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Escume des nuits - Romanes.be

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Débat<br />

Je ne suis pas un théoricien<br />

de la traduction. Pourtant le mouvement<br />

qui m’a poussé à faire, il y a<br />

déjà bien longtemps, <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> de<br />

philologie, germanique d’abord, slave<br />

ensuite, était bien plus un amour<br />

<strong>des</strong> langues étrangères que de la littérature.<br />

Dès avant cela, du reste, la<br />

langue et ses divers états, ses structures<br />

et ses mécanismes, ses nuances<br />

infinies, sa logique et ses illogismes,<br />

ses transformations historiques, ses<br />

registres divers, tout cela passionnait<br />

déjà le petit garçon que j’étais, celui<br />

dont la lecture favorite était la plongée<br />

au hasard dans les sept gros volumes<br />

du Nouveau Larousse illustré publié<br />

au début du siècle. Lorsque j’étais<br />

élève à l’Athénée d’Ixelles, le professeur<br />

de français qui a exercé la plus<br />

grande influence sur moi fut le grand<br />

linguiste Jacques Pohl, mon futur collègue<br />

à l’Université de Bruxelles, et<br />

je confesse qu’aucun autre n’a réussi<br />

à exciter autant mon attention en me<br />

parlant de littérature, même en faisant<br />

un détail circonstancié <strong>des</strong> <strong>be</strong>autés de<br />

Corneille, Lamartine ou Ronsard. Je<br />

crains bien d’en avoir gardé pendant<br />

toute ma jeunesse une conception très<br />

classique, sinon scolaire, de la littérature,<br />

en particulier de la poésie, n’admirant,<br />

au fond, que la virtuosité de<br />

l’artisan-poète capable de manipuler<br />

dans les règles le matériau langagier,<br />

sons et rythmes. Par ailleurs, pour ce<br />

qui concerne les langues autres que<br />

mon français maternel, il s’est trouvé<br />

à Ixelles un autre enseignant remarquable<br />

qui m’a donné immédiatement<br />

l’envie d’aller explorer <strong>des</strong> domaines<br />

linguistiques étrangers; Daniel<br />

Godfrind (qui allait devenir plus tard<br />

recteur à Anvers) m’a donné, dès ses<br />

premières leçons d’anglais, un enthousiasme<br />

tel pour cette langue que<br />

cela allait être décisif pour mon avenir<br />

proche et ma carrière.<br />

C’est donc bien plus en philologue<br />

qu’en amoureux <strong>des</strong> lettres que<br />

j’ai abordé la philologie germanique,<br />

qui allait faire de moi un enseignant du<br />

secondaire, puis les étu<strong>des</strong> de philologie<br />

et histoire slaves, qui me ramèneraient<br />

à l’université, mais de l’autre<br />

côté de la barrière. J’ai même cru assez<br />

longtemps que je n’avais ni le goût<br />

ni la capacité de travailler sur d’autres<br />

14 • L’escume <strong>des</strong> <strong>nuits</strong> Novembre 2004<br />

sujets que le pronom personnel anglais<br />

ou les calques de l’allemand dans la<br />

langue russe. L’incroyable complexité<br />

<strong>des</strong> déclinaisons slaves me ravissait<br />

et je jouissais du charme pervers <strong>des</strong><br />

nuances de l’aspect verbal en russe.<br />

Évidemment le goût pour la<br />

traduction était déjà là. Quand on a<br />

étudié, pour en faire sa profession,<br />

trois langues germaniques et autant de<br />

slaves et qu’on lit avec plaisir et curiosité<br />

<strong>des</strong> textes dans d’autres langues<br />

encore, il est normal qu’on soit appelé<br />

à traduire l’une ou l’autre chose<br />

et même qu’on s’amuse à cet exercice.<br />

De plus, en ces lointaines années cinquante<br />

et soixante, où le prof d’athénée<br />

était payé au lance-pierre, on traduisait<br />

pour arrondir ses fins de mois.<br />

Ce n’était pas tellement glorieux, il ne<br />

s’agissait pas de faire passer chez les<br />

lecteurs français le grand frisson que<br />

donne Milton ou Goethe. Je me rappelle<br />

encore que ma première longue<br />

traduction fut un argumentaire de cent<br />

pages écrit en anglais <strong>des</strong> USA; il était<br />

<strong>des</strong>tiné aux délégués médicaux chargés<br />

de convaincre les médecins de prescrire<br />

du méprobamate, une nouvelle<br />

molécule qui allait régler miraculeusement<br />

tous les problèmes <strong>des</strong> déprimés<br />

chroniques ou passagers. Une fois la<br />

pénible traduction achevée, le premier<br />

déprimé fut moi-même; par-<strong>des</strong>sus le<br />

marché, j’avais tellement peu de sens<br />

critique que cela ne m’a pas empêché,<br />

par la suite, de m’adonner aux antidépresseurs<br />

pendant de nombreuses<br />

années! Dans mes moments de fatigue,<br />

je me détendais en interprétant à<br />

voix haute <strong>des</strong> passages dialogués du<br />

fameux argumentaire: « Bonjour, docteur<br />

Duschmol ! (m’asseyant d’autorité)<br />

Je suis certain que dans votre pratique<br />

quotidienne vous rencontrez de<br />

nombreux patients déprimés. (tirant<br />

de ma serviette trois brochures aux<br />

couleurs vives) Avez-vous déjà songé<br />

à leur prescrire du méprobamate? Oui,<br />

certainement. (sourire entendu) Comme<br />

un nombre sans cesse plus grand<br />

de vos confrères! (me penchant vers<br />

lui, air concentré) Savez-vous que<br />

<strong>des</strong> tests effectués depuis deux ans<br />

à l’Université d’Iowa sur trois cent<br />

vingt-deux patients et demi ont donné<br />

<strong>des</strong> résultats extraordinaires? etc. »<br />

Dans mes saynètes, le dialogue était<br />

toujours à sens unique; conformément<br />

à la tactique de l’argumentaire,<br />

le médecin n’avait jamais le temps de<br />

répondre. Après tout, peut-être est-ce<br />

de là, de ces dialogues lourds de sens<br />

et pleins d’une intolérable tension, de<br />

ces didascalies d’une pertinence fulgurante,<br />

que me vient ma passion pour<br />

la traduction de textes dramatiques.<br />

Et puis... la fatigue accumulée<br />

pendant ces années où j’étais à la fois<br />

enseignant et étudiant, me livrant aussi<br />

à <strong>des</strong> petits boulots alimentaires qui<br />

me prenaient une partie de mes <strong>nuits</strong><br />

et mes dimanches, a raison de moi.<br />

Je pars pour la Pologne nanti d’une<br />

bourse d’étu<strong>des</strong>, avec pour seul but de<br />

me reposer enfin pendant près d’une<br />

année tout en lisant <strong>des</strong> choses agréables.<br />

Mais dès mon arrivée, le hasard<br />

d’une conversation avec un professeur<br />

de l’Université de Varsovie a raison<br />

de mes projets de farniente. Le nom<br />

de Stanisław Ignacy Witkiewicz est<br />

tombé, ma curiosité est éveillée. Je me<br />

lance à corps perdu dans la lecture <strong>des</strong><br />

quelque vingt-trois pièces de cet écrivain,<br />

mort en 1939 et dont les oeuvres<br />

dramatiques viennent d’être découvertes<br />

ou redécouvertes en 1962. C’est<br />

la stupéfaction, j’avance dans une savane<br />

linguistique à la fois hostile et<br />

rigolote, je suis conquis par un univers<br />

bizarre où le temps, l’espace, la vie et<br />

la mort n’ont qu’une valeur toute relative,<br />

je suis subjugué par une oeuvre<br />

où se voit en filigrane le portrait d’un<br />

individu-auteur hors norme. Le premier<br />

choc à peine encaissé, la décision<br />

est prise: j’écris une thèse de doctorat<br />

sur le théâtre de Witkiewicz, pseudonyme<br />

Witkacy.<br />

Pendant deux années à Varsovie<br />

et une année après mon retour<br />

à Bruxelles j’ai travaillé à ce qui est<br />

pour certains un pensum universitaire<br />

et qui, pour moi, était un plaisir d’un<br />

genre nouveau. Dans les derniers mois<br />

de mon séjour à Varsovie, il m’est apparu<br />

que pour pénétrer en profondeur<br />

dans ce théâtre étrange, le meilleur<br />

moyen était de tenter de traduire l’une<br />

ou l’autre pièce dans ma langue. C’est<br />

ainsi que sont nées les premières versions<br />

de Witkiewicz en français, La<br />

Mère et La Sonate de Belzébuth, traduites<br />

pour mon plaisir et mon profit

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