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Patrick Dupouey, Professeur de Première supérieure au Lycée Saint ...

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Je parle pas <strong>de</strong> la différence entre le mourir et l’être mort, le passage et l’état, mais <strong>de</strong><br />

la distinction plus profon<strong>de</strong> entre <strong>de</strong>ux acceptions du terme en français. Mort désigne d’une<br />

part le phénomène ou événement empirique : l’arrêt <strong>de</strong>s fonctions organiques, phénomène<br />

qui s'insère comme réalité factuelle <strong>au</strong> sein d'une succession phénoménale. Socialement, le<br />

décès. Par mort, on entend d’<strong>au</strong>tre part la cessation d'être, la <strong>de</strong>struction complète, la<br />

disparition définitive, l'anéantissement total, le terme final d'une chose : langue morte, mort<br />

<strong>de</strong>s étoiles ou <strong>de</strong>s civilisations, <strong>de</strong> Dieu ou <strong>de</strong> Marx.<br />

La première question que la mort pose à l’homme est <strong>de</strong> savoir si mourir <strong>au</strong> premier<br />

sens signifie mourir <strong>au</strong> second. La secon<strong>de</strong> est <strong>de</strong> savoir, une fois qu’il a répondu à la 1 e<br />

question, ce que signifie pour lui le fait d’être mortel.<br />

Le propos <strong>de</strong> Jankélévitch dans son célèbre livre tient à ce qu’il passe alternativement<br />

(et subrepticement) d’une acception à l’<strong>au</strong>tre, ce qui lui permet <strong>de</strong> jouer sur les <strong>de</strong>ux<br />

table<strong>au</strong>x, c’est-à-dire <strong>de</strong> porter <strong>au</strong> compte <strong>de</strong> la réalité phénoménale <strong>de</strong> la mort (1 e sens) <strong>de</strong>s<br />

propriétés déduites <strong>de</strong> ce qu’il tient pour la signification littérale du mot (2 d sens) : « C'est<br />

quand on cesse <strong>de</strong> croire en Dieu que la mort re<strong>de</strong>vient ce qu'elle est littéralement [c'est moi<br />

qui souligne], obstacle absolu et mur infranchissable » 9 .<br />

De la même façon, Jankélévitch joue sur le sens du mot vieillissement, qui renvoie à<br />

<strong>de</strong>ux phénomènes bien distincts : d’une part le fait qu’un esprit change nécessairement avec<br />

les expériences que lui apporte le temps qui passe – vieillissement que j’appellerais<br />

volontiers bergsonien – et que Jankélévitch appelle « vieillissement métaphysique » ; d’<strong>au</strong>tre<br />

part le processus <strong>de</strong> dégradation, puis <strong>de</strong> délabrement <strong>de</strong> l’organisme biologique. Il y a une<br />

nécessité inéluctable du premier, nécessité inhérente à tout esprit dont la mémoire<br />

accumule. Mais cette première nécessité n’implique <strong>au</strong>cunement celle d’une décrépitu<strong>de</strong>.<br />

Qu’un corps ou un esprit se dégra<strong>de</strong> avec le temps, cela n’est pas inscrit dans leur nature <strong>de</strong><br />

corps ou d’esprit.<br />

Je reviendrai, si j’en ai le temps, sur l’argumentation <strong>de</strong> Jankélévitch. Mais mon propos<br />

est ici <strong>de</strong> savoir justement à quel type <strong>de</strong> nécessité ressortit la fatalité <strong>de</strong> la mort. Et pour<br />

cela, d’interroger la biologie. Pour ce faire, je me servirai plus particulièrement d’un livre paru<br />

il y a une dizaine d’années, qui fait le point <strong>de</strong>s connaissances et <strong>de</strong>s recherches sur la<br />

question : André Klarsfeld et Frédéric Revah, Biologie <strong>de</strong> la mort, Odile Jacob, 1999.<br />

J’essaierai <strong>de</strong> montrer l’intérêt que ce livre peut présenter pour le philosophe.<br />

Or, l’ouvrage s’ouvre précisément sur la critique d’un certain nombre d’idées générales<br />

<strong>au</strong> sujet <strong>de</strong> la mort et <strong>de</strong>s rapports entre la vie et la mort, idées très souvent reprises par la<br />

philosophie – notamment dans les manuels scolaires. Mais idées qu’on ne s<strong>au</strong>rait imputer à<br />

la philosophie seule, car c’est bien souvent dans <strong>de</strong>s discours scientifiques tout à fait sérieux<br />

qu’elle les a puisées.<br />

2. Ce que le philosophe retient en général<br />

<strong>de</strong> la biologie <strong>au</strong> sujet <strong>de</strong> la mort<br />

A. Fatalité <strong>de</strong> la mort<br />

Une première idée consiste à voir dans la mort une dégradation inéluctable, une usure<br />

qu’il n’y a pas lieu <strong>de</strong> considérer comme un fait spécifiquement biologique mais comme la<br />

conséquence, <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> organique, <strong>de</strong> la loi universelle <strong>de</strong>s êtres : « tout ce qui existe<br />

mérite <strong>de</strong> périr ». Loi qu’on peut éventuellement rapporter <strong>au</strong> <strong>de</strong>uxième principe <strong>de</strong> la<br />

thermodynamique, qui fait état d’une tendance universelle à l’entropie croissante, tendance<br />

dont on sait que les vivants peuvent remonter le courant, mais pour un temps seulement :<br />

« Tout être vivant, dit François Jacob, reste en quelque sorte branché en permanence sur le<br />

courant général qui emporte l’univers en direction du désordre » (La logique du vivant, p.<br />

273). Cette fatalité <strong>de</strong> la mort serait encore plus marquée pour les vivants, du fait <strong>de</strong> leur<br />

complexité. Cette complexité les rend capables <strong>de</strong> performances étonnantes, mais les<br />

expose à toutes sortes <strong>de</strong> risques.<br />

« La vie, c’est la mort », dit Cl<strong>au</strong><strong>de</strong> Bernard. Le couple vie – mort <strong>de</strong>vient ainsi un bel<br />

exemple d’unité dialectique <strong>de</strong> contraires. Le biologiste marxiste Ernest Kahane écrivait ainsi<br />

<strong>au</strong> début <strong>de</strong>s années soixante que la mort est une « nécessité objective insurmontable », car<br />

« tout est contradiction dans la nature » 10 . C’est pourquoi si « Le pouvoir d’expansion <strong>de</strong> la<br />

vie est prodigieux », il « trouve sa limite dans son excès même, selon le schéma dialectique<br />

le plus classique <strong>de</strong> la négation <strong>de</strong> la thèse par l’antithèse » 11 .<br />

9 La mort, p. 438<br />

10 Ernest Kahane, La vie n’existe pas, Éditions rationalistes, 1962, p. 245 – 246.<br />

11 Ibid., p. 246.

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