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Patrick Dupouey, Professeur de Première supérieure au Lycée Saint ...

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LA MORT ET LA PHILOSOPHIE, A LA LUMIERE DE LA BIOLOGIE<br />

______________________________________________________________________<br />

1. Introduction<br />

A. La thèse <strong>de</strong> Jankélévitch sur la mort<br />

Dans son grand livre sur la mort, Jankélévitch écrit, page 422, que « la mort, étant <strong>au</strong><strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> nos pouvoirs, marque les limites <strong>de</strong> toute technique […] la mort est la maladie que<br />

nul remè<strong>de</strong> ne guérira, que nulle mé<strong>de</strong>cine ne vaincra » 1 . Ce pourquoi la mort est « un <strong>de</strong>stin<br />

inéluctable que nul progrès technique ne s<strong>au</strong>rait infléchir » 2 . Je pose <strong>au</strong> philosophe qui<br />

risque ce pronostic la question suivante : qu’est-ce que vous en savez ? D’où tient-on que la<br />

mort est inéluctable ? Et à supposer qu’elle le soit, quelle est la nature <strong>de</strong> cette fatalité ?<br />

Ressortit-elle à une nécessité humaine, biologique, physique, cosmologique, ou encore<br />

métaphysique ? On connaît la 31 e <strong>de</strong>s Sentences vaticanes attribuées à Épicure : « A l’égard<br />

<strong>de</strong> toutes les <strong>au</strong>tres choses, il est possible <strong>de</strong> se procurer la sécurité, mais, à c<strong>au</strong>se <strong>de</strong> la<br />

mort, nous, les hommes, habitons tous une cité sans murailles » 3 . Mais rien ne permet <strong>de</strong><br />

savoir si la fatalité dont Épicure fait état est une nécessité <strong>de</strong> droit ou un simple état <strong>de</strong> fait,<br />

inhérent à un certain nive<strong>au</strong> du développement technique. Est-il absolument <strong>au</strong>-<strong>de</strong>là du<br />

pouvoir <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> faire que les atomes qui constituent son corps et son âme <strong>de</strong>meurent<br />

agrégés, tout en conservant, pour parler comme Spinoza, les rapports réciproques <strong>de</strong><br />

mouvement et <strong>de</strong> repos constitutifs <strong>de</strong> leur individualité ? 4 Dans le programme technoscientifique<br />

qu’annonce la sixième partie du Discours <strong>de</strong> la métho<strong>de</strong>, Descartes ne fait pas<br />

figurer l’éradication <strong>de</strong> la mort, mais il m’est difficile <strong>de</strong> voir dans cette abstention <strong>au</strong>tre chose<br />

qu’une concession à la religion.<br />

Si l’on en croit Jankélévitch, la nécessité en question semble située <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> le plus<br />

profond. Dans une série d’entretiens publiés sous le titre Penser la mort ?, il déclare en<br />

effet : « La vie ne sera jamais infinie. A priori, elle ne peut pas l’être. Pour chaque<br />

génération, dans l’état actuel <strong>de</strong>s mœurs, <strong>de</strong>s pouvoirs <strong>de</strong> la mé<strong>de</strong>cine, <strong>de</strong> la longévité<br />

moyenne, eh bien il y a un rythme qui est propre à l’existence et qui vient <strong>de</strong> ce<br />

vieillissement inévitable, qui est un vieillissement métaphysique » 5 . Mais cette affirmation<br />

d’une nécessité métaphysique <strong>de</strong> la mort est-elle compatible avec l’idée, sur laquelle<br />

Jankélévitch revient constamment, <strong>de</strong> son essentielle incompréhensibilité ? « […] la gran<strong>de</strong><br />

énigme du <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> l’homme. […] mystère profond, jamais résolu pour l’homme » 6 . « Le<br />

secret est soigneusement gardé, hermétiquement scellé, profondément enterré, et il est<br />

probablement sage <strong>de</strong> ne pas chercher à connaître cet inconnaissable » 7 .<br />

B. Difficulté <strong>de</strong> cette thèse<br />

Mas alors, si la mort est essentiellement inconnaissable, <strong>au</strong> nom <strong>de</strong> quoi Jankélévitch<br />

peut-il affirmer que « c'est tout notre être qui est plongé dans la mort » 8 ? Que « <strong>de</strong> la mort,<br />

nul ne se relève jamais » ? Le livre <strong>de</strong> Jankélévitch comporte à coup sûr quelques belles<br />

pages, mais sa cohérence me semble problématique.<br />

S’il y a une idée qu’un professeur qui corrige <strong>de</strong>s copies <strong>de</strong> philosophie est habitué à<br />

rencontrer, c’est bien celle que la mort serait « la gran<strong>de</strong> énigme », un « mystère profond,<br />

jamais résolu pour l’homme ». Tout sujet sur la mort donne systématiquement lieu à ce<br />

genre <strong>de</strong> remarques. On dira qu’il n’y a guère <strong>de</strong> quoi s’étonner, si l’on mesure la banalité du<br />

thème, véritable lieu commun <strong>de</strong> la littérature et <strong>de</strong> la philosophie (cf. feuille ci-joint). Je<br />

reviendrai à la fin, si j’en ai le temps, sur ce lieu commun et ce qu’il signifie <strong>au</strong>jourd’hui.<br />

Pour tout dire, Jankélévitch me paraît coupable d’un sophisme, dont le principe repose<br />

sur une exploitation <strong>de</strong> la polysémie du mot mort.<br />

1<br />

Vladimir Jankélévitch, La mort, Collection "Champs" Flammarion, p.422.<br />

2<br />

Ibid., p. 419.<br />

3<br />

Sentences vaticanes, 31 ; traduction <strong>de</strong> Marcel Conche in Épicure, Lettres et maximes, PUF, 1987, P. 255.<br />

4<br />

A fin juin 1969, François Cavanna lançait dans l’hebdo Hara-Kiri un appel à entreprendre une campagne <strong>de</strong><br />

recherches scientifiques pour en finir avec la mort. L’idée était-elle pure folie ? Ces articles ont été réunis sous le<br />

titre Stop-crève (Jean-Jacques P<strong>au</strong>vert, 1976).<br />

5<br />

Penser la mort ?, Liana Lévi, 1994, p. 23.<br />

6 Ibid., p. 39 et 114 – 115.<br />

7 La mort, p. 43.<br />

8 Op. cit., p. 419.


Je parle pas <strong>de</strong> la différence entre le mourir et l’être mort, le passage et l’état, mais <strong>de</strong><br />

la distinction plus profon<strong>de</strong> entre <strong>de</strong>ux acceptions du terme en français. Mort désigne d’une<br />

part le phénomène ou événement empirique : l’arrêt <strong>de</strong>s fonctions organiques, phénomène<br />

qui s'insère comme réalité factuelle <strong>au</strong> sein d'une succession phénoménale. Socialement, le<br />

décès. Par mort, on entend d’<strong>au</strong>tre part la cessation d'être, la <strong>de</strong>struction complète, la<br />

disparition définitive, l'anéantissement total, le terme final d'une chose : langue morte, mort<br />

<strong>de</strong>s étoiles ou <strong>de</strong>s civilisations, <strong>de</strong> Dieu ou <strong>de</strong> Marx.<br />

La première question que la mort pose à l’homme est <strong>de</strong> savoir si mourir <strong>au</strong> premier<br />

sens signifie mourir <strong>au</strong> second. La secon<strong>de</strong> est <strong>de</strong> savoir, une fois qu’il a répondu à la 1 e<br />

question, ce que signifie pour lui le fait d’être mortel.<br />

Le propos <strong>de</strong> Jankélévitch dans son célèbre livre tient à ce qu’il passe alternativement<br />

(et subrepticement) d’une acception à l’<strong>au</strong>tre, ce qui lui permet <strong>de</strong> jouer sur les <strong>de</strong>ux<br />

table<strong>au</strong>x, c’est-à-dire <strong>de</strong> porter <strong>au</strong> compte <strong>de</strong> la réalité phénoménale <strong>de</strong> la mort (1 e sens) <strong>de</strong>s<br />

propriétés déduites <strong>de</strong> ce qu’il tient pour la signification littérale du mot (2 d sens) : « C'est<br />

quand on cesse <strong>de</strong> croire en Dieu que la mort re<strong>de</strong>vient ce qu'elle est littéralement [c'est moi<br />

qui souligne], obstacle absolu et mur infranchissable » 9 .<br />

De la même façon, Jankélévitch joue sur le sens du mot vieillissement, qui renvoie à<br />

<strong>de</strong>ux phénomènes bien distincts : d’une part le fait qu’un esprit change nécessairement avec<br />

les expériences que lui apporte le temps qui passe – vieillissement que j’appellerais<br />

volontiers bergsonien – et que Jankélévitch appelle « vieillissement métaphysique » ; d’<strong>au</strong>tre<br />

part le processus <strong>de</strong> dégradation, puis <strong>de</strong> délabrement <strong>de</strong> l’organisme biologique. Il y a une<br />

nécessité inéluctable du premier, nécessité inhérente à tout esprit dont la mémoire<br />

accumule. Mais cette première nécessité n’implique <strong>au</strong>cunement celle d’une décrépitu<strong>de</strong>.<br />

Qu’un corps ou un esprit se dégra<strong>de</strong> avec le temps, cela n’est pas inscrit dans leur nature <strong>de</strong><br />

corps ou d’esprit.<br />

Je reviendrai, si j’en ai le temps, sur l’argumentation <strong>de</strong> Jankélévitch. Mais mon propos<br />

est ici <strong>de</strong> savoir justement à quel type <strong>de</strong> nécessité ressortit la fatalité <strong>de</strong> la mort. Et pour<br />

cela, d’interroger la biologie. Pour ce faire, je me servirai plus particulièrement d’un livre paru<br />

il y a une dizaine d’années, qui fait le point <strong>de</strong>s connaissances et <strong>de</strong>s recherches sur la<br />

question : André Klarsfeld et Frédéric Revah, Biologie <strong>de</strong> la mort, Odile Jacob, 1999.<br />

J’essaierai <strong>de</strong> montrer l’intérêt que ce livre peut présenter pour le philosophe.<br />

Or, l’ouvrage s’ouvre précisément sur la critique d’un certain nombre d’idées générales<br />

<strong>au</strong> sujet <strong>de</strong> la mort et <strong>de</strong>s rapports entre la vie et la mort, idées très souvent reprises par la<br />

philosophie – notamment dans les manuels scolaires. Mais idées qu’on ne s<strong>au</strong>rait imputer à<br />

la philosophie seule, car c’est bien souvent dans <strong>de</strong>s discours scientifiques tout à fait sérieux<br />

qu’elle les a puisées.<br />

2. Ce que le philosophe retient en général<br />

<strong>de</strong> la biologie <strong>au</strong> sujet <strong>de</strong> la mort<br />

A. Fatalité <strong>de</strong> la mort<br />

Une première idée consiste à voir dans la mort une dégradation inéluctable, une usure<br />

qu’il n’y a pas lieu <strong>de</strong> considérer comme un fait spécifiquement biologique mais comme la<br />

conséquence, <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> organique, <strong>de</strong> la loi universelle <strong>de</strong>s êtres : « tout ce qui existe<br />

mérite <strong>de</strong> périr ». Loi qu’on peut éventuellement rapporter <strong>au</strong> <strong>de</strong>uxième principe <strong>de</strong> la<br />

thermodynamique, qui fait état d’une tendance universelle à l’entropie croissante, tendance<br />

dont on sait que les vivants peuvent remonter le courant, mais pour un temps seulement :<br />

« Tout être vivant, dit François Jacob, reste en quelque sorte branché en permanence sur le<br />

courant général qui emporte l’univers en direction du désordre » (La logique du vivant, p.<br />

273). Cette fatalité <strong>de</strong> la mort serait encore plus marquée pour les vivants, du fait <strong>de</strong> leur<br />

complexité. Cette complexité les rend capables <strong>de</strong> performances étonnantes, mais les<br />

expose à toutes sortes <strong>de</strong> risques.<br />

« La vie, c’est la mort », dit Cl<strong>au</strong><strong>de</strong> Bernard. Le couple vie – mort <strong>de</strong>vient ainsi un bel<br />

exemple d’unité dialectique <strong>de</strong> contraires. Le biologiste marxiste Ernest Kahane écrivait ainsi<br />

<strong>au</strong> début <strong>de</strong>s années soixante que la mort est une « nécessité objective insurmontable », car<br />

« tout est contradiction dans la nature » 10 . C’est pourquoi si « Le pouvoir d’expansion <strong>de</strong> la<br />

vie est prodigieux », il « trouve sa limite dans son excès même, selon le schéma dialectique<br />

le plus classique <strong>de</strong> la négation <strong>de</strong> la thèse par l’antithèse » 11 .<br />

9 La mort, p. 438<br />

10 Ernest Kahane, La vie n’existe pas, Éditions rationalistes, 1962, p. 245 – 246.<br />

11 Ibid., p. 246.


B. Utilité <strong>de</strong> la mort : mort, reproduction et sexualité.<br />

Une téléologie <strong>de</strong> la mort.<br />

Mais vieillissement et mort étant <strong>de</strong>s propriétés apparemment universelles <strong>de</strong>s vivants,<br />

la tentation est gran<strong>de</strong> <strong>de</strong> les traiter comme on le ferait <strong>de</strong> n’importe quelle propriété, c’est-àdire<br />

<strong>de</strong> leur chercher une fonction. Il est donc assez naturel <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à quoi servent<br />

le vieillissement et la mort.<br />

Évi<strong>de</strong>mment, il peut paraître paradoxal <strong>de</strong> supposer que vieillir et mourir soient utiles<br />

pour la vie. Un individu vivant n’a évi<strong>de</strong>mment <strong>au</strong>cun avantage à vieillir et à mourir. Et<br />

pourtant, c’est August Weismann (fondateur <strong>de</strong> la génétique sur la base <strong>de</strong>s trav<strong>au</strong>x <strong>de</strong><br />

Men<strong>de</strong>l ; réfutation <strong>de</strong> l’hérédité <strong>de</strong>s caractères acquis) qui déclare <strong>au</strong> début <strong>de</strong>s années<br />

1880 : « Ce n’est qu’à un point <strong>de</strong> vue utilitaire que nous pouvons comprendre la nécessité<br />

<strong>de</strong> la mort ». Seulement, pour que cette utilité apparaisse, il f<strong>au</strong>t quitter le nive<strong>au</strong> <strong>de</strong><br />

l’individu, et s’élever à celui <strong>de</strong> l’espèce et <strong>de</strong> la vie en général. August Weismann mobilise<br />

la perspective évolutionniste :<br />

Je regar<strong>de</strong> la mort comme un phénomène d’adaptation. Je ne crois pas que la<br />

vie soit réduite à une certaine mesure <strong>de</strong> temps, parce que, d’après la nature <strong>de</strong><br />

son être, elle ne pourrait être infinie, mais parce qu’une durée infinie <strong>de</strong><br />

l’individu constituerait un luxe tout à fait inopportun 12<br />

Entendons : un luxe pour l’espèce, pour la vie. Car indépendamment d’un<br />

vieillissement spontané, les organismes s’usent tout <strong>de</strong> même <strong>au</strong> contact <strong>de</strong> l’environnement<br />

(blessures, lésions, séquelles <strong>de</strong> maladies), et <strong>de</strong>viennent ainsi moins performants. Vieillir et<br />

mourir ne sont certes pas avantageux pour l’individu, mais pour l’espèce, si : « <strong>de</strong>s individus<br />

usés n’ont <strong>au</strong>cune valeur pour l’espèce, ils lui sont même nuisibles, en prenant la place <strong>de</strong><br />

ceux qui sont sains » (cit. p. 27)<br />

L’élimination <strong>de</strong>s représentants les moins performants permet <strong>au</strong>x espèces d’évoluer.<br />

Grâce à la mort, la reproduction n’engendre pas la surpopulation. Plus encore que la vie,<br />

c’est la reproduction qui paraît former avec la mort une <strong>au</strong>tre belle unité dialectique. Après<br />

tout, la vie <strong>au</strong>rait pu retenir un <strong>au</strong>tre mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> perpétuation (<strong>de</strong>s vivants immortels ne se<br />

reproduisant pas, ou seulement <strong>au</strong> besoin). La sexualité assure, à chaque génération, la<br />

redistribution aléatoire <strong>de</strong>s caractères et l'appariement <strong>de</strong>s génomes dans <strong>de</strong>s combinaisons<br />

sans cesse nouvelles. La sexualité est « une machine à faire du différent » (François Jacob),<br />

ce que les biologistes appellent variabilité. Or, plus les individus d'une population sont<br />

différents, plus cette population est apte à résister victorieusement à la pression exercée par<br />

le milieu. La biodiversité est utile à la vie. Donc la mort. Jacques Ruffié parle <strong>de</strong> « puissant<br />

avantage sélectif […] <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> <strong>de</strong> l’espèce », F. Jacob d’« assurance sur l’imprévu ».<br />

La mort se trouve donc <strong>de</strong>ux fois justifiée. Elle est d’abord investie <strong>de</strong> la noble tâche<br />

d’écarter <strong>de</strong> la biosphère les formes déficientes pour ne conserver que les plus<br />

performantes. La mort assure la promotion <strong>de</strong>s meilleurs <strong>au</strong>x générations à venir par<br />

élimination <strong>de</strong>s moins aptes. Associée à la sexualité dans l'épanouissement <strong>de</strong> la diversité,<br />

elle contribue ensuite à la formation d'espèces nouvelles, élevant cette diversité <strong>au</strong>-<strong>de</strong>là du<br />

nive<strong>au</strong> <strong>de</strong>s individus. Une vie sans mort serait une vie incapable <strong>de</strong> progrès.<br />

Mais s’« il f<strong>au</strong>t que disparaissent les individus », « les limites <strong>de</strong> la vie ne peuvent donc<br />

être laissées <strong>au</strong> hasard. Elles sont prescrites par le programme qui, dès la fécondation <strong>de</strong><br />

l’ovule, fixe le <strong>de</strong>stin génétique <strong>de</strong> l’individu. […] c’est donc l’exécution même du programme<br />

qui ajusterait la durée <strong>de</strong> vie. Quoi qu’il en soit, la mort fait partie intégrante du système<br />

sélectionné dans le mon<strong>de</strong> animal et son évolution » (Ibid.). Si la mort est « une nécessité<br />

prescrite, dès l’œuf, par le programme génétique même » (p. 331), « Il y a fort peu <strong>de</strong><br />

chances qu’on parvienne jamais à prolonger la durée <strong>de</strong> vie <strong>au</strong>-<strong>de</strong>là d’une certaine limite.<br />

Les contraintes <strong>de</strong> l’évolution s’accor<strong>de</strong>nt mal <strong>au</strong> vieux rêve d’immortalité » (p. 332).<br />

Élie Metchnikoff, créateur <strong>de</strong>s mots « gérontologie » et « thanatologie » supposait<br />

même un instinct <strong>de</strong> mort, <strong>au</strong>ssi puissant que ceux <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> reproduction, qui <strong>de</strong>vait<br />

pouvoir se manifester si les individus vivaient assez vieux. Et même permettre <strong>de</strong> se passer<br />

<strong>de</strong>s religions consolatrices.<br />

Il est naturel que l’idée se retrouve chez les philosophes. Dans L’expérience <strong>de</strong> la<br />

mort, P<strong>au</strong>l-Louis Landsberg 13 attribue à l’homme le privilège <strong>de</strong> « La compréhension du lien<br />

entre la naissance et la mort, <strong>de</strong> la nécessité biologique <strong>de</strong> la disparition <strong>de</strong> l’individu <strong>au</strong><br />

profit <strong>de</strong> l’espèce »<br />

12 P. 26.<br />

13 P<strong>au</strong>l-Louis Landsberg, L’Expérience <strong>de</strong> la mort, Points-Seuil, 1993.


Éros et Thanatos forment ainsi un couple harmonieux, pour le plus grand bénéfice <strong>de</strong><br />

la vie elle-même. On sait ce que la poésie, la littérature, l’art et même la philosophie ont tiré<br />

<strong>de</strong> ce thème 14 .<br />

Si j’ai cité Ernest Kahane, Jacques Ruffié et François Jacob (Prix Nobel <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine),<br />

c’est pour montrer que l’idée que se font en général les philosophes <strong>de</strong> la « biologie <strong>de</strong> la<br />

mort » ne repose pas sur leur imagination ou sur leur ignorance. Nous avons été à bonne<br />

école, et il n’est pas étonnant que ces thèmes reviennent régulièrement dans le discours<br />

philosophique. Or, le livre dont j’ai parlé nous invite à reconsidérer ces évi<strong>de</strong>nces 15 .<br />

3. Les thèses <strong>de</strong>s <strong>au</strong>teurs <strong>de</strong> la Biologie <strong>de</strong> la mort<br />

A. Critique <strong>de</strong>s « idées générales » concernant la mort<br />

André Klarsfeld et Frédéric Revah font la critique <strong>de</strong> ces idées d’une nécessité et d’une<br />

utilité <strong>de</strong> la mort le point <strong>de</strong> départ <strong>de</strong> leur ouvrage. Ils se réfèrent <strong>au</strong> troisième chapitre <strong>de</strong><br />

La formation <strong>de</strong> l'esprit scientifique, où Gaston Bachelard critique « la connaissance<br />

générale comme obstacle à la connaissance scientifique » (Formation, ch. III). « Il y a en<br />

effet une jouissance intellectuelle dangereuse dans une généralisation hâtive et facile » (p.<br />

55). Bachelard accuse les philosophes d’être spécialement enclins à <strong>de</strong> telles<br />

généralisations. à ce passage <strong>de</strong> La formation <strong>de</strong> l'esprit scientifique, où Bachelard prend<br />

justement l’exemple <strong>de</strong> la mort. Parmi les exemples <strong>de</strong> ces « généralités les plus gran<strong>de</strong>s »,<br />

<strong>de</strong> ces « gran<strong>de</strong>s vérités premières » dont raffolent les philosophes, il y a justement l ‘idée<br />

<strong>de</strong> l’universalité <strong>de</strong> la mort. De même qu’on place « A la base <strong>de</strong> la mécanique » un énoncé<br />

général du type « tous les corps tombent », on met « A la base <strong>de</strong> la biologie : tous les êtres<br />

vivants sont mortels » (p. 56). Selon les <strong>au</strong>teurs, une telle affirmation est typique <strong>de</strong> « la<br />

f<strong>au</strong>sse doctrine du général » que dénonce Bachelard. Elle fait obstacle à une interrogation<br />

scientifique du phénomène <strong>de</strong> la mort. Interroger scientifiquement la mort, cela exige <strong>de</strong><br />

cesser <strong>de</strong> la tenir pour une évi<strong>de</strong>nce, <strong>de</strong> cesser, pour parler kantien, <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r le jugement<br />

« tous les vivants sont mortels » comme un jugement analytique. Comme si, <strong>au</strong> nombre <strong>de</strong>s<br />

« définitions intangibles » (Bachelard) que toute science est supposée admettre<br />

préalablement, celle <strong>de</strong> la vie incluait pour le biologiste une référence à la mort. La biologie<br />

n’a en vérité <strong>au</strong>cune « définition intangible » <strong>de</strong> la vie. Seule l’investigation <strong>de</strong>s organismes<br />

peut lui apprendre ce qui les fait vivre et pourquoi ils sont sujets à la mort.<br />

Ce refus <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r la mort comme une nécessité v<strong>au</strong>t interdiction <strong>de</strong> toute<br />

justification. C’est Bachelard encore qui, cette fois <strong>au</strong> ch. V <strong>de</strong> la Formation, critique la<br />

« connaissance pragmatique », qui cherche partout une utilité. On va tout <strong>de</strong> suite voir<br />

comment cet aspect <strong>de</strong> la critique bachelardienne s’applique à la question <strong>de</strong> la mort, mais<br />

une première manière d’établir l’utilité d’un phénomène, c’est d’en faire la contrepartie<br />

inévitable d’un avantage indiscutable. Bachelard remarque que « Les phénomènes les plus<br />

hostiles à l’homme font souvent l’objet d'une valorisation dont le caractère antithétique<br />

<strong>de</strong>vrait retenir l’attention du psychanalyste ». Par exemple, la mort serait la rançon <strong>de</strong>s<br />

performances <strong>de</strong> la complexité ou <strong>de</strong>s délices <strong>de</strong> la sexualité. Tout se paie 16 !<br />

Contre ces idées reçues, André Klarsfeld et Frédéric Revah exposent les résultats les<br />

plus récents concernant la mort et le vieillissement. C’est avec une gran<strong>de</strong> clarté qu’ils<br />

séparent les conclusions certaines <strong>de</strong>s hypothèses, les résultats établis <strong>de</strong>s spéculations.<br />

B. 3 thèses sur la mort<br />

Je n’<strong>au</strong>rai pas le temps d’exposer tout le contenu du livre, où vous trouverez ample<br />

matière à réflexion. Par exemple <strong>de</strong>s recettes pour vivre plus longtemps, ou pour vieillir en<br />

meilleure santé. Je passerai très rapi<strong>de</strong>ment sur <strong>de</strong>s chapitres très intéressants, comme le<br />

cinquième, qui traite <strong>de</strong>s mécanismes <strong>de</strong> la sénescence ; domaine où prolifère « un<br />

foisonnement <strong>de</strong> théories » (rôle <strong>de</strong>s télomères, métabolisme énergétiques, radic<strong>au</strong>x libres,<br />

etc.). Je ne parlerai pas non plus <strong>de</strong>s chapitres VI et VII, qui traitent <strong>de</strong> la mort cellulaire<br />

programmée (apoptose) et <strong>de</strong>s ses dysfonctionnement. L’intérêt <strong>de</strong> l’ouvrage va <strong>au</strong>-<strong>de</strong>là du<br />

sujet qu’il traite : la mort et le vieillissement. Il offre un large éventail d’exemples pour une<br />

réflexion épistémologique : la méthodologie scientifique, les hypothèses et leur vérification,<br />

obstacles épistémologiques ; on peut même le regar<strong>de</strong>r jusqu’à un certain point comme une<br />

introduction <strong>au</strong>x explications <strong>de</strong> type évolutionniste.<br />

14 Georges Bataille, L'érotisme, Minuit, 1957.<br />

15 François Jacob lui-même – il y a plus <strong>de</strong> vingt ans – mettait d’ailleurs en gar<strong>de</strong> contre certaines interprétations<br />

abusives <strong>de</strong> ces données. Le jeu <strong>de</strong>s possibles (1981) rectifie certaines formulations équivoques <strong>de</strong> La logique<br />

du vivant (1970).<br />

16 Par exemple le be<strong>au</strong> temps hors <strong>de</strong> saison : « On va le payer ! », entend-on <strong>au</strong> café quand le mois <strong>de</strong> février<br />

nous fait ca<strong>de</strong><strong>au</strong> <strong>de</strong> quelque belle semaine <strong>de</strong> douceur ensoleillée.


Je ne retiendrai que les thèmes directement liés <strong>au</strong>x préoccupations <strong>de</strong>s philosophes,<br />

celles que je viens d’évoquer. Voici, sur ces thèmes, les conclusions <strong>de</strong>s <strong>au</strong>teurs.<br />

1 e conclusion : le vieillissement pourrait n’être pas la loi universelle du mon<strong>de</strong> vivant.<br />

C’est un étonnement tout aristotélicien qui avait conduit Weismann à se poser la<br />

question du sens biologique <strong>de</strong> la mort :<br />

« Nous ne voyons <strong>au</strong>cunement pourquoi l’aptitu<strong>de</strong> à la multiplication cellulaire ne<br />

s<strong>au</strong>rait être infinie, ce qui permettrait à l’organisme <strong>de</strong> vivre éternellement. De même,<br />

à un point <strong>de</strong> vue purement physiologique, nous ne verrions <strong>au</strong>cune raison pour que<br />

l’organisme ne pût pas, <strong>de</strong> son côté, fonctionner éternellement ». 17<br />

Puisque les vivants sont équipés pour remonter le courant <strong>de</strong> l’entropie croissante,<br />

pourquoi ne sont-ils pas équipés pour le faire plus longtemps, <strong>au</strong>ssi longtemps qu’<strong>au</strong>cun<br />

acci<strong>de</strong>nt mortel ne les frappe ? Pourquoi la nature n’a-t-elle pas généralisé et perfectionné<br />

les mécanismes <strong>de</strong> réparation ? La conservation par réparation d’un organisme existant ne<br />

serait pas un miracle plus étonnant que la formation <strong>de</strong> cet organisme à partir <strong>de</strong> la fusion <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux cellules. S’il y a une fatalité <strong>de</strong> la mort, elle n’est pas nécessairement d’ordre<br />

biologique : « La mort naturelle pourrait bien n’être pas inscrite <strong>de</strong> toute éternité dans la<br />

nature même du vivant » (p. 12) ; vieillissement et mort « ne constituent pas <strong>de</strong>s propriétés<br />

intrinsèques du vivant » (p. 127) ; « la conclusion principale, c’est l’absence <strong>de</strong> fatalité ultime<br />

<strong>de</strong> la mort. […] Il n'existe <strong>au</strong>cune loi <strong>supérieure</strong> qui condamnerait inexorablement tout être<br />

vivant <strong>au</strong> vieillissement et à la mort » (p. 95).<br />

2 e conclusion : les explications <strong>de</strong> la mort qui renvoient à une utilité (pour l’espèce ou<br />

pour la vie en général) relèvent d’une approche finaliste qui ne v<strong>au</strong>t pas davantage pour la<br />

mort que pour n’importe quel <strong>au</strong>tre phénomène biologique. « La mort naturelle n’a pas <strong>de</strong><br />

valeur en soi » (p. 240). En particulier (p. 95), « Il n’y a pas <strong>de</strong> lien obligatoire entre mort et<br />

sexualité, ou entre mort et multicellularité » 18 .<br />

3 e conclusion : vieillissement et mort trouvent pourtant une explication rationnelle dans<br />

les mécanismes darwiniens <strong>de</strong> la sélection naturelle à l’œuvre dans l’évolution générale <strong>de</strong>s<br />

organismes. Cette conclusion est peut-être la plus paradoxale, dans la mesure où la<br />

sélection naturelle est précisément ce qui, dans l’évolution, produit <strong>de</strong> l’adaptation, c’est-àdire<br />

<strong>de</strong> la finalité.<br />

Réintégrer la mort dans un dispositif supposé harmonieux permet <strong>de</strong> rendre à la mort<br />

son caractère acceptable, en lui accordant un rôle dans le vaste mouvement qui emporte la<br />

vie vers la perfection. Mort rassurante, mort consolante. Mais pourquoi f<strong>au</strong>drait-il que la mort<br />

ait un sens et qu'elle s'inscrive dans un plan universel ? « L'homme suinte le projet, dit<br />

François Jacob. Sue le <strong>de</strong>ssein. Pue l'intention. Ne tolère pas la contingence. […] Il verse du<br />

sens sur les événements comme du sel sur les aliments » 19 . La mort n'échappe pas à ce<br />

traitement. Elle offre même <strong>au</strong> désir humain <strong>de</strong> sens son objet privilégié. Il est bien naturel<br />

que nous voulions conférer une signification transcendante à ce que nous regardons comme<br />

l'aspect le moins supportable, le moins acceptable <strong>de</strong> notre condition. Le plus grand <strong>de</strong>s<br />

m<strong>au</strong>x veut la plus énergique <strong>de</strong>s consolations. Eh bien, il f<strong>au</strong>t se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à la<br />

science cette consolation qu'on n'attend plus guère <strong>de</strong> la religion.<br />

4. Critique <strong>de</strong> l’argument d’utilité<br />

A. Circularité <strong>de</strong> l’argument <strong>de</strong> Weismann<br />

Revenons <strong>au</strong> raisonnement <strong>de</strong> Weismann : les organismes s’usant avec le temps et<br />

<strong>de</strong>venant moins performants, il importe à la bonne santé <strong>de</strong> l’espèce qu’un mécanisme les<br />

fasse disparaître la circulation. Le problème, c’est que ce raisonnement est circulaire. Que<br />

les organismes <strong>de</strong>viennent moins performants avec le temps, c’est précisément ce qu’on<br />

veut expliquer, et dont on ne peut donc pas faire un présupposé sans admettre ce qui est<br />

précisément à expliquer. Pourquoi les mécanismes <strong>de</strong> réparation ne sont-ils pas plus<br />

répandus et plus efficaces ? C’est tout le problème.<br />

17 Cité par AK et FR, p. 25.<br />

18 On évoque en effet souvent la thèse <strong>de</strong> l’immortalité cellulaire, défendue par Alexis Carrel en 1912 (année <strong>de</strong><br />

son Prix Nobel) : De la vie permanente <strong>de</strong>s tissus en-<strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s organismes. Carrel prétend cultiver indéfiniment<br />

<strong>de</strong>s cellules <strong>de</strong> poulet. En effet, ces cellules cardiaques se multiplient pendant 34 ans (bien <strong>au</strong>-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la durée<br />

<strong>de</strong> vie d’un poulet !). L’immortalité cellulaire restera un dogme jusqu’en 1960. Mais il y avait un biais dans la<br />

manip <strong>de</strong> Carrel : il nourrissait ses cellules en culture avec <strong>de</strong> l’extrait liqui<strong>de</strong> d’embryon <strong>de</strong> poulet ; mal purifié,<br />

cet extrait contenait <strong>de</strong>s cellules fraîches. Il y a bien une limite à la division cellulaire. Limite variable en raison <strong>de</strong><br />

la longévité <strong>de</strong> l’organisme, mais plus étroite pour <strong>de</strong>s cellules d’organisme âgé.<br />

19 François Jacob, La statue intérieure, Éditions Odile Jacob, 1987.


B. Absence <strong>de</strong> mécanisme pl<strong>au</strong>sible<br />

Ce n'est pas tout. À supposer que la sélection naturelle soit effectivement le principe<br />

<strong>de</strong> l'évolution <strong>de</strong>s vivants – il n'existe en effet pour l'instant <strong>au</strong>cune <strong>au</strong>tre hypothèse – encore<br />

f<strong>au</strong>t-il savoir ce qu'elle peut et comment elle agit. Admettons que la sexualité et la mort aient<br />

été sélectionnées pour leur aptitu<strong>de</strong> à favoriser la bonne santé <strong>de</strong>s espèces. Il f<strong>au</strong>drait pour<br />

cela que la sélection naturelle connaisse à l’avance ce qui est bon pour l'espèce, ou pour la<br />

vie en général. Or, la sélection naturelle n’a <strong>au</strong>cun pouvoir <strong>de</strong> prévision. Elle ne peut exercer<br />

son action sur <strong>au</strong>tre chose que <strong>de</strong>s organismes individuels, et sur les caractères – plus ou<br />

moins avantageux ou désavantageux – qu’ils possè<strong>de</strong>nt <strong>au</strong> moment présent. Elle ne connaît<br />

que les avantages immédiat, et non futurs. De plus, elle ignore l’intérêt <strong>de</strong> l’espèce. Seraientils<br />

riches <strong>de</strong> promesses pour l'espèce, voire pour la vie en tant que telle, le mo<strong>de</strong> sexué <strong>de</strong><br />

reproduction, le vieillissement et la mort n'ont pu être promus par la sélection naturelle qu'à<br />

la condition <strong>de</strong> conférer sans délai à <strong>de</strong>s organismes singuliers un avantage déterminé. On<br />

voit mal comment. C'est renverser l'ordre naturel <strong>de</strong> la c<strong>au</strong>salité que <strong>de</strong> supposer la sélection<br />

capable <strong>de</strong> repérer un caractère potentiellement (et non actuellement) avantageux.<br />

Vieillissement et mort pourraient être <strong>de</strong>s résultats <strong>de</strong> l’évolution si celle-ci était<br />

gouvernée par une provi<strong>de</strong>nce bienveillante, un « <strong>de</strong>ssein intelligent ». C’est ce que pensait<br />

par exemple Linné <strong>au</strong> XVIII e siècle : Dieu a prévu les prédateurs pour limiter l’expansion <strong>de</strong>s<br />

espèces herbivores, les charognards et les larves d’insectes pour dévorer les cadavres 20 .<br />

Supposer que l’évolution par sélection naturelle ait pu produire le vieillissement et la<br />

mort, c’est tomber dans une erreur assez fréquente <strong>au</strong> sujet du darwinisme. Pour<br />

comprendre cette erreur, il f<strong>au</strong>t revenir à la théorie elle-même et à son principe.<br />

C. Évolution darwinienne et finalité<br />

Se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r quelle pourrait être la fonction du vieillissement et <strong>de</strong> la mort, est-ce<br />

après tout une bonne question ? La question : « À quoi ça sert ? » est une question finaliste,<br />

et chacun sait que la science mo<strong>de</strong>rne a renoncé à toute explication par les c<strong>au</strong>ses finales.<br />

Si vous voulez faire pousser <strong>de</strong>s cris à un prof <strong>de</strong> SVT, vous n’avez qu’à lui dire que les<br />

oise<strong>au</strong>x ont <strong>de</strong>s ailes pour voler et que nous avons <strong>de</strong>s yeux pour voir. Ou encore que<br />

l’évolution a parcouru tout son chemin durant <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> millions d’années pour<br />

aboutir à l’homme. Il vous rétorquera que les oise<strong>au</strong>x volent parce qu’ils ont <strong>de</strong>s ailes et que<br />

nous voyons parce que nous avons <strong>de</strong>s yeux. Et que l’homme existe parce que l’évolution a<br />

suivi par hasard tel chemin, assez tortueux et chaotique ; mais que ce chemin <strong>au</strong>rait pu être<br />

différent et l’homme ne pas exister. Et il ajoutera que seuls les créationnistes, les défenseurs<br />

<strong>de</strong> l’Intelligent Design continuent <strong>de</strong> parler en termes <strong>de</strong> finalité.<br />

Et pourtant, il est toujours pertinent, pour ces objets un peu particuliers que sont les<br />

êtres vivants, <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à quoi ça leur sert d’avoir telle ou telle propriété. Pourquoi estce<br />

pertinent ? On sait que la théorie darwinienne <strong>de</strong> l’évolution résout le problème <strong>de</strong> la<br />

finalité dans le vivant en supposant, à l’origine <strong>de</strong> l’adaptation, un mécanisme aveugle <strong>de</strong><br />

sélection naturelle travaillant sur <strong>de</strong>s variations aléatoires. Darwin remplit le programme du<br />

« Newton du brin d’herbe », que Kant avait jugé absolument hors <strong>de</strong> portée <strong>de</strong> la science<br />

(CFJ, § 75). Une évolution sans projet produit <strong>de</strong>s êtres constitués comme si un projet avait<br />

guidé leur conception et leur réalisation. On peut même dire que l’apport majeur <strong>de</strong> Darwin<br />

est d’avoir résolu l’énigme <strong>de</strong> la finalité. François Jacob :<br />

Ce qu'a montré Darwin avec la sélection naturelle, c'est la possibilité <strong>de</strong> remplacer<br />

l'intention, le <strong>de</strong>ssein qui semble gui<strong>de</strong>r l'évolution du mon<strong>de</strong> vivant, par un système <strong>de</strong><br />

c<strong>au</strong>salité physique. Un mécanisme, simple dans son principe, permet <strong>de</strong> simuler les actions<br />

qu'une volonté dirige vers un but. But et volonté signifient qu'une intention précè<strong>de</strong> l'action ;<br />

qu'un projet d'adaptation préexiste à la réalisation <strong>de</strong>s structures. La théorie <strong>de</strong> la sélection<br />

naturelle consiste très précisément à retourner cette proposition. Les structures se forment<br />

d'abord. Ensuite elles sont triées par les exigences <strong>de</strong> la vie et <strong>de</strong> la reproduction. Ne peuvent<br />

persister que celles accordées à leur milieu. C'est <strong>de</strong> ce renversement, <strong>de</strong> cette sorte <strong>de</strong><br />

révolution copernicienne que vient l'importance <strong>de</strong> Darwin pour notre représentation <strong>de</strong><br />

l'univers et <strong>de</strong> son histoire. En théorie, toute séquence d'événements qui, a posteriori, paraît<br />

orientée vers un but peut être expliquée par un mécanisme physique, par une série d'essais avec<br />

élimination <strong>de</strong>s erreurs. […]<br />

20 En dépit <strong>de</strong> son athéisme, Sa<strong>de</strong> ne donne guère <strong>de</strong> la mort une image très différente. Cherchant à justifier un<br />

droit à infliger la mort, Sa<strong>de</strong> prétend le fon<strong>de</strong>r dans la nécessité où est la nature d’exterminer les êtres pour<br />

relancer ses propres productions. En nous tuant, la nature « nous fait signifier qu’elle ne peut pas nous laisser<br />

longtemps ce peu <strong>de</strong> matière qu’elle nous prête […] elle en a besoin pour d’<strong>au</strong>tres formes, elle la re<strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

pour d’<strong>au</strong>tres ouvrages ». Il est difficile d’évaluer ce que ce discours téléologique, qui cohabite chez Sa<strong>de</strong> avec<br />

un athéisme virulent, a <strong>de</strong> métaphorique.


La sélection naturelle ayant façonné les organismes vivants <strong>au</strong> cours <strong>de</strong> millions<br />

d’années d’évolution, elle est une immense machine à fabriquer <strong>de</strong> la finalité, mais à en<br />

fabriquer sans viser <strong>au</strong>cune fin. Il f<strong>au</strong>t reconnaître que la composition chimique du venin <strong>de</strong>s<br />

serpents ou le dispositif – un radar – qui permet à un rapace nocturne <strong>de</strong> repérer et <strong>de</strong> saisir<br />

une souris qui court dans l’herbe <strong>de</strong> façon quasi infaillible sont <strong>de</strong>s réussites assez<br />

spectaculaires. Je ne parle même pas du système immunitaire ou du cerve<strong>au</strong> humains.<br />

L’adaptation étant ainsi expliquée, un certain usage <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> finalité <strong>de</strong>meure licite<br />

– et même indispensable – dans les sciences du vivant. Comme le dit Alain en ses Éléments<br />

<strong>de</strong> philosophie (II, 13 : « Des fins) :<br />

« Il est pourtant vrai que […] l’aile <strong>de</strong> l’oise<strong>au</strong> est faite <strong>de</strong> façon qu’il puisse<br />

voler. Et personne n’échappe à la nécessité <strong>de</strong> supposer qu’elle est faite pour le<br />

vol, dès qu’il veut en comprendre la structure »<br />

La conclusion, c’est qu’il est toujours légitime <strong>de</strong> poser – <strong>au</strong> sujet d’une propriété<br />

quelconque d’un être vivant – la question : « à quoi ça sert ? ». Alors que cette question<br />

n’<strong>au</strong>rait <strong>au</strong>cun intérêt face <strong>au</strong>x propriétés d’une montagne ou d’un nuage. Pour le biologiste,<br />

la question : « À quoi cela sert-il ? » a le même statut que : « À qui profite le crime ? » pour<br />

le policier ou le juge. Il f<strong>au</strong>t toujours commencer par là. Seulement, tout policier, tout juge<br />

savent que la réponse à cette question ne conduit pas nécessairement <strong>au</strong> coupable, et peut<br />

même orienter l’enquêteur sur une f<strong>au</strong>sse piste. Eh bien, c’est pareil en biologie. Il y a <strong>de</strong>s<br />

choses, dans les êtres vivants, qui ne servent à rien, parce qu’elles n’ont <strong>au</strong>cune explication<br />

en termes <strong>de</strong> sélection naturelle (mamelons <strong>de</strong>s hommes, enroulement logarithmique <strong>de</strong>s<br />

cornes et <strong>de</strong>s coquillages, sutures du crâne).<br />

Il est très périlleux <strong>de</strong> supposer avec Kant qu’« Un produit organisé <strong>de</strong> la nature est un<br />

produit dans lequel tout est fin et réciproquement <strong>au</strong>ssi moyen. Rien en lui n'est gratuit, sans<br />

fin, ou imputable à un mécanisme naturel aveugle » (Critique <strong>de</strong> la faculté <strong>de</strong> juger, § 66) 21 .<br />

Nous savons <strong>au</strong>jourd’hui que cette proposition est tout simplement f<strong>au</strong>sse.<br />

Par exemple, il est certain que s’ils n’avaient <strong>au</strong>cun poids, les poissons volants ne<br />

retomberaient pas dans l’e<strong>au</strong> et mourraient ; on n’en conclura pas pour <strong>au</strong>tant que la masse<br />

<strong>de</strong>s poissons volants est une propriété sélectionnée.<br />

Supposer une utilité à tout, c’est rétablir, sous le nom <strong>de</strong> sélection naturelle, une<br />

provi<strong>de</strong>nce déguisée (exemple <strong>de</strong>s sutures du crâne <strong>de</strong>s oise<strong>au</strong>x). Contre le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

Pangloss (exemple : la masse <strong>de</strong>s poissons volants). C’est d’ailleurs bien selon moi le sens<br />

<strong>de</strong> l’entreprise kantienne : gigantesque machine <strong>de</strong> guerre a vocation apologétique contre le<br />

matérialisme menaçant <strong>de</strong>s Lumières.<br />

La thèse <strong>de</strong>s <strong>au</strong>teurs <strong>de</strong> la Biologie <strong>de</strong> la mort est que cette <strong>de</strong>rnière n’a rien à voir<br />

avec l’intérêt <strong>de</strong> qui que ce soit, ni <strong>de</strong> l’individu, ni <strong>de</strong> l’espèce, ni <strong>de</strong> la vie en général. Je l’ai<br />

déjà dit : « La mort naturelle n’a pas <strong>de</strong> valeur en soi » (p. 240).<br />

Mais là où les choses <strong>de</strong>viennent intéressantes, et même fascinantes, c’est quand<br />

vieillissement et mort s’éclairent par la théorie darwinienne <strong>de</strong> l’évolution, indépendamment<br />

<strong>de</strong> toute considération d’utilité biologique.<br />

5. La mort comme conséquence <strong>de</strong> la sélection naturelle<br />

La bonne hypothèse est probablement l’inverse <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Weismann : si dans un<br />

mon<strong>de</strong> vivant où la sélection naturelle impose sa loi, les vivants vieillissent et meurent, c’est<br />

que vieillissement et mort sont indifférents pour le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong>s organismes et <strong>de</strong>s espèces<br />

<strong>au</strong>xquelles ils appartiennent.<br />

A. Inutilité <strong>de</strong> l’immortalité<br />

Mais Weismann lui-même a proposé une <strong>au</strong>tre vision <strong>de</strong>s choses, fondée sur la<br />

distinction qu’il a établie entre les lignées cellulaires germinales et somatiques : « Toute<br />

fonction tout et organe disparaissent dès qu’ils <strong>de</strong>viennent sans valeur pour la préservation<br />

<strong>de</strong> l’espèce ». Exemple <strong>de</strong>s anim<strong>au</strong>x cavernicoles. « Loi <strong>de</strong> balancement <strong>de</strong>s organes » <strong>de</strong><br />

Geoffroy <strong>Saint</strong>-Hilaire. Exemple du papillon du mûrier, incapable <strong>de</strong> se nourrir à l’état adulte,<br />

une fois la reproduction accomplie. Tout a un coût, et les mécanismes <strong>de</strong> réparation<br />

n’échappent pas à la règle : inutiles <strong>au</strong>-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la procréation, ils sont abandonnés par la<br />

nature. La mort s’explique ainsi par l’inutilité <strong>de</strong> l’immortalité.<br />

21 Voir <strong>au</strong>ssi la 1 e proposition <strong>de</strong> l’Idée d'une histoire universelle <strong>au</strong> point <strong>de</strong> vue cosmopolitique.


B. Théorie du far<strong>de</strong><strong>au</strong> mutationnel<br />

Raisonnement évolutionniste (Peter. B. Medawar et George. C. Williams, années<br />

cinquante) : supposons une population d’individus 1) qui ne vieillissent pas 2) dont le t<strong>au</strong>x <strong>de</strong><br />

fécondité est constant. En raison <strong>de</strong>s acci<strong>de</strong>nts, et même si chaque individu reste<br />

éternellement jeune, la probabilité <strong>de</strong> procréer diminue avec l’âge (par simple <strong>au</strong>gmentation<br />

<strong>de</strong> la probabilité d’être mort avant, comme les flûtes à champagne du service, qui n’ont pas<br />

besoin <strong>de</strong> s’user pour disparaître). Les individus les plus âgés contribuent moins à la<br />

population future, parce que leur classe d’âge est plus clairsemée. Mais <strong>au</strong> sein <strong>de</strong> cette<br />

population <strong>de</strong>s mutations apparaissent (on ne considère que les mutations du germen). Loi :<br />

« une mutation sera d’<strong>au</strong>tant plus pénalisante [en termes <strong>de</strong> nombre <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendants] que<br />

ses effets se manifestent plus tôt dans l’existence. » (p. 107). Elle sera donc très sévèrement<br />

contre-sélectionnée. Tandis qu’une mutation dont les effets se manifestent tardivement<br />

échappera à la sélection naturelle et se répandra aisément dans la population. Faisant<br />

même « boule <strong>de</strong> neige », puisqu’elle offre moins <strong>de</strong> prise à la sélection naturelle. Dans les<br />

populations réelles, « la maturité reproductive marque le début d’un relâchement <strong>de</strong> la<br />

sélection naturelle » (p. 108).<br />

Conclusion la situation imaginée <strong>au</strong> début « est totalement instable du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong><br />

l’évolution » (p. 108). Le vieillissement n’est pas programmé pour les avantages qu’il<br />

confère, mais s’impose comme « effet secondaire inéluctable <strong>de</strong>s processus évolutifs ».<br />

L’intérêt <strong>de</strong> cette théorie est d’<strong>au</strong>toriser quelques belles prédictions.<br />

L’hypothèse implique une corrélation entre 1) le risque <strong>de</strong> disparaître acci<strong>de</strong>ntellement<br />

(donc la taille) et 2) la vitesse du vieillissement. Les éléphants vieillissent moins vite que les<br />

mouches. Les opossums insulaires vieillissent <strong>de</strong>ux fois moins vite que les continent<strong>au</strong>x. Les<br />

ch<strong>au</strong>ves-souris et les oise<strong>au</strong>x vieillissent moins vite que les <strong>au</strong>tres anim<strong>au</strong>x.<br />

S’il y a <strong>de</strong>s espèces dont le t<strong>au</strong>x <strong>de</strong> fécondité n’est pas constant, mais croît avec l’âge,<br />

le raisonnement précé<strong>de</strong>nt ne tient plus : l’<strong>au</strong>gmentation <strong>de</strong> la fécondité compensant la<br />

diminution du nombre <strong>de</strong>s survivants, la sélection naturelle est <strong>au</strong>ssi efficace contre les<br />

mutations à effets délétères plus tardifs ; le vieillissement doit se ralentir. Cela se vérifie chez<br />

certaines espèces <strong>de</strong> poissons ainsi que chez les arbres (dont la fécondité croît avec la<br />

taille).<br />

Cas <strong>de</strong>s organismes à reproduction unique : meurent-ils après avoir accompli leur<br />

<strong>de</strong>voir envers l’espèce ? Non : ces individus n’ayant qu’une faible chance (à c<strong>au</strong>se <strong>de</strong>s<br />

acci<strong>de</strong>nts extérieurs) <strong>de</strong> se reproduire une secon<strong>de</strong> fois, la sélection naturelle a simplement<br />

favorisé les individus les plus efficaces dans la première tentative. Pourquoi le mâle <strong>de</strong><br />

l’araignée Latro<strong>de</strong>ctus hasselti s’offre-t-il à la dévoration <strong>de</strong> la femelle ? Parce que sa<br />

paternité s’en trouve mieux assurée, par prolongation <strong>de</strong> la copulation. Conclusion :<br />

Chaque fois que la mort apporte un avantage direct, ce n’est décidément pas<br />

à l’espèce dans son ensemble, mais en conférant <strong>au</strong> défunt lui-même un plus<br />

grand nombre d’héritiers, ou en facilitant la vie <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers. (p. 112).<br />

C. George C. Williams : hypothèse <strong>de</strong> l’antagonisme pléiotrope.<br />

La sélection naturelle traitera séparément les effets favorable et défavorable d’un gène<br />

avantageux dans la première partie <strong>de</strong> vie et désavantageux ensuite. Par exemple un gène<br />

qui favorise la fixation du calcium, d’abord dans les os, ensuite dans les artères ! Alzheimer<br />

pourrait avoir <strong>de</strong>s contreparties avantageuses dans les premiers temps <strong>de</strong> la vie. Un gène<br />

qui protège <strong>de</strong> l’infarctus pourrait inversement se révéler néfaste <strong>au</strong>-<strong>de</strong>là d’un certain âge.<br />

Certaines pathologies humaines paraissent traduire ce genre d’antagonismes.<br />

⇒ Vieillissement plus rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s espèces à croissance rapi<strong>de</strong>, parce que leurs gènes<br />

ont rapi<strong>de</strong>ment à s’exprimer dans un contexte pour lequel ils n’ont pas été sélectionnés.<br />

Ce qui est favorisé, c’est la lignée, pas l’espèce ! L’individu semble alors se réduire à<br />

un dispositif ordonné à l’exigence <strong>de</strong> perpétuation <strong>de</strong> sa lignée germinale. Théorie du<br />

« soma jetable » <strong>de</strong> T. Kirkwood et du « gène égoïste » <strong>de</strong> R. Dawkins. Pourquoi alors<br />

vivons-nous <strong>au</strong>-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la reproduction ? Parce que la sélection naturelle a réalisé un<br />

compromis statistique entre le coût et la rentabilité reproductive. Ce qui explique que les<br />

organes se dégra<strong>de</strong>nt à peu près uniformément. Si l’un d’entre eux « lâchait » avant les<br />

<strong>au</strong>tres, cette déficience serait contre-sélectionnée, la performance reproductive étant<br />

<strong>supérieure</strong> à cet âge. Si <strong>au</strong> contraire un organe se révélait durer très <strong>au</strong>-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s nécessités<br />

reproductives, son coût <strong>de</strong>viendrait trop visible à la sélection naturelle, qui agirait dans le<br />

sens d’une moins gran<strong>de</strong> robustesse (argument <strong>de</strong> Richard Dawkins : la Ford T).<br />

Conclusion générale (p. 127) :


« Le vieillissement et la mort qu’il précipite doivent certes êtres considérés<br />

comme <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong>s processus évolutifs, apparues plus ou moins<br />

tardivement dans l’histoire <strong>de</strong> la vie. Ils ne constituent pas <strong>de</strong>s propriétés<br />

intrinsèques du vivant ».<br />

6. Conclusion : critique <strong>de</strong> la thématique du mystère<br />

J’avais annoncé mon intention <strong>de</strong> revenir sur ce thème rebattu <strong>de</strong> la mort comme<br />

mystère insondable, énigme à jamais indéchiffrable, secret impénétrable. Lieu commun <strong>de</strong><br />

toutes les dissertations philosophiques, Capes et agrégation compris. Pour Lévinas, « La<br />

mort est départ […] dont la <strong>de</strong>stination est inconnue. […] question sans donnée, pur point<br />

d’interrogation » 22 . « Sur la mort, déclarait Jankélévitch, je n'ai <strong>au</strong>cun renseignement » ; « Le<br />

secret est bien gardé », ajoute-t-il dans son grand livre. Il est plus étonnant <strong>de</strong> retrouver ce<br />

thème jusque chez <strong>de</strong>s philosophes se réclamant du matérialisme athée. André Comte-<br />

Sponville, Présentations <strong>de</strong> la philosophie, Albin Michel, p. 39 – 40 :<br />

[…] il n’y a rien, dans la mort, à penser. Qu’est-elle ? Nous ne le savons pas.<br />

Nous ne pouvons le savoir. Ce mystère ultime rend toute notre vie mystérieuse,<br />

comme un chemin dont on ne s<strong>au</strong>rait où il mène, ou plutôt on ne le sait que trop<br />

(à la mort), mais sans savoir pourtant ce qu’il y a <strong>de</strong>rrière – <strong>de</strong>rrière le mot,<br />

<strong>de</strong>rrière la chose –, ni même s’il y a quelque chose.<br />

Je ne suis pas sûr que confronté à la mort, l'homme ait d'emblée éprouvé le sentiment<br />

du mystère, qu'il l'ait d’abord considérée comme un problème à résoudre, et que les<br />

innombrables représentations, croyances, mythes, théories sont <strong>au</strong>tant <strong>de</strong> réponses à cette<br />

interrogation initiale. Je tends plutôt à croire qu’ils se sont imposés d'abord comme <strong>de</strong>s<br />

évi<strong>de</strong>nces allant <strong>de</strong> soi, comme <strong>de</strong> pures affirmations, et que le sentiment d'avoir affaire à un<br />

problème est venu plus tard. Comme je l’ai dit, ethnologie et histoire montrent que la<br />

croyance <strong>au</strong>x esprits, <strong>au</strong>x spectres, <strong>au</strong>x ombres, <strong>au</strong>x fantômes - à toutes les formes <strong>de</strong> ce<br />

qu'Edgar Morin appelle le double - s'impose par-<strong>de</strong>là les frontières culturelles. Cette<br />

universalité suggère un enracinement dans un structure humaine essentielle et peut-être<br />

indépassable. Mais justement pour cette raison, il est peu probable que la question ait été<br />

première : on lui <strong>au</strong>rait trouvé <strong>de</strong>s réponses plus variées. Les croyances humaines se sont<br />

sans doute d'abord constituées comme réponses, bien avant que ne surgissent les questions<br />

correspondant à ces réponses. L'interrogation n'est pas l'attitu<strong>de</strong> première <strong>de</strong> l'homme, parce<br />

que le choix d'interroger traduit un privilège donné à la pensée et qu'avant <strong>de</strong> penser,<br />

l'homme doit vivre. D'abord, <strong>de</strong>s réponses. Pour les questions, on verra plus tard. C'est la<br />

bouta<strong>de</strong> <strong>de</strong> Woody Allen : « La réponse est oui, mais quelle est la question ? ».<br />

Les questions surgissent quand les réponses jamais questionnées commencent à faire<br />

problème, parce que les représentations <strong>au</strong>xquelles elles s'adossaient ne vont plus <strong>de</strong> soi.<br />

La mort n'a probablement acquis la dignité d'un problème (plus ou moins angoissant)<br />

qu'assez tardivement, <strong>au</strong> moment où il est <strong>de</strong>venu impossible <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r les anciennes<br />

certitu<strong>de</strong>s comme "naturelles" et frappées du sce<strong>au</strong> <strong>de</strong> l'évi<strong>de</strong>nce. De même qu'il ne peut y<br />

avoir <strong>de</strong> «problème <strong>de</strong> l'existence <strong>de</strong> Dieu» <strong>au</strong>ssi longtemps que les représentations<br />

religieuses s'imposent comme <strong>de</strong>s données "naturelles", immanentes à la vie sociale et<br />

intégrées <strong>au</strong>x pratiques quotidiennes. La possibilité <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> "la religion" en général,<br />

comme d'un phénomène culturel parmi d'<strong>au</strong>tres (la science, l'art, la philosophie...), est issue<br />

d'une situation historique particulière, qui a contribué à isoler le religieux en tant que tel et à<br />

le démarquer du profane. Certaines cultures, où le religieux tient une gran<strong>de</strong> place, et<br />

précisément à c<strong>au</strong>se <strong>de</strong> cela, ne pensent pas la religion en tant que telle.<br />

Le thème <strong>de</strong> la mort-mystère est un thème idéologique, qu’il est urgent <strong>de</strong> critiquer.<br />

Comme je l’ai dit, nous avons affaire, avec la mort, à un phénomène naturel. Bien entendu,<br />

je ne veux pas exclure a priori qu’il puisse revêtir une signification surnaturelle, comme<br />

n’importe quel <strong>au</strong>tre : la vie, l’amour, la naissance, le langage, la religion. Concernant par<br />

exemple l’amour, personne n’affirme – pour cette raison qu’il pourrait avoir une signification<br />

surnaturelle – qu’on n’en peut rien connaître et que psychologie, psychanalyse,<br />

neurosciences, sociologie ou que sais-je encore ‘<strong>au</strong>raient pas leur mot à dire. On s’enferme<br />

a priori dans un cercle si l’on déduit la signification surnaturelle <strong>de</strong> la mort du fait que nous<br />

sommes dans l’impossibilité <strong>de</strong> rien connaître du phénomène. Par quelle raison<br />

extraordinaire expliquerait-on que sur ce phénomène, et seulement sur celui-là, l'esprit<br />

humain avait – <strong>de</strong>s siècles durant – œuvré en pure perte, usant en vain ses griffes sur la<br />

porte qui nous sépare <strong>de</strong> l'absolument <strong>au</strong>tre, du radicalement étranger ?<br />

22 Dieu, la mort et le temps, cours <strong>de</strong> Sorbonne, 1975 – 1976, Le livre <strong>de</strong> poche, Biblio-Essais, 1993, p. 23.


Y croyons-nous vraiment ? La Bruyère s'étonnait <strong>de</strong> ce que les hommes, d'ordinaire<br />

plutôt curieux, ne semblent guère pressés d'éluci<strong>de</strong>r ce mystère. On n'est pas tellement<br />

pressé <strong>de</strong> savoir. Caractères, Des esprits forts, 32 :<br />

Il y <strong>au</strong>rait quelque curiosité à mourir, c'est-à-dire à n'être plus un corps, mais<br />

à être seulement esprit : l'homme cependant, impatient <strong>de</strong> la nouve<strong>au</strong>té, n'est<br />

point curieux sur ce seul article ; né inquiet et qui s'ennuie <strong>de</strong> tout, il ne s'ennuie<br />

point <strong>de</strong> vivre ; il consentirait peut-être à vivre toujours. Ce qu'il voit <strong>de</strong> la mort<br />

le frappe toujours plus violemment que ce qu'il en sait : la maladie, la douleur,<br />

le cadavre le dégoûtent <strong>de</strong> la connaissance d'un <strong>au</strong>tre mon<strong>de</strong>. Il f<strong>au</strong>t tout le<br />

sérieux <strong>de</strong> la religion pour le réduire.<br />

Les mobiles sont nombreux qui peuvent pousser un homme à se donner la mort. On<br />

ne voit point que la curiosité en fasse partie. Nous nous racontons donc probablement <strong>de</strong>s<br />

histoires lorsque nous prétendons que dans la mort, ce qui nous fait peur, c'est l'inconnu. Je<br />

soupçonne une raison toute contraire : c'est parce que nous savons trop bien <strong>de</strong> quoi il<br />

retourne que nous sommes plutôt réticents. L'idée du néant ne nous séduit pas plus que ça.<br />

Entretenir complaisamment l'image du mystère est une façon <strong>de</strong> se dissimuler ce fait :<br />

les données scientifiques (ce que nous savons <strong>de</strong> l'esprit et <strong>de</strong> ses rapports avec le corps)<br />

laissent <strong>de</strong> moins en moins <strong>de</strong> place <strong>au</strong> doute. Ce n'est pas tomber dans un scientisme<br />

délirant que <strong>de</strong> reconnaître que la biologie moléculaire nous rappelle davantage les atomes<br />

démocritéens que les entéléchies aristotéliciennes. Que la conception <strong>de</strong> l’individu organique<br />

qui se dégage <strong>de</strong> la génétique fait penser à Spinoza, Di<strong>de</strong>rot ou Nietzsche, plutôt qu’à<br />

Thomas d’Aquin. Quant <strong>au</strong>x neurosciences, la direction qu'elles prennent satisferait me<br />

semble-t-il davantage d’Holbach et La Mettrie que Descartes ou Bergson. Il f<strong>au</strong>t bien<br />

admettre (qu'on s'en réjouisse ou qu'on s'en désole) que la mort nous est <strong>de</strong> moins en moins<br />

inconnue et mystérieuse ; qu'il reste <strong>de</strong> moins en moins <strong>de</strong> place pour le doute. L'image du<br />

"point d'interrogation" <strong>de</strong>vient alors un refuge pour le spiritualisme et l'idéalisme.<br />

Notre situation est la suivante : la religion n'est plus assez puissante pour imposer<br />

comme allant <strong>de</strong> soi la certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'<strong>au</strong>-<strong>de</strong>là ; mais inversement la vision scientifique n'a pas<br />

encore pénétré assez profondément les esprits pour que la mort puisse être considérée<br />

comme un anéantissement définitif.<br />

Je ne veux pas dire que si l’on était habitué à la regar<strong>de</strong>r pour ce qu’elle est, la mort<br />

cesserait <strong>de</strong> faire problème. Mais que le problème ne se poserait plus en termes <strong>de</strong> savoir<br />

en quoi elle consiste.<br />

Le prétendu « mystère <strong>de</strong> la mort » est un compromis indispensable <strong>au</strong>ssi longtemps<br />

que coexistent une religion et une science dont <strong>au</strong>cune n'est en situation <strong>de</strong> pouvoir<br />

s'imposer. immense, qui s'est probablement ouverte dès l'avènement grec <strong>de</strong> la rationalité.<br />

Cela me paraît confirmé par l'aspect que revêt <strong>au</strong>jourd'hui ce thème <strong>de</strong> la mort-mystère,<br />

aspect dans lequel le côté scientifique prend une place <strong>de</strong> plus en plus prépondérante. Au<br />

fur et à mesure que la science s'impose dans le paysage <strong>de</strong> nos contemporains, la figure du<br />

problème scientifique tend à se substituer à celle du mystère métaphysique. C'est <strong>au</strong><br />

laboratoire qu'il importerait désormais d'interroger le phénomène <strong>de</strong> la mort. De façon <strong>de</strong><br />

plus en plus insistante, on prie les sciences biologiques et médicales <strong>de</strong> bien vouloir se<br />

pencher sur les prétendus phénomènes <strong>de</strong> "vie après la vie", les fameuses near <strong>de</strong>ath<br />

experiences (NDE) : "expériences <strong>de</strong> proximité <strong>de</strong> la mort", témoignages recueillis <strong>au</strong>près <strong>de</strong><br />

personnes revenues d'un état <strong>de</strong> mort clinique.<br />

Cet aspect <strong>de</strong> l'irrationalisme contemporain est l'effet direct <strong>de</strong>s progrès d'une science<br />

qui s'impose toujours davantage dans le paysage, sans prendre pied dans les esprits. La<br />

science est <strong>de</strong>venue "technoscience" et nous éblouit par ses prouesses techniques, mais<br />

l'esprit scientifique <strong>de</strong>meure l'apanage d'une petite minorité. Nous sommes submergés <strong>de</strong><br />

merveilleuses machines qui « étonnent plus qu'elles n'instruisent », comme dit Alain 23 . Le<br />

malheur, avec la science, c'est qu'elle progresse désormais plus vite que l'instruction. Nous<br />

manipulons quotidiennement <strong>de</strong>s objets dont le fonctionnement nous échappe presque<br />

totalement, parce que nous ignorons jusqu'<strong>au</strong>x éléments <strong>de</strong>s disciplines qui s'y trouvent<br />

impliquées. « C'est ainsi, conclut Alain, qu'on fait le lit d'une idée ruineuse, elle-même<br />

couchée, c'est à savoir que l'homme ne connaît rien <strong>de</strong> rien ».<br />

23 Sur cette différence - capitale - entre la science et l'esprit scientifique, voir le Propos d'Alain du 5 mai 1911 : «Il<br />

f<strong>au</strong>t que l'esprit scientifique pénètre partout.». Propos sur l'éducation, LX.

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