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nouvelle<br />
iNCideNt Voyageur<br />
de Pierre draChLiNe<br />
Station Rennes. Sur les quais,<br />
des rangées d’épaules lasses.<br />
Quelques lettrés se réfugient derrière<br />
des journaux gratuits. Je me suis placé<br />
à la gauche d’un accordéoniste et d’un<br />
trompettiste. De quel exil viennentils<br />
? J’aimerais qu’ils fussent d’un<br />
peuple qui ne reconnaît comme frontières<br />
que les nuages. Le plus jeune<br />
caresse avec sensualité son « piano<br />
du pauvre ». Une manière comme une<br />
autre d’effacer un peu de sa lassitude.<br />
Son compagnon a le visage noyé de<br />
rides. Je suis seul à me tenir auprès<br />
d’eux. Les autres usagers se tiennent<br />
à distance. Méfiance ! Ces gens-là tendent<br />
si facilement la main.<br />
Les rangs se resserrent dès l’entrée<br />
de la rame. Surtout ne pas se laisser<br />
distancer ! Les places assises sont<br />
l’eldorado de notre grappe humaine.<br />
Les musiciens sont les seuls à ne<br />
pas montrer de fébrilité.<br />
Ils joueront debout près<br />
d’une porte. Pour mieux<br />
aller d’un wagon à l’autre<br />
tous les deux arrêts. Après<br />
le concert et la quête.<br />
La mauvaise conscience<br />
paie souvent mieux que le<br />
talent. Les donateurs regardent<br />
rarement ceux à qui<br />
ils font l’aumône de pièces<br />
plus pâles que jaunes. Je me<br />
suis affalé sur un strapontin.<br />
Je déborde un peu sur le siège<br />
d’à côté. Une importune s’y glisse tout<br />
de même après avoir jeté un regard<br />
narquois sur mon volume. À peine<br />
installée, elle exhibe son téléphone<br />
portable qu’elle tripote avec frénésie.<br />
Elle soupire d’une façon appuyée.<br />
De ma place, à l’arrière du wagon,<br />
je dispose d’un excellent poste d’observation<br />
pour les espionner à ma<br />
guise. Je les vois presque tous. Impossible,<br />
d’ailleurs, de distinguer les libérés<br />
provisoires du travail des dilettantes,<br />
des retraités ou des touristes.<br />
La tristesse a déposé sa marque de<br />
fabrique sur tous les visages. Il ne<br />
manque aucune nuance sur la palette<br />
du gris. La musique tzigane trouble<br />
à peine la somnolence collective.<br />
Chacun va<br />
repartir vers sa<br />
place. Ils n’auront<br />
pas échangé<br />
une parole,<br />
faisant ainsi<br />
l’économie de<br />
l’hypocrisie.<br />
Un rideau va<br />
tomber à nouveau<br />
sur leur solitude<br />
désunie.<br />
Seule une vieille femme a les lèvres<br />
tremblées. Mais ce n’est peut-être<br />
qu’un tic. Une distinction de l’âge. Bientôt,<br />
au nom du principe de précaution,<br />
toute hilarité sera proscrite. Et le sourire<br />
deviendra un aveu d’atteinte aux<br />
bonnes mœurs. Qui s’esclaffe ou se<br />
gausse ne travaille pas et porte donc<br />
atteinte au Produit Intérieur Brut.<br />
Que restera-t-il de nos vies amputées<br />
des plaisirs ? Des corps vides. Lisses.<br />
Prêts à être inhumés. Tout déviant est<br />
un suspect. Ma voisine essaie vainement<br />
de joindre un correspondant.<br />
Chaque appel non abouti est suivi<br />
d’une bordée de jurons à l’adresse de<br />
sa malheureuse prothèse téléphonique.<br />
Elle parvient enfin à ses fins.<br />
Aucun détail de sa vie intime ne m’est<br />
épargné. Je me concentre sur un solo<br />
de trompette pour tenter d’échapper<br />
au cours de gynécologie. Ouf ! Sauvé !<br />
La conversation est interrompue.<br />
La malheureuse<br />
scrute l’écran noir de son<br />
téléphone d’un air désolé.<br />
Son jouet est cassé. Deux<br />
stations passent. L’espace<br />
se réduit. Une bourgeoise<br />
pourvue de paquets lorgne<br />
sur mon siège. Pourquoi<br />
le mien ? Son port de tête<br />
ne me dit rien qui vaille.<br />
Le mépris double son<br />
maquillage. Ses yeux fardés<br />
n’allègent en rien son léger<br />
strabisme convergent. Le pire, c’est<br />
son parfum. Entêtant. Il attaque mon<br />
foie sans que celui-ci ait été réchauffé<br />
par quelque alcool.<br />
L’arrêt est si brutal que la nantie s’affale<br />
sur moi. Fort heureusement, en un<br />
sursaut elle se redresse sans prendre<br />
la peine de s’excuser. La lumière<br />
s’éteint presque aussitôt. Quelques<br />
cris vite étouffés puis le silence s’établit,<br />
à peine troublé par des éternuements.<br />
Nous sommes bloqués entre<br />
Rue du Bac et Solférino. Un faible éclairage<br />
est bientôt diffusé tandis qu’une<br />
voix crachotante annonce : « Suite<br />
à un incident voyageur à Concorde<br />
la circulation est bloquée, nous vous<br />
remercions de votre patience. »<br />
Le chauffeur répète trois fois de<br />
suite sa phrase. L’expérience lui a<br />
sans doute appris à ne pas parier<br />
sur la compréhension des voyageurs.<br />
« C’est encore un suicidé ! Ils ne<br />
pourraient pas se foutre à l’eau ces<br />
salauds. Au moins, cela n’arrêterait<br />
pas les bateaux-mouches. »<br />
L’homme, de petite taille, a les joues<br />
en feu. Il a craché ses mots plus qu’il<br />
ne les a dits. L’occasion fait le tribun.<br />
Le nôtre suinte la haine, la médiocrité.<br />
Personne n’a osé répliquer<br />
à son insanité. Pourtant, sa diarrhée<br />
verbale nous empuantit tous. À peine<br />
ai-je remarqué quelques haussements<br />
d’épaules et perçu des soupirs<br />
désapprobateurs. Quant à moi, je suis<br />
dans un lointain intérieur depuis trop<br />
longtemps pour me mêler de quoi<br />
que ce soit. La solitude m’a anesthésié.<br />
Je n’ai qu’à fermer les yeux pour<br />
m’évader loin de cette prison.<br />
44 <strong>CCAS</strong>infos 313 - Juin 2010<br />
© christine thYbert