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Les sens de la peau - Observatoire Nivea

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<strong>Les</strong> <strong>sens</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong><br />

<strong>Les</strong> Cahiers <strong>de</strong> l’<strong>Observatoire</strong>


Sommaire<br />

Le <strong>sens</strong> <strong>de</strong>s <strong>sens</strong> : le toucher 5<br />

David Le Breton<br />

La <strong>peau</strong>, le son, le bruit<br />

et <strong>la</strong> musique 11<br />

Françoise Gründ<br />

L’œil, <strong>la</strong> <strong>peau</strong>, le piège 17<br />

Maxime Coulombe<br />

L’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> :<br />

essence d’espèce,<br />

reflet <strong>de</strong> soi, refuge du moi 23<br />

Benoist Schaal<br />

La <strong>peau</strong> et le goût 31<br />

Jean-Pierre Pou<strong>la</strong>in


David Le Breton<br />

La <strong>peau</strong> nous enveloppe et individualise notre corps. Par elle<br />

nous sommes reconnus, nommés, i<strong>de</strong>ntifiés à un sexe, à un<br />

âge, à une « ethnicité », à une couleur <strong>de</strong> <strong>peau</strong>, voire à une<br />

condition sociale. Dans nos sociétés occi<strong>de</strong>ntales, nous allons<br />

dans le mon<strong>de</strong> le visage et les mains nues livrés à <strong>la</strong><br />

connaissance et à <strong>la</strong> reconnaissance <strong>de</strong>s autres. Nous tenons à notre<br />

<strong>peau</strong> car en effet elle nous attache au mon<strong>de</strong> et nous procure les<br />

repères <strong>sens</strong>oriels nécessaires à <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie. Elle engage sans<br />

doute le <strong>sens</strong> essentiel <strong>de</strong> l’existence : le toucher. Perdre <strong>la</strong> faculté du<br />

toucher c’est se trouver en apesanteur, dépourvu <strong>de</strong> tout point <strong>de</strong><br />

contact, paralysé dans son action et livré aux autres. La disparition<br />

<strong>de</strong> toutes <strong>sens</strong>ations tactiles entraîne <strong>la</strong> disparition <strong>de</strong> tous points<br />

d’appui et donc <strong>la</strong> perte <strong>de</strong> l’autonomie personnelle, <strong>la</strong> paralysie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

volonté et <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> s’en remettre à d’autres personnes pour toutes<br />

les conduites <strong>de</strong> l’existence. « Le <strong>sens</strong> du toucher est le seul dont <strong>la</strong><br />

privation entraîne <strong>la</strong> mort », observait déjà Aristote. Privé <strong>de</strong> <strong>peau</strong>, il ne<br />

reste en effet <strong>de</strong> l’homme qu’un écorché, c’est-à-dire un innommable.<br />

La <strong>peau</strong> est un con<strong>de</strong>nsé du mon<strong>de</strong>, une géographie primordiale. Elle<br />

est le <strong>sens</strong> <strong>de</strong>s <strong>sens</strong>. Elle les réunit tous à sa surface à <strong>la</strong> hauteur du<br />

visage : les oreilles, le nez, <strong>la</strong> bouche, et les yeux, et elle comman<strong>de</strong> le<br />

toucher sur l’ensemble du corps. Et le toucher est d’une certaine manière<br />

toujours impliqué dans les autres <strong>sens</strong>. Ainsi le fait <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r est<br />

assimilé à un toucher <strong>de</strong> l’œil, <strong>la</strong> saveur à un toucher <strong>de</strong> <strong>la</strong> bouche et du<br />

nez, à travers l’arôme <strong>de</strong>s aliments, le son à un toucher aérien venant<br />

stimuler les tympans et l’o<strong>de</strong>ur à une stimu<strong>la</strong>tion tactile du nez.<br />

Ce cahier reprend le principe <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> comme le lieu <strong>de</strong> déclinaisons<br />

<strong>de</strong> tous les <strong>sens</strong>, il suggère une bal<strong>la</strong><strong>de</strong> à sa surface pour mieux pénétrer<br />

l’intimité. Je rappelle pour ma part dans un texte plus général combien<br />

<strong>la</strong> <strong>peau</strong> conditionne <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> l’homme au mon<strong>de</strong>, puisque le corps<br />

ne saurait se donner sous d’autres auspices. Finalement toute notre<br />

existence est une histoire <strong>de</strong> <strong>peau</strong> pour le meilleur ou pour le pire. Et<br />

dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>la</strong> <strong>peau</strong> est souvent une métonymie <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne : on<br />

tient à sa <strong>peau</strong>, on sauve sa <strong>peau</strong>…<br />

introduction


introduction<br />

Françoise Gründ montre les parentés troubles entre <strong>la</strong> <strong>peau</strong> et le son.<br />

Une parole, une musique, un bruit résonnent sur <strong>la</strong> surface cutanée en<br />

y imprimant une trace. On change <strong>de</strong> couleur face à une parole qui<br />

blesse ou émerveille, on en frissonne ou on a froid dans le dos. On reste<br />

<strong>de</strong> marbre <strong>de</strong>vant une agression coutumière dont il faut ignorer <strong>la</strong><br />

pointe acérée pour éviter une surenchère, mais à l’opposé un son ou une<br />

musique adoucissent, déten<strong>de</strong>nt et restaurent le goût <strong>de</strong> vivre. Selon sa<br />

signification et sa forme un son réchauffe ou refroidit selon <strong>la</strong> qualité<br />

d’émotion qu’il procure. Certaines cérémonies sollicitant <strong>la</strong> transe<br />

amène les possédés au hérissement <strong>de</strong> leurs poils ou <strong>de</strong> leurs cheveux.<br />

Le son a une puissance d’impact cutanée, il transforme <strong>la</strong> géographie<br />

cutanée.<br />

Maxime Coulombe dénonce l’idée que le regard est un seul <strong>sens</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

distance, il est aussi une forme paradoxale du toucher. Il y a une tactilité<br />

<strong>de</strong> l’œil car jamais le regard ne <strong>la</strong>isse tout à fait in<strong>de</strong>mne l’espace sur<br />

lequel il s’est, justement, posé. <strong>Les</strong> croyances popu<strong>la</strong>ires autour du<br />

mauvais œil en sont une illustration. Mais on peut aussi caresser du<br />

regard ou blesser à mort d’un coup d’oeil qui est comme un coup <strong>de</strong><br />

poignard. Plus encore, <strong>la</strong> neutralité est impensable <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> <strong>peau</strong> <strong>de</strong><br />

l’autre dans le jeu du désir. La nudité appelle le contact et<br />

métamorphose le voir en étreinte. Tentative sans doute <strong>de</strong> conjurer <strong>la</strong><br />

distance à l’autre. Mais toujours en même temps le désir se dérobe à son<br />

objet, et tel est d’ailleurs <strong>la</strong> condition <strong>de</strong> sa renaissance. Ainsi <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

photographe Nan Goldin à Princetown photographiant heure après<br />

heure son amante Siobhan dans un rituel érotique où <strong>peau</strong> et regard se<br />

mêlent.<br />

Benoist Schaal nous rappelle à <strong>la</strong> dimension olfactive <strong>de</strong> nos existences.<br />

Le mon<strong>de</strong> nous mène parfois par le bout du nez. Toute <strong>peau</strong> en effet<br />

émet une o<strong>de</strong>ur et traduit sur un mo<strong>de</strong> vo<strong>la</strong>tile ses états d’âme ou ses<br />

états <strong>de</strong> santé. L’accord <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs est sans doute une condition<br />

nécessaire à l’amour. En perdant l’odorat l’individu perd une part <strong>de</strong><br />

son orientation dans le mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> son goût <strong>de</strong> vivre. Sous l’égi<strong>de</strong><br />

notamment <strong>de</strong>s entreprises <strong>de</strong> marketing, <strong>de</strong> nombreuses o<strong>de</strong>urs<br />

artificielles tentent d’imprimer leur influence sur les comportements. Elles<br />

tentent d’isoler <strong>de</strong>s moments du quotidien, là où les o<strong>de</strong>urs « naturelles »<br />

se fon<strong>de</strong>nt dans l’ordinaire <strong>de</strong>s jours tout en leur procurant cependant<br />

ce relief qui fait que l’on se « sent » bien.<br />

Jean-Pierre Pou<strong>la</strong>in nous invite à une bal<strong>la</strong><strong>de</strong> entre saveurs et <strong>peau</strong>. Le<br />

goût relève en effet d’une architecture cutanée quand les aliments<br />

sont absorbés, mais les perceptions gustatives se conjuguent à <strong>de</strong>s<br />

<strong>sens</strong>ations olfactives, kinesthésiques, tactiles, voire même sonore quand<br />

<strong>la</strong> contexture <strong>de</strong>s aliments s’y prête. Manger c’est finalement incorporer<br />

les ingrédients qui entrent dans <strong>la</strong> composition <strong>de</strong> <strong>la</strong> chair. Jean-Pierre<br />

Pou<strong>la</strong>in boucle son texte en rappe<strong>la</strong>nt l’étroite connivence entre <strong>la</strong><br />

cuisine et l’érotisme. La cuisine <strong>de</strong> l’amour est toujours proche <strong>de</strong><br />

l’amour <strong>de</strong> <strong>la</strong> cuisine.


Le <strong>sens</strong><br />

<strong>de</strong>s <strong>sens</strong> :<br />

le toucher<br />

Par David Le Breton 1<br />

Le <strong>sens</strong> <strong>de</strong>s <strong>sens</strong><br />

L’éminence du toucher dans l’existence induit l’é<strong>la</strong>rgissement <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

notion <strong>de</strong> contact aux autres <strong>sens</strong>. Pour Épicure par exemple, tous les<br />

<strong>sens</strong> se réduisent au toucher, puisque toute perception s’assimile à un<br />

contact. P<strong>la</strong>ton reprend cette idée. L’action <strong>de</strong> voir est assimilée à<br />

une palpation <strong>de</strong> l’œil 2 (Le Breton 2002), le goût à une stimu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong><br />

l’appareil buccal, l’ouïe à un toucher sonore, l’odorat à l’impact d’une<br />

émanation olfactive. Matrice <strong>de</strong>s autres <strong>sens</strong>, <strong>la</strong> <strong>peau</strong> est une vaste<br />

géographie nourrissant <strong>de</strong>s <strong>sens</strong>orialités différentes : elle les englobe<br />

sur sa toile, ouvrant à l’homme <strong>de</strong>s dimensions singulières du réel que<br />

l’on ne saurait isoler les unes <strong>de</strong>s autres. « En effet, dit Condil<strong>la</strong>c, sans<br />

le toucher, j’aurais toujours regardé les o<strong>de</strong>urs, les saveurs, les couleurs<br />

et les sons comme à moi ; jamais je n’aurais jugé qu’il y a <strong>de</strong>s corps<br />

odoriférants, sonores, colorés, savoureux 3 . » Aristote établit chaque <strong>sens</strong><br />

dans sa dimension propre, et il en compte cinq, établissant ainsi <strong>la</strong><br />

tradition occi<strong>de</strong>ntale, conférant au toucher une sorte d’éminence car il<br />

« est en effet séparé <strong>de</strong> tous les autres <strong>sens</strong>, tandis que les autres sont<br />

inséparables <strong>de</strong> celui-là […]. Le toucher existe seul pour tous les animaux<br />

4 ». Dans ces philosophies, le toucher est valorisé comme un <strong>sens</strong><br />

totalisant et réunissant les autres <strong>sens</strong> sous son autorité.<br />

Une filiation, plus p<strong>la</strong>tonicienne, fait du toucher un <strong>sens</strong> vulgaire qui ne<br />

distingue guère l’homme <strong>de</strong> l’animal. Si Ficin, fidèle à l’esprit <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

Renaissance qui assimile le toucher à <strong>la</strong> sexualité, reconnaît qu’il s’agit<br />

d’un « <strong>sens</strong> universel » sollicitant autant les animaux que les hommes, il<br />

conteste son assimi<strong>la</strong>tion à l’intelligence qui distingue, elle, les hommes<br />

du règne animal. Le toucher n’est pas à l’honneur <strong>de</strong> l’homme, écrit-il :<br />

« La nature a p<strong>la</strong>cé le toucher au plus loin <strong>de</strong> l’intelligence 5 . » Le <strong>sens</strong> du<br />

1. David Le Breton est professeur <strong>de</strong> sociologie à l’université Marc Bloch <strong>de</strong> Strasbourg. Membre <strong>de</strong> l’Institut<br />

Universitaire <strong>de</strong> France. Membre du <strong>la</strong>boratoire URA-CNRS « Cultures et sociétés en Europe ». Auteur notamment <strong>de</strong><br />

En souffrance. Adolescence et entrée dans <strong>la</strong> vie (Métailié), Éloge <strong>de</strong> <strong>la</strong> marche (Métailié), La <strong>peau</strong> et <strong>la</strong> trace. Sur<br />

les blessures <strong>de</strong> soi (Métailié), La saveur du mon<strong>de</strong>. Une anthropologie <strong>de</strong>s <strong>sens</strong> (Métailié).<br />

2. Cf. D. Le Breton, <strong>Les</strong> Passions ordinaires, anthropologie <strong>de</strong>s émotions, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2002 (1998).<br />

3. Condil<strong>la</strong>c, Traité <strong>de</strong>s <strong>sens</strong>ations, Paris, PUF, 1947, p. 312.<br />

4. Aristote, Petit traité d’histoire naturelle, Paris, Belles Lettres, 1953, 455a, 23-25 et 27.<br />

5. M. O’Rourke Boyle, Senses of Touch. Human Dignity and Deformity from Miche<strong>la</strong>ngelo to Calvin, Lei<strong>de</strong>n, Brill,<br />

1998, p. 4.


6 LES SENS DE LA PEAU<br />

toucher appartient à <strong>la</strong> matière, non à l’âme ou à l’esprit, il est chose du<br />

corps. Pour Pic <strong>de</strong> <strong>la</strong> Mirandole, autre p<strong>la</strong>tonicien, les mains et le toucher<br />

retiennent corporellement une âme tendue vers son ascension divine.<br />

« <strong>Les</strong> mains ne sont pas une instance <strong>de</strong> divinisation, mais <strong>de</strong> dégradation,<br />

commente O’Rourke Boyle. Le toucher <strong>de</strong>s mains n’est pas une image<br />

crédible pour un programme p<strong>la</strong>tonicien » (p. 5).<br />

Nombre <strong>de</strong> philosophes enclins à privilégier <strong>la</strong> vue poursuivent le dénigrement<br />

d’un <strong>sens</strong> trop peu élevé et trop éloigné à leurs yeux (justement)<br />

<strong>de</strong> l’âme ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée. Pour Descartes, par exemple, le toucher<br />

occupe le rang le plus bas dans l’échelle <strong>de</strong>s <strong>sens</strong> : « L’attouchement qui<br />

a pour objet tous les corps qui peuvent mouvoir quelque partie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

chair ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> <strong>de</strong> notre corps […] ne nous donne en effet pas <strong>de</strong><br />

connaissance <strong>de</strong> l’objet : le seul mouvement dont une épée coupe une<br />

partie <strong>de</strong> notre <strong>peau</strong> nous fait sentir <strong>de</strong> <strong>la</strong> douleur sans nous faire savoir<br />

pour ce<strong>la</strong> quel est le mouvement ou <strong>la</strong> figure <strong>de</strong> cette épée 6 . » Singulière<br />

question que se pose Descartes, outre que, pour disqualifier le toucher<br />

il prend paradoxalement une « image » résolument visuelle. On pourrait<br />

tout autant se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pourquoi <strong>la</strong> vue est incapable <strong>de</strong> voir <strong>la</strong><br />

douleur. La subordination du <strong>sens</strong> à un savoir<br />

conçu sur le modèle <strong>de</strong> <strong>la</strong> vue, et rationalisé,<br />

amène nécessairement au dénigrement du<br />

La disparition<br />

<strong>de</strong> toutes<br />

<strong>sens</strong>ations<br />

tactiles marque<br />

<strong>la</strong> perte <strong>de</strong><br />

l’autonomie<br />

personnelle<br />

toucher.<br />

Pourtant, on peut être aveugle, sourd, anosmique<br />

et continuer à vivre. On peut connaître<br />

<strong>de</strong>s agnosies locales, mais <strong>la</strong> disparition <strong>de</strong> toutes<br />

<strong>sens</strong>ations tactiles marque <strong>la</strong> perte <strong>de</strong><br />

l’autonomie personnelle, <strong>la</strong> paralysie <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

volonté et sa délégation nécessaire à d’autres<br />

personnes. L’homme est impuissant à se mouvoir<br />

s’il n’éprouve <strong>la</strong> solidité <strong>de</strong> ses mouvements<br />

et <strong>la</strong> tangibilité <strong>de</strong> son environnement. La disparition<br />

du toucher est une privation <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

jouissance du mon<strong>de</strong>, l’encombrement dans<br />

un corps <strong>de</strong>venu pesant et inutile, <strong>la</strong> déroba<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> toute possibilité d’action autonome.<br />

L’anesthésie cutanée bouleverse le geste, elle<br />

rend les membres <strong>de</strong> marbre et provoque <strong>la</strong><br />

ma<strong>la</strong>dresse. Elle transforme le corps en prison.<br />

À défaut du toucher, les autres <strong>sens</strong> <strong>de</strong>viennent ma<strong>la</strong>droits ou sans<br />

usage. Sans point d’appui pour ressaisir le <strong>sens</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> présence, l’homme<br />

se dissout dans l’espace comme l’eau se mêle à l’eau. Le mon<strong>de</strong> se<br />

réduit alors à <strong>la</strong> vue, mais une vue incapable d’agir, réduite à <strong>la</strong> seule surface<br />

accessible aux yeux et non aux mains. Seul <strong>sens</strong> indispensable à <strong>la</strong><br />

vie, le toucher est <strong>la</strong> souche fondatrice du rapport <strong>de</strong> l’homme au<br />

mon<strong>de</strong>. À travers <strong>la</strong> métaphore <strong>de</strong> <strong>la</strong> statue qui s’éveille <strong>sens</strong> après<br />

<strong>sens</strong>, Condil<strong>la</strong>c écrit que c’est « avec le toucher que <strong>la</strong> statue commence<br />

à réfléchir ». Il écrit encore : « Nos connaissances viennent <strong>de</strong>s<br />

<strong>sens</strong>, et particulièrement du toucher, parce que c’est lui qui instruit les<br />

autres <strong>sens</strong> 7 .»<br />

Le toucher est par excellence le <strong>sens</strong> du proche. Il implique <strong>la</strong> confrontation<br />

à une limite tangible. Si <strong>la</strong> vue dispense un espace déjà construit,<br />

le toucher l’é<strong>la</strong>bore par une suite <strong>de</strong> contacts. Local, successif, il explore<br />

une partie, puis une autre. Une chaise, par exemple, est perçue d’emblée<br />

6. R. Descartes, Principe <strong>de</strong> philosophie, Paris, Gallimard, p. 660.<br />

7. Condil<strong>la</strong>c, id., p. 313.


par l’œil, ses qualités, ses défauts, sa texture se donnent immédiatement.<br />

La vue sans le toucher est réduite à l’impuissance. À l’inverse, <strong>la</strong><br />

main explore avec métho<strong>de</strong>, palpe les contours, pour lentement en<br />

reconstruire l’ensemble. Même aveugle, l’individu est capable <strong>de</strong> se<br />

construire un mon<strong>de</strong> à travers les ressources du toucher. Si l’œil<br />

embrasse <strong>de</strong>s étendues immenses, si l’odorat construit un espace olfactif<br />

parfois insaisissable, diffus, le toucher est rivé au réel le plus immédiat,<br />

il implique le corps à corps avec l’objet. Sans lui, le mon<strong>de</strong> se dérobe.<br />

Dans <strong>la</strong> perception courante, <strong>la</strong> vue et le toucher cheminent ensemble<br />

comme les <strong>de</strong>ux faces d’une même médaille.<br />

À tout instant en contact avec l’environnement, <strong>la</strong> <strong>peau</strong> résonne <strong>de</strong>s<br />

mouvements du mon<strong>de</strong>. Elle ne sent rien sans se sentir elle-même.<br />

« Toucher, c’est se toucher, dit Merleau-Ponty […]. <strong>Les</strong> choses sont le prolongement<br />

<strong>de</strong> mon corps et mon corps est le prolongement du mon<strong>de</strong><br />

qui m’entoure […]. Il faut comprendre le toucher et le se toucher comme<br />

envers l’un <strong>de</strong> l’autre 8 . » L’objet nous touche quand nous le touchons, et<br />

se dissipe quand le contact se défait. Toute stimu<strong>la</strong>tion tactile marque<br />

les frontières entre soi et l’autre, entre le <strong>de</strong>hors et le <strong>de</strong>dans. C’est ce que<br />

révèle l’ontogenèse en associant le visuel au toucher. L’enfant comprend<br />

qu’il ne peut toucher <strong>la</strong> lune, mais le drap <strong>de</strong> son lit ou son hochet.<br />

Certaines choses visibles sont inaccessibles. Par le toucher, l’enfant<br />

s’établit dans le mon<strong>de</strong> <strong>sens</strong>oriel qui l’entoure, il établit <strong>de</strong>s échelles <strong>de</strong><br />

correspondance avec les objets et leurs émanations <strong>sens</strong>orielles.<br />

Le toucher cisèle <strong>la</strong> présence au mon<strong>de</strong> par le rappel permanent <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

frontière cutanée. « Quand je me réveil<strong>la</strong>is ainsi, écrit Proust, mon esprit<br />

s’agitant pour chercher sans réussir à savoir où j’étais, tout tournait<br />

autour <strong>de</strong> moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon<br />

corps, trop engourdi pour remuer, cherchait d’après les formes <strong>de</strong> sa<br />

fatigue à repérer <strong>la</strong> position <strong>de</strong> ses membres pour en induire <strong>la</strong> direction<br />

du mur, <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong>s meubles, pour reconstruire et pour nommer <strong>la</strong><br />

<strong>de</strong>meure où il se trouvait. Sa mémoire, <strong>la</strong> mémoire <strong>de</strong> ses côtes, <strong>de</strong> ses<br />

genoux, <strong>de</strong> ses épaules, lui présentait successivement plusieurs chambres<br />

où il avait dormi tandis qu’autour <strong>de</strong> lui les murs invisibles,<br />

changeant <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ce selon <strong>la</strong> forme <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce imaginée, tourbillonnaient<br />

dans les ténèbres 9 . » Le toucher est propice à <strong>la</strong> mémoire, il éveille<br />

les autres savoirs <strong>sens</strong>ibles. Ses traces <strong>de</strong>meurent à <strong>la</strong> surface du corps,<br />

prêtes à renaître à l’occasion. Elles procurent <strong>de</strong>s repères durables dans<br />

<strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion au mon<strong>de</strong>. La mémoire tactile fait renaître toute <strong>la</strong> <strong>sens</strong>orialité<br />

du mon<strong>de</strong> 10 .<br />

Du contact à <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion<br />

La <strong>peau</strong> est enrobée <strong>de</strong> signification. Le toucher n’est pas seulement<br />

physique, il est simultanément sémantique. Le vocabu<strong>la</strong>ire tactile métaphorise<br />

<strong>de</strong> manière privilégiée <strong>la</strong> perception et <strong>la</strong> qualité du « contact »<br />

avec autrui, il débor<strong>de</strong> <strong>la</strong> seule référence <strong>sens</strong>orielle pour dire le <strong>sens</strong><br />

<strong>de</strong> l’interaction. En voici une poignée d’exemples : le « courant passe »<br />

ou non. Le fait <strong>de</strong> « sentir » renvoie simultanément à <strong>la</strong> perception tactile<br />

et à <strong>la</strong> sphère <strong>de</strong>s sentiments. Avoir du « tact » ou du « doigté » consiste<br />

à « effleurer » l’autre sur <strong>de</strong>s sujets délicats par <strong>de</strong>s manières justes et discrètes<br />

qui préservent son quant-à-soi sans le « tenir » malgré tout à l’écart<br />

d’une information essentielle. Une formule atteint <strong>la</strong> « cor<strong>de</strong> <strong>sens</strong>ible ».<br />

8. M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 308.<br />

9. M. Proust, Du côté <strong>de</strong> chez Swann, Paris, Le Livre <strong>de</strong> poche, p. 8.<br />

10. Sur tous ces points, David Le Breton, La Saveur du mon<strong>de</strong>. Une anthropologie <strong>de</strong>s <strong>sens</strong>, Paris, Métailié, 2006.<br />

David Le Breton<br />

Le <strong>sens</strong> <strong>de</strong>s <strong>sens</strong> : le toucher


8 LES SENS DE LA PEAU<br />

On a le « <strong>sens</strong> du contact », on « sent bien les choses » grâce à une<br />

« <strong>sens</strong>ibilité à fleur <strong>de</strong> <strong>peau</strong> ». Et on joue alors sur du « velours ». On « touche<br />

» quelqu’un par un témoignage émouvant, mais on le « manipule »<br />

à l’occasion. On le f<strong>la</strong>tte en « le caressant dans le <strong>sens</strong> du poil » ou on<br />

s’efforce <strong>de</strong> « prendre <strong>de</strong>s gants » pour ne pas le « heurter », et certaines<br />

personnes se « prennent avec <strong>de</strong>s pincettes » ou se « manient » avec<br />

pru<strong>de</strong>nce. Elles sont « chatouilleuses », elles exigent <strong>de</strong>s « gants <strong>de</strong><br />

velours » tandis que d’autres ont « <strong>la</strong> <strong>peau</strong> dure » ou sont « épaisses », « à<br />

moins qu’elles n’en tiennent une couche ».<br />

Une remarque acérée « blesse », « écorche », « heurte », ou elle « fait<br />

suer ». On est « piqué au vif », ou « on a mal » à cause d’un propos désobligeant<br />

ou d’un contact qui « donne <strong>de</strong>s boutons, hérisse le poil, tape sur<br />

les nerfs ». On est trop « <strong>sens</strong>ible » si on a <strong>de</strong>s « réactions épi<strong>de</strong>rmiques ».<br />

Une parole fait « froid dans le dos » ou<br />

« réchauffe le cœur » ; elle donne <strong>la</strong> « chair<br />

La qualité<br />

du rapport<br />

au mon<strong>de</strong><br />

est d’abord<br />

un histoire<br />

<strong>de</strong> <strong>peau</strong><br />

<strong>de</strong> poule » ou <strong>de</strong> « l’urticaire », elle « sou<strong>la</strong>ge »<br />

ou « irrite ». La gêne fait « piquer un fard ». Une<br />

re<strong>la</strong>tion est « brû<strong>la</strong>nte, tendre, douce, tiè<strong>de</strong>,<br />

piquante », etc. On est « onctueux, piquant,<br />

col<strong>la</strong>nt », ou une « <strong>peau</strong> <strong>de</strong> vache », un « dur »,<br />

un « mou », etc. Une personne est « chaleureuse<br />

», « g<strong>la</strong>ciale », etc. Chaque fois, le toucher<br />

débor<strong>de</strong> sur les autres <strong>sens</strong> en signant <strong>la</strong><br />

qualité <strong>de</strong> <strong>la</strong> rencontre, il ouvre le mon<strong>de</strong>. Ces<br />

termes sollicitent le vocabu<strong>la</strong>ire du toucher<br />

pour dire les modalités <strong>de</strong> <strong>la</strong> rencontre. On a <strong>la</strong><br />

personne aimée « dans <strong>la</strong> <strong>peau</strong> », on l’accueille<br />

alors « à bras ouverts », mais, si elle est détestée,<br />

elle donne <strong>la</strong> « chair <strong>de</strong> poule » ou « hérisse<br />

le poil ». Certains veulent « faire <strong>la</strong> <strong>peau</strong> » <strong>de</strong> leur<br />

ennemi ou lui « tanner le cuir ». Dans nombre <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngues européennes,<br />

<strong>la</strong> <strong>peau</strong> est une métonymie <strong>de</strong> <strong>la</strong> personne. En français par exemple, on<br />

« sauve sa <strong>peau</strong> », on « se met dans <strong>la</strong> <strong>peau</strong> <strong>de</strong> l’autre », on « lui fait <strong>la</strong><br />

<strong>peau</strong> », etc. « On est bien ou mal dans sa <strong>peau</strong>. » On retrouve les mêmes<br />

expressions en allemand ou en ang<strong>la</strong>is. La qualité du rapport au mon<strong>de</strong><br />

est d’abord une histoire <strong>de</strong> <strong>peau</strong> 11 .<br />

Le toucher comme limite<br />

Le rêveur cherche à se pincer pour se convaincre <strong>de</strong> son état. Il sait<br />

combien <strong>la</strong> vue est propice aux illusions. En touchant les choses, on<br />

reconnaît qu’elles existent. Le mon<strong>de</strong>, et donc <strong>la</strong> présence <strong>de</strong> l’autre,<br />

est d’abord une modalité tactile. Sens <strong>de</strong> l’interface entre soi et l’autre, le<br />

toucher incarne <strong>la</strong> limite radicale entre le sujet et son environnement.<br />

Il impose le contact immédiat, <strong>la</strong> butée palpable <strong>de</strong> l’objet qui assure au<br />

réel sa cohésion et sa solidité. Il donne à l’homme les points d’appui<br />

qui l’enracinent sur un terrain tangible. Il a un statut <strong>de</strong> vérification <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> véracité <strong>de</strong>s choses. La parole <strong>de</strong> Thomas, dans l’Évangile, l’atteste :<br />

« <strong>Les</strong> autres disciples lui dirent donc : “ Nous avons vu le Seigneur ! ”<br />

Mais il leur dit : “ Si je ne vois pas dans ses mains <strong>la</strong> marque <strong>de</strong>s clous,<br />

si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas ” (Jean, 20, 25).<br />

À son retour, Jésus sollicite lui-même Thomas : « Avance ton doigt ici et<br />

regar<strong>de</strong> mes mains, avance ta main et mets-<strong>la</strong> dans mon côté, et ne sois<br />

plus incrédule mais croyant. » Thomas, plonge ses doigts dans les p<strong>la</strong>ies.<br />

11. D. le Breton, La Peau et <strong>la</strong> Trace. Sur les blessures <strong>de</strong> soi, Paris, Métailié, 2003.


Jésus interdit en revanche à Marie-Ma<strong>de</strong>leine <strong>de</strong> le toucher (noli me<br />

tangere). Ceux qui croient en voyant sont préservés du toucher, comme<br />

les autres disciples qui se sont contentés <strong>de</strong> voir et <strong>de</strong> croire.<br />

Impalpables, les choses sont irréelles. La réalité se touche du doigt ou<br />

n’est pas. À travers le seul regard, le corps ne paraît pas différent <strong>de</strong>s choses<br />

environnantes. Le contact avec l’objet est un rappel d’extériorité <strong>de</strong>s<br />

choses ou <strong>de</strong>s autres, une frontière sans cesse dép<strong>la</strong>cée qui procure au<br />

sujet le sentiment <strong>de</strong> son existence propre, d’une différence qui le met à<br />

<strong>la</strong> fois face au mon<strong>de</strong> et immergé en lui. « La réalité est <strong>de</strong> façon primaire<br />

attestée dans <strong>la</strong> résistance qui est un ingrédient <strong>de</strong> l’expérience tactile.<br />

Car le contact physique […] implique le heurt […]. Ainsi, le toucher est le<br />

<strong>sens</strong> dans lequel a lieu <strong>la</strong> rencontre originelle avec <strong>la</strong> réalité en tant que<br />

réalité […]. Le toucher est le véritable test <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité 12 . » Toucher est le<br />

signe radical <strong>de</strong> <strong>la</strong> limite entre soi et le mon<strong>de</strong>. Le contact avec un objet<br />

procure le <strong>sens</strong> <strong>de</strong> soi et <strong>de</strong> ce qui est au <strong>de</strong>hors, une distinction entre<br />

l’intérieur et l’extérieur.<br />

Pourtant, le contact ne peut tout à fait être <strong>la</strong> pierre <strong>de</strong> touche <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

vérité, comme en témoigne le récit biblique <strong>de</strong> Jacob trompant son vieux<br />

père <strong>de</strong>venu aveugle avec l’âge (Genèse, XXVII). Avant <strong>de</strong> mourir, Isaac<br />

souhaite bénir son aîné Esaü, faisant ainsi <strong>de</strong> lui l’intercesseur entre<br />

Dieu et les hommes. Pour procé<strong>de</strong>r au rite, il lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> un p<strong>la</strong>t <strong>de</strong><br />

chevreaux comme il les aime. Mais sa femme, Rébecca, a surpris <strong>la</strong><br />

conversation et elle souhaite pour sa part privilégier Jacob, le ca<strong>de</strong>t. Elle<br />

prévient celui-ci <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation et lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d’aller chercher <strong>de</strong>ux<br />

beaux chevreaux dans le trou<strong>peau</strong> afin <strong>de</strong> préparer un mets <strong>de</strong> choix.<br />

Jacob sait pouvoir tromper son père aveugle sur son apparence, mais<br />

il craint l’épreuve du contact physique. Si le corps <strong>de</strong> Jacob est lisse, celui<br />

d’Esaü est poilu. Rébecca tourne les difficultés : « Et Jacob s’en al<strong>la</strong>. Il<br />

amena (les chevreaux) à sa mère qui prépara <strong>de</strong>s mets goûteux comme<br />

aimait son père. Puis Rébecca pris les vêtements d’Esaü son fils aîné, les<br />

plus désirables qu’elle avait avec elle à <strong>la</strong> maison, et elle en revêtit Jacob,<br />

son fils ca<strong>de</strong>t. Quant aux <strong>peau</strong>x <strong>de</strong>s chevreaux, elle en habil<strong>la</strong> ses mains<br />

et <strong>la</strong> partie lisse <strong>de</strong> son cou » (14-16). Ainsi paré, Jacob entre chez son père<br />

et se présente comme Esaü. L’ouïe, pourtant, ne trompe pas le vieil<br />

homme qui reconnaît <strong>la</strong> voix <strong>de</strong> Jacob. Mais, en lui <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong><br />

s’approcher, il se fie à son toucher et se convainc que c’est bien là Esaü.<br />

La palpation d’Isaac rencontrant les poils échoue à i<strong>de</strong>ntifier <strong>la</strong> frau<strong>de</strong>.<br />

Son erreur est confortée par l’o<strong>de</strong>ur animale qu’il sent en étreignant son<br />

fils. La conjugaison du contact physique, <strong>de</strong>s saveurs du p<strong>la</strong>t et <strong>de</strong><br />

l’o<strong>de</strong>ur animale atteste sans appel au vieil Isaac qu’Esaü est face à lui.<br />

Si l’épreuve <strong>de</strong> vérité du toucher échoue parfois, une soli<strong>de</strong> mise en<br />

scène s’impose alors pour le mettre en défaut.<br />

La difficulté <strong>de</strong> se situer dans le mon<strong>de</strong>, si les orientations se per<strong>de</strong>nt,<br />

amène à chercher <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> <strong>sens</strong> au plus proche <strong>de</strong> soi à travers le<br />

corps à corps avec le mon<strong>de</strong>. La limite physique est un détour pour<br />

retrouver <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> <strong>sens</strong> : souci d’étreindre un mon<strong>de</strong> qui se dérobe.<br />

Le rappel <strong>de</strong>s limites cutanées exerce une fonction d’apaisement, <strong>de</strong><br />

remise en ordre du chaos intérieur. Il rassemble l’individu dans le sentiment<br />

<strong>de</strong> son unité. Si <strong>la</strong> <strong>peau</strong> du mon<strong>de</strong> se défigure, le sujet, à l’inverse,<br />

se replie dans <strong>la</strong> sienne pour tenter d’en faire son refuge, un lieu qu’il<br />

contrôle à défaut <strong>de</strong> maîtriser son environnement. La quête <strong>de</strong> limite<br />

physique est aujourd’hui courante à travers les activités physiques ou<br />

sportives à risque dont le slogan est justement <strong>de</strong> « découvrir ses limites<br />

», <strong>de</strong> les « dépasser », etc. Ces limites passionnément recherchées se<br />

12. H. Jonas, Le Phénomène <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie. Vers une biologie philosophique, Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 47.<br />

David Le Breton<br />

Le <strong>sens</strong> <strong>de</strong>s <strong>sens</strong> : le toucher


10 LES SENS DE LA PEAU<br />

résolvent dans un affrontement physique au mon<strong>de</strong> avec le désir <strong>de</strong> le<br />

toucher, <strong>de</strong> le sentir <strong>de</strong> tout son corps. Le contact physique ou <strong>la</strong> performance<br />

composent une butée i<strong>de</strong>ntitaire 13 .<br />

Si les activités physiques alimentent une quête ludique <strong>de</strong> contact avec<br />

le mon<strong>de</strong>, les conduites à risque ou les attaques au corps sont plutôt une<br />

recherche <strong>de</strong> contenant, un cran d’arrêt à <strong>la</strong> souffrance. Elles entrent<br />

dans une anthropo-logique <strong>de</strong> rappel d’existence quand l’individu a<br />

l’impression d’être emporté dans un chaos <strong>de</strong> souffrance. « C’est bien<br />

que ce<strong>la</strong> fasse mal, car ce<strong>la</strong> prouve que vous êtes réel(le), que vous êtes<br />

vivant(e) », le propos revient chez ceux qui attentent à leur corps. Vivre est<br />

insuffisant, le sujet n’a pas assez investi son corps, son ancrage dans le<br />

mon<strong>de</strong>, il lui faut éprouver les <strong>sens</strong>ations qui l’amènent enfin au sentiment<br />

d’un enracinement en soi. J’existe au moment où je me coupe car<br />

je suis immergé dans une situation <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> puissance émotionnelle et<br />

<strong>sens</strong>orielle. Quand le « moi » manque d’étayage, que l’image du corps<br />

peine à s’établir comme un univers propice, le recours à <strong>de</strong>s <strong>sens</strong>ations<br />

vives donne enfin l’impression d’être soi. Une surenchère <strong>de</strong> <strong>sens</strong>ations<br />

vient à bout <strong>de</strong> l’effritement <strong>de</strong> soi et <strong>de</strong> l’inconsistance <strong>de</strong> l’image du<br />

corps.<br />

Le contact avec les choses est un rappel du réel car le corps est l’incarnation<br />

<strong>de</strong> l’acteur, sa seule possibilité d’être au mon<strong>de</strong>, et le toucher,<br />

quelle que soit <strong>la</strong> forme qu’il prenne, est un contact personnel avec le<br />

mon<strong>de</strong> là où les autres <strong>sens</strong>, et particulièrement <strong>la</strong> vue, sont dans une<br />

radicale impuissance. Voir ne suffit pas à s’assurer du réel : seul le toucher<br />

a ce privilège. L’abolition du toucher fait disparaître un mon<strong>de</strong><br />

désormais réduit au seul regard, c’est-à-dire à <strong>la</strong> distance et à l’arbitraire,<br />

et surtout au mirage. Si le toucher est un <strong>sens</strong> parmi d’autres, le perdre,<br />

c’est perdre le mon<strong>de</strong> et les autres <strong>sens</strong>, à moins d’une longue reconquête<br />

dont un certain nombre d’hommes ou <strong>de</strong> femmes nous donnent<br />

l’exemple en surmontant leur handicap par une lutte <strong>de</strong> chaque instant.<br />

13. Sur les conduites à risque ou le sport extrême comme recherche d’une limite physique, cf. D. Le Breton,<br />

Conduites à risque. Des jeux <strong>de</strong> mort au jeu <strong>de</strong> vivre, Paris, PUF, 2003.


La <strong>peau</strong>,<br />

le son, le bruit<br />

et <strong>la</strong> musique<br />

Par Françoise Gründ<br />

« Lorsque <strong>la</strong> jeune fille eut terminé son chant, le calife se redressa et<br />

son visage montra une couleur cramoisie. » (<strong>Les</strong> Mille et Une Nuits,<br />

Histoire <strong>de</strong> trois calen<strong>de</strong>rs).<br />

La « rougeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> honte » d’un enfant sermonné, <strong>la</strong> « rougeur <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

colère » d’une femme qui reconnaît au téléphone <strong>la</strong> voix <strong>de</strong> <strong>la</strong> maîtresse<br />

<strong>de</strong> son époux, <strong>la</strong> « pâleur <strong>de</strong> cire » du condamné qui entend le verdict, le<br />

« froid dans le dos » du voyageur qui, réfugié dans un abri <strong>de</strong> fortune,<br />

écoute les portes grincer et le vent hurler dans <strong>la</strong> cheminée, <strong>la</strong> « chair <strong>de</strong><br />

poule » <strong>de</strong> <strong>la</strong> fermière qui perçoit un ricanement dans son étable, etc.,<br />

ces expressions du <strong>la</strong>ngage courant traduisent <strong>de</strong>s changements d’état<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> qui, le plus souvent, reflètent <strong>de</strong>s émotions.<br />

<strong>Les</strong> modifications cutanées, nombreuses, affectent certains individus,<br />

sans doute plus <strong>sens</strong>ibles psychiquement et physiologiquement que<br />

d’autres. La <strong>peau</strong> constituerait une partie du corps à <strong>la</strong> constitution<br />

variable en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> toute ma<strong>la</strong>die.<br />

La <strong>peau</strong> humaine, dont <strong>la</strong> surface représente environ <strong>de</strong>ux mètres carrés,<br />

enferme tous les organes du corps en formant un réceptacle clos en<br />

apparence. Celui-ci, séparant l’intérieur <strong>de</strong> l’extérieur, offre pourtant <strong>de</strong>s<br />

possibilités <strong>de</strong> communication <strong>de</strong> l’un avec l’autre, par l’intermédiaire<br />

<strong>de</strong>s neuf orifices.<br />

Formant paradoxalement « ce qu’il y a <strong>de</strong> plus profond chez l’homme »<br />

selon Paul Valéry, elle se forge en lieu d’échanges avec ce qui lui<br />

<strong>de</strong>meure extérieur.<br />

Elle couvre, enveloppe et protège. Son rôle <strong>de</strong> protection rivalise avec<br />

sa fonction d’information. Elle possé<strong>de</strong>rait huit caractéristiques qui<br />

concerneraient <strong>la</strong> consistance, <strong>la</strong> contenance, <strong>la</strong> constance, <strong>la</strong> signifiance,<br />

<strong>la</strong> correspondance, l’individuation, l’énergisation et <strong>la</strong> sexualisation 1 .<br />

Organe du toucher par excellence, elle contient <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> poches<br />

et <strong>de</strong> capteurs qui réagissent <strong>de</strong> façon autonome, ou en bataillons<br />

groupés, aux sollicitations. Elle <strong>de</strong>vient le point <strong>de</strong> référence essentiel<br />

auquel les multiples informations <strong>sens</strong>orielles se rapportent. Le processus<br />

informatif commence par un enregistrement <strong>de</strong> <strong>la</strong> réaction cutanée<br />

déclenchée par le contact avec un objet i<strong>de</strong>ntifié ou non (aigu, doux, tendre,<br />

chaud, froid, mélodieux, déf<strong>la</strong>grant, déchirant, etc.) puis, passe par un tri<br />

1. D. Anzieu, Le Moi-Peau, Dunod, Paris, 1995.


12 LES SENS DE LA PEAU<br />

<strong>de</strong>s renseignements fournis par <strong>la</strong> réaction et, enfin, transforme<br />

ces informations en réflexion : « enveloppe-<strong>peau</strong> », « enveloppe-moi »,<br />

« enveloppe-pensée ».<br />

La <strong>peau</strong> et le cerveau, « jumeaux nostalgiques », proviendraient <strong>de</strong><br />

l’ectob<strong>la</strong>ste migrant du fœtus. Ils possé<strong>de</strong>raient les mêmes liens neuro<br />

médiatiques. La <strong>peau</strong> serait un « cerveau périphérique 2 ».<br />

La <strong>peau</strong>, site <strong>de</strong> <strong>la</strong> rencontre, répond, <strong>de</strong> façon plus ou moins rapi<strong>de</strong> et<br />

avec plus ou moins d’intensité, aux signaux envoyés, tactiles mais aussi<br />

sonores. Ces <strong>de</strong>rniers passent par l’ouïe, un <strong>sens</strong> social.<br />

« Dans l’audition, il y a une priorité <strong>de</strong>s sonorités, <strong>de</strong>s tonalités, <strong>de</strong>s<br />

objets. En tant que sons qui atteignent l’ouïe, ils renvoient à l’extérieur<br />

du mon<strong>de</strong> et à l’intérieur <strong>de</strong> celui qui écoute. Ils forment un entre-<strong>de</strong>ux,<br />

un “ seuil ” <strong>de</strong> <strong>la</strong> représentation qui se trouve pris dans <strong>la</strong> dynamique<br />

du temps 3 ».<br />

L’objet sonore se révèle d’une infinie diversité. L’explosion d’une bombe,<br />

le son <strong>de</strong> <strong>la</strong> flûte ou le souffle <strong>de</strong> <strong>la</strong> brise en font partie. Ils provoquent<br />

<strong>de</strong>s surprises, <strong>de</strong>s réactions, <strong>de</strong>s dommages ou <strong>de</strong>s apaisements du<br />

« moi-<strong>peau</strong>, enveloppe à <strong>la</strong> fois d’excitation et <strong>de</strong> souffrance ».<br />

Prémonitoires ou résultant <strong>de</strong> <strong>la</strong> surprise, les réactions cutanées au son,<br />

<strong>de</strong> quelque nature qu’il soit, prendraient l’aspect <strong>de</strong> transformations, <strong>de</strong><br />

métamorphoses et <strong>de</strong> bouleversements.<br />

« Le corps ressenti se construit sur <strong>de</strong>s<br />

alternances et oppositions fondamentales :<br />

tension/détente, <strong>de</strong>dans/<strong>de</strong>hors, actif/passif,<br />

<strong>Les</strong> réactions<br />

cutanées<br />

au son<br />

prendraient<br />

l’aspect (…) <strong>de</strong><br />

métamorphoses<br />

dur/mou, sec/humi<strong>de</strong> – prémices <strong>de</strong> <strong>la</strong> séparation<br />

entre intérieur et extérieur, entre le moi<br />

et l’objet 4 ». C’est dans l’histoire inconsciente<br />

propre à chacun qu’il faudrait aller chercher les<br />

racines <strong>de</strong> l’impact.<br />

Changement <strong>de</strong> couleur<br />

Il concerne surtout le visage et <strong>la</strong> partie<br />

supérieure du corps. Une parole, donc un signifiant<br />

(reproche, accusation, aveu, ou bien mot<br />

tendre ou roucou<strong>la</strong><strong>de</strong> amoureuse), modifierait,<br />

brusquement ou lentement, <strong>la</strong> teinte <strong>de</strong>s joues,<br />

du nez, du front, mais aussi du cou, <strong>de</strong>s épaules<br />

et <strong>de</strong> <strong>la</strong> poitrine. Le son d’une voix aimée<br />

ou détestée, un air <strong>de</strong> musique, un bruit familier<br />

ou inhabituel peuvent produire les mêmes<br />

effets sans néanmoins que le <strong>sens</strong> soit perceptible. La « pâleur <strong>de</strong> cire »,<br />

<strong>la</strong> « lividité » peuvent inquiéter ceux qui constatent chez un individu une<br />

décoloration <strong>de</strong> l’épi<strong>de</strong>rme. La référence à <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die, à <strong>la</strong> blessure et à<br />

<strong>la</strong> mort surgit immédiatement. Chez les romantiques, <strong>la</strong> pâleur constituait<br />

une qualité. Elle soulignait une équivalence avec <strong>la</strong> fragilité, <strong>la</strong><br />

noblesse, le « sang bleu ».<br />

« Naraboth : Comme <strong>la</strong> princesse est pâle ! Jamais je ne l’ai vue aussi pâle.<br />

Elle ressemble au reflet d’une rose b<strong>la</strong>nche dans un miroir d’argent »<br />

(Salomé, Richard Strauss, 1905).<br />

La femme paraît « b<strong>la</strong>nche comme le ja<strong>de</strong>, froi<strong>de</strong> comme l’épée »<br />

(Turandot, Puccini, 1926).<br />

2. M. Estra<strong>de</strong>, « Réflexions sur <strong>la</strong> <strong>peau</strong>, <strong>la</strong> parole et l’interdit du toucher dans l’analyse », pour Cercle francophone<br />

<strong>de</strong> recherche et d’information C.G. Jung, Paris, 3 mars 2007, non publié.<br />

3. C. Wulf, Mimesis, culture, art, société, L’Harmattan, Paris, 2005.<br />

4. D. Anzieu, ibid.


La pâleur, qui signale que le sang se retire du visage pour refluer<br />

au cœur, indiquerait une mise en retrait <strong>de</strong> l’organisme, une tentative<br />

<strong>de</strong> fuite <strong>de</strong> l’individu <strong>de</strong>vant le signe du malheur ainsi qu’une proximité<br />

(imaginaire ou réelle) <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort.<br />

<strong>Les</strong> expressions « bleu <strong>de</strong> peur » et « vert <strong>de</strong> rage » ne soulignent que<br />

<strong>de</strong>s variantes <strong>de</strong> <strong>la</strong> pâleur et <strong>de</strong> <strong>la</strong> lividité.<br />

Dans certains cas, <strong>la</strong> <strong>peau</strong> peut irradier, se nimber d’éc<strong>la</strong>t ou se ternir.<br />

Certains amis mauritaniens <strong>de</strong> Théodore Monod rappe<strong>la</strong>ient que,<br />

lorsqu’il entendait le sifflement du vent entre les pierres du désert ou le<br />

« chant <strong>de</strong> <strong>la</strong> dune », son visage s’illuminait.<br />

Durcissement ou assouplissement<br />

« Rester <strong>de</strong> marbre » ou se « pétrifier » caractérisent autant le changement<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>nsité <strong>de</strong>s muscles que <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong>. Un son, signifiant ou non,<br />

provoquerait cet état particulier. <strong>Les</strong> Bissu, chamanes bugis <strong>de</strong> Su<strong>la</strong>wesi,<br />

à <strong>la</strong> suite <strong>de</strong> longues cantil<strong>la</strong>tions répétitives, soutenues par <strong>de</strong>s crécelles<br />

<strong>de</strong> bambou, tentent <strong>de</strong> se percer <strong>la</strong> poitrine avec un kriss pour témoigner<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> protection d’esprits habitant un mon<strong>de</strong> qu’ils viennent d’atteindre<br />

par l’extase. Malgré <strong>la</strong> violence <strong>de</strong>s coups portés sur <strong>la</strong> <strong>peau</strong>, ils ne souffrent<br />

n’aucune égratignure.<br />

D’un autre côté, <strong>la</strong> <strong>peau</strong> s’assouplit et le grain s’adoucit dans certaines<br />

conditions. Gabriel Marcel évoque l’« extraordinaire pouvoir <strong>de</strong> récupération<br />

associé à <strong>la</strong> musique ». Un chant ou un jeu instrumental fonctionnent<br />

comme un bain revigorant. La détente <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong>, occasionnée par<br />

certaines activités musicales, permettrait au musicien ou à l’auditeur <strong>de</strong><br />

se sentir en harmonie avec son corps.<br />

Variations <strong>de</strong> température<br />

<strong>Les</strong> travailleurs, soumis à l’audition répétée <strong>de</strong> bruits mécaniques – faibles<br />

ou puissants –, constateraient une augmentation <strong>de</strong> <strong>la</strong> température <strong>de</strong><br />

leur corps. Le front, <strong>la</strong> gorge et les mains <strong>de</strong>viennent moites, puis brû<strong>la</strong>nts.<br />

<strong>Les</strong> ritualistes du vaudou du Bénin, d’Haïti et <strong>de</strong> Saint-Domingue<br />

avouent que, juste avant <strong>la</strong> possession par un esprit appelé par <strong>de</strong>s<br />

chants et <strong>de</strong>s musiques, <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nte <strong>de</strong> leurs pieds s’échauffe et <strong>la</strong> <strong>peau</strong><br />

finit par <strong>de</strong>venir douloureuse, provoquant <strong>de</strong>s mouvements <strong>de</strong> sautillement<br />

dans <strong>la</strong> danse.<br />

En <strong>sens</strong> inverse, <strong>la</strong> « pellicule du rêve 5 » peut se rafraîchir et même<br />

éprouver une <strong>sens</strong>ation <strong>de</strong> froid aigu si <strong>de</strong>s enregistrements <strong>de</strong> blizzards<br />

et <strong>de</strong> vents siff<strong>la</strong>nts se diffusent autour d’auditeurs.<br />

Le « froid dans le dos », « les mains g<strong>la</strong>cées » indiquent l’inquiétu<strong>de</strong> et <strong>la</strong><br />

peur si un bruit inattendu, mais soulignant <strong>la</strong> proximité d’un danger, survient.<br />

Hérissement<br />

À l’audition d’un hurlement ou d’un bruit effrayant, « les cheveux se<br />

dressent sur <strong>la</strong> tête ». L’épouvante, véhiculée par un signal aisément<br />

détectable, provoque, en soulevant une partie du cuir chevelu, une manifestation<br />

spectacu<strong>la</strong>ire sur les terminaisons capil<strong>la</strong>ires. Dans <strong>la</strong> vie<br />

quotidienne, le grincement d’une pointe métallique qui raille le verre fait<br />

grincer <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts et se dresser les cheveux et les poils.<br />

Le fin duvet <strong>de</strong>s bras <strong>de</strong>s danseuses indiennes se hérisse à l’audition <strong>de</strong><br />

certaines mélodies évoquant <strong>la</strong> nostalgie amoureuse d’un dieu.<br />

5. M. Poizat, L’Opéra ou le cri <strong>de</strong> l’ange, Métailié, Paris, 2001.<br />

Françoise Gründ<br />

La <strong>peau</strong>, le son, le bruit et <strong>la</strong> musique


14 LES SENS DE LA PEAU<br />

Parfois, les états <strong>de</strong> conscience modifiée mettent les possédés dans<br />

<strong>de</strong>s situations semb<strong>la</strong>bles. En Égypte, une jeune femme, dans un état <strong>de</strong><br />

quasi-paralysie, entend les musiciens du zâr jouer sur leurs tambura<br />

(harpe-lyre) et tobol (tambours). Elle se redresse et commence à danser,<br />

<strong>la</strong> chevelure déployée autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> tête, telle une image <strong>de</strong> Gorgone.<br />

Abolition ou activation <strong>de</strong> <strong>la</strong> douleur<br />

<strong>Les</strong> membres <strong>de</strong>s confréries Aïssawa et Gnawa du Maroc, en état<br />

<strong>de</strong> possession, induite par <strong>de</strong>s musiques et <strong>de</strong>s chants spécifiques,<br />

s’infligent <strong>de</strong>s blessures, dont ils disent ne ressentir aucune douleur.<br />

<strong>Les</strong> Aïssawi se frappent le crâne avec une hache. <strong>Les</strong> Gnawi se <strong>la</strong>cèrent<br />

les jambes avec un couteau.<br />

En Grèce, les Nestinaki ou femmes marcheuses sur le feu traversent<br />

<strong>de</strong>s lits <strong>de</strong> braises en chantant <strong>de</strong>s hymnes à sainte Catherine et en serrant<br />

dans leurs bras l’icône <strong>la</strong> représentant.<br />

À <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuit d’adoration et d’épreuve,<br />

<strong>Les</strong> pleureuses<br />

<strong>de</strong> Carélie (…)<br />

entonnent<br />

[<strong>de</strong>s] mélodies<br />

[qui] activent<br />

l’arrivée <strong>de</strong>s<br />

<strong>la</strong>rmes.<br />

<strong>la</strong> p<strong>la</strong>nte <strong>de</strong> leurs pieds ne présente aucune<br />

brûlure.<br />

Chez les Kpelles du Liberia et <strong>de</strong> Guinée<br />

forestière, les femmes entonnent <strong>de</strong>s chants<br />

spécifiques au moment <strong>de</strong> l’excision <strong>de</strong>s jeunes<br />

filles. <strong>Les</strong> mélodies, apprises dans <strong>de</strong>s camps<br />

d’initiation, amoindriraient <strong>la</strong> douleur. Au<br />

moment d’un accouchement ou d’un acci<strong>de</strong>nt<br />

en forêt, les femmes excisées <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt le<br />

secours <strong>de</strong>s chanteuses, pour sou<strong>la</strong>ger leur<br />

souffrance.<br />

En revanche, les pleureuses <strong>de</strong> Carélie, <strong>de</strong><br />

Turquie, d’Albanie, du Nigeria ou <strong>de</strong>s Philippines<br />

entonnent, au moment <strong>de</strong>s funérailles, <strong>de</strong>s<br />

levées <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil ou <strong>de</strong>s anniversaires <strong>de</strong> mort,<br />

<strong>de</strong>s comp<strong>la</strong>intes répétitives. Ces mélodies activent<br />

l’arrivée <strong>de</strong>s <strong>la</strong>rmes et leur abondance. Elles motivent <strong>de</strong>s actions<br />

<strong>de</strong> détérioration <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> (griffure) et <strong>de</strong> <strong>la</strong> chevelure (arrachage).<br />

Paradoxalement, leur durée (parfois plusieurs nuits) finit par endormir le<br />

sentiment <strong>de</strong> <strong>la</strong> perte. <strong>Les</strong> pleureuses professionnelles créent avec leurs<br />

incantations le temps du <strong>de</strong>uil qui se situe hors du temps réel.<br />

Humidification<br />

Le son <strong>de</strong> <strong>la</strong> voix aimée, une mélodie entendue autrefois, dans <strong>de</strong>s<br />

circonstances bouleversantes, déclencheraient une émission <strong>de</strong> sueur,<br />

en particulier sur le front et les mains.<br />

« Le maître <strong>de</strong> musique entonna le chant, entre les mridangam (tambours)<br />

et les kartal (petites cymbales), Mâdhavi (<strong>la</strong> danseuse du temple)<br />

ploya son corps. Et les doigts <strong>de</strong> Shiva, qui a le taureau pour emblème,<br />

<strong>de</strong>vinrent humi<strong>de</strong>s 6 ».<br />

Ainsi, les mains moites d’un étudiant qui entend <strong>la</strong> question d’un<br />

examinateur constitueraient un aveu d’inquiétu<strong>de</strong> ou <strong>de</strong> faiblesse.<br />

<strong>Les</strong> <strong>la</strong>rmes, produites par les g<strong>la</strong>n<strong>de</strong>s <strong>la</strong>crymales mais inondant<br />

<strong>la</strong> <strong>peau</strong>, ruissellent sur le visage et proviennent <strong>de</strong> causes diverses :<br />

l’annonce d’une mauvaise (ou d’une bonne) nouvelle, un son terrifiant,<br />

l’audition d’un air <strong>de</strong> musique ou d’un chant. « L’étrange monstre issu<br />

6. Kumbarasambhava <strong>de</strong> Kalidasa (chant VII, LXXVII).


<strong>de</strong> cet accouplement torturé-torturant, le chant d’opéra 7 » fait jaillir les<br />

<strong>la</strong>rmes et bouleverse les conventions sociales dans les pays occi<strong>de</strong>ntaux.<br />

<strong>Les</strong> femmes, mais aussi les hommes, ne craignent pas <strong>de</strong> montrer un<br />

visage humi<strong>de</strong>.<br />

Cri <strong>de</strong> <strong>la</strong> voix, cri <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong><br />

Parmi les signaux sonores se distingueraient ceux qui se rattachent au<br />

phoné (le bruit, le cri) et ceux qui font partie du logos (<strong>la</strong> parole).<br />

Descartes reprend <strong>la</strong> distinction faite par Aristote entre le cri et <strong>la</strong> parole.<br />

<strong>Les</strong> êtres rationnels expriment leur pensée par <strong>la</strong> parole et les animaux,<br />

par leurs cris, ne peuvent exprimer que leurs émotions. Proférés par les<br />

animaux comme par les humains, les cris déclenchent <strong>de</strong>s réactions<br />

intenses.<br />

Ainsi, les uns et les autres peuvent émettre un cri <strong>de</strong> douleur, <strong>de</strong> joie,<br />

<strong>de</strong> désespoir, d’agression, <strong>de</strong> haine, d’appel au secours. Plusieurs<br />

appartiennent à <strong>de</strong>s catégories typiquement humaines : cri contre<br />

l’oppression, le scandale, l’injustice, cri <strong>de</strong> guerre, cri <strong>de</strong> ralliement <strong>de</strong>s<br />

rois, <strong>de</strong>s chevaliers, <strong>de</strong>s guerriers, <strong>de</strong>s soldats, <strong>de</strong>s sportifs.<br />

Certains combattants <strong>de</strong>s tranchées <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre <strong>de</strong> 1914-1918 rapportaient<br />

que les hurlements et les gémissements <strong>de</strong>s blessés, conjugués au<br />

bruit <strong>de</strong> l’éc<strong>la</strong>tement <strong>de</strong>s obus, ouvraient <strong>de</strong>s fissures sur <strong>la</strong> <strong>peau</strong> <strong>de</strong> leurs<br />

mains et <strong>de</strong> leur visage, qui se mettait à saigner, sans pourtant être touchée<br />

par un projectile métallique. La violence du cri et du bruit <strong>la</strong>isserait<br />

donc parfois une trace sur <strong>la</strong> <strong>peau</strong> en <strong>la</strong> détruisant en partie.<br />

Il semblerait que ces lésions proviennent plus du fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> mémoire <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> <strong>peau</strong> que <strong>de</strong> l’intensité <strong>de</strong> l’agression sonore. Cette mémoire cutanée<br />

constituée d’attentes, d’espoirs et <strong>de</strong> peurs déclencherait <strong>de</strong>s réactions<br />

prémonitoires.<br />

« Le cri n’est pas d’abord appel, mais il fait surgir le silence. Non que le<br />

cri en soit supporté, le silence étant le fond, mais c’est l’inverse. Le cri fait<br />

gouffre où le silence se rue 8 ». Le cri ne <strong>la</strong>isse d’autre issue à l’auditeur<br />

« que <strong>la</strong> fuite, le rejet ou l’effondrement émotionnel qui signale l’abord <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> jouissance 9 ».<br />

L’écoute du chant d’opéra, qui « fait exploser », « court-circuite », provoque<br />

<strong>de</strong>s « décharges électriques » ou <strong>de</strong>s « frissons dans le dos », provoquerait<br />

une émotion aiguë, incoercible et approcherait d’une « limite transgressant<br />

toute loi ». « Dans ces instants où le chant, et précisément le chant féminin,<br />

se pose délibérément comme chant, comme musique pure, rompant<br />

toute attache avec <strong>la</strong> parole, <strong>la</strong> détruisant totalement au profit d’une<br />

mélodie qui se développe… jusqu’à confiner à quelque chose qui est <strong>de</strong><br />

l’ordre du cri 10 ».<br />

Le pouvoir étrange du chant repose essentiellement « sur l’émotion<br />

qu’il déclenche… Et cette émotion tire elle-même son origine du plus puissant<br />

<strong>de</strong>s sentiments, celui <strong>de</strong> l’appétit sexuel ». 11<br />

Cri ou sanglot, le chant d’opéra, pour certains, le « sentiment <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

perte absolue », <strong>de</strong>vient le « point limite <strong>de</strong> <strong>la</strong> quête <strong>de</strong> l’objet-voix où le<br />

frisson <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir bascule dans le frisson d’horreur 12 ».<br />

7. M. Poizat, ibid.<br />

8. Lacan, Problèmes cruciaux <strong>de</strong> psychanalyse, séminaire non publié du 17 mars 1965).<br />

9. Michel Poizat, ibi<strong>de</strong>m<br />

10. Ibid.<br />

11. V. Andréossi, L’esprit du chant, Éditions d’aujourd’hui, Genève, 1949.<br />

12. M.Poizat, ibid.<br />

Françoise Gründ<br />

La <strong>peau</strong>, le son, le bruit et <strong>la</strong> musique


16 LES SENS DE LA PEAU<br />

Frisson et « chair <strong>de</strong> poule »<br />

Signe <strong>de</strong> souffrance au froid ou <strong>de</strong> réaction à <strong>la</strong> peur due à un bruit,<br />

à un son, à une voix, le frisson parcourt une partie du corps ou gagne le<br />

corps tout entier. Il signale le plus souvent une anomalie et indique<br />

une rupture <strong>de</strong> l’organisme entier que <strong>la</strong> <strong>peau</strong> stigmatise en tentant <strong>de</strong><br />

se forger une carapace.<br />

La voix, « cette musicienne du silence », écrivait Mal<strong>la</strong>rmé, peut <strong>de</strong>venir<br />

inouïe, lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> <strong>la</strong> voix du castrat. « L’attente est créatrice <strong>de</strong><br />

<strong>sens</strong> 13 ». Cette émission vocale « hors sexe », « hors portée », « hors limite »<br />

déclencherait <strong>la</strong> jouissance en réponse à l’attente <strong>de</strong> l’auditeur qui<br />

quête, dans le secret <strong>de</strong>s aigus, <strong>la</strong> transgression d’un interdit.<br />

Aujourd’hui, <strong>la</strong> voix <strong>de</strong> haute-contre tente <strong>de</strong> remp<strong>la</strong>cer « l’étrangeté<br />

voire <strong>la</strong> monstruosité 14 » <strong>de</strong> <strong>la</strong> voix du castrat.<br />

Peau sour<strong>de</strong> ?<br />

Qu’arrive-t-il dans le cas d’une inertie momentanée ou durable <strong>de</strong><br />

l’ouïe ? Quel comportement <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> pour les sourds ?<br />

En fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> réflexivité <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> et du moi sur <strong>la</strong> pensée, une<br />

tentative <strong>de</strong> réponse apportée aux enfants sourds entraîne certains<br />

éducateurs 15 à leur faire pratiquer <strong>la</strong> natation et l’immersion dans l’eau.<br />

<strong>Les</strong> mouvements, les coups donnés sur le sol d’une piscine, le jeu <strong>de</strong><br />

gongs et <strong>de</strong> sistres métalliques immergés atteignent directement <strong>la</strong><br />

<strong>peau</strong> par incitation tactile. « À fleur <strong>de</strong> <strong>peau</strong>, le <strong>sens</strong> <strong>de</strong>s vibrations est<br />

essentiel pour l’apprentissage <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole 16 ». L’étu<strong>de</strong> reste trop récente<br />

pour mesurer les échelles <strong>de</strong> <strong>sens</strong>ibilité cutanée dans ces cas. Elles<br />

ressemblent toutefois à ce que Beethoven, <strong>de</strong>venu sourd, trouva pour<br />

continuer à composer sa musique. Il serrait entre les <strong>de</strong>nts une tige <strong>de</strong><br />

bois qui reposait sur l’un <strong>de</strong>s coins du piano où il jouait.<br />

13. D. Le Breton, La Saveur du mon<strong>de</strong>, Métailié, Paris, 2006.<br />

14. M. Poizat, ibid.<br />

15. C. Chrone, institut Gustave-Baguer.<br />

16. D. Le Breton, ibid.


L’œil, <strong>la</strong> <strong>peau</strong>,<br />

le piège<br />

Par Maxime Coulombe<br />

« Mais qu’est-ce que <strong>la</strong> vue, sinon, sans doute, un toucher différé ? »<br />

Jean-Luc Nancy, Noli me tangere<br />

L’erreur commune consiste à penser le regard comme le <strong>sens</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

distance : il augmenterait <strong>la</strong> capacité cognitive en donnant accès au distant<br />

et permettrait d’appréhen<strong>de</strong>r le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> loin en loin. Ce<strong>la</strong> n’est<br />

vrai que si l’on entend cette distance comme ce qui est toujours mis à<br />

mal par le regard. Si le regard prolonge le corps au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> lui-même, s’il<br />

étire les possibilités d’appropriation <strong>de</strong> l’homme en reliant <strong>de</strong>ux éléments<br />

distants, distincts – regar<strong>de</strong>ur et regardé, voyant et vu – par le biais<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> perception, il le fait pour combler <strong>la</strong> distance qu’il suppose d’abord.<br />

La formule <strong>de</strong> Jean-Luc Nancy est c<strong>la</strong>ire : il n’est pas <strong>de</strong> regard sans un<br />

désir <strong>de</strong> toucher, <strong>de</strong> prendre, <strong>de</strong> manipuler, <strong>de</strong> saisir, <strong>de</strong> marquer. Voilà<br />

pourquoi le regard n’est pas innocent, neutre : s’il tend vers le lointain,<br />

c’est pour y exercer son emprise.<br />

Ce n’est pas sans raison que les réflexions traditionnelles sur le regard<br />

lui supposent une direction : il circulerait <strong>de</strong> ce qui voit à ce qui est vu et<br />

donnerait activité, voire autorité au regar<strong>de</strong>ur sur ce qui est regardé. En<br />

ce<strong>la</strong>, le savoir qu’offre le regard se transvaserait en un pouvoir <strong>de</strong> celui<br />

qui voit sur ce qui est vu, <strong>de</strong> celui qui sait sur l’objet du savoir. Telle est,<br />

après tout, <strong>la</strong> direction <strong>de</strong> ce désir <strong>de</strong> toucher, <strong>de</strong> savoir, <strong>de</strong> comprendre<br />

qui anime le regard. Le toucher du regard serait l’exercice d’un pouvoir.<br />

Mais est-ce toujours le cas ? Je veux dire : est-ce toujours si simple ?<br />

Pourquoi, alors, l’autorité <strong>de</strong> ce regard semble-t-elle vaciller dès que celuici<br />

se tourne vers <strong>la</strong> <strong>peau</strong> <strong>de</strong> l’être désiré ? Pourquoi semble-t-il moins voir<br />

qu’être captivé par <strong>la</strong> <strong>peau</strong> ? Pourquoi ce regard semble-t-il soudainement<br />

moins tenir <strong>de</strong> l’autorité et <strong>de</strong> l’emprise que <strong>de</strong> <strong>la</strong> perte et du<br />

vertige ?<br />

Et si <strong>la</strong> <strong>peau</strong> savait parfois renverser ce pouvoir du regard ? Si elle savait<br />

faire vaciller le pouvoir lorsqu’il passe par les yeux ? En d’autres mots : et<br />

si <strong>la</strong> <strong>peau</strong> savait toucher au regard, elle aussi ?


18 LES SENS DE LA PEAU<br />

La photographe Nan Goldin fait face à son amoureuse Siobhan<br />

(Siobhan at the A-House: Nu<strong>de</strong>, Provincetown, 1990). Nous sommes dans<br />

une chambre d’hôtel, quelque part sur <strong>la</strong> côte du Maine. Le temps s’étire.<br />

Siobhan se tient assise au bord du lit, sa poitrine est dénudée. Sans provocation<br />

mais sans gêne, elle fixe <strong>la</strong> caméra et regar<strong>de</strong> Nan Goldin. Elle<br />

tourne sa nudité vers son amante qui érotise son regard par le biais <strong>de</strong><br />

l’appareil photo.<br />

Commentant cette série photographique, Nan Goldin affirmait que,<br />

pour Siobhan, ce rituel photographique était une caresse. Siobhan aurait<br />

été vexée si, pendant une seule journée, elle ne l’avait pas prise en<br />

photo 1 .<br />

L’acte photographique, regard fait acte, est l’un <strong>de</strong>s plus c<strong>la</strong>irs analyseurs<br />

<strong>de</strong> ce que suppose <strong>la</strong> vue. Par <strong>la</strong> médiation d’un appareil, il métaphorise<br />

et incarne à <strong>la</strong> fois ses logiques. En ce<strong>la</strong>, <strong>la</strong> réaction <strong>de</strong> Siobhan illustre<br />

certes cette capacité du regard à toucher, voire <strong>de</strong> caresser, mais elle<br />

met aussi en lumière le tropisme du regard – et <strong>de</strong> <strong>la</strong> caméra, donc –<br />

pour <strong>la</strong> <strong>peau</strong>.<br />

« Être <strong>peau</strong>, être vu »<br />

Jacques Lacan rappe<strong>la</strong>it que l’on ne peut voir qu’à condition <strong>de</strong> prendre<br />

p<strong>la</strong>ce dans le visible : « Je ne vois que d’un point, mais dans mon<br />

existence je suis regardé <strong>de</strong> partout » (Lacan 1973 : 84). Nous voyons car<br />

nous avons un corps qui, « matière du voir », est tout autant « matière<br />

vue ». Une telle réciprocité est fondamentale. On connaît les pages<br />

magnifiques <strong>de</strong> Sartre sur le voyeur, cet individu<br />

qui, se vou<strong>la</strong>nt simple regard, tente d’en tirer<br />

jouissance et pouvoir. Le voyeur cherche à ren-<br />

Cette capacité<br />

du regard à<br />

toucher (…)<br />

met en lumière<br />

le tropisme<br />

du regard pour<br />

<strong>la</strong> <strong>peau</strong><br />

dre vivant le paradoxe d’un œil invisible, d’un<br />

œil qui verrait sans jamais être vu. Il ne tire sa<br />

jouissance qu’à se faire oublier, qu’à occulter <strong>la</strong><br />

réciprocité que suppose le regard ; le voyeur<br />

surpris – c’est-à-dire vu en train <strong>de</strong> voir – perd<br />

alors tout son pouvoir. Et s’il en est humilié, c’est<br />

qu’il sait qu’il a rompu un échange symbolique<br />

: celui du don <strong>de</strong> son corps visible contre<br />

celui <strong>de</strong> l’autre 2 .<br />

De même, <strong>la</strong> possibilité du regardé <strong>de</strong> se<br />

savoir vu connote tout échange <strong>de</strong> regards.<br />

Sartre notait : « La pu<strong>de</strong>ur et, en particulier, <strong>la</strong><br />

crainte d’être surpris en état <strong>de</strong> nudité ne sont<br />

qu’une spécification symbolique <strong>de</strong> <strong>la</strong> honte<br />

originelle : le corps symbolise ici notre objectité<br />

sans défense. Se vêtir, c’est dissimuler son<br />

objectité, c’est réc<strong>la</strong>mer le droit <strong>de</strong> voir sans être vu, c’est-à-dire d’être pur<br />

sujet » (Sartre 1943 : 336). « Être surpris en état <strong>de</strong> nudité » n’est rien d’autre<br />

que <strong>de</strong> saisir le regard d’autrui porté sur soi, et <strong>de</strong> se voir nu à travers<br />

le regard <strong>de</strong> l’autre. On le notera, tout se passe comme si <strong>la</strong> nudité ne<br />

pouvait exister qu’en transitant par le regard d’un autre – virtuel ou non :<br />

1. Nous renvoyons ici le lecteur au magnifique documentaire réalisé par Arte sur Nan Goldin, dans le cadre <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

série Contact.<br />

2. Le regard « traditionnel » suppose un tel échange, <strong>de</strong>vrions-nous dire. Internet, gigantesque peep-show, multiplie<br />

<strong>de</strong>s contextes pornographiques où le regard est unidirectionnel. À cette inégalité répond d’une part <strong>la</strong> rétribution<br />

en argent (site internet pornographique) et d’autre part le développement d’i<strong>de</strong>ntités fictives qui, si elles ne cachent<br />

pas <strong>la</strong> nudité, ren<strong>de</strong>nt impossible d’en tirer un pouvoir hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> sphère du Net.


autrement dit, le sentiment <strong>de</strong> nudité n’est réel qu’en présence d’un<br />

autre qui regar<strong>de</strong>, dussions-nous l’inventer. De là viendrait <strong>la</strong> pu<strong>de</strong>ur 3 .<br />

Une <strong>la</strong>rge part <strong>de</strong> <strong>la</strong> capacité <strong>de</strong> vivre en société est fondée sur l’habileté<br />

à assumer et à bien vivre ces innombrables regards portés sur nous.<br />

Le développement d’une intimité avec un partenaire se jalonne d’un<br />

progressif apprivoisement <strong>de</strong> cette pu<strong>de</strong>ur. Ainsi, pour certains, le regard<br />

porté par le partenaire sur leurs parties intimes est fondateur. Il se vit parfois<br />

comme un véritable rite <strong>de</strong> passage aussi important que <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion<br />

sexuelle elle-même.<br />

L’enjeu est <strong>de</strong> se montrer nu, d’offrir ses parties intimes comme le reste<br />

<strong>de</strong> son corps au regard <strong>de</strong> l’autre, d’abaisser ses <strong>de</strong>rnières cartes. La<br />

gêne, voire l’angoisse que peut causer un tel dévoilement tient à <strong>la</strong><br />

crainte que ces <strong>de</strong>rniers morceaux du puzzle viennent briser l’image<br />

qu’avait le partenaire. Ces parties intimes sont surdéterminées, elles<br />

con<strong>de</strong>nsent en elles à <strong>la</strong> fois un lieu visuel conquis aux idéaux esthétiques<br />

– formes <strong>de</strong>s seins, du sexe, etc. – et le point d’aboutissement <strong>de</strong> l’érotisme :<br />

leurs formes secrètes viennent compléter l’image du partenaire, tandis que<br />

le vertige <strong>de</strong> leur sexualité marque un point important dans le processus<br />

<strong>de</strong> séduction. À l’espoir que <strong>la</strong> nudité trouble, <strong>la</strong> crainte qu’elle ne tarisse<br />

<strong>la</strong> magie <strong>de</strong> <strong>la</strong> séduction…<br />

Dans <strong>la</strong> série <strong>de</strong> photographies <strong>de</strong> Siobhan à Provincetown, <strong>de</strong>ux photographies<br />

semblent fonctionner <strong>de</strong> pair, toutes <strong>de</strong>ux prises alors que<br />

Siobhan est assise au bord du même lit : l’une <strong>la</strong> montre habillée d’une<br />

chemise bleue, l’autre, les seins dénudés. On imagine ces <strong>de</strong>ux images<br />

comme <strong>de</strong>ux moments participant du même processus, celui d’une saisie<br />

photographique où <strong>la</strong> nudité <strong>de</strong> Siobhan s’offre au regard et à <strong>la</strong> caméra<br />

<strong>de</strong> Nan Goldin comme un pan à inclure dans l’image que l’artiste se fait<br />

<strong>de</strong> son amante. La pose entre les <strong>de</strong>ux photographies est aussi quelque<br />

peu différente : sur <strong>la</strong> photographie « habillée », Siobhan semble s’avancer<br />

vers <strong>la</strong> photographe avec assurance, tandis que sur <strong>la</strong> version nue, elle<br />

se tient droite, s’offrant au regard, le visage interrogateur. Au creux <strong>de</strong> ce<br />

désir d’exister comme corps aux yeux <strong>de</strong> l’autre œuvre un autre enjeu :<br />

celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> séduction. Le regard du sujet nu plonge dans les yeux <strong>de</strong> l’autre<br />

à <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> l’éc<strong>la</strong>t <strong>de</strong> <strong>la</strong> séduction, <strong>de</strong> ce trouble au coin <strong>de</strong> l’œil<br />

qui trahit et initie le geste.<br />

La <strong>peau</strong>, tropisme du regard<br />

Il faut en convenir : nous ne pouvons <strong>de</strong>meurer neutres <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> <strong>peau</strong><br />

nue <strong>de</strong> l’autre. Organe du toucher, <strong>la</strong> <strong>peau</strong> appelle <strong>la</strong> <strong>peau</strong>, elle suscite<br />

le contact. Si ce n’est qu’au fruit d’une longue civilisation <strong>de</strong>s mœurs<br />

qu’on a su apprivoiser –c’est-à-dire civiliser– ce pan <strong>de</strong> proximité, les émotions<br />

les plus violentes éprouvées ramènent à <strong>la</strong> <strong>peau</strong> <strong>de</strong> l’autre, que ce<br />

soit le désir ou le dégoût. Comme si sa <strong>peau</strong>, pour le meilleur et pour le<br />

pire, savait nous toucher au plus profond.<br />

Le pouvoir <strong>de</strong> fascination <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> provient <strong>de</strong> ce qu’elle se soutient<br />

<strong>de</strong> l’irréalité et <strong>de</strong> l’animalité <strong>de</strong>s formes (Bataille 1957). Si le désir cherche<br />

toujours à retrouver son origine, il semble qu’il a partie liée avec ce qui<br />

affleure sous le diaphane <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong>. Celle-ci se pose comme limite,<br />

entre le visible et l’informe <strong>de</strong> <strong>la</strong> chair, entre le social et l’abject, et c’est<br />

précisément cette situation qui en fait un lieu <strong>de</strong> vertige pour le désir. Le<br />

regard se berce <strong>de</strong>s limites et <strong>de</strong> ce qui les suggère : ce tatouage qui s’enfonce<br />

sous les vêtements, ces formes qui ne peuvent que se <strong>de</strong>viner, ce<br />

flirt avec le socialement acceptable.<br />

3. Notons d’ailleurs que si Adam et Ève pouvaient vivre sans pu<strong>de</strong>ur avant <strong>la</strong> chute, c’est bien parce qu’ils évoluaient<br />

dans un mon<strong>de</strong> sans altérité, que ce soit celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> sexualité ou celle du jugement <strong>de</strong> Dieu.<br />

Maxime Coulombe<br />

L’œil, <strong>la</strong> <strong>peau</strong>, le piège


20 LES SENS DE LA PEAU<br />

On le sait, il est toute une géographie sociale <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong>. La <strong>peau</strong> <strong>de</strong>s<br />

mains et du visage n’est pas celle du sexe ou <strong>de</strong>s fesses. <strong>Les</strong> unes sont<br />

sociales, les autres, intimes ; les unes sont conquises par <strong>la</strong> civilisation<br />

<strong>de</strong>s mœurs, les autres encore sauvages ; C’est <strong>de</strong> ces lieux secrets que<br />

sourd <strong>la</strong> fascination. Bataille affirmait dans L’Érotisme : « L’image <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

femme désirable, donnée en premier lieu, serait fa<strong>de</strong> –elle ne provoquerait<br />

pas le désir– si elle n’annonçait pas, ou ne révé<strong>la</strong>it pas, en même<br />

temps, un aspect animal secret, plus lour<strong>de</strong>ment suggestif. La beauté <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> femme désirable annonce ses parties honteuses : justement ses parties<br />

pileuses, ses parties animales » (Bataille 1957 : 159). Bataille le souligne<br />

bien : <strong>la</strong> <strong>peau</strong> n’est pas une surface égale à nos yeux, sa carte est ponctuée<br />

<strong>de</strong> lieux secrets <strong>de</strong> tailles inégales : pour certains, <strong>la</strong> nudité n’inclut<br />

que les organes génitaux, pour d’autres, ou à d’autres moments, les<br />

seins appartiennent à l’univers intime. Ainsi, certains <strong>de</strong> ses pans sont<br />

accessibles au visible, d’autres non ; il est <strong>de</strong>s parties du corps honteuses,<br />

refoulées hors du visible par les normes,<br />

par les tabous entourant <strong>la</strong> sexualité 4 .<br />

La séduction semble fondée sur le miroite-<br />

La <strong>peau</strong>,<br />

en ce<strong>la</strong>, est<br />

peut-être<br />

l’organe par<br />

excellence <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> séduction<br />

ment <strong>de</strong> ces parties animales, <strong>de</strong> ces tabous ;<br />

elle s’articule sur une dissimu<strong>la</strong>tion qui n’est<br />

pas sans les suggérer. La <strong>peau</strong>, en ce<strong>la</strong>, est<br />

peut-être l’organe par excellence <strong>de</strong> <strong>la</strong> séduction.<br />

Frontière entre l’intérieur et l’extérieur,<br />

entre <strong>la</strong> civilisation et l’animalité, elle trahit ce<br />

qu’elle ne semble pourtant pas montrer ; elle<br />

révèle ce qu’elle tend pourtant à cacher. Elle est<br />

vertigineuse.<br />

Cette <strong>peau</strong> qui nous touche<br />

Rappelons-nous déjà le fon<strong>de</strong>ment biologique<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> perception visuelle : c’est bien parce<br />

que <strong>la</strong> lumière, réfléchie sur les objets, touche<br />

l’œil que nous voyons. Le regard est d’abord<br />

une surface <strong>sens</strong>ible, impressionnée par ce qu’elle voit. Cette approche<br />

biologique prend soudain une valeur littérale lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong><br />

<strong>de</strong> l’être désiré. Cette <strong>peau</strong> aurait cette capacité <strong>de</strong> sortir le sujet <strong>de</strong> sa<br />

neutralité quotidienne pour l’attirer à elle. Elle apparaît comme un apax<br />

visuel, un objet soudainement unique et fascinant, rejetant dans l’ombre<br />

tout le reste du visible. Comme si <strong>la</strong> <strong>peau</strong> projetait une lumière étrange<br />

qui mettait le reste du mon<strong>de</strong> visible à contre-jour.<br />

Regar<strong>de</strong>r un corps nu serait réifier un sujet pour en faire un objet<br />

sexuel ; on a passablement documenté – et critiqué souvent aussi – une<br />

telle réification. Ce que l’on a moins dit, c’est que ce regard est lui-même<br />

touché par ce qu’il lit à <strong>la</strong> fleur <strong>de</strong> cette <strong>peau</strong>. Voilà pourquoi le regard<br />

observe ; voilà pourquoi le regard tente <strong>de</strong> toucher par les yeux. Il semble<br />

parfois y avoir si peu à voir et pourtant le regard insiste, fasciné.<br />

À Provincetown, Nan Goldin saisit, jour après jour, heure après heure,<br />

l’appareil photo pour toucher Siobhan du regard. Si les poses changent,<br />

<strong>la</strong> modèle <strong>de</strong>meure <strong>la</strong> même, avec sa <strong>peau</strong> sertie <strong>de</strong> nudité. Ici, Siobhan<br />

4. Ce<strong>la</strong> dit, il faut cependant noter que même ces parties honteuses sont progressivement conquises par <strong>de</strong>s<br />

idéaux <strong>de</strong> beauté. Il n’est point besoin <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> <strong>la</strong> transformation <strong>de</strong>s seins par <strong>la</strong> chirurgie esthétique.<br />

De même, <strong>la</strong> pilosité du sexe – comme celle du corps, d’ailleurs – est <strong>de</strong> nos jours perçue négativement par les<br />

jeunes générations, l’influence <strong>de</strong> <strong>la</strong> pornographie gagnant <strong>la</strong> représentation <strong>de</strong> <strong>la</strong> sexualité féminine puis<br />

masculine, le sexe progressivement cosmétique. Cette animalité, tenant aux parties pileuses ou à ce qui se cache<br />

dans l’ombre <strong>de</strong> ces poils, semble plier sous le désir <strong>de</strong> lissage du corps.


sort <strong>de</strong> sa douche et s’accroche au ri<strong>de</strong>au ; plus tard, imaginons-<strong>la</strong><br />

s’étendre sur un lit en bataille 5 . Si Siobhan est caressée par <strong>la</strong> prise photographique,<br />

le geste <strong>de</strong> Nan Goldin, mille fois répété, ne tient pas pour<br />

autant du simple altruisme. Chaque image fleure l’envoûtement, <strong>la</strong><br />

séduction, le désir.<br />

Florilège d’une passion, cette série montre que <strong>la</strong> <strong>peau</strong> « dompte<br />

le regard », pour reprendre l’expression <strong>de</strong> Lacan. La photographe<br />

incarne ici moins un pur regard désincarné vo<strong>la</strong>nt une image au modèle<br />

qu’un sujet qui se noie à <strong>la</strong> fleur <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> photographiée 6 . De même,<br />

tout regard séduit semble se perdre dans ce qu’il observe, comme si <strong>la</strong><br />

souveraineté du sujet pouvait fuir par les yeux.<br />

Car, en effet, qu’est-ce que ce trouble, cette vulnérabilité, sinon un<br />

vacillement <strong>de</strong> <strong>la</strong> subjectivité même du regar<strong>de</strong>ur ? Le regar<strong>de</strong>ur<br />

médusé par <strong>la</strong> <strong>peau</strong> <strong>de</strong> l’autre : <strong>la</strong> <strong>peau</strong> aussi est un pouvoir.<br />

Désirer l’autre indique une vulnérabilité à ses charmes. La séduction<br />

est <strong>la</strong> hantise <strong>de</strong> cette conception mythique <strong>de</strong> <strong>la</strong> subjectivité occi<strong>de</strong>ntale,<br />

toute pétrie <strong>de</strong> <strong>la</strong> croyance qu’un sujet se définit par sa capacité<br />

intellectuelle <strong>de</strong> s’extraire du mon<strong>de</strong> pour le penser 7 . <strong>Les</strong> choses sont<br />

autrement plus complexes, et plus belles. La séduction nargue cette<br />

toute-puissance, elle lui vole son autonomie. Et l’individu nu, d’objet visible<br />

qu’il était aux yeux <strong>de</strong> l’autre, peut se révéler soudainement comme<br />

celui qui mène <strong>la</strong> danse et qui tient l’autre dans ses filets. Celui-ci<br />

menotté par les yeux, celui-là le menant au doigt et à <strong>la</strong> <strong>peau</strong>.<br />

Une telle puissance <strong>de</strong> séduction ne fonctionne que si elle est assumée.<br />

Le sujet regardé ne fascine que s’il offre son corps comme un défi. Tel est<br />

l’un <strong>de</strong>s secrets <strong>de</strong> <strong>la</strong> séduction. Jean-Luc Nancy a raison <strong>de</strong> noter que « Si<br />

je me donne comme bien appropriable, je reste, “moi”, <strong>de</strong>rrière cette<br />

chose et <strong>de</strong>rrière ce don, je les surveille et je m’en distingue […] » (Nancy<br />

2003 : 83). Et je mène <strong>la</strong> danse, pourrions-nous ajouter. Certes, le corps nu<br />

peut-il s’offrir au regard, peut-il être touché par celui-ci, mais c’est en cultivant<br />

sa distance qu’il se fait leurre. Voilà pourquoi montrer le corps nu<br />

n’est pas nécessairement le point d’aboutissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> séduction.<br />

L’effeuillement ne cesse <strong>de</strong> rappeler que, une fois le <strong>de</strong>rnier fou<strong>la</strong>rd<br />

tombé, rien n’est encore réglé. Le corps nu est encore loin, toujours aussi<br />

inaccessible, toujours aussi beau. Le toucher entre alors dans <strong>la</strong> mêlée<br />

tentant, à son tour <strong>de</strong> saisir l’objet du désir.<br />

Il faut penser que <strong>la</strong> caresse que ressentait Siobhan tenait moins<br />

au sentiment d’être un corps nu réifié par <strong>la</strong> photographie qu’un sujet<br />

qui, offrant sa <strong>peau</strong> au regard <strong>de</strong> son amante, se voyait toucher par<br />

le désir <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière. La caresse tenait ainsi au sentiment répété<br />

– rappelons-nous qu’elle aurait été déçue si, pendant une seule journée,<br />

Goldin ne l’avait pas prise en photo – d’être capable <strong>de</strong> « dompter »<br />

(Lacan) le regard <strong>de</strong> l’artiste.<br />

D’où le visage interrogateur <strong>de</strong> Siobhan tourné vers l’objectif, celle-ci<br />

tentant <strong>de</strong> vérifier si le désir transige encore par <strong>la</strong> prise photographique.<br />

5. Ici comme ailleurs, Nan Goldin ne nous offre qu’une pointe <strong>de</strong> l’iceberg ; <strong>de</strong> son regard boulimique, <strong>de</strong> sa pulsion<br />

photographique, elle n’a rendu public que ce qu’elle considérait comme ses plus belles photos.<br />

6. Nous adressons un petit clin d’œil à Susan Sontag qui appréhendait, dans son ouvrage au <strong>de</strong>meurant admirable<br />

Sur <strong>la</strong> photographie, l’appareil photo comme un instrument <strong>de</strong> prédation : « Au même titre qu’une voiture, un<br />

appareil photo est vendu comme un instrument <strong>de</strong> prédation. ». Elle ajoutait : « Photographier les gens, c’est les violer,<br />

en les voyant comme ils ne se voient jamais eux-mêmes » (Sontag 1993 : 28). À <strong>la</strong> lumière <strong>de</strong> ce qui s’affirme ici,<br />

il faudrait ouvrir une telle proposition en soulignant que si <strong>la</strong> photographie, à l’instar du regard, touche, elle en<br />

décline cependant toutes les modalités : <strong>la</strong> capture tout autant que <strong>la</strong> caresse, le viol autant que l’encadrement<br />

et <strong>la</strong> douceur.<br />

7. Il faut voir à cet égard l’essai controversé, mais admirable, <strong>de</strong> Jean Baudril<strong>la</strong>rd, De <strong>la</strong> séduction, Galilée, Paris,<br />

1979. Il y explore <strong>la</strong> puissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> séduction face au pouvoir, qu’il soit masculin, politique ou productiviste.<br />

Maxime Coulombe<br />

L’œil, <strong>la</strong> <strong>peau</strong>, le piège


22 LES SENS DE LA PEAU<br />

La caresse ne se réduisait pas à faire frissonner l’autre – elle ne se<br />

réduit jamais à ce<strong>la</strong> –, elle exprime aussi une attention, un intérêt ; elle<br />

reconnaît l’importance <strong>de</strong> ce qu’elle touche. La douceur <strong>de</strong> <strong>la</strong> caresse<br />

que ressentait Siobhan tenait à ce qu’elle savait que, par sa <strong>peau</strong>,<br />

par son corps, elle atteignait et saissait le regard <strong>de</strong> Goldin. La présence<br />

répétée <strong>de</strong> ce désir sur sa <strong>peau</strong> témoignait donc <strong>de</strong> <strong>la</strong> perpétuation<br />

jour après jour du vertige <strong>de</strong> <strong>la</strong> passion tendue dans un regard photographique.<br />

La saisie du corps <strong>de</strong> l’amant est un processus interminable. Puisque<br />

l’objet du désir est inatteignable, <strong>la</strong> répétition <strong>de</strong> ce regard, <strong>de</strong> cette<br />

attention visuelle, indique <strong>la</strong> passion fleurie encore. Tant que <strong>la</strong> <strong>peau</strong><br />

capture encore le regard, tant qu’elle trouble suffisamment pour qu’il<br />

doive se transvaser dans un toucher, <strong>la</strong> magie opère encore. La <strong>peau</strong>,<br />

catalyseur du désir, s’en fait <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nche-contact et le sismographe.<br />

Bibliographie<br />

Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Éditions <strong>de</strong> Minuit, 1957.<br />

Jean Baudril<strong>la</strong>rd, De <strong>la</strong> séduction, Paris, Galilée, 1979.<br />

Jacques Lacan, <strong>Les</strong> Quatre Concepts fondamentaux <strong>de</strong> <strong>la</strong> psychanalyse : Séminaire livre IX, Paris, Seuil, 1973.<br />

Jean-Luc Nancy, Noli me tangere : essai sur <strong>la</strong> levée du corps, Paris, Bayard, 2003.<br />

Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943.<br />

Susan Sontag, Sur <strong>la</strong> photographie, Paris, Jean-Michel P<strong>la</strong>ce, 1993.


L’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>peau</strong> : essence<br />

d’espèce, reflet<br />

<strong>de</strong> soi, refuge<br />

du moi<br />

Par Benoist Schaal<br />

Centre européen <strong>de</strong>s sciences du goût<br />

CNRS UMR 5170<br />

Dijon, France<br />

Depuis l’Antiquité, et particulièrement <strong>de</strong>puis l’époque <strong>de</strong>s Lumières, le<br />

discours savant sur <strong>la</strong> perception humaine range l’olfaction du côté <strong>de</strong>s<br />

<strong>sens</strong> mineurs, ceux dont <strong>la</strong> déficience ou <strong>la</strong> perte ne prêterait pas à<br />

conséquence 1 . L’homme est ainsi c<strong>la</strong>ssé parmi les espèces « microsmates<br />

», ce groupe d’espèces dont les structures olfactives sont considérées<br />

comme vestigiales et, par glissement, dont <strong>la</strong> vie sociale ferait peu usage<br />

<strong>de</strong>s messages odorants. Depuis Broca, cette notion a été cristallisée en<br />

divers arguments neuroanatomiques et molécu<strong>la</strong>ires, puis semble-t-il<br />

réaffirmée par quelques questions d’un sociologue. Parmi un groupe<br />

<strong>de</strong> jeunes Québécois interrogés sur « Lequel <strong>de</strong>s cinq <strong>sens</strong> seriez-vous<br />

prêts à perdre si le choix vous en était donné », 57 % ont désigné l’odorat<br />

pour <strong>de</strong>s raisons telles que son inutilité re<strong>la</strong>tive, l’abolition <strong>de</strong>s <strong>sens</strong>ations<br />

désagréables qu’il procure ou encore sa responsabilité dans le surpoids 2 .<br />

Mais <strong>la</strong> fiction <strong>de</strong> l’anosmie ne recouvre en aucun cas sa réalité. <strong>Les</strong><br />

personnes ayant effectivement perdu leur <strong>sens</strong> olfactif se déc<strong>la</strong>rent<br />

dépossédées d’une part essentielle <strong>de</strong> leur appréhension d’autrui, <strong>de</strong><br />

leur nourriture, <strong>de</strong> leur environnement et per<strong>de</strong>nt jusqu’au goût même<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie 3 . Autrement dit, l’olfaction permet l’entière jouissance <strong>de</strong> dimensions<br />

affectives et cognitives qu’elle seule paraît pouvoir procurer.<br />

1. A. Le Guérer, « <strong>Les</strong> Pouvoirs <strong>de</strong> l’o<strong>de</strong>ur », Odile Jacob, Paris 1988-1998.<br />

2. A. Synnott, « The Body Social. Symbolism, Self and Society; Routledge, Londres », 1993.<br />

3. T. Hummel et S. Nordin, « Olfactory disor<strong>de</strong>rs and their consequences for quality of life », Acta Oto-Larungologica,<br />

125, 116-21, 2005. E.R. Reiter, R.M. Costanzo, « The overlooked impact of olfactory loss », Chemical Sense, 6, 1-4, 2003.


24 LES SENS DE LA PEAU<br />

L’o<strong>de</strong>ur du corps : préoccupation première et universelle ?<br />

Quels que soient les époques, les lieux et les individus, les propriétés<br />

olfactives du corps relèvent rarement <strong>de</strong> l’indifférence. Chez les urbains<br />

occi<strong>de</strong>ntaux actuels, celles-ci sont <strong>la</strong> cible <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s et d’usages qui les<br />

contraignent dans <strong>de</strong>s normes d’acceptabilité sociale. L’observation<br />

commune indique en effet que les traits olfactifs <strong>de</strong>s individus ont une<br />

fonction sociale, puisqu’ils sont perçus, décodés, évalués et, consciemment<br />

ou inconsciemment, traduits en attirances ou en répulsions.<br />

Quelques rares enquêtes révèlent que les o<strong>de</strong>urs du corps (ou associées)<br />

revêtent une certaine importance dans <strong>la</strong> régu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s<br />

interpersonnelles. Lorsqu’on interroge un échantillon d’Allemands ou <strong>de</strong><br />

Japonais adultes sur les réminiscences olfactives<br />

p<strong>la</strong>isantes ou dép<strong>la</strong>isantes, un quart <strong>de</strong><br />

<strong>Les</strong> traits<br />

olfactifs <strong>de</strong>s<br />

individus ont<br />

une fonction<br />

sociale<br />

leurs réponses se rapportent au corps 4 . Une<br />

étu<strong>de</strong> simi<strong>la</strong>ire chez <strong>de</strong> jeunes Italiens rapporte<br />

<strong>de</strong> fréquentes évocations d’épiso<strong>de</strong>s biographiques<br />

marqués par les o<strong>de</strong>urs corporelles <strong>de</strong><br />

soi-même ou <strong>de</strong> personnes significatives, en<br />

particulier <strong>la</strong> mère 5 .<br />

L’attention portée aux o<strong>de</strong>urs corporelles<br />

est évi<strong>de</strong>mment essentielle dans les re<strong>la</strong>tions<br />

amoureuses et fluctue selon le genre. Une<br />

enquête sur le poids re<strong>la</strong>tif <strong>de</strong>s <strong>sens</strong> dans <strong>la</strong><br />

re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> séduction chez <strong>de</strong> jeunes Américains<br />

révèle que les femmes opèrent leur sélection surtout par l’olfaction, alors<br />

que les hommes prêtent autant d’importance aux informations visuelles<br />

qu’aux informations olfactives 6 . Une autre étu<strong>de</strong>, ang<strong>la</strong>ise, confirme<br />

cette différenciation du genre dans l’attention aux traits olfactifs d’autrui<br />

lors d’une première rencontre 7 . Alors que les femmes se déc<strong>la</strong>rent défavorables<br />

à toute confrontation avec un homme ou une femme<br />

malodorants, les hommes expriment plus d’exigence pour l’o<strong>de</strong>ur corporelle<br />

féminine que pour celle d’un homme. Enfin, dans le contexte <strong>de</strong>s<br />

re<strong>la</strong>tions intrafamiliales, une étu<strong>de</strong> récente chez <strong>de</strong>s enfants préadolescents<br />

français (6-11 ans) montre que l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s parents et <strong>de</strong> <strong>la</strong> fratrie est<br />

fréquemment recherchée et souvent appréciée 8 .<br />

Ainsi, dans nos sociétés où les normes enjoignent <strong>de</strong> cultiver un corps<br />

inodore ou artificiellement odorant, <strong>la</strong> réalité « observée » suggère l’irréductibilité<br />

<strong>de</strong> l’odorat, tant au niveau <strong>de</strong> l’émission que <strong>de</strong> <strong>la</strong> perception.<br />

Cette prévenance à l’égard <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs du corps paraît universelle.<br />

L’attention portée à l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> est manifeste dans les rituels <strong>de</strong><br />

salutation, dans les c<strong>la</strong>ssifications sociales 9 , dans <strong>la</strong> discrimination du<br />

familier et <strong>de</strong> l’étranger, et, a contrario, dans l’immense multiplicité<br />

<strong>de</strong>s techniques qui visent à mo<strong>de</strong>ler l’apparence olfactive <strong>de</strong>s corps.<br />

En somme, les o<strong>de</strong>urs du corps conservent une fonction dans <strong>la</strong> présentation<br />

<strong>de</strong> soi et dans <strong>la</strong> formation <strong>de</strong> l’image d’autrui.<br />

4. M. Schleidt, P. Neumann et H. Morishita, « Pleasure and disgust: memories and associations of pleasant and<br />

unpleasant odours in Germany and Japan », Chemical Senses, 13, 279-93, 1988.<br />

5. D. Lenti-Boero, « Sixteen odours for many remembrances: A preliminary investigation on olfaction and everyday<br />

life », Advances in the Biosciences, 93, 571-77, 1994.<br />

6. R. Herz et E. Cahill, « Differential use of <strong>sens</strong>ory information in sexual behaviour as a function of gen<strong>de</strong>r ».<br />

Human Nature, 8, 275-86, 1997.<br />

7. N. Worrall, V. Taylor, J. Ricketts, et A. Jones, « Personal hygiene cues in impression formation », Perceptual and<br />

Motor Skills, 38, 1269-70, 1974.<br />

8. C. Fer<strong>de</strong>nzi, G. Coureaud, V. Camos et B. Schaal, « Human awareness and uses of odor cues in everyday life:<br />

results from a questionnaire study in children », International Journal of Behavioral Development (sous presse), 2007.<br />

9. J. Candau, « Mémoire et expériences olfactives, Anthropologie d’un savoir <strong>sens</strong>oriel », PUF, Paris, 2000.


L’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong>, reflet <strong>de</strong> l’état biologique<br />

<strong>Les</strong> o<strong>de</strong>urs naturellement émises par le corps humain constituent le<br />

thème olfactif commun à l’espèce. Cette « essence d’espèce » est <strong>la</strong> résultante<br />

<strong>de</strong>s productions odorantes émises par un riche réseau <strong>de</strong> sources<br />

g<strong>la</strong>ndu<strong>la</strong>ires et d’excrétions distribuées <strong>de</strong> <strong>la</strong> tête aux pieds 10 . La source<br />

<strong>la</strong> plus profuse <strong>de</strong> substrats odorants est bien évi<strong>de</strong>mment <strong>la</strong> <strong>peau</strong> ellemême<br />

qui, sur ses 1,80 m 2 <strong>de</strong> surface (chez un individu adulte), héberge<br />

le trio exocrine dont <strong>la</strong> fonction primaire est <strong>de</strong> maintenir son intégrité :<br />

les g<strong>la</strong>n<strong>de</strong>s sudoripares eccrines, les g<strong>la</strong>n<strong>de</strong>s sudoripares apocrines et<br />

les g<strong>la</strong>n<strong>de</strong>s sébacées.<br />

Quelques chimistes se sont essayés à décomposer ce halo odorant du<br />

corps. Parmi les 300 à 400 composés détectés, une centaine a pu être<br />

i<strong>de</strong>ntifiée, révé<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> complexité <strong>de</strong> l’effluve humain et confirmant sa<br />

considérable variabilité, en particulier en fonction du genre 11 .<br />

À cette complexité biologique et chimique, il faut ajouter l’hétérogénéité<br />

fonctionnelle <strong>de</strong>s sources olfactivesau cours du cycle <strong>de</strong> vie. <strong>Les</strong><br />

g<strong>la</strong>n<strong>de</strong>s cutanées d’abord suractivées chez les nouveau-nés – chez lesquels<br />

elles peuvent atteindre <strong>de</strong>s niveaux d’excrétion comparables à<br />

ceux <strong>de</strong> l’adulte – sont ensuite re<strong>la</strong>tivement <strong>la</strong>tentes jusqu’à <strong>la</strong> puberté.<br />

C’est à cette pério<strong>de</strong> que l’ensemble <strong>de</strong>s structures chimio-émettrices<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> accè<strong>de</strong> progressivement au niveau fonctionnel adulte, et donc<br />

aussi au dimorphisme sexuel. Toutes les sources cutanées exocrines<br />

déchargent <strong>de</strong>s sécrétions plus importantes en quantité chez les hommes.<br />

Ces variations quantitatives sont doublées <strong>de</strong> variations qualitatives, par<br />

exemple par <strong>de</strong>s niveaux <strong>de</strong> stéroï<strong>de</strong>s sexuels plus élevés dans <strong>la</strong> sueur<br />

axil<strong>la</strong>ire, <strong>la</strong> salive ou l’urine masculines. Chez <strong>la</strong> femme, <strong>la</strong> composition<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> sueur fluctue avec le cycle ovarien 12 .<br />

Enfin, <strong>la</strong> composition <strong>de</strong>s sécrétions et <strong>de</strong>s excrétions corporelles<br />

dépend du style <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s individus, <strong>de</strong> leur régime alimentaire, <strong>de</strong> leur<br />

niveau d’exercice physique, <strong>de</strong> leur état psychologique, voire d’éventuels<br />

états pathologiques. <strong>Les</strong> o<strong>de</strong>urs corporelles sont donc en mesure <strong>de</strong><br />

refléter l’état biologique interne <strong>de</strong>s individus, autant que le milieu <strong>de</strong> vie<br />

et <strong>la</strong> culture qui les imprègnent.<br />

Quelques signifiés encodables par les o<strong>de</strong>urs corporelles<br />

<strong>Les</strong> recherches <strong>de</strong>s éthologistes ont montré comment diverses espèces<br />

se fon<strong>de</strong>nt sur les o<strong>de</strong>urs sociales pour orienter leurs décisions comportementales.<br />

Ces recherches animales ont stimulé le questionnement<br />

homologue chez notre propre espèce. En se fondant sur les performances<br />

<strong>de</strong>s mammifères, on a examiné l’aptitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s humains à analyser<br />

les o<strong>de</strong>urs humaines en termes <strong>de</strong> catégories <strong>de</strong> genre, d’âge, <strong>de</strong><br />

parenté ou <strong>de</strong> familiarité, ou encore en termes <strong>de</strong> sta<strong>de</strong> sexuel, d’état<br />

émotionnel, <strong>de</strong> régime alimentaire et d’état <strong>de</strong> santé.<br />

La détection du caractère individuel <strong>de</strong> l’o<strong>de</strong>ur corporelle a été mise en<br />

évi<strong>de</strong>nce par plusieurs métho<strong>de</strong>s qui attestent d’une reconnaissance<br />

significative <strong>de</strong> l’individualité olfactive. Il est intéressant <strong>de</strong> noter que les<br />

femmes sont en général plus performantes dans ces tâches que les<br />

10. B. Schaal et R. Porter, « Microsmatic humans revisited: The generation and perception of chemical signals ».<br />

Advances in the Study of Behavior, 20, 135-199, 1991.<br />

11. R. Ellin et al., « An apparatus for the <strong>de</strong>tection and quantitation of vo<strong>la</strong>tile human effluents », Journal of<br />

Chromatography, 100, 137-152, 1974. A. Curran, S. Rabin, P. Prada et K. Furton, « Comparison of the vo<strong>la</strong>tile organic<br />

compounds present in human odor ». Journal of Chemical Ecology, 31, 1607-19, 2005.<br />

12. G. Preti, W.B. Cutler, C.M. Christensen, H. Lawley, G.R. Higgins et C.R. Garcia, « Human axil<strong>la</strong>ry extracts: analysis of<br />

compounds from samples which influence menstrual timing ». Journal of Chemical Ecology, 13, 717-31, 1987.<br />

Benoist Schaal<br />

L’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> : essence<br />

d’espèce, reflet <strong>de</strong> soi, refuge du moi


26 LES SENS DE LA PEAU<br />

hommes (par exemple, 60 % d’entre elles s’auto-reconnaissent dans<br />

l’o<strong>de</strong>ur axil<strong>la</strong>ire contre seulement 5 % <strong>de</strong>s hommes 13 ). Des signifiés<br />

sexuels ou individuels sont aussi i<strong>de</strong>ntifiables dans les o<strong>de</strong>urs buccales<br />

ou palmaires.<br />

Cette individualité olfactive, objectivable par l’analyse chimique ou par<br />

les capacités discriminatives <strong>de</strong> nez animaux et humains, dépend<br />

autant <strong>de</strong> mécanismes génétiques qu’environnementaux. Plusieurs travaux<br />

ont mis en re<strong>la</strong>tion les types immunogénétiques individuels et leur<br />

« signature » olfactive. Ces « types olfactifs » (odortypes) reposent pour<br />

partie sur les gènes du système immunitaire tissu<strong>la</strong>ire 14 . Pour examiner<br />

l’effet olfactif <strong>de</strong> cette fraction du génome, on a <strong>de</strong>mandé à <strong>de</strong>s femmes<br />

et <strong>de</strong>s hommes d’évaluer le caractère p<strong>la</strong>isant <strong>de</strong> vêtements portés par<br />

<strong>de</strong>s donneurs inconnus, mais dont le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> ressemb<strong>la</strong>nce immunogénétique<br />

avec eux avait été établi au préa<strong>la</strong>ble. Évaluant les vêtements<br />

portés par <strong>de</strong>s donneurs ressemb<strong>la</strong>nts ou <strong>de</strong>s donneurs dissemb<strong>la</strong>bles,<br />

ils et elles ont jugé comme plus agréable l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s donneurs les plus<br />

dissemb<strong>la</strong>bles génétiquement 15 . Il en résulte que <strong>la</strong> constitution génétique<br />

<strong>de</strong>s individus marque leur o<strong>de</strong>ur cutanée et que <strong>de</strong>s mécanismes<br />

olfactifs (qui restent à comprendre) déterminent <strong>de</strong>s réponses <strong>de</strong> préférence<br />

vers les individus génétiquement dissemb<strong>la</strong>bles. Toutefois, l’o<strong>de</strong>ur<br />

d’individus qui correspon<strong>de</strong>nt à un type génétique moyennement différent<br />

est préférée à celle <strong>de</strong> sujets soit complètement différents, soit<br />

complètement i<strong>de</strong>ntiques. De plus, un échantillon <strong>de</strong> jeunes femmes<br />

s’est prononcé en faveur <strong>de</strong> l’o<strong>de</strong>ur corporelle <strong>de</strong> donneurs mâles ayant<br />

<strong>de</strong>s gènes communs avec leur père (par comparaison à <strong>de</strong>s donneurs<br />

ayant <strong>de</strong>s gènes communs avec leur mère) 16 .<br />

Nous avons vu plus haut que les sécrétions cutanées reflètent aussi<br />

<strong>de</strong>s facteurs physiologiques liés à l’âge, à l’état physiologique ou encore<br />

à l’état émotionnel. Ces variations sont suffisamment marquées pour<br />

être <strong>sens</strong>ibles au nez humain. Lorsque les o<strong>de</strong>urs axil<strong>la</strong>ires <strong>de</strong> donneurs<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux sexes <strong>de</strong> 3-8, <strong>de</strong> 18-27 et <strong>de</strong> 64-78 ans sont évaluées par <strong>de</strong> jeunes<br />

adultes, elles sont c<strong>la</strong>irement différenciées 17 . L’hypothèse d’une<br />

extériorisation olfactive du sta<strong>de</strong> physiologique découle directement <strong>de</strong>s<br />

recherches réalisées chez d’autres mammifères. L’évaluation par <strong>de</strong>s<br />

hommes <strong>de</strong> tee-shirts portés par <strong>de</strong>s femmes en phase follicu<strong>la</strong>ire et<br />

lutéale (c’est-à-dire avant et après l’ovu<strong>la</strong>tion) désigne <strong>la</strong> première<br />

phase comme une pério<strong>de</strong> d’émission olfactive plus agréable et plus<br />

éveil<strong>la</strong>nte 18 sexuellement. La femme émettrait ainsi <strong>de</strong>s indices odorants<br />

attractifs, tant au niveau cutané (aisselles) qu’oral ou génital, juste avant<br />

ou pendant <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> fertile.<br />

Un autre signifié véhiculé par les effluves corporels relève <strong>de</strong> l’état<br />

émotionnel et du stress ressenti dans <strong>de</strong>s situations données. Par exemple,<br />

un film d’horreur ou l’anxiété d’un examen peuvent modifier<br />

l’activité <strong>de</strong>s g<strong>la</strong>n<strong>de</strong>s axil<strong>la</strong>ires 19 . Ainsi, le seul fait d’exposer à leur insu <strong>de</strong>s<br />

13. S. P<strong>la</strong>tek S, R. Burch et G.G. Gallup, « Sex difference in olfactory self-recognition », Physiology & Behavior, 73,<br />

635-40, 2001<br />

14. En particulier, par le complexe majeur d’histocompatibilité (système HLA chez l’homme) qui comman<strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

synthèse <strong>de</strong> protéines à <strong>la</strong> surface <strong>de</strong>s cellules dont <strong>la</strong> fonction est <strong>de</strong> détecter les antigènes et <strong>de</strong> distinguer le<br />

soi du non-soi.<br />

15. C. We<strong>de</strong>kind et S. Füri, « Body odour preferences in men and women: do they aim for specific MHC combinations<br />

or simple heterozygosity », Proceedings of the Royal Society of London, B, 264, 1471-74, 1997.<br />

16. S. Jacob, M. McClintock, B. Ze<strong>la</strong>no et C. Ober, « Paternally-inherited HLA alleles are associated with women’s<br />

choice of male odor », Nature Genetics, 30, 175-79, 2002.<br />

17. D. Chen et J. Havi<strong>la</strong>nd-Jones, « Rapid mood change and human odors », Physiology and Behavior, 68, 241-250,<br />

1999.<br />

18. D. Singh et P. Bronstad, « Female body odor is a potential cue to ovu<strong>la</strong>tion », Proceedings of the Royal Society, 268,<br />

19. D. Chen et J. Havi<strong>la</strong>nd-Jones, « Human olfactory communication of emotion », Perceptual and Motor Skills, 91,<br />

771-781, 2000.


sujets à l’o<strong>de</strong>ur axil<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> personnes qui ont elles-mêmes été soumises<br />

à une situation anxiogène mobilise chez eux les réponses défensives 20 .<br />

Finalement, l’o<strong>de</strong>ur corporelle naturelle reflète assez directement <strong>la</strong><br />

culture ambiante, en particulier à travers les arômes <strong>de</strong> l’alimentation.<br />

Ce facteur alimentaire paraît prédominer dans les déterminants <strong>de</strong><br />

l’o<strong>de</strong>ur corporelle. Par exemple, <strong>de</strong>s jumelles homozygotes soumises à<br />

<strong>de</strong>s régimes contrastés, fa<strong>de</strong> ou épicé, sont plus facilement différenciables<br />

par leur o<strong>de</strong>ur que <strong>de</strong>s jumelles consommant les mêmes aliments 21 .<br />

Un autre exemple concerne l’effet <strong>de</strong> <strong>la</strong> consommation <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> 22 :<br />

l’o<strong>de</strong>ur axil<strong>la</strong>ire d’hommes ayant consommé <strong>de</strong> <strong>la</strong> vian<strong>de</strong> rouge est évaluée<br />

par <strong>de</strong>s juges féminins comme étant plus intense, moins p<strong>la</strong>isante<br />

et moins attractive.<br />

Au total, les o<strong>de</strong>urs corporelles véhiculent divers messages emboîtés<br />

les uns dans les autres qui résultent <strong>de</strong> déterminismes multiples. La<br />

détection <strong>de</strong> ces messages, et certainement aussi leur signification, diffère<br />

selon le statut <strong>de</strong> maturité (<strong>la</strong> puberté), le sta<strong>de</strong> physiologique <strong>de</strong> l’individu<br />

receveur (<strong>la</strong> pério<strong>de</strong> fertile chez <strong>la</strong> femme) et surtout le contexte dans<br />

lequel elle opère.<br />

Quelles fonctions communicatives pour les o<strong>de</strong>urs cutanées ?<br />

L’analyse <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> stimu<strong>la</strong>tions impalpables, invisibles, inaudibles<br />

est difficile chez une espèce dont le comportement est indéniablement<br />

commandé par <strong>la</strong> vision et par l’audition. De plus, les stimu<strong>la</strong>tions olfactives<br />

et leurs signifiés subtils, lorsqu’ils ne sont pas soulignés par <strong>de</strong>s<br />

parfums, sont effectifs dans <strong>de</strong>s contextes <strong>de</strong> proximité immédiate et<br />

d’intimité. <strong>Les</strong> conduites provoquées par les o<strong>de</strong>urs sociales sont donc<br />

généralement soustraites à l’objectivation. Toutefois, un faisceau <strong>de</strong><br />

données cliniques, <strong>de</strong> rapports anthropologiques ou encore l’expérience<br />

commune indiquent que les o<strong>de</strong>urs cutanées peuvent réguler les re<strong>la</strong>tions<br />

interpersonnelles entre adultes.<br />

Mais l’impact communicatif <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs cutanées est plus patent lors<br />

<strong>de</strong>s échanges asymétriques impliquant un adulte et un enfant. Dès <strong>la</strong><br />

naissance, l’enfant répond par <strong>de</strong>s orientations positives vers le corps <strong>de</strong><br />

sa mère, aussi bien que vers <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs expérimentalement extraites du<br />

contexte maternel. Le liqui<strong>de</strong> amniotique, le <strong>la</strong>it, les sécrétions aréo<strong>la</strong>ires<br />

et celles <strong>de</strong>s régions axil<strong>la</strong>ires ont pour effet <strong>de</strong> gui<strong>de</strong>r ses mouvements,<br />

<strong>de</strong> canaliser ses recherches, <strong>de</strong> stimuler <strong>la</strong> prise orale du mamelon et <strong>la</strong><br />

succion.<br />

L’o<strong>de</strong>ur du sein module aussi les états d’activation <strong>de</strong> l’enfant, en le<br />

calmant s’il est agité ou en l’activant lorsqu’il est endormi. Par ailleurs,<br />

l’o<strong>de</strong>ur mammaire stimule l’exploration visuelle du nouveau-né 23 et pourrait<br />

<strong>de</strong> ce fait contribuer à l’engagement <strong>de</strong>s autres systèmes <strong>sens</strong>oriels et,<br />

plus généralement, à l’organisation précoce <strong>de</strong> <strong>la</strong> cognition.<br />

<strong>Les</strong> o<strong>de</strong>urs maternelles gar<strong>de</strong>nt leur sail<strong>la</strong>nce pour les enfants au-<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> néonatale puisqu’ils restent capables d’i<strong>de</strong>ntifier leur mère<br />

ou leur père sur <strong>la</strong> seule base <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs, entre 5 et 16 ans. Ils sont aussi<br />

capables d’i<strong>de</strong>ntifier les membres <strong>de</strong> leur fratrie, en particulier ceux <strong>de</strong><br />

l’autre sexe, pour lesquels ils ten<strong>de</strong>nt à exprimer du désagrément.<br />

20. A. Prehn, A. Ohrt, B. Sojka, R. Ferstl et B. Pause, « Chemo<strong>sens</strong>ory anxiety signals augment the startle reflex in<br />

humans », Neuroscience Letters, 394, 127-30, 2006.<br />

21. P. Wal<strong>la</strong>ce, « Individual discrimination of humans by odor », Physiology and Behavior, 19, 577-79, 1977.<br />

22. J. Havlicek et P. Lenochova, « The effect of meat consumption on body odor attractiveness », Chemical Senses, 31,<br />

747-52, 2006.<br />

23. S. Doucet, R. Soussignan, P. Sagot et B. Schaal, « The smellscape of the human mother’s breast: effects of odour<br />

masking and selective unmasking on neonatal arousal, oral and visual responses », Developmental Psychobiology,<br />

49, 129-138, 2006. L’o<strong>de</strong>ur<br />

Benoist Schaal<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> : essence<br />

d’espèce, reflet <strong>de</strong> soi, refuge du moi


28 LES SENS DE LA PEAU<br />

Certains voient dans cette observation un mécanisme olfactif <strong>de</strong> l’évitement<br />

<strong>de</strong> l’inceste 24 . Quelques étu<strong>de</strong>s notent aussi le développement<br />

d’une aversion envers l’o<strong>de</strong>ur du parent <strong>de</strong> même sexe (et l’interprètent<br />

comme un rouage olfactif <strong>de</strong>s mécanismes œdipiens 25 ).<br />

Réciproquement, les o<strong>de</strong>urs infantiles constituent <strong>de</strong>s éléments manifestes<br />

<strong>de</strong> modu<strong>la</strong>tion du comportement <strong>de</strong>s parents. C’est dans ce<br />

contexte du lien parent-enfant que l’on peut observer le plus directement<br />

les comportements olfactifs humains et leur impact re<strong>la</strong>tionnel. L’enfant<br />

est souvent f<strong>la</strong>iré dans l’expression <strong>de</strong> conduites qui relèvent autant <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> <strong>sens</strong>ations marquant l’attachement que <strong>de</strong> préoccupations<br />

plus prosaïques liées au confort <strong>de</strong> l’enfant. La manifestation<br />

n’est pas rare d’une certaine « avidité » <strong>de</strong>s mères pour l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> leur<br />

nouveau-né, o<strong>de</strong>ur qu’elles p<strong>la</strong>cent souvent au pinacle <strong>de</strong> leurs hiérarchies<br />

olfactives. Tout comme les mères d’autres espèces <strong>de</strong> mammifères, les<br />

mères humaines sont fort sélectives pour ce qui touche à l’apparence<br />

olfactive <strong>de</strong> leurs rejetons. Consciemment ou non, elles en suivent <strong>la</strong> qualité<br />

et l’intensité.<br />

L’évaluation <strong>de</strong> l’effluve corporel <strong>de</strong> l’enfant par l’adulte conditionne en<br />

partie <strong>la</strong> qualité du lien que ce <strong>de</strong>rnier va établir avec lui. L’o<strong>de</strong>ur cutanée,<br />

on l’a vu, se modifie au cours du développement, tout comme se modifient<br />

les attentes <strong>de</strong>s individus receveurs, et les parents<br />

Chaque<br />

individu<br />

développe<br />

une marque<br />

olfactive<br />

perceptible<br />

et évaluable<br />

par autrui<br />

reconnaissent souvent l’engagement <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

puberté par <strong>la</strong> perte d’une signature olfactive<br />

« typiquement » infantile.<br />

L’enrôlement <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs corporelles dans<br />

les interactions ordinaires entre adultes paraît<br />

à présent mieux « compris » par l’expérience<br />

commune que par l’expérimentation en <strong>la</strong>boratoire<br />

! On l’a noté plus haut, et nous le vivons<br />

quotidiennement, chaque individu développe<br />

une marque olfactive perceptible et évaluable<br />

par autrui, engendrant soit l’intérêt et l’attirance,<br />

soit le rejet et l’éloignement. La quantification<br />

<strong>de</strong> ces réactions opposées envers les o<strong>de</strong>urs<br />

sociales est loin d’être aisée chez les humains<br />

adultes, tant leurs réponses sont évasives,<br />

variables et <strong>sens</strong>ibles au contexte. <strong>Les</strong> astuces<br />

expérimentales conçues pour mettre en scène<br />

les o<strong>de</strong>urs à l’insu <strong>de</strong>s personnes font preuve<br />

d’une gran<strong>de</strong> créativité, mais les résultats qui en découlent restent « faibles »<br />

quant à leur pouvoir démonstratif et sont parfois contradictoires.<br />

Quelques étu<strong>de</strong>s ont porté sur <strong>la</strong> communication olfactive dans <strong>la</strong><br />

sélection et l’interaction sexuelle. Directement inspirées par <strong>de</strong>s recherches<br />

homologues chez d’autres mammifères, ces étu<strong>de</strong>s ont évalué l’impact<br />

<strong>de</strong> composés odorants, connus pour leur valeur inconditionnelle <strong>de</strong><br />

signal chez ces espèces et crédités du même impact chez notre propre<br />

espèce. Ces composés, dénommés « phéromones », répon<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong>s<br />

critères <strong>de</strong> définition fluctuants et trop souvent ajustés aux exigences<br />

propres aux différentes étu<strong>de</strong>s. Quelques « phéromones présumées »<br />

auraient été isolées <strong>de</strong>s sécrétions cutanées humaines. <strong>Les</strong> sécrétions<br />

axil<strong>la</strong>ires, et leur contenu, ont fait l’objet <strong>de</strong>s recherches les plus systématiques<br />

quant à leur impact psychologique et comportemental.<br />

24. G. Weisfeld, T. Czilly, K. Phillips, J. Gall et C. Lichtman, « Possible olfaction-based mechanisms in human kin<br />

recognition and inbreeding avoidance », Journal of Experimental Child Psychology, 85, 279-295, 2003.<br />

25. M. Kalogerakis, « The role of olfaction in sexual <strong>de</strong>velopment », Psychosomatic Medicine, 25, 420-32, 1972.


Ainsi, le travail sur les actions biologiques <strong>de</strong> substances cutanées<br />

humaines présumées fonctionner comme <strong>de</strong>s phéromones révèle un<br />

effort <strong>de</strong> recherche important pour <strong>de</strong>s résultats pour le moins encore<br />

inconsistants. Ces phéromones putatives sont loin d’avoir <strong>la</strong> lisibilité <strong>de</strong>s<br />

quelques phéromones sexuelles ou maternelles bien caractérisées chez<br />

d’autres mammifères. Chez l’homme, les réponses à ces substances sont<br />

souvent dépendantes du contexte <strong>de</strong> leur perception et <strong>de</strong> l’expérience<br />

antérieure du sujet. En l’état actuel <strong>de</strong>s recherches, le concept <strong>de</strong> phéromone,<br />

qui impliquerait <strong>de</strong>s réponses non apprises et peu variables d’un<br />

sujet à l’autre dans un même contexte, n’a pas trouvé <strong>de</strong> candidat chimique<br />

convaincant dans notre espèce. Jusqu’à plus ample information,<br />

ce constat incite à <strong>la</strong> pru<strong>de</strong>nce quant à l’utilisation peu critique faite<br />

dans les médias, mais aussi parmi les scientifiques eux-mêmes, du terme<br />

<strong>de</strong> phéromone chez l’Homme. Toutefois, ce constat sévère n’invali<strong>de</strong> en<br />

rien les observations sur l’aptitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s humains à percevoir et à évaluer<br />

les o<strong>de</strong>urs corporelles <strong>de</strong> leurs semb<strong>la</strong>bles.<br />

Ce sont sans doute les étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> psychologie sociale qui apportent les<br />

éléments les mieux construits sur le rôle <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs dans <strong>de</strong>s contextes<br />

d’interactions quasi réalistes. Ces expériences révèlent <strong>la</strong> complexité<br />

cognitive et <strong>la</strong> nature multimodale <strong>de</strong>s réponses sociales 26 . L’impression<br />

initiale provoquée par une personne odorante est sujette à <strong>de</strong>s<br />

interprétations très variables selon le contexte et les enjeux (ils diffèrent<br />

dans une re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> séduction et dans un entretien d’embauche),<br />

les autres propriétés <strong>sens</strong>orielles accessibles (aspect visuel, dynamique<br />

comportementale) et enfin l’état interne <strong>de</strong>s interactants.<br />

Finalement, un autre faisceau <strong>de</strong> preuves <strong>de</strong> l’impact <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs<br />

corporelles sur les re<strong>la</strong>tions interpersonnelles relève <strong>de</strong> l’anthropologie.<br />

<strong>Les</strong> groupes humains s’inventent <strong>de</strong>s indices i<strong>de</strong>ntitaires à tous les<br />

niveaux <strong>de</strong> stratification <strong>de</strong>s sociétés, <strong>de</strong> <strong>la</strong> maisonnée au groupe culturel.<br />

<strong>Les</strong> o<strong>de</strong>urs participent fortement à cette construction imaginaire du<br />

groupe d’appartenance 27 et constituent <strong>la</strong> trame <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong>s explorateurs<br />

en tous genres confrontés à d’autres cultures. Une expérience<br />

standardisée a toutefois evalué ce point montrant que, s’ils partagent<br />

<strong>de</strong>s conditions simi<strong>la</strong>ires d’environnement et <strong>de</strong> nourriture, <strong>de</strong>s étudiants<br />

américains noirs ou b<strong>la</strong>ncs ne sont pas olfactivement différenciables 28 .<br />

Refuge du moi ?<br />

Finalement, l’aura olfactive <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> peut être assimilée à une enveloppe<br />

<strong>de</strong> familiarité que l’individu transporte avec lui. Elle fait partie<br />

intégrante <strong>de</strong> son « moi-<strong>peau</strong> » 29 , est activement échantillonnée, différenciée<br />

et évaluée en différentes régions corporelles et, in fine, consciemment ou<br />

inconsciemment exploitée pour créer une zone tampon entre soi et le<br />

mon<strong>de</strong>. Cette attention aux o<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> soi est manifeste à tous les âges<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie, comme en attestent les bonnes capacités d’auto reconnaissance<br />

olfactive <strong>de</strong>s enfants et <strong>de</strong>s adultes 30 . Mais ce sont à nouveau les<br />

premiers qui sont les plus explicitement démonstratifs. Une proportion<br />

élevée d’entre eux privilégie <strong>de</strong>s objets dits “d’attachement” (en 2006,<br />

26. Voir, par exemple, R.A. Baron, « Olfaction and human social behavior: effects of a pleasant scent on attraction<br />

and social perception », Personality and Social Psychology Bulletin, 7, 611-16, 1981.<br />

27. A. Corbin, « Le Miasme et <strong>la</strong> jonquille, l’odorat et l’imaginaire social au XVIII e -XIX e siècle », Aubier, Paris, 1982.<br />

D. Le Breton, « <strong>Les</strong> mises en scène olfactives <strong>de</strong> l’autre ou les imaginaires du mépris, in », P. Lar<strong>de</strong>llier (éd.), « À fleur<br />

<strong>de</strong> <strong>peau</strong> : corps, o<strong>de</strong>urs et parfums », Belin, Paris, 2003.<br />

28. G.K. Mor<strong>la</strong>n, « An experiment on the i<strong>de</strong>ntification of body odor », Journal of Genetic Psychology, 77, 257-63,<br />

1950.<br />

29. D. Anzieu, « Le Moi-Peau », Dunod, Paris, 1985.<br />

30. Cf. notes 10 et 15. L’o<strong>de</strong>ur<br />

Benoist Schaal<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> : essence<br />

d’espèce, reflet <strong>de</strong> soi, refuge du moi


30 LES SENS DE LA PEAU<br />

68 % dans un échantillon d’enfants français <strong>de</strong> 6 à 12 ans 31 ). Ces liens<br />

d’étroite proximité avec un objet inanimé sont fréquents dans les cultures<br />

occi<strong>de</strong>ntales, mais paraissent l’être moins dans d’autres cultures où <strong>la</strong><br />

séparation précoce d’avec <strong>la</strong> mère n’est pas <strong>de</strong> règle. Toutefois, ces pratiques<br />

« égolfactives » ne sont pas le propre <strong>de</strong> l’enfance. Plus d’adultes qu’il<br />

n’y paraît s’y adonnent lorsqu’ils sont confrontés à <strong>de</strong>s environnements<br />

nouveaux ou à d’autres situations anxiogènes.<br />

L’apparence olfactive du corps, entre biologie et culture<br />

De ce qui a été présenté précé<strong>de</strong>mment, il est évi<strong>de</strong>nt que les o<strong>de</strong>urs<br />

du corps (ou associées) sont loin d’être dépourvues <strong>de</strong> signification dans<br />

l’environnement <strong>de</strong>s humains. L’application d’o<strong>de</strong>urs artificielles, prélevées<br />

sur les animaux ou sur les végétaux, souligne l’importance <strong>de</strong><br />

l’odorat en tant que canal <strong>de</strong> communication. D’aucuns en font un argument<br />

pour déprécier l’importance <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs naturellement émises par<br />

le corps 32 . Mais on recense <strong>de</strong> plus en plus d’espèces animales qui s’imprègnent<br />

<strong>de</strong> substances odorantes prélevées dans leur environnement,<br />

sans pour autant remettre en question le système <strong>de</strong> communication<br />

olfactive dont elles sont indiscutablement créditées. De même, dans<br />

notre espèce, les odorants « culturels » se mé<strong>la</strong>ngent aux substances corporelles,<br />

renforçant ainsi <strong>la</strong> complexité <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> signalisation<br />

olfactive <strong>de</strong> notre espèce.<br />

Ces activités d’ornementation olfactive sont justifiées <strong>de</strong> multiples<br />

façons dans les différentes cultures et, au sein d’une même culture, par<br />

les individus <strong>de</strong> diverses catégories sociales. Quatre motifs principaux <strong>de</strong><br />

message peuvent être retenus. D’abord, l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> groupe, <strong>la</strong> notion <strong>de</strong><br />

groupe s’étendant <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille au vil<strong>la</strong>ge ou à <strong>la</strong> culture régionale. Nous<br />

avons évoqué plus haut <strong>la</strong> généralité <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments olfactifs du discours<br />

ethnocentrique et raciste. Ensuite, l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sse d’âge ou <strong>de</strong><br />

sexe : l’application <strong>de</strong>s produits parfumés répond à <strong>de</strong>s co<strong>de</strong>s qui stratifient<br />

les groupes humains. Dans <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s cultures, les femmes font<br />

plus usage <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs artificielles que les hommes, ce qui ne peut que<br />

renforcer le dimorphisme sexuel <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs. L’onction olfactive peut également<br />

signaler une disposition <strong>de</strong> l’individu envers autrui, qui peut être<br />

re<strong>la</strong>tive au statut social. Par exemple, au Moyen-Orient, un échange <strong>de</strong><br />

prestige se joue par les offran<strong>de</strong>s <strong>de</strong> parfum entre femmes 33 . Enfin, cette<br />

signalisation peut aussi concerner <strong>la</strong> manipu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s intentions d’autrui<br />

à l’égard <strong>de</strong> l’émetteur, pour charmer <strong>de</strong>s partenaires sexuels<br />

potentiels par exemple.<br />

Au total, les effets sociaux <strong>de</strong> ces artifices olfactifs ne sont pas forcément<br />

antagonistes <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs spontanées du corps ; au contraire les<br />

<strong>de</strong>ux sources <strong>de</strong> message agissent dans les mêmes domaines fonctionnels.<br />

Si les o<strong>de</strong>urs du corps constituent une part non négligeable <strong>de</strong> l’ordinaire<br />

<strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions interpersonnelles, les o<strong>de</strong>urs artificielles surajoutées joueraient<br />

plutôt comme <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> rupture avec l’ordinaire, iso<strong>la</strong>nt certains<br />

événements du normalement vécu 34 .<br />

31. C. Fer<strong>de</strong>nzi, « Variations interindividuelles <strong>de</strong>s comportements olfactifs chez les enfants <strong>de</strong> 6-12 ans », Thèse <strong>de</strong><br />

doctorat, Centre <strong>de</strong>s Sciences du Goût, université <strong>de</strong> Bourgogne, 2007.<br />

32. E.T. Hall, « La Dimension cachée », Seuil, Paris, 1969.<br />

33. A. Kanafani, « Aethetics and ritual in the United Arab Emirates », American University, Beyrouth, 1983.<br />

34. Selon les mots <strong>de</strong> A. Leroi-Gourhan, « Le Geste et <strong>la</strong> Parole », vol. 2 : « La Mémoire et les Rythmes », Albin Michel,<br />

Paris, 1965.


La <strong>peau</strong><br />

et le goût<br />

Par Jean-Pierre Pou<strong>la</strong>in 1<br />

Le goût entretient avec <strong>la</strong> <strong>peau</strong> <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions multiples et pour le moins<br />

complexes. L’organe du goût a tout d’abord pour support une sorte <strong>de</strong><br />

<strong>peau</strong> : celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, qui encapsule les capteurs <strong>sens</strong>oriels nous permettant<br />

<strong>de</strong> discriminer certaines saveurs. L’expérience gustative inclut<br />

aussi <strong>de</strong>s <strong>sens</strong>ations tactiles, dans <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> <strong>peau</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> bouche, <strong>de</strong>s<br />

lèvres ou <strong>de</strong>s doigts sont très <strong>la</strong>rgement impliquées. La re<strong>la</strong>tion entre <strong>la</strong><br />

<strong>peau</strong> et le goût est aussi d’ordre cognitif. Manger, c’est faire entrer en soi<br />

<strong>de</strong>s produits venant <strong>de</strong> l’extérieur et qui sont <strong>de</strong>stinés à s’assimiler au<br />

corps <strong>de</strong> celui qui les mange. Le goût assure une véritable fonction <strong>de</strong> tri,<br />

<strong>la</strong>issant passer ce qui est « bon » et refusant ce qui est désigné comme<br />

« mauvais ». L’imaginaire <strong>de</strong> l’incorporation qui sous-tend l’alimentation<br />

partage avec l’imaginaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> <strong>la</strong> porosité et le passage entre le<br />

mon<strong>de</strong> et le soi. La <strong>peau</strong> elle aussi est une frontière, un filtre. Elle <strong>la</strong>isse<br />

entrer certaines substances et en <strong>la</strong>isse sortir d’autres. Elle gère les<br />

re<strong>la</strong>tions avec l’extérieur. Or le goût a aussi cette fonction dans l’ordre<br />

alimentaire. C’est lui qui sélectionne ce qui est admis à pénétrer dans<br />

l’intimité du corps, ce qui est désiré, avalé, incorporé… De temps en<br />

temps, <strong>de</strong>s « passagers c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stins » peuvent s’immiscer qui provoquent<br />

<strong>de</strong>s dégoûts et perturbent l’i<strong>de</strong>ntité du mangeur.<br />

Mais <strong>la</strong> <strong>peau</strong> peut également être l’objet d’une expérience gastronomique.<br />

Je ne parle plus ici <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> humaine, mais <strong>de</strong> celle d’un animal,<br />

d’un fruit, <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong>it… qui peuvent être à <strong>la</strong> base <strong>de</strong> préparations<br />

culinaires. Enfin, <strong>la</strong> <strong>peau</strong> humaine elle-même a un goût, qui est le support<br />

d’un imaginaire amoureux. Le goût <strong>de</strong> l’autre aimé est sans doute<br />

une <strong>de</strong>s expériences les plus fortes <strong>de</strong> l’intimité. On ne peut pas sentir ses<br />

ennemis, mais on mangerait volontiers ceux que l’on désire. Parfois se<br />

contente-t-on <strong>de</strong> les passer à <strong>la</strong> casserole…<br />

La <strong>peau</strong> du goût<br />

Voilà une dimension qui pourrait se resserrer sur <strong>la</strong> focale psychophysiologique,<br />

mais elle ne s’y réduit cependant pas. Car l’organe du goût<br />

est bien constitué <strong>de</strong> <strong>peau</strong>. Celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, du pa<strong>la</strong>is, <strong>de</strong>s joues, <strong>de</strong>s<br />

lèvres. Cette rencontre entre <strong>la</strong> <strong>peau</strong> et le goût nous interroge sur le fonctionnement<br />

<strong>de</strong> ce que nous désignons comme le goût. En effet, le goût<br />

recouvre en fait au moins trois significations principales s’emboîtant les<br />

unes dans les autres, comme <strong>de</strong>s poupées russes. Dans une définition<br />

strictement physiologique, le goût est un <strong>de</strong>s cinq <strong>sens</strong>. Localisé dans <strong>la</strong><br />

1. Socio-anthropologue, professeur à l’université <strong>de</strong> Toulouse 2, auteur notamment <strong>de</strong> « Sociologies <strong>de</strong> l’alimentation »,<br />

PUF, 2005.


32 LES SENS DE LA PEAU<br />

bouche et principalement sur <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, il répond aux excitations <strong>de</strong><br />

corps chimiques solubles en <strong>de</strong>s influx nerveux décodés psychologiquement<br />

en termes <strong>de</strong> saveurs : salé, sucré, aci<strong>de</strong>, amer… Sur ce point,<br />

plusieurs théories s’affrontent entre <strong>de</strong>s approches psychophysiologique<br />

et physiologique. De part et d’autre <strong>de</strong> cette frontière qui sépare les<br />

sciences <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie et les sciences humaines, le savoir progresse. Mais lorsque<br />

l’on s’approche <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience, les psychophysiologistes per<strong>de</strong>nt<br />

le fil, <strong>de</strong> même que les spécialistes <strong>de</strong> psychologie <strong>sens</strong>orielle qui peuvent<br />

tout au plus proposer <strong>de</strong>s lois ponts pour tenter d’établir <strong>de</strong>s<br />

correspondances entre <strong>de</strong>s catégories gustatives culturellement façonnées<br />

et <strong>de</strong>s catégories construites par les<br />

chimistes sur les propriétés <strong>de</strong>s corps. De<br />

Le goût, un<br />

complexe<br />

multi<strong>sens</strong>oriel<br />

dans lequel<br />

<strong>la</strong> <strong>peau</strong> est<br />

plus <strong>la</strong>rgement<br />

impliquée<br />

temps en temps, <strong>de</strong>s avancées scientifiques<br />

se produisent comme avec <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong>s<br />

édulcorants.<br />

Des substances provoquant toutes les <strong>sens</strong>ations<br />

<strong>de</strong> sucrés, appartenaient à <strong>de</strong>s<br />

catégories chimiques différentes. De cette<br />

confrontation est née une nouvelle compréhension<br />

<strong>de</strong> ce qui est chimiquement porteur<br />

du signal sucré, à savoir une forme molécu<strong>la</strong>ire<br />

présente dans plusieurs catégories <strong>de</strong><br />

corps chimiques. Il faudra sans doute encore<br />

quelques années pour que <strong>la</strong> recherche nous<br />

livre un modèle explicatif satisfaisant tant <strong>la</strong><br />

question du goût est au cœur <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

connexion corps-psychisme-société.<br />

Un second <strong>sens</strong>, plus <strong>la</strong>rge, rend compte <strong>de</strong> l’expérience psycho<strong>sens</strong>orielle<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> dégustation. Le goût apparaît ici comme un complexe<br />

multi<strong>sens</strong>oriel dans lequel <strong>la</strong> <strong>peau</strong> est plus <strong>la</strong>rgement impliquée. À <strong>la</strong> gustation<br />

au <strong>sens</strong> strict s’ajoutent <strong>de</strong>s <strong>sens</strong>ations olfactives, rétro-olfactives,<br />

tactiles <strong>de</strong> <strong>la</strong> bouche, kinesthésiques… déclenchées par le contact avec<br />

un aliment, par sa mastication, sa déglutition et sa digestion. La dégustation<br />

d’un vin ou d’un produit alimentaire, qui s’intéresse à ce que, dans<br />

le <strong>la</strong>ngage courant, on appelle le goût <strong>de</strong> l’aliment, prend en charge<br />

toute ces dimensions multi<strong>sens</strong>orielles. La pomme verte a le goût <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

pomme verte lorsque certains arômes caractéristiques <strong>de</strong>s proportions<br />

entre saveurs aci<strong>de</strong>s et sucrées sont présents… mais aussi lorsqu’elle craque<br />

et fait vibrer les os du crâne, lorsque <strong>la</strong> <strong>peau</strong> <strong>de</strong>s lèvres et <strong>de</strong><br />

l’intérieur <strong>de</strong>s joues réagit sous l’influence <strong>de</strong>s tanins…<br />

Mais le goût, c’est encore plus que ce<strong>la</strong>. Dans un <strong>sens</strong> culturel, le goût<br />

est <strong>la</strong> faculté <strong>de</strong> s’orienter positivement dans les œuvres d’une culture<br />

donnée. Faire preuve <strong>de</strong> goût, c’est à <strong>la</strong> fois savoir choisir (avoir bon goût)<br />

et savoir apprécier. Dès lors, le goût est <strong>la</strong>rgement déterminé par les cultures<br />

dont il est un lieu d’éveil privilégié. S’orienter dans <strong>la</strong> complexité <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> gastronomie ou <strong>de</strong>s vins français n’est pas qu’une question <strong>de</strong> savoirs<br />

?nologiques ou culinaires, c’est aussi une affaire <strong>de</strong> culture.<br />

Le goût, boussole du comportement alimentaire<br />

L’homme se nourrit <strong>de</strong> nutriments, <strong>de</strong> protéines, <strong>de</strong> gluci<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> lipi<strong>de</strong>s,<br />

<strong>de</strong> sels minéraux <strong>de</strong> vitamines... mais aussi <strong>de</strong> signes, <strong>de</strong> symboles, <strong>de</strong><br />

rêves et <strong>de</strong> mythes. <strong>Les</strong> représentations sociales, les pratiques <strong>de</strong> distinction,<br />

les croyances, les coutumes, les mythes, le <strong>sens</strong> du sacré organisent<br />

l’ordre du mangeable tout autant que <strong>la</strong> niche écologique, qui met à


disposition <strong>de</strong>s popu<strong>la</strong>tions avec plus ou moins <strong>de</strong> générosité une<br />

gamme d’aliments potentiels, ou les structures socio-économiques qui<br />

permettent leur production, leur conservation, leur transformation ou<br />

encore leur commercialisation. Manger convoque l’homme dans sa<br />

globalité corporelle, psychologique et sociale : c’est un acte « humain<br />

total ». Dans cette perspective, le goût articule les composantes physiologiques,<br />

psychologiques et sociales du comportement alimentaire.<br />

Manger mobilise <strong>de</strong>s croyances fondamentales. Dans son très bel<br />

Homnivore, C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Fischler pose le principe d’incorporation comme un<br />

invariant du comportement alimentaire impliqué dans les processus <strong>de</strong><br />

construction i<strong>de</strong>ntitaire. Le principe d’incorporation possè<strong>de</strong> une double<br />

signification. Sur le versant psychophysiologique, le mangeur <strong>de</strong>vient<br />

ce qu’il consomme : manger, c’est « incorporer », « faire siennes » les qualités<br />

<strong>de</strong> l’aliment. C’est une réalité objective ; les nutriments <strong>de</strong>viennent<br />

le corps même du mangeur. Mais ce<strong>la</strong> a aussi <strong>de</strong>s conséquences<br />

du point <strong>de</strong> vue imaginaire, le mangeur s’appropriant les qualités<br />

symboliques <strong>de</strong> l’aliment. Le cannibalisme en est l’exemple idéal typique,<br />

qu’il s’agisse d’ailleurs <strong>de</strong> l’exo-cannibalisme (qui consiste à consommer<br />

sa victime pour s’approprier sa force) ou <strong>de</strong> l’endo-cannibalisme (par<br />

lequel on cherche à faire vivre à travers soi le corps dévoré <strong>de</strong> l’ancêtre<br />

ou <strong>de</strong> l’être aimé).<br />

Socialement plus près <strong>de</strong> nous, <strong>de</strong>s pratiques aussi diverses que<br />

l’eucharistie dans le rite catholique 2 ou l’usage <strong>de</strong>s appel<strong>la</strong>tions culinaires<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> gastronomie française postrévolutionnaire ren<strong>de</strong>nt compte <strong>de</strong><br />

cette fonction. Quelques mots sur ces <strong>de</strong>rnières. Alors que l’aristocratie<br />

vient d’être chassée <strong>de</strong> France, que le roi vient d’être guillotiné, <strong>la</strong><br />

bourgeoisie, qui accè<strong>de</strong> au pouvoir et commandite <strong>la</strong> cuisine, se<br />

régale <strong>de</strong> « bouchées à <strong>la</strong> reine », <strong>de</strong> « pou<strong>la</strong>r<strong>de</strong> royale », <strong>de</strong> « fruits<br />

Condé », <strong>de</strong> « potage Conti ». Ce faisant, elle « phagocyte », « cannibalise »<br />

métaphoriquement l’aristocratie et cherche à incorporer cette qualité<br />

qu’est <strong>la</strong> « c<strong>la</strong>sse », à <strong>la</strong>quelle, dans une attitu<strong>de</strong> stigmatisée par<br />

« Le Bourgeois gentilhomme » <strong>de</strong> Molière, elle aspire <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s siècles 3 .<br />

Sur le versant psychosociologique, en mangeant l’homme s’intègre<br />

dans une culture. L’aliment, <strong>la</strong> cuisine et les manières <strong>de</strong> table, parce<br />

qu’ils sont culturellement déterminés, incorporent le mangeur dans un<br />

univers social, dans un ordre culturel. L’acte alimentaire est fondateur <strong>de</strong><br />

l’i<strong>de</strong>ntité collective et, du même coup, <strong>de</strong>vient un outil <strong>de</strong> différenciation<br />

sociale et culturelle. Il est à <strong>la</strong> fois un moyen <strong>de</strong> se distinguer et <strong>de</strong> marquer<br />

son appartenance. L’alimentation est donc au cœur du processus<br />

<strong>de</strong> construction i<strong>de</strong>ntitaire. Mais le mangeur humain doit gérer une<br />

contradiction qui résulte du paradoxe entre l’obligation biologique <strong>de</strong><br />

consommer une alimentation variée et <strong>la</strong> contrainte culturelle <strong>de</strong> ne<br />

pouvoir manger que <strong>de</strong>s aliments connus, socialement i<strong>de</strong>ntifiés et<br />

valorisés. Cette double contrainte caractéristique <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation <strong>de</strong><br />

l’omnivore humain, que Rozin et Fischler nomment le « paradoxe <strong>de</strong><br />

l’homnivore », serait <strong>la</strong> source d’une anxiété fondamentale <strong>de</strong> l’alimentation<br />

humaine.<br />

2. Le thème du cannibalisme est, au moment <strong>de</strong> <strong>la</strong> Réforme, un <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> rupture fondamentaux entre l’univers<br />

catholique et l’univers réformé, les partisants du second accusant ceux du premier <strong>de</strong> « théophagisme » (F. <strong>Les</strong>trigant,<br />

« Cannibalisme et guerre <strong>de</strong> Religion », dans Pratiques et discours alimentaires à <strong>la</strong> Renaissance, Maisonneuve et<br />

Larose). Il se traduira, entre autres, par un phénomène <strong>de</strong> « désubstantiation » <strong>de</strong> l’acte eucharistique (abandon du<br />

vin rouge pour le vin b<strong>la</strong>nc et du pain pour l’hostie) que nous avons mis en lumière dans J.P. Pou<strong>la</strong>in et J.L. Rouyer :<br />

Histoire et recettes <strong>de</strong> <strong>la</strong> Provence et du comté <strong>de</strong> Nice, Privat.<br />

3. Pour une étu<strong>de</strong> systématique <strong>de</strong> l’imaginaire social <strong>de</strong> <strong>la</strong> cuisine c<strong>la</strong>ssique française, voir E. Neirinck et J.P. Pou<strong>la</strong>in :<br />

Histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> cuisine et <strong>de</strong>s cuisiniers, Pratiques culinaires et manières <strong>de</strong> tables en france du Moyen Âge à nos jours,<br />

éditions Lanore.<br />

Jean-Pierre Pou<strong>la</strong>in<br />

La <strong>peau</strong> et le goût


34 LES SENS DE LA PEAU<br />

Ce paradoxe est régulé par le « modèle alimentaire », sous-ensemble<br />

du système culturel composé d’une série <strong>de</strong> règles définissant l’ordre du<br />

mangeable, les conditions <strong>de</strong> préparation et <strong>de</strong> consommation… et qui<br />

façonnent et surdéterminent le goût.<br />

Il permet ainsi l’acceptation d’un aliment nouveau en l’assaisonnant<br />

littéralement « à sa sauce ». L’introduction récente <strong>de</strong>s avocats en France<br />

en est un bon exemple. Ils sont consommés accompagnés <strong>de</strong> sauce<br />

mayonnaise ou <strong>de</strong> vinaigrette, <strong>de</strong>ux marqueurs gustatifs <strong>de</strong> <strong>la</strong> cuisine<br />

française (au point que cette <strong>de</strong>rnière est désignée dans le mon<strong>de</strong> anglosaxon<br />

par l’expression French dressing). Le système culinaire fixe<br />

également les règles d’association <strong>de</strong>s aliments permettant ainsi<br />

<strong>de</strong> créer <strong>de</strong> <strong>la</strong> variété à partir d’un aliment <strong>de</strong> base unique. La cuisine<br />

c<strong>la</strong>ssique française du XIX e siècle compte par exemple plusieurs centaines<br />

<strong>de</strong> recette d’œufs associés à une multitu<strong>de</strong> d’aliments secondaires.<br />

Le système culinaire définit enfin les combinaisons <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ts à l’intérieur<br />

d’un menu. Intégré dans une culture, le mangeur n’a donc que peu <strong>de</strong><br />

décisions à prendre. C’est <strong>la</strong> culture <strong>de</strong> sa société qui, si elle ne les prend<br />

pas pour lui, en tout cas resserre considérablement l’espace <strong>de</strong> décision.<br />

Le système culinaire dénoue donc le double bind ou l’injonction paradoxale<br />

propre au statut d’omnivore.<br />

L’apprentissage d’un modèle alimentaire consiste à intérioriser une<br />

série <strong>de</strong> catégories (<strong>de</strong>s types d’aliments, <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ts, <strong>de</strong>s structures <strong>de</strong><br />

repas, etc.) et à les sémantiser, c’est-à-dire à leur attribuer <strong>de</strong>s significations.<br />

Dans ce processus s’opère <strong>la</strong> distinction entre ce que Matty Chiva<br />

appe<strong>la</strong>it les aliments « pour nous » et les aliments « pour moi », c’est-àdire<br />

une forme <strong>de</strong> personnalisation qui situe l’individu dans une culture<br />

donnée.<br />

L’amour <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong><br />

Cette thématique offre plusieurs possibilités : celle <strong>de</strong> l’érotisme avec<br />

ses saveurs <strong>sens</strong>uelles, leur géographie du délicat au plus puissant, <strong>la</strong><br />

dynamique <strong>de</strong> leur transformation…, sujet délicat dont seules les métaphores<br />

sauvent <strong>de</strong> <strong>la</strong> vulgarité. Je me souviens d’une amie<br />

sud-américaine amatrice <strong>de</strong> fromages français mais toujours surprise<br />

par <strong>la</strong> <strong>sens</strong>ualité <strong>de</strong> leurs o<strong>de</strong>urs, s’exc<strong>la</strong>mant <strong>de</strong>vant un reblochon bien<br />

fait : « Il a l’o<strong>de</strong>ur du péché… » De l’érotisme, on peut aisément glisser vers<br />

l’Amour avec un grand A lorsqu’il <strong>de</strong>vient charnel et que le goût <strong>de</strong> l’être<br />

aimé confirme <strong>la</strong> rencontre <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux êtres, entre l’amour et l’érotisme,<br />

avec cet incroyable mé<strong>la</strong>nge d’innocence, <strong>de</strong> pureté et d’impu<strong>de</strong>ur…<br />

Pourrais-je privilégier pour conclure le goût <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> d’un enfant<br />

aimé ? Ces petites joues qui accueillent les lèvres d’une mère… L’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong><br />

cette <strong>peau</strong>, <strong>de</strong> son velouté, <strong>de</strong> son é<strong>la</strong>sticité, <strong>de</strong> sa pureté. Le <strong>la</strong>ngage<br />

<strong>de</strong>s mères en amour s’ancre dans l’oralité, dans <strong>la</strong> dualité <strong>de</strong> <strong>la</strong> succion<br />

et du « croquage ». <strong>Les</strong> lèvres se font douces, caressantes, aspirantes et<br />

les jeux se prolongent, et voilà que le bambin <strong>de</strong>vient « beau à croquer »,<br />

que les bisous sont plus mordants.<br />

Et que dire <strong>de</strong> <strong>la</strong> réciprocité <strong>de</strong> cette re<strong>la</strong>tion lorsque l’enfant tète, lorsque<br />

l’o<strong>de</strong>ur <strong>la</strong> taille, et le goût du mamelon, du <strong>la</strong>it <strong>de</strong> sa mère ? La <strong>peau</strong><br />

est l’organe du corps à corps et le goût est incontestablement celui du<br />

rapport au mon<strong>de</strong>, dont on ne saurait que suggérer le prolongement <strong>de</strong><br />

l’exploration avec David Le Breton 4 .<br />

4. Car <strong>la</strong> crème, avec plus ou moins 30 % <strong>de</strong> matières grasses, est beaucoup moins grasse que le beurre.


L’<strong>Observatoire</strong> NIVEA a pour vocation <strong>de</strong> faire progresser et<br />

<strong>de</strong> diffuser <strong>la</strong> connaissance sur <strong>la</strong> <strong>peau</strong>. Portant un regard<br />

pluridisciplinaire sur <strong>la</strong> société et ses évolutions,<br />

l’<strong>Observatoire</strong> NIVEA analyse les phénomènes sociaux, les<br />

avancées <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance autour du vécu passé, présent<br />

et futur <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong>. Il se propose <strong>de</strong> soutenir aussi <strong>de</strong>s recherches sur<br />

cette thématique. L’<strong>Observatoire</strong> NIVEA favorise ainsi <strong>la</strong> connaissance<br />

autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>peau</strong> comme objet sociétal en créant une p<strong>la</strong>te-forme récurrente<br />

<strong>de</strong> contenus.<br />

L’<strong>Observatoire</strong> NIVEA est p<strong>la</strong>cé sous l’égi<strong>de</strong> d’un comité scientifique<br />

pluridisciplinaire :<br />

• Gilles Boëtsch – Prési<strong>de</strong>nt du comité – Directeur <strong>de</strong> recherche au<br />

CNRS en anthropobiologie<br />

• Bernard Andrieu – Professeur en épistémologie et philosophie du<br />

corps<br />

• David Le Breton – Professeur en sociologie et anthropologie<br />

• Nadine Pomarè<strong>de</strong> – Dermatologue<br />

• Georges Vigarello – Historien, membre <strong>de</strong> l’Institut universitaire <strong>de</strong><br />

France<br />

Le comité apporte à l’<strong>Observatoire</strong> tout son savoir sur <strong>la</strong> <strong>peau</strong> et son<br />

rôle dans nos sociétés. Avec son regard d’expert sur les thématiques<br />

actuelles, il offre une vision éc<strong>la</strong>irée du sujet.<br />

L’<strong>Observatoire</strong> NIVEA publie ici « <strong>Les</strong> Cahiers <strong>de</strong> l’<strong>Observatoire</strong> NIVEA »:<br />

un recueil d’articles <strong>de</strong> chercheurs ou d’universitaires autour d’un<br />

même thème. P<strong>la</strong>cée sous l’égi<strong>de</strong> d’un membre du comité scientifique,<br />

chaque édition est l’occasion d’approfondir une thématique et <strong>de</strong> mettre<br />

en exergue <strong>de</strong>s phénomènes nouveaux.<br />

À travers cet <strong>Observatoire</strong>, NIVEA renforce son engagement pour <strong>la</strong><br />

<strong>peau</strong>, <strong>la</strong> <strong>peau</strong> vivante, essentielle à tous aujourd’hui et <strong>de</strong>main.<br />

www.observatoirenivea.com<br />

MARS 2008<br />

Beiersdorf s.a. - 77176 Savigny-le-Temple - R.C.S. Melun B552 088 973 - © Corbis - Conception et réalisation :

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