Voix ... , p. 12.
plus diable que le diable J
ton fils !
il a dans le village tué les lézards J les oi­
seaux J les chats J les chiens J tout.

4.0.0_" 22 U.At:4W4!.,UJtCi •. nlfiiAW px.•..
273
comique par un simple déplacement d'accent. Il y a toute
une part de jeu et de représentation dans l'activité
du sorcier... " (1)
Son utilisation dans le théâtre du dramaturge ivoi-
rien, avons-nous dit, traduit un souci d'originalité
africaine. Ce même souci incite Dadié à présenter Nahou-
bou Ier, sous l'apparat d'un roi traditionnel. Les
éléments du décor, tels "l'auvent, deux joueurs de cor,
un porteur de crachoir, un chasse-mouches" renvoient
au pouvoir traditionnel. Mais c'est sous le masque de
cet apparat que le dramaturge caricature son héros,
prototype du roi nègre qui, en pleine période des indé-
pendances acquises, ressuscite un passé mimétique, vou-
lant à tout prix créer la dynastie des Nahoubou.
Au niveau de la scène proprement dite, Dadié
exploite à fond la musique qui sous-tendra tous les
actes et mouvements des personnages. Aucune pièce du
dramaturge ne masque la présence du rythme endiablé
du tam-tam et de la danse. Dans Iles de tempête, le chant
des esclaves ponctuent le rythme de travail, entrecoupé
par les coups de pied et de fouet des nouveaux maîtres
du régime Toussaint Louverture. En général, chants et
GIDrtams interviennent toujours aux temps forts de l'ac-
tion. Cette place primordiale attribuée au chant et à
la danse est mieux expliquée par Cuche. Selon cet auteur,
(1) F. X. Cuche, "L'utilisation des techniques de théâtre
traditionnel africain dans le théâtre négro-africain
moderne", in Théâtre négro-africain, pp. 139-140.

274
"le chant, la danse, la musique sont conçus comme des
instruments de communion, de participation, d'intégration
de tous à la représentation. Ils soulignent les moments
importants de la représentation, les mettent en valeur,
les expliquent, les font vivre avec une grande intensité.
Surtout, ils fondent la collectivité dans l'union, ils
font entrer dans le même jeu acteurs et spectateurs." (1)
A la lumière de ce jugement, on comprend la prédominance
du tam-tam et de la danse dans le théâtre dadiéen. Ils
font de son oeuvre théâtrale un art total où se déploient
tous les rythmes qui agencent la vie des hommes en com­
munauté. Seule la dernière pièce du dramaturge ivoirien
(Mhoi-Ceul) donne peu de place â la musique. Les autres
restent beaucoup tributaires du théâtre traditionnel;
chants, danse et rythme, considérés comme des effets spé­
ciaux, prolongent le temps de la fiction théâtrale et
celui de la représentation; ils permettent de dévoiler
amplement un pan de la réalité quotidienne vécue et
revécue par le spectateur.
Ces différents procédés prennent â leur propre
compte les multiples proverbes qui brodent le langage
théâtral dadiéen. Ce mode d'expression traditionnel, énoncé
dans des circonstances nouvelles, donnent un sang nouveau
au théâtre de Dadié. Les proverbes dans les écrits du
dramaturge sont le reflet d'une culture traditionnelle
bien assimilée et renouvelée à chaque occasion. Ils ont
(1) F. X. Cuche, op. cit., pp. 139-140.

279
est aussi l'expression du pouvoir néo-colonial qUl
caractérise la période des "soleils des indépendances".
Quant à Iles de tempête, elle renvoie non seulement
à la dictature napoléonienne et son idéologie esclava­
giste et colonialiste, mais elle traduit à travers Tous­
saint Louverture deux événements cruciaux qui ont marqué
l'histoire du peuple noir: la lutte de l'Esclave contre
le Maitre, les difficultés de l'indépendance nationale.
Ce personnage historique, reflet des années soixante,
résume les méandres et les déboires des révolutionnaires
idéalistes et intransigeants qui sont tombés dans les
-erreurs qu'ils reprochaient aux anciens maîtres. On
voit aussi à travers Toussaint Louverture l'image atté­
nuée du Roi Christophe de Césaire à la seule différence
que le héros dadiéen n'endosse pas l'étiquette royale.
Mais en actualisant la pièce, Toussaint Louverture sym­
bolise une époque, celle des dictatures militaires qui
étouffent certains pays africains.
Enfin, avec Nahoubou 1er et Mhoi-Ceul, c'est la
caricature grotesque d'une époque, celle des premières
décennies où les Africains ayant conquis leur indépendance
politique, sont appelés à assumer les nouvelles respon­
sabilités et à faire leur propre histoire. C'est l'époque
des nouveaux tyrans. Si Nahoubou 1er est l'image éblouis­
sante d'un Bokassa 1er, symbole grotesque de la griserie
du pouvoir, Mhoi-Ceul lui, est l'incarnation de la bureau­
cratie paralysante qui caractérise le nouveau pouvoir
africain.

284
Cette analyse fait découvrir que la structuration
spatiale, plus importante que celle du temps, est pro-
fondément idéologique chez Dadié. Elle répond à l'objec-
tif que s'est fixé le dramaturge ivoirien, celui de
dévoiler dans les moindres détails les rouages du pouvoir.
C'est pourquoi tous les moyens proprement scéniques sont
mis en oeuvre pour donner une plus grande efficacité à
la dénonciation de l'abus du pouvoir et de ses conséquen-
ces négatives. Dadié veut ainsi offrir au public une
oeuvre à laquelle le spectateur doit donner un prolon-
gement en dépistant tous les éléments susceptibles de
voiler la réalité du pouvoir. Aussi la signification
globale de l'espace fait-elle percevoir que la clôture
spatiale tire toute son essence de la mystique qui
entoure le pouvoir; celui-ci étant considéré comme le
domaine de la science, du savoir, il y a lieu de le voiler,
de le réserver à des initiés. Cependant, si le dirigeant
politique occupe un grand espace au niveau topologique
des pièces, il n'empêche que cet espace s'effrite, pour
se réduire entièrement au palais, à l'apogée du chef.
Cette période qui est le summum de l'ascension du héros
dadiéen, est traduite par l'espace étriqué qu'il inves-
tit, coupé de son peuple et décidant tout contre lui.
Il faut que l'espace soit clos pour rendre le pouvoir
plus craint, plus crédible. La structuration spatiale
paraît ainsi rendre plus explicites les rapports conflic-
tuels entre le peuple et son dirigeant (1).
(1) Voir supra deuxième partie, chapitre l, Le fonctionnement
du pouvoir.

285
Le procès de l'espace rejoint ainsi le procès du
pouvoir. L'espace du pouvoir dans le théâtre de Dadié
est le reflet de l'égoïsme, de la cupidité et de l'igno­
minie des dirigeants. Cela est visible au niveau des
pièces que nous avons choisies. C'est cet espace hermé­
tiquement clos, symbole de solitude, qui préfigure déjà
au niveau de la signification profonde, la déchéance
du héros politique. Par ce cheminement, l'écrivain ivoi­
rien révèle que la dégradation du pouvoir que nous ana­
lyserons dans le chapitre suivant, prend sa source
dans l'investissement même de l'espace occupé par le
chef par rapport à son peuple. Aussi Dadié limite-t-il
l'espace réel du pouvoir au palais, au bureau.
II - LA DEGRADATION DU POUVOIR
Toutes les pièces du dramaturge ivoirien sont l'ex­
pression du combat mené sans cesse par leur auteur pour
la justice et la liberté. Cela explique l'intérêt pri­
mordial que l'écrivain porte au thème du pouvoir. Lieu
de conflit perpétuel entre dominant et dominé, l'oeuvre
théâtrale de Dadié met un accent particulier sur les
rapports gouvernants/gouvernés en dénonçant les tares
et les carences du mécanisme oppressif du pouvoir. Le
chef politique y apparaît toujours sous la caricature
grotesque du potentat grisé par une ascension vertigineuse.
Mais exerçant son pouvoir par la violence et la
mystification, il sera victime de sa propre politique.
Car, prenant conscience de son état d'exploité, le peuple

287
sous-tendent l'idéologie de l'auteur et déterminent
la structure dramatique des pièces.
- La première phase est celle de la conquête du
pouvoir qui peut être assimilée à une quête. C'est
à ce niveau qu'intervient le personnage du devin
comme "donateur", pour permettre au héros quêteur
d'atteindre son objectif final. Dans cette quête,
le héros dadiéen ne lésine pas avec les moyens;
il recourt même au sacrifice humain comme par
exemple Nahoubou 1er pour acquérir la puissance
dominatrice. Cette étape est toujours franchie
avec succès.
- La seconde phase, c'est l'exercice du pouvoir
acquis de façon empirique la plupart du temps.
C'est le temps fort de la critique dadiéenne. Le
héros, placé sur un piédestal par des courtisans
vénaux, se coupe du peuple qui l'a porté au
pouvoir. Devenu le pôle d'attraction d'où provien­
nent toutes les décisions régissant la vie sociale,
le dirigeant politique convertit le pouvoir en un
pouvoir de répression et d'oppression des masses.
Transgressant les postulats fondamentaux de tout
pouvoir populaire, à savoir la liberté et la justice
sociale, le héros tombe dans la monstruosité bur­
lesque, en instituant le tandem exploitation­
répression comme vertu politique. Ne pouvant plus
supporter les exactions du tyran, le peuple réagit
violemment, déclenchant la dernière phase du règne
du potentat.

290
fermer les yeux... Rien à léguer, hormis les
cha-înes et les transes... "
(Il s'écroule. ) (1)
Parallèlement à Toussaint, Napoléon souffre de la même
situation:
Napoléon :
"Deux mi He lieues de l'Europe, cinq cents
lieues de tout continent... une -île brûlée
de soleil, le climat le plus contraire à ma
santé. C'est bien la haine qui a présidé au
choix de Sainte-Hélène.
Un silence
silence des
du monde !
étouffant. Silence des gazettes
amis, silence de l'Europe, silence
Moi, je mourrai ici, dans une grange, surveillé
par des geôliers irrrpudents ... "
(Napoléon porte la main à son ventre et
s'écroule... ). (1)
Tous les héros politiques dadi8ens partagent ainsi le
même destin tragique comme une sorte de fatalité. A ce
niveau, on est en droit de s'interroger sur la signi-
fication profonde que l'on peut tirer de cette situation
dramatique du dirigeant politique.
II - 2. Signification de la mort du héros
Dans le théâtre de Bernard Dadié, tout le drame de
l'homme politique découle de la rupture qu'il crée entre
lui et le peuple. Se voulant "la seule référence et la
(1) Iles... , tableau IV, pp. 132-133-134.

291
seule justice" comme le proclame Toussaint Louverture,
le pouvoir du héros dadiéen n'a pas de limite. Symbole
de la démesure et du pouvoir burlesque, l'homme politique
doit tout au peuple. Mais son ascension tout comme son
règne, se fait au détriment des gouvernés. S'enlisant
dans le mimétisme et dans l'arbitraire, son destin ne
peut être que tragique. C'est ce que déclarera Moyse à
Toussaint
"Général Toussaint Louverture) le drame
de l'homme au pouvoir) c'est de tenter
d'imiter et les autres et les monarques des
légendes. " (1)
Tous les crimes commis pour asseoir sa gloire et son
image de marque, conduisent le héros dadiéen vers la
déchéance totale. Alors désemparé, seul face à tous,
il finit dans la solitude où aucune présence humaine ne
lui est secourable. Pour mieux montrer le calvaire du
héros déchu, Dadié le place dans une prison, avec auprès
de lui un geôlier indifférent au sort du détenu. Le dia­
logue qui se déroule par exemple entre Toussaint Louver­
ture et le geôlier sert à souligner en profondeur l'im-
possible communication avec les êtres,et l'absence totale
de toute chaleur humaine susceptible de réconforter le
héros. Ce dernier vit ainsi la réalité de la déréliction
avant de s'écrouler comme une bête féroce atteinte par
le coup mortel. C'est dans une telle condition que Dadié
fait mourir simultanément Toussaint et Napoléon. Quant
(1) Iles... , tableau IV, scène 3, p. 84.

292
au sanguinaire Nahoubou 1er, sa fin ultime est annoncée
par des Il explosions de lumière, de cri s ... Il (l) pour
révéler au monde que toute dictature finit toujours par
exploser sous la colère populaire. La sanction suprême
réservée au héros politique répond à un idéal du drama­
turge ivoirien. Il s'agit pour Dadié de détruire systé­
matiquement en la dénonçant, l'image de la tyrannie
bien élaborée par les monarques du Xxème siècle.
Cet idéal de destruction était déjà explicite dans la
structuration étriquée de l'espace qui finit par gommer
le dictateur. C'est pourquoi tous les héros politiques
dadiéens revivent la rupture qu'ils avaient créée entre
eux et le peuple. Ils meurent dans la solitude parce
que le divorce d'avec les masses s'oppose à la dialecti­
que même du pouvoir. Comme le souligne le Professeur
Kotchy, les dirigeants fantoches de la trempe de Nahoubou
1er, du Mani Congo, de Toussaint Louverture et de Mhoi­
Ceul "... oublient que dans la société africaine, la
dialectique du pouvoir impose comme principe fondamental
que l'art de gouverner est total: ou on choisit de
s'élever avec son peuple, en même temps que son peuple,
et on demeure au pouvoir; ou on décide de s'élever seul
au-dessus du peuple, entouré de conseillers étrangers
indifférents au sort du peuple, de courtisans cupides
on est alors entouré d'une véritable muraille et de son
palais majestueux, on décide seul de la vie du peuple,
souvent loin de ses besoins, de ses aspirations profondes;
(l ) Le s Vo i x ... , p. 167.

293
lorsqu'on tombe, on tombe seul; très vite abandonné
par tous ces griots et conseillers
ne sert plus les intérêts." (1)
intéressés dont on
L'ambition de Dadié, c'est de dégager une leçon de
conduite politique de ces différentes erreurs commises
par des grandes figures comme Toussaint Louverture. C'est
pourquoi un accent particulier est mis sur cet aspect
pour conscientiser les dirigeants actuels. Par cette
stigmatisation du chef politique, Dadié démontre que
tout pouvoir, fondé sur la répression et l'exploitation
est voué à l'échec; c'est un pouvoir mort-né; car ne
dépendant que de l'extérieur et incapable de résoudre
ses problèmes internes, il ne peut que mourir de ses
propres contradictions. Les cas de Toussaint Louverture
et du Mani Congo sont révélateurs. Enfin la mort du
héros dadiéen signifie la condamnation énergique et sans
faille de tout modèle de dictature.
CONCLUSION
Au terme de cette approche, on découvre que Dadié
utilise toutes les techniques littéraires pour révéler
le visage réel du pouvoir. Le dramaturge incite incessam-
ment le spectateur-lecteur à découvrir les faits dans
leur réalité criante)en levant le voile historique qui
les masque. Cette méthode permet à Dadié de montrer qu'on
ne peut pas dissocier les faits socio-historiques du fait
(1) B. Kotchy, "Le temps et l'espace dans le théâtre de
Dadié", in Ann. Univ. Abidjan, série D (Lettres),
t. 12, 19'79, p. 280.

294
dramatique. Et seul, le théâtre par sa structuration,
lui semble capable de dévoiler en les exposant, les
problèmes de notre temps.
Aussi l'oeuvre de Dadié pose-t-elle un double regard
sur notre société: celui de l'historien tourné vers le
passé révolu et celui du citoyen dont les yeux sont
ouverts sur le présent qui est en train de s'accomplir.
Evitant la chronologie anecdotique et produisant une
transformation active de la matière historique, Bernard
Dadié plonge son public dans l'actualité en l'invitant
à tirer une leçon objective de ce qui lui est montré.
Car chaque héros dadiéen est une aventure collective
qui engage la liberté et la vie de tout un peuple.
La critique que le dramaturge fait de sa propre
société révèle que le long exercice d'un pouvoir absolu
finit par dénaturer son origine et son essence; c'est
pourquoi on assiste à une forte dégradation du pouvoir
des dictateurs. Cet aspect traduit en profondeur le
souci constant de Dadié. Il détruit pièce par pièce
l'image grotesque de l'autocratie qui étouffe les peuples.
Cela justifie peut-être l'échec du héros dadiéen et la
condition atroce qu'il vit à la fin de chaque pièce.
Enfin, loin de manifester une désaffection pour les
problèmes socio-politiques qui déchirent le continent
africain, le théâtre de Dadié, engagé dans l'histoire
et la réalité de son temps, traduit les angoisses et les
espoirs des générations contemporaines. Le désir constant
de s'écarter de la réalité concrète en recourant souvent

295
à l'histoire, ne tue en aucun moment l'idéal social
de l'écrivain et l'idéologie dominante qui le sous-tend.
Aussi serait-il intéressant de nous interroger maintenant
sur cette idéologie et sur le projet de société qui
peut en découler.

296
CHAPITRE II
IDEOLOGIE ET PROJET DE SOCIETE DE DADIE
Dans ce chapitre, nous entendons nous interroger
sur la pensée profonde qui sous-tend les pièces qui ont
été l'objet de notre étude. Ce projet s'avère indispen­
sable dans la mesure où nous pensons que toute oeuvre
littéraire répond implicitement ou explicitement à un
projet idéologique. Aussi cette analyse nous permettra­
t-elle de déceler l'idéal de société exprimé consciemment
ou inconsciemment par le dramaturge ivoirien.
Enfin, pour clore cette étude, nous porterons une
vue critique sur Bernard Dadié par rapport aux textes
dramatiques qu'il nous offre. Mais avant de nous engager
dans cette approche, il serait intéressant de savoir ce
que nous entendons par Idéologie.
l - L'IDEOLOGIE DE DADIE
Dans le cadre de cette thèse, nous entendons par
idéologie, l'ensemble des idées-forces qui fondent et
sous-tendent l'oeuvre dramatique de l'écrivain ivoirien.
Pour nous, tout acte et en particulier l'acte de création
est idéologique. Il résulte du mûrissement d'un système
d'idées bien élaboré par l'artiste. La modulation des
thèmes au niveau sémantique et l'exploitation que l'écri­
vain en fait, répondent bien à une attitude idéologique.

297
Ainsi l'idéologie de l'artiste se fera-t-elle sentir
souvent en filigrane sous chaque phrase voire sous chaque
mot que l'écrivain produit. L'idéologie imprègne donc
consciemment ou inconsciemment toutes les activités
humaines aussi bien dans la pratique économique que dans
la pratique politique.
Nous pouvons donc affirmer que l'oeuvre théâtrale
de Dadié est le fruit d'une réaction idéologique du dra­
maturge face aux turpitudes de la classe dominante que
représentent l'Etat et ses appareils idéologiques.
Les idées-forces de l'écrivain se traduiront d'abord
dans le choix des divers problèmes sociaux, en particulier
celui du pouvoir politique. L'exploitation profonde de
ce dernier choix dévoilera la vision dadiéenne du monde.
C'est à travers celle-ci que nous pouvons déceler les
contours exacts du projet de société du dramaturge. Abor­
dant donc le problème du pouvoir, Dadié implique le
spectateur-lecteur dans les conflits qui régissent les
rapports sociaux dans les nouveaux Etats indépendants
d'Afrique.
En effet, après les Indépendances, les auteurs comme
Bernard Dadié, qui ont connu l'humiliation, la prison, la
répression sous toutes ses formes, ont été déçus par
l'explosion des partis uniques en Afrique. Sidérés devant
de tels faits, ils assistent au règne de l'arbitraire et
de la dictature, à la répétition des brutalités et des
exactions jadis reprochées aux colonisateurs. Cette décep­
tion sur laquelle nous nous étendrons un peu, oriente et

29B
explicite en grande partie l'idéologie des pièces de
Dadié. Pour le dramaturge, il ne s'agit plus de s'atta-
quer à un colonialisme décadent, mais à un "colonialisme"
autochtone qui s'est substitué au statu quo ante. Dès lors
la critique se fera violente, en choisissant pour pierre
d'achoppement le pouvoir des nouveaux dirigeants qu'il
faut juguler par la force. Aussi, la rémanence consciente
ou inconsciente de l'image du militant communiste (des
années quarante-six), en butte à l'oppression et à l'ex-
ploitation sous toutes ses formes, se réveillera-t-elle
des profondeurs pour resurgir à la surface de l'écriture
dadiéenne. plusieurs indices présents dans les textes du
dramaturge, dévoilent l'emprise de l'idéologie communiste
sur Dadié. Cela légitime peut-être le silence qu'il affi-
che lorsqu'on l'interroge sur l'essence profonde de ses
oeuvres.
Mais quelle que soit l'alternative, reconnaissons
avec Wondji et Bailly qu'il "serait injuste et faux de ne
pas mentionner l'action des G. E. C. (Groupes d'Etudes
Commun i s t.es ), qui contribuèrent à la formation politique
des dirigeants du R.D.A. et à la mise en place organisa-
tionnelle du mouvement." (1) Modelé dans ce cadre idéolo-
gique et ayant une sensibilité poussée qui lui permet
d'aller au-delà de l'analyse simpliste des choses, Bernard
Dadié va se dresser en justicier malgré ses faibles moyens,
contre les monstruosités et les crimes commis par les
(1) C. Wondji et Sery Z. Bailly, B. Dadié, l'homme de
lettres et le militant, 45 pages dactylographiées,
pp. 44

299
dirigeants africains. C'est pourquoi il opposera à la
violence des nouveaux chefs, la violence verbale tout en
réaffirmant son aspiration à une société fondée sur la
liberté et l'équité.
Toute la révolte et la prise de position énergique
de Dadié face aux injustices de ce monde, sont sous­
tendues par l'héritage communiste. En 1951, dès qu'il
s'est agi du désapparentement du R.D.A. d'avec le P.C.F.,
Dadié n'a pas masqué son refus alors qu'il était, avec
J. Mockey, interné à la prison de Grand-Bassam. Mais
hélas le R.D.A. avait tendu la main à l'oppresseur.
Dadié a vu dans ce geste, une véritable lâcheté de la
part du leader du R.D.A. Le dramaturge n'a jamais digéré
cette défaite. L'idéologie qui sous-tendait sa lutte
contre l'oppresseur étant ainsi écartée à jamais, refusant
de se renier, Bernard Dadié rejoindra l'opposition tout
en sauvegardant son éthique.
Compte tenu de ce refus, Dadié sera purement et sim­
plement écarté des organes dirigeants et éloigné de tout
moyen permettant de communiquer ou d'inculquer l'idéolo­
gie militante à la masse. Dans cette même optique, ne
lui seront confiés dans l'administration, que des postes
techniques, voire effacés politiquement. Mais si cela
porta un coup dur au Dadié militant, le refuge de l'auteur
dramatique dans la littérature et la production littéraire
qui s'en est suivie permet d'affirmer que le dramaturge
est resté un adversaire et ne s'est pas pour autant éteint.
Sa langue demeure toujours amère; il exprime sa déception

304
II - 1. La direction idéologique
Pour Dadié, tout pouvoir doit, s'il veut être popu­
laire et s'il veut réussir dans sa lutte politique, éco­
nomique et sociale, se fonder sur l'essence du peuple;
c'est-à-dire un fondement sociologique existant dans et
par le peuple. Au niveau idéologique, aucun type de pou­
voir mis en jeu dans le théâtre de Dadié ne peut se récla­
mer d'un pouvoir populaire autonome, structuré autour
d'une idéologie fort élaborée prenant en compte la des­
tinée et l'indépendance réelles du peuple. Pourtant,
les sociétés africaines ne manquent pas d'éléments poli­
tiques qui, mieux exploités, peuvent apporter un véritable
regain de force aux nouvelles institutions. Mais hélas!
Pour éviter un tel travail qui exige un effort intellec­
tuel, les prototypes de dirigeants africains comme Nahou­
bou 1er ou Toussaint Louverture, cachent leur médiocrité
congénitale derrière une caricature de société occiden­
tale; ici, le respect des droits les plus élémentaires
de l'homme est relégué au second plan; les princes des
"soleils des indépendances", se livrant à des brutalités
inouïes plus que celles qu'ils reprochaient au colonisa­
teur. Ces répressions sauvages assurent le maintien d'un
Etat-factice, fondé sur des structures institutionnelles
branlantes.
On peut affirmer que l'Etat post-colonial résulte
purement d'un bricolage institutionnel. Celui-ci vise à
plaquer à l'Afrique des formes de gouvernement qui ne
tiennent compte ni des réalités culturelles, ni des exi-

305
gences politiques des pays concernés. Le pouvoir qui
régit ces types d'Etat ne peut briller que par la répres­
sion et le manque de toute force-source qui serait
idéologiquement structuratrice des nouvelles sociétés
africaines.
Cette force-source était le moteur des institutions
politiques traditionnelles; elle était une véritable
idéologie permettant au peuple d'avoir un pouvoir de con­
trôle sur les organes dirigeants de l'Etat. Dès lors,
toute tentative de tomber dans l'excès de pouvoir, person­
nalisation ou concentration de pouvoir était ainsi
atténuée. Le peuple représentait ainsi une sorte de contre­
poids servant à tempérer en profondeur le pouvoir du
chef. Plusieurs mécanismes, dont la rumeur publique per­
sistante, servaient de moyens critiques élaborés et
acceptés par le peuple.
Mais tous les héros politiques dadiéens, prototypes
du dirigeant post-colonial, sont en porte-à-faux avec
cet héritage politico-culturel. Aucun effort, aucun esprit
critique n'a été mis en place pour exploiter scientifi­
quement ce patrimoine qui n'attend que des chercheurs
lucides pour se revigorer. Aussi, Dadié dévoile-t-il
l'inculture de certains dirigeants que les détracteurs
de l'Afrique taisent sous prétexte de multiplicité
d'ethnies qui serait aujourd'hui un problème mineur, si
des structures idéologiques populaires, mettant l'accent
sur le nationalisme au détriment du tribalisme, avaient
été vraiment cultivées dans le coeur des Africains au

L. I_Z."
306
lendemain même des indépendances. On s'est contenté de
reproduire une structure politique décadente accentuant
plus l'oppression des masses. La rupture du chef avec le
peuple s'approfondit de jour en jour de telle sorte que
les masses vont jusqu'à regretter l'ancien colonisateur.
Le mimétisme de l'Occident est devenu tellement frappant
que les intellectuels éclairés préfèrent l'exil intérieur
sachant que leurs voix seront toujours étouffées par les
nouveaux dictateurs. C'est contre ce mimétisme exacerbé
devenu maintenant schéma classique des pouvoirs africains,
que se dresse Bernard Dadié.
La critique du dramaturge ivoirien présente au niveau
implicite l'image d'une société socialiste fondée sur un
socialisme africain, original, qui ne saurait voir le jour
que si les Africains se réveillent de leur léthargie,
pour mettre fin au néo-colonialisme ankylosé qui ne fait
que tuer toute initiative originalement africaine. Ce
socialisme dont nous parlons, doit prendre sa source dans
le coeur même du peuple africain et être en adéquation
étroite avec ses profondes aspirations.
Cet objectif ne peut être atteint sans la prise en
charge réelle de notre culture. La création ou la re-créa­
tion d'une Afrique véritablement africaine passe par
l'exploitation scientifique de notre patrimoine culturel.
Ce travail difficile éviterait de faire de notre continent
une caricature de l'Europe. C'est un tel idéal qui sous­
tend la critique de Bernard Dadié. En effet, le dramaturge
ne fait pas le procès des nouvelles institutions africaines

309
violence érigée en loi. Les exécutions publiques des
éléments éclairés comme Moyse dans Iles de tempête, sont
monnaie courante.
La scène politique est ainsi transformée en véritable
tragédie baroque où la violence physique et morale per­
met à ceux qui exercent le pouvoir de perpétuer leqr domi­
nation. Alors le peuple écrasé, terrorisé, ploie sous le
fardeau du potentat qui s'établit dans l'arbitraire et
la démagogie verbale. La métamorphose de tous ces types
de pouvoir, ne peut conduire qu'à la dictature perpétuelle
dans la mesure où tous ces différents dirigeants sont
les féaux des puissances impérialistes. S'arrogeant tous
les pouvoirs, ces chefs, à l'image de Toussaint Louverture,
se veulent la seule référence, le modèle absolu avec
lequel une nouvelle réalité fait jour : la dictature des
rois nègres. Enfoncés dans le grotesque et la grandilo­
quence, certains, comme Nahoubou 1er, brillent par leur
pouvoir ravageur sans borne . Comment ne peut-on pas en
arriver là, si l'incompétence, la médiocrité et le népo­
tisme sont érigés en morale politique?
Dans une telle situation, chaque jour qui naît,
apporte son cortège de drames : drame politique, drame
social. Conscient de cette calamité qui pèse sur sa socié­
té, l'écrivain doit se convertir en avertisseur de cons­
cience, dénoncer au grand jour toutes les tares des nou­
veaux chefs. L'objectif principal étant d'aider les peu­
ples à mieux appréhender leur situation d'opprimés, en
se débarrassant des marionnettes que sont les Mani Congo

314
pensée dans la pratique jusqu'au bout. Il ne s'agit pas
de diagnostiquer simplement les maux de la société, mais
aussi d'apporter par son action efficace la thérapeutique
requise. L'écrivain ne doit pas se dérober à la mission
qui lui incombe. L'écrit pour nous reste un premier pas
dans le combat pour la liberté, mais il ne suffit pas;
encore faut-il le lier à la pratique active, dans le
sens d'une transformation globale de la société; il ne
s'agit pas d'interpréter seulement les faits sociaux du
haut de sa tour d'ivoire, mais de les transformer dans
un sens progressiste de l'Histoire. Action sans laquelle
l'écrivain serait un simple prêcheur dans le désert.
Nous pensons contrairement à Dailly que la prise
de position de l'écrivain, liée à la mise en pratique de
l'idéal qu'il traduit, lui permet d'assumer face à l'his­
toire sa lourde responsabilité. Sinon, s'enlisant dans
la compromission, quel sens aurait son oeuvre pour les
générations futures ? Peut-on apporter un changement sou­
haité tout en s'engageant dans une attitude dichotomique?
Pour nous, l'intellectuel critique, conscient de sa
fonction d'avertisseur de conscience dans la cité, n'a
pas sa place auprès du pouvoir, mais auprès de ceux qui
subissent ce pouvoir. Il est le véhicule de la vérité,
partant, il se trouve dans l'opposition même si celle-ci
n'existe pas. Il exercera ainsi une fonction éminemment
sociale. Il nous apparaît dès lors que toute participation
de l'intellectuel (au sens large) au pouvoir est une
esquive. Nous adhérons à la conception d'Alain de Benoist

315
selon laquelle "l'intellectuel... n'a pas à entretenir
de relation privilégiée (même négative) avec le pouvoir
ni avec qui que ce soit. Il dit, il écrit ce qu'il pense,
à propos du pouvoir comme du reste. Si l'existence du
pouvoir lui tourne la tête, si la position politique
qu'il occupe affecte son jugement, il n'est qu'un impos-
teur ou un paras i te." (1) Dans le cas précis de l' écri-
vain ivoirien, les oeuvres futures permettront de
vérifier notre jugement. Pour le moment, le dramaturge
reste dans la contradiction. Car le système qu'il a
tant critiqué demeure et Dadié y collabore.
Au niveau du projet de société dadiéen, le grand
espoir rose glané par le dramaturge nous enfonce aussi
dans la contradiction. Le recours constant au religieux
pour légitimer le pouvoir, comme nous l'avons démontré
tout au long de cette étude, reste un point culminant
de la contradiction dadiéenne. Car l'auteur semble ino-
culer une crédibilité réelle au pouvoir mystique du
devin ou marabout (qu'il ne condamne pas) au détriment
du droit. Toutes ces pratiques mystiques, vues comme
un relent d'authenticité favorable à l'instauration
d'un socialisme spiritualiste, nous semblent négatives
dans la mesure où elles renforceraient plus le clienté-
lisme et pourraient déboucher sur le fanatisme intégris-
te. Nous pensons avec Yves Benot que "le socialisme en
Afrique ne peut s'appuyer sur le corps étranger qu'est
(1) "L'intellectuel et le pouvoir de Platon à Glucksmann",
Magazine Littéraire, n° 183, Avril 1982, p. 48 .

318
BILAN ET PERSPECTIVES
Au terme de cette approche du Pouvoir, nous ne
saurons affirmer avoir épuisé le sujet. Notre travail
laisse certains points de réflexion inachevés; cela est
lié à la complexité même de la problématique du pouvoir
africain. Tout au long de cette étude, notre intention
était double: d'une part, dévoiler les sources profondes
de la critique du pouvoir et ses corollaires, d'autre
part, dépister certains éléments pertinents qui permettront
une meilleure compréhension de l'oeuvre théâtrale de
Bernard Dadié. Aussi notre analyse met-elle de côté tout
finalisme réducteur susceptible d'empêcher l'approfondis­
sement de certains points de vue.
Sur le plan de la méthode, nous avons appliqué une
démarche dont l'efficacité nous a obligé à accumuler
un maximum de documents anthropologiques, historiques et
politiques pour mieux cerner le thème. Cette technique
consiste d'abord à partir de la conception du pouvoir en
pays akan, pour déboucher sur la modulation du thème dans
la création artistique de Dadié. Cette démarche révéla
la constance et l'orientation de la critique dadiéenne.
Pour donner plus de poids à nos affirmations, nous sommes
allé sur le terrain pour compléter certaines informations
extra-textuelles. Celles-ci nous permirent de dissiper
certaines zones d'ombre dans l'oeuvre du dramaturge

319
ivoirien. Ainsi avons-nous découvert que toute la critique
du pouvoir actuel tire son fondement du contexte socio­
culturel de l'écrivain.
Mettant un accent particulier sur les rapports entre
le dirigeant politique et les pouvoirs périphériques,
nous avons démontré qu'il existait là un lien de clienté­
lisme non négligeable. Cet échange réciproque entre le
politique et le mystique révèle que les nouveaux dirigeants
n'ont pas entièrement rompu avec le pouvoir traditionnel
africain. Ce n'est donc pas une largesse de voir certains
chefs d'Etat participer à la construction d'édifices
religieux ou à l'intronisation d'un chef traditionnel...
Cet acte est fondé sur la crainte des gouvernants à
l'égard des chefferies qui ont toujours gardé un pouvoir
mystique. Cet aspect explique en profondeur le recours
constant du dirigeant politique actuel aux pouvoirs péri­
phériques que sont devin et marabout. Ceux-ci, "vus d'en
haut, des sommets de l'Etat... sont des alliés un peu
gênants... dont on voudrait bien se passer, mais qu'on ne
peut écarter facilement et sans risques politiques. Vus
d'en bas ... ils sont plus que jamais des héros populaires,
des protecteurs indispensables, les gardiens de la cita­
delle du bien." (1). Exploitant cette réalité du pouvoir
africain, Bernard Dadié dévoile que la cooptation des
devins et marabouts permet à la classe dirigeante non
(1) C. Coulon, op. cit., p. 266.

317
thèse selon laquelle le dramaturge ivoirien serait
devenu un agent de mise au pas idéologique. Pour bon
nombre d'intellectuels de son pays, il a terni son image
de "plume amère". Car, conunent concevoir un théâtre au
service du peuple tout en collaborant avec ceux qui l'ex­
ploitent profusément?
Etant donc en porte-à-faux avec ce qu'il écrit,
nous pensons que Bernard Dadié produit des oeuvres qui
restent un édifice inachevé, où l'idéologie dominante
peut apparaître conune un trompe-l'oeil efficace au service
des dominants.

321
L'échec du chef dadiéen n'est dû ni à sa singularité
d'homme politique, ni à son caractère maudit; mais à
l'inadéquation entre l'idéologie dominante qu'il représente
et les aspirations profondes du peuple qu'il conduit. Cette
contradiction détermine la structure dramatique du héros
dadiéen. Celle-ci fait des pièces théâtrales de l'écrivain
ivoirien un triptyque présentant des aspects différents
d'un même schéma: quête du pouvoir (motivée par une
réelle soif de gloire) toujours réussie, suivie de l'exploi-
tation du peuple qui débouche sur la dégradation de la
puissance du monocrate. La déchéance du dirigeant politi-
que résulte de son divorce d'avec le peuple. Ce dernier,
personnage important du théâtre dadiéen est moins anonyme
d'une pièce à l'autre. Il incarne l'idéal du dramaturge.
Comme Dadié, le peuple aspire toujours à la justice
sociale et à la liberté.
Aussi, face à une Afrique politiquement dégradée,
où certains régimes frisent le fascisme, le théâtre
dadiéen se veut-il un théâtre de combat, chargé de dyna-
mites. Pour Dadié, tout comme pour Senghor, "faire
oeuvre d'art, c'est non seulement percer la croûte des
apparences pour accéder à la vie du réel, qui est mouvement,
mais aussi débrider la sclérose de "l'état de choses
actuel", mais transformer notre vision du monde, donc
transformer le monde" (1). Cet idéal de transformation
globale de la société africaine sous-tend toute la criti-
(1) L. S. Senghor, Liberté 1. Négritude et Humanisme,
p. 156.

l'écrivain.
323
Une étude stylistique du texte dadiéen mérite d'être
faite. C'est dans ce domaine que nous comptons poursuivre
nos recherches. Nous n'y avons fait que de brèves allusions,
car nous nous étions interdit toute analyse susceptible
de nous éloigner de notre choix fondamental.
Aussi, pour clore cette conclusion, faut-il signaler
que notre contribution qui ne se veut point exhaustive,
entend ouvrir la voie à d'autres chercheurs qui s'inté­
ressent à l'oeuvre de Bernard Dadié.

GRAH Mel F.
HONSCH Marlène
HOUEDANOU Lucien
HOUNDJAGO J. Kpadé
KAMISSOKO Gaoussou
KANTERS Robert
KAURILSKY Françoise
KODJO Léonard
KOTCHY Barthélémy
ID.
ID.
ID.
328
"Il le méritait... ", Fraternité­
Matin, 1er avril 1980.
Le Pouvoir et l'Argent dans l'oeuvre
romanesque et théâtrale de Bernard
Dadié, 3ème Cycle Lettres, Paris
III, 1980-1981 sous la direction
de P; Citron.
"Dadié : les jeunes écrivains
plus favorisés", Bingo, n? 356,
sept. 1982.
"Quelques grandes figures historiques
vues par Bernard Dadié
dans Béatrice du Congo", Ann. de
l'Université du Bénin, série Lettres,
vol. 5, n ? l, 1978.
"Alger : triomphe de Monsieur
Thôgô-gnini ", Abidjan, Fraternité­
Matin, n? 1407, 31 juil. 1969.
"Les bons sauvages d'Avignon
(Béatrice du Congo)", L'Express,
26 juillet - 1er août 1971.
"La foire aux spectacles (Béatrice
du Congo), Le Nouvel Observateur,
26 juillet - 1 août 1971.
"Les personnages du.théâtre de
Ponty ", Revue de Littérature et
d'Esthétique négro-africaine (I.L.E.N.A.)
nO 3, Abidjan, NEA, 1981.
La Satire sociale dans l'oeuvre
théâtrale de Bernard Dadié , 3ème Cycle
Lettres, Paris-Vincennes 1976,
sous la direction de J. Levaillant,
387 p.
11Monsieur Thôqô-qrrini:" , Ann.· de l'Université
d'Abidjan, série D (Lettres)
t. 3, 1970.
"Les contes dans la société africaine
(B. Dadié et Birago Diop)",
Paris, Présence Africaine, n ? 86,
2ème trim. 1973.
"Le temps et l'espace dans le
théâtre de Dadié", Ann. de l'Université
d'Abidjan, Série D (Lettres),
t. 12, 1979.

KOUAME J.B.
ID.
KOUASSY Guy
ID.
ID.
ID.
ID.
K. K. Man Jusu
LEMARCHANo Jacques
MARCABRU Pierre
MERCIER R. et
BATTESTINI M. et S.
MURY Gilbert
NEBA Bienvenu
NGUESSAN G. Bertin
ID.
329
"Séminaire sur les oeuvres de
B. oadié", Fraternité-Matin)
24 mars 1980.
"Une rencontre fructueuse malgré
quelques faiblesses", Abidjan,
Fraternité-Matin) 1er avril 1980.
"Béatrice du Congo) une pièce à une
voix dans le vent du passé",
Abidjan, Fraternité-Matin) n° 3277,
14 oct. 1975.
"Le théâtre ivoirien", Fraternité­
Matin) 28 août 1973.
"Le théâtre ivoirien", Abidjan,
Fraternité-Matin) 4 sept. 1973.
"Le théâtre ivoirien", Abidjan,
Fraternité-Matin) 11 sept. 1973.
"Le théâtre ivoirien", Abidjan,
Fraternité-Matin) 25 sept. 1973.
"Carnet de prison de B. oadié : le
message des aînés", Fraternité­
Matin) 8 décembre 1981.
"Autour du Palais des Papes,
(Béatrice du Congo) ", Le Figaro)
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"Béatrice du Congo", France-Soir)
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Bernard Dadié, Paris, Nathan,
1964, 64 p.
"Climbié", L'Humanité) 26 mars 1956.
"Néba Bienvenu parle de Béatrice
du Congo", Abidjan, Fraternité­
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"A propos de Monsieur Thôgô-gnini " ,
Abidjan, Fraternité-Matin) n ? 1254,
23 janv. 1969.
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Abidjan, Fraternité-Matin) n ? 1416,
12 août 1969.

DELEUZE Gilles
DORT Bernard
FANCHETTE Jean
GENETTE Gérard
LARTHOMAS Pierre
LIOURE Michel
MAURON Charles
33B
Logique du sens, coll. "Critique"
Paris, Les Ed. de Minuit, 1969,
392 p.
Théâtre en jeu - essais de critique
1970 - 1978, coll. "Pierres vives",
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NANTET Jacques
PISCATOR Erwin
PRESENCE AFRICAINE
PROPP Vladimir
REVUE Dialectiques
REVUE d'Esthétique
SCHERER Jacques
SENGHOR L. S.
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au théâtre politique, Paris,
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La dramaturgie classique en France J
Paris, Nizet, 1950, 488 p.
Liberté I: Négritude et Humanisme,
Paris, Seuil, 1964, 444 p.

- 4 -
En conclusion, il faut retenir que dansil'oeuvre
théâtrale de Bernard Dadié, c'est le pouvoir politique,
s'appuyant sur les forces occultes, qui détermine le pou­
voir économique et non l'inverse. Ainsi, l'€nsemble des
oeuvres dramatiques de Dadié forme-t-il un triptyque pré­
sentant des aspects différents d'un même schéma: soif de
pouvoir"; exploitation abusive d'un peuple, révolte popu­
laire suivie de la déchéance du héros dadiéen. Cette struc­
ture dramatique est symétrique à la structure interne des
pièces théâtrales étudiées. Ce qui nous a permis d'affirmer
qu'on ne peut séparer le fait politique du fait théâtral,
moins encore le fait socio-historique du fait dramatique.