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“NOUS AVONS MARCHÉ SUR LE CHEMIN DE COMPOSTELLE”

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R E P O R T A G E<br />

VERS COMPOSTEL<strong>LE</strong><br />

Les saints et les anges.<br />

Posée en équilibre au<br />

sommet d’un dyke<br />

volcanique, la chapelle<br />

de Saint-Michel-d’Aiguilhe<br />

accueille depuis son<br />

édification, en 950, les<br />

pèlerins venus implorer<br />

le secours de l’archange.<br />

En arrière-plan, la statue<br />

de Notre-Dame-de-France.<br />

L’envoi. Chaque jour, à<br />

7 heures du matin, une<br />

messe est célébrée (ici,<br />

par Mgr Brincard) dans<br />

la cathédrale du Puy à<br />

l’intention de ceux<br />

qui prennent la route.<br />

40 • <strong>LE</strong> FIGARO MAGAZINE - 24 JUIL<strong>LE</strong>T 2010<br />

Le chemin de Compostelle vous aspire, vous avale et vous digère.<br />

Sa tête s’appuie contre<br />

ma nuque, ses mains<br />

toutes potelées s’agrippent<br />

encore à mes<br />

épaules tandis qu’il love<br />

son petit corps contre<br />

mon dos. Ses poumons<br />

se soulèvent, puis sifflent<br />

doucement. Bientôt, je sens ses bras battre le<br />

long de mes reins, ballottés, chahutés par la route<br />

caillouteuse. Il ronfle maintenant. Indifférent au<br />

vent qui s’engouffre sous le poncho et bat son visage,<br />

à la pluie qui glisse parfois sur ses joues rouges,<br />

Roch, un an, dort.<br />

De toute façon, il n’y a plus rien à voir. Le brouillard<br />

se mêle au crachin qui se transforme en giboulée.<br />

Le meuglement des vaches se perd dans le<br />

lointain sans que l’on sache véritablement où elles<br />

paissent. Les reliefs se sont évanouis. Il n’y a plus<br />

ni montée, ni descente, ni distance, ni volcans<br />

d’Auvergne ou gorges de l’Allier, mais des herbes<br />

folles qui fouettent les mollets, des calvaires qui<br />

surgissent sur les bas-côtés et disparaissent sous<br />

la broussaille, des roches qui suintent, des torrents<br />

de boue qui giclent à chacun de nos pas, des<br />

pierres granitiques boursouflées de lichen qui se<br />

dérobent et dévalent au-devant de nous comme<br />

pour nous indiquer la direction de la pente. Seuls<br />

émergent parfois de la brume des arbres têtards,<br />

posés là comme des fanaux fantasmagoriques,<br />

pour aiguiller les pèlerins qui marchent tête basse,<br />

sur l’antique via Podiensis qui, du Puy-en-Velay,<br />

mène par monts et par vaux, par-delà les Pyrénées,<br />

jusqu’à Roncevaux, avant de rejoindre Saint-<br />

Jacques-de-Compostelle.<br />

Ce n’est plus une marche. Ce n’est plus un pèlerinage.<br />

C’est une navigation singulière, une déambulation<br />

chaotique et heurtée. Un assemblage curieux<br />

et brinquebalant qui s’étire et serpente. Estelle, ma<br />

femme, et moi louvoyons entre les mares, tirons<br />

des bords pour éviter de plonger nos sandales dans<br />

la terre spongieuse. Elle colle à nos semelles qui<br />

semblent des cormorans pris dans une marée noire.<br />

A notre suite, nous entraînons nos deux ânes et<br />

nos bagages. A l’inverse, comme deux courbes sinusoïdales<br />

croisant leur route, Colomba et Imanol,<br />

nos aînés, s’empressent de tracer leur chemin<br />

de traverse. Ils ricochent de flaque en flaque. Martin,<br />

le troisième de la famille, est hilare qui ne<br />

consent à descendre de son âne que lorsqu’il a l’occasion<br />

de tremper ses chaussures jusqu’aux mollets.<br />

Une fois, dix fois. Cent fois. Ils sont crotteux jusqu’à<br />

la moelle. Inutile de vouloir les raisonner. Je véri-<br />

Mais combien de temps encore supporterontils<br />

cette pluie qui ronge les os ? A Fay, dans le refuge<br />

qui nous a recueillis comme des naufragés la<br />

première nuit après 19 kilomètres à peine interrompus<br />

d’une halte sous la pluie pour avaler du pain<br />

humide agrémenté d’une tranche de jambon, notre<br />

hôtesse, Chantal Jouve, ne nous a pas caché<br />

qu’il a plu à la Saint-Médard, le 8 juin, et qu’il faut<br />

se préparer à ce que le ciel se déverse encore pendant<br />

quarante jours. Nous sommes le 14 juin. La<br />

pluie devrait être notre plus fidèle compagne. Ce<br />

que me confirme Gilles, le photographe qui nous<br />

accompagne. Plus confiant dans les prévisions<br />

de Météo-France que dans les vieilles croyances<br />

paysannes, il s’est précipité sur son iPhone pour<br />

vérifier ces sombres oracles.<br />

Au Puy-en-Velay, la veille de notre départ, nous<br />

avions pourtant confié, comme d’authentiques<br />

pèlerins, notre chemin, imploré le secours de l’archange<br />

dans la petite chapelle romane de Saint-<br />

Michel-d’Aiguilhe que fit édifier, en équilibre au<br />

sommet d’un dyke volcanique, l’évêque du Puy,<br />

Godescalc, à son retour de Compostelle à la fin<br />

du premier millénaire. Le lendemain, au petit matin,<br />

la tête encore lourde de sommeil et de rêves,<br />

nous avions assisté à la messe d’envoi célébrée<br />

par Mgr Brincard. J’aurais dû me douter que les re-<br />

gards que me lançaient les autres pèlerins rassemblés<br />

dans la cathédrale ne disaient pas l’admiration,<br />

mais la suspicion, l’incompréhension face<br />

à une démarche folle, hasardeuse, inconséquente.<br />

Pensez donc, quatre enfants, dont l’aînée n’a pas encore<br />

7 ans, le deuxième, 5, le troisième, 3, et le dernier<br />

tout juste 1 an, bientôt jetés sur la route, avalés,<br />

broyés, digérés par le chemin.<br />

Rares seront les pèlerins, les randonneurs, les<br />

aventuriers – difficile de savoir, de distinguer les<br />

motivations et les secrets de chacun parmi les<br />

300 personnes venues pour les unes d’Australie,<br />

de Nouvelle-Zélande, pour d’autres de Chine, du<br />

Canada ou plus simplement de France – qui suivront<br />

nos aventures. Nombre d’entre eux, j’en suis<br />

persuadé maintenant, devaient seulement douter<br />

de notre capacité à rallier notre premier point<br />

de chute. Ils avaient raison ! La messe n’est pas<br />

achevée, la bénédiction accordée, les credencials<br />

tamponnées, qu’ils se dispersent tous à grandes enjambées,<br />

dévalant les pavés de la ville en direction<br />

de Saint-Privat-d’Allier. Nous, nous restons<br />

encore embarrassés avec notre fatras, nos deux<br />

ânes qu’il a fallu apprendre à bâter, débâter, pressés<br />

de partir, de lâcher les amarres, mais encore<br />

contraints d’écouter les dernières recommandations<br />

de Pier Paolo Zenoni, notre ânier.<br />

fie l’adage qu’« un enfant sale est un enfant heureux ». •••<br />

Il était une foi. C’est<br />

le propre de l’homme que<br />

de vouloir oublier qu’il<br />

est fait pour l’infini<br />

et tatoué par l’absolu.<br />

En mettant nos pas à<br />

la suite de milliers<br />

d’autres pèlerins, nous<br />

redécouvrons sur cette<br />

route modelée par<br />

la chrétienté le sens<br />

du sacré.<br />

24 JUIL<strong>LE</strong>T 2010 - <strong>LE</strong> FIGARO MAGAZINE • 41

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