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tableaux. Comme je suis heureux de provoquer<br />
en vous ce néant absolu !<br />
L'Ostrogoth ! Il s'appropriait ma frigidité, il en<br />
faisait une réaction exclusive à son art. Je trouvais<br />
ça un peu fort et je m'apprêtais à lui signifier<br />
ma façon de penser quand Ethel s'interposa.<br />
Elle s'était accrochée à mon bras comme si<br />
j'avais été sa seule chance de mériter l'attention<br />
du maître. Pathétique, elle commença par<br />
s'excuser de son absence d'indifférence à l'égard<br />
de ses tableaux, puis elle décrivit les moindres<br />
frémissements que son œuvre suscitait en elle.<br />
Elle était somptueuse de maladresse et d'émotion<br />
; à la place de Xavier, j'aurais été en train<br />
de mourir de joie et d'amour. Je regardai son<br />
visage : il était en train de détailler, à travers la<br />
robe, ce que cette écervelée avait à lui offrir.<br />
— Des perles aux pourceaux, grinçai-je entre<br />
mes dents.<br />
J'aurais voulu attraper le bélître par les revers<br />
de son veston, le secouer et lui crier : « A<br />
genoux ! A genoux quand la madone te parle ! »<br />
Dégoûté, je le vis prendre son carnet d'adresses<br />
et noter les coordonnées de l'ange. « Et toi,<br />
bécasse, comment peux-tu trembler comme<br />
ça ? Il n'en a qu'à ton cul, ça crève les yeux.<br />
Explique-moi pourquoi une muse sacrée<br />
s'éprend d'une outre gonflée de satisfaction. J'ai<br />
beau être laid à hurler, je me trouve mille fois<br />
plus séduisant que ce monument de fatuité. »<br />
J'étais d'une humeur exécrable quand l'heureux<br />
élu se tourna à nouveau vers moi avec un<br />
air entendu (« Après cet intermède dont vous<br />
comprenez la nature, j'ai besoin de retrouver un<br />
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interlocuteur véritable »). Il me posa une question<br />
que je n'entendis pas, tout à mes ruminations<br />
furibondes et à ce postulat d'injustice<br />
absolue contre lequel il est impossible de lutter.<br />
Un silence inquisiteur me signifia qu'on attendait<br />
ma réponse. Je pris la parole au hasard,<br />
laissant couler de ma bouche, comme de la<br />
bave, les premiers mots qui me vinrent à<br />
l'esprit :<br />
— C'est de la pornographie. La pornographie<br />
a ceci d'excellent qu'elle est une explication globale<br />
de notre époque. Qu'est-ce que la pornographie<br />
? C'est une réponse à l'anorexie généralisée<br />
que nous sommes en train de vivre. Nous<br />
n'avons plus faim de rien et nous n'avons pas<br />
tort, car on voit mal de quoi nous pourrions<br />
avoir envie. Nos yeux et nos oreilles sont encore<br />
plus gavés que nos estomacs. La pornographie,<br />
c'est ce qui parvient à susciter un simulacre de<br />
désir chez ceux qui ont eu trop de tout. C'est<br />
pourquoi, aujourd'hui, l'art dominant est pornographique<br />
: il est le seul qui parvient à attirer<br />
l'attention, en suscitant un faux appétit. Et<br />
nous, comment allons-nous réagir à cela ? Moi,<br />
j'ai choisi une forme d'ascèse, à savoir la frigidité<br />
avouée. Je n'ai envie de rien parce que je ne<br />
ressens rien. Car le public a une responsabilité<br />
dans cette pornographie : s'il n'avait pas tant<br />
simulé l'orgasme, les artistes ne continueraient<br />
pas à faire semblant de croire que ça leur plaît.<br />
Au terme de mon laïus, je me rendis compte<br />
qu'Ethel et Xavier me regardaient avec la plus<br />
profonde perplexité. Je soupçonnai que ma<br />
réponse n'avait pas convenu à la question qui<br />
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