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Souvenirs et Impressions<br />
<strong>de</strong> la sanglante journée du Quatre<br />
Comme prélu<strong>de</strong>, on entend le gron<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s grosses pièces qui tirent d’une<br />
façon continue, le sol est agité d’un perpétuel tremblement sous l’effet <strong>de</strong>s<br />
coups <strong>de</strong> départ répétés <strong>de</strong>s gros percutants, quand ces <strong>de</strong>rniers mor<strong>de</strong>nt le sol<br />
on entend <strong>de</strong>s craquements secs dont le bruit assez lointain emplit nos oreilles<br />
d’un continuel bourdonnement. Le sol frissonne et engloutit <strong>de</strong>s tonnes <strong>de</strong><br />
ferraille qui sèment la dévastation et la mort.<br />
Les heures lentes s’écoulent, on mange sans appétit, on fume, peut-être la<br />
pensée s’égare-t-elle dans les volutes blanches jetées par la cigarette ! Certains<br />
espèrent en leur <strong>de</strong>stin, d’autres ont déjà la certitu<strong>de</strong> que leur vie va s’achever<br />
dans ce nouvel assaut, ce qui nous fait admirer plus encore la calme sérénité <strong>de</strong><br />
leurs <strong>de</strong>rnières heures précédant le trépas.<br />
P…, jeune aspirant remet froi<strong>de</strong>ment la clef <strong>de</strong> sa cantine au sergent-major<br />
R…, auquel il indique ses <strong>de</strong>rnières volontés : « car, dit l’aspirant P…, avec<br />
une gravité qui contraste avec ses 20 ans, je ne reviendrai pas. » Prédiction<br />
hélas réalisée ! D’aussi beaux compagnons, ar<strong>de</strong>nts et virils, ont déjà<br />
conscience d’être marqués par la mort ! Malgré la fragilité <strong>de</strong> la machine<br />
humaine, simple fétu <strong>de</strong> paille au milieu <strong>de</strong>s éléments déchaînés, <strong>de</strong>s poilus<br />
gar<strong>de</strong>nt une confiance souriante et veulent espérer.<br />
On part sous un ciel gris, les pas mal assurés dans la boue gluante qui nous<br />
colle au sol, les courroies tiraillant la poitrine augmentent la douleur. La<br />
colonne semble dans la nuit un morne défilé <strong>de</strong> pèlerins obscures se rendant au<br />
calvaire. Malgré la fatigue la pensée est loin, va-t-elle en ce Mai printanier<br />
obscurci <strong>de</strong> brume vers une Maison ensoleillée où les âmes du foyer atten<strong>de</strong>nt<br />
la lettre <strong>de</strong> l’Absent ?<br />
« Allons les enfants, courage », dit le Commandant aux Moustaches aussi<br />
blanches que neige.<br />
Au bout <strong>de</strong> quelques kilomètres, nous trouvons la route 44 et l’entrée <strong>de</strong>s<br />
lignes. Le Lieutenant B…, venu hier en reconnaissance, cherche le repère<br />
placé la veille : un vieux casque bosselé surmontant un bâton. Il n’y a pas<br />
d’erreur car voici la vielle cloche d’une église environnante qui servait aux<br />
Allemands pour alerter contre les gaz ! Alors commence le lent défilé à travers<br />
les boyaux inconnus. Le berger provençal qui, là bas, menait son troupeau est<br />
<strong>de</strong>venu mouton, il suit docilement la colonne et ses musettes bourrées écornent<br />
la terre <strong>de</strong>s boyaux…<br />
Halte ! Les hommes soufflent et s’adossent au parapet pour alléger leur<br />
far<strong>de</strong>au. On entend : « Faites passer … le premier boyau à droite … attention<br />
aux trous … » Fidèlement les ordres s’exécutent et après bien <strong>de</strong>s misères les<br />
Page 88 sur 136 <strong>Souviens</strong>-<strong>toi</strong>