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“NOUS AVONS MARCHÉ SUR LE CHEMIN DE COMPOSTELLE”

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R E P O R T A G E<br />

A la suite de centaines de milliers de pèlerins qui,<br />

depuis le Moyen Age, vont en pèlerinage à Saint-<br />

Jacques-de-Compostelle, notre reporter est parti à<br />

pied, avec sa femme, ses quatre enfants et deux ânes<br />

sur le chemin des étoiles. Entre Le Puy-en-Velay et<br />

Conques, pendant quinze jours, à travers l’Auvergne,<br />

le Gévaudan, le pays de Margeride, le plateau de l’Aubrac<br />

et l’Aveyron, ils ont progressé sur cette antique voie<br />

de spiritualité dans l’espoir d’atteindre un jour la tombe<br />

présumée de l’apôtre, 1 700 kilomètres plus loin. Récit.<br />

PAR RAPHAËL STAINVIL<strong>LE</strong> (TEXTE) ET GIL<strong>LE</strong>S BASSIGNAC (PHOTOS)<br />

<strong>“NOUS</strong> <strong>AVONS</strong> <strong>MARCHÉ</strong> <strong>SUR</strong> <strong>LE</strong> <strong>CHEMIN</strong> <strong>DE</strong> COMPOSTEL<strong>LE</strong>”<br />

38 • <strong>LE</strong> FIGARO MAGAZINE - 24 JUIL<strong>LE</strong>T 2010<br />

En avant marche ! Les enfants<br />

qui, habituellement, ne marchent<br />

que de la maison à la voiture vont<br />

découvrir que, à raison de 15 km<br />

par jour, il n’est pas de plus<br />

simple façon de voyager que de<br />

prendre son pied.<br />

24 JUIL<strong>LE</strong>T 2010 - <strong>LE</strong> FIGARO MAGAZINE • 39


R E P O R T A G E<br />

VERS COMPOSTEL<strong>LE</strong><br />

Les saints et les anges.<br />

Posée en équilibre au<br />

sommet d’un dyke<br />

volcanique, la chapelle<br />

de Saint-Michel-d’Aiguilhe<br />

accueille depuis son<br />

édification, en 950, les<br />

pèlerins venus implorer<br />

le secours de l’archange.<br />

En arrière-plan, la statue<br />

de Notre-Dame-de-France.<br />

L’envoi. Chaque jour, à<br />

7 heures du matin, une<br />

messe est célébrée (ici,<br />

par Mgr Brincard) dans<br />

la cathédrale du Puy à<br />

l’intention de ceux<br />

qui prennent la route.<br />

40 • <strong>LE</strong> FIGARO MAGAZINE - 24 JUIL<strong>LE</strong>T 2010<br />

Le chemin de Compostelle vous aspire, vous avale et vous digère.<br />

Sa tête s’appuie contre<br />

ma nuque, ses mains<br />

toutes potelées s’agrippent<br />

encore à mes<br />

épaules tandis qu’il love<br />

son petit corps contre<br />

mon dos. Ses poumons<br />

se soulèvent, puis sifflent<br />

doucement. Bientôt, je sens ses bras battre le<br />

long de mes reins, ballottés, chahutés par la route<br />

caillouteuse. Il ronfle maintenant. Indifférent au<br />

vent qui s’engouffre sous le poncho et bat son visage,<br />

à la pluie qui glisse parfois sur ses joues rouges,<br />

Roch, un an, dort.<br />

De toute façon, il n’y a plus rien à voir. Le brouillard<br />

se mêle au crachin qui se transforme en giboulée.<br />

Le meuglement des vaches se perd dans le<br />

lointain sans que l’on sache véritablement où elles<br />

paissent. Les reliefs se sont évanouis. Il n’y a plus<br />

ni montée, ni descente, ni distance, ni volcans<br />

d’Auvergne ou gorges de l’Allier, mais des herbes<br />

folles qui fouettent les mollets, des calvaires qui<br />

surgissent sur les bas-côtés et disparaissent sous<br />

la broussaille, des roches qui suintent, des torrents<br />

de boue qui giclent à chacun de nos pas, des<br />

pierres granitiques boursouflées de lichen qui se<br />

dérobent et dévalent au-devant de nous comme<br />

pour nous indiquer la direction de la pente. Seuls<br />

émergent parfois de la brume des arbres têtards,<br />

posés là comme des fanaux fantasmagoriques,<br />

pour aiguiller les pèlerins qui marchent tête basse,<br />

sur l’antique via Podiensis qui, du Puy-en-Velay,<br />

mène par monts et par vaux, par-delà les Pyrénées,<br />

jusqu’à Roncevaux, avant de rejoindre Saint-<br />

Jacques-de-Compostelle.<br />

Ce n’est plus une marche. Ce n’est plus un pèlerinage.<br />

C’est une navigation singulière, une déambulation<br />

chaotique et heurtée. Un assemblage curieux<br />

et brinquebalant qui s’étire et serpente. Estelle, ma<br />

femme, et moi louvoyons entre les mares, tirons<br />

des bords pour éviter de plonger nos sandales dans<br />

la terre spongieuse. Elle colle à nos semelles qui<br />

semblent des cormorans pris dans une marée noire.<br />

A notre suite, nous entraînons nos deux ânes et<br />

nos bagages. A l’inverse, comme deux courbes sinusoïdales<br />

croisant leur route, Colomba et Imanol,<br />

nos aînés, s’empressent de tracer leur chemin<br />

de traverse. Ils ricochent de flaque en flaque. Martin,<br />

le troisième de la famille, est hilare qui ne<br />

consent à descendre de son âne que lorsqu’il a l’occasion<br />

de tremper ses chaussures jusqu’aux mollets.<br />

Une fois, dix fois. Cent fois. Ils sont crotteux jusqu’à<br />

la moelle. Inutile de vouloir les raisonner. Je véri-<br />

Mais combien de temps encore supporterontils<br />

cette pluie qui ronge les os ? A Fay, dans le refuge<br />

qui nous a recueillis comme des naufragés la<br />

première nuit après 19 kilomètres à peine interrompus<br />

d’une halte sous la pluie pour avaler du pain<br />

humide agrémenté d’une tranche de jambon, notre<br />

hôtesse, Chantal Jouve, ne nous a pas caché<br />

qu’il a plu à la Saint-Médard, le 8 juin, et qu’il faut<br />

se préparer à ce que le ciel se déverse encore pendant<br />

quarante jours. Nous sommes le 14 juin. La<br />

pluie devrait être notre plus fidèle compagne. Ce<br />

que me confirme Gilles, le photographe qui nous<br />

accompagne. Plus confiant dans les prévisions<br />

de Météo-France que dans les vieilles croyances<br />

paysannes, il s’est précipité sur son iPhone pour<br />

vérifier ces sombres oracles.<br />

Au Puy-en-Velay, la veille de notre départ, nous<br />

avions pourtant confié, comme d’authentiques<br />

pèlerins, notre chemin, imploré le secours de l’archange<br />

dans la petite chapelle romane de Saint-<br />

Michel-d’Aiguilhe que fit édifier, en équilibre au<br />

sommet d’un dyke volcanique, l’évêque du Puy,<br />

Godescalc, à son retour de Compostelle à la fin<br />

du premier millénaire. Le lendemain, au petit matin,<br />

la tête encore lourde de sommeil et de rêves,<br />

nous avions assisté à la messe d’envoi célébrée<br />

par Mgr Brincard. J’aurais dû me douter que les re-<br />

gards que me lançaient les autres pèlerins rassemblés<br />

dans la cathédrale ne disaient pas l’admiration,<br />

mais la suspicion, l’incompréhension face<br />

à une démarche folle, hasardeuse, inconséquente.<br />

Pensez donc, quatre enfants, dont l’aînée n’a pas encore<br />

7 ans, le deuxième, 5, le troisième, 3, et le dernier<br />

tout juste 1 an, bientôt jetés sur la route, avalés,<br />

broyés, digérés par le chemin.<br />

Rares seront les pèlerins, les randonneurs, les<br />

aventuriers – difficile de savoir, de distinguer les<br />

motivations et les secrets de chacun parmi les<br />

300 personnes venues pour les unes d’Australie,<br />

de Nouvelle-Zélande, pour d’autres de Chine, du<br />

Canada ou plus simplement de France – qui suivront<br />

nos aventures. Nombre d’entre eux, j’en suis<br />

persuadé maintenant, devaient seulement douter<br />

de notre capacité à rallier notre premier point<br />

de chute. Ils avaient raison ! La messe n’est pas<br />

achevée, la bénédiction accordée, les credencials<br />

tamponnées, qu’ils se dispersent tous à grandes enjambées,<br />

dévalant les pavés de la ville en direction<br />

de Saint-Privat-d’Allier. Nous, nous restons<br />

encore embarrassés avec notre fatras, nos deux<br />

ânes qu’il a fallu apprendre à bâter, débâter, pressés<br />

de partir, de lâcher les amarres, mais encore<br />

contraints d’écouter les dernières recommandations<br />

de Pier Paolo Zenoni, notre ânier.<br />

fie l’adage qu’« un enfant sale est un enfant heureux ». •••<br />

Il était une foi. C’est<br />

le propre de l’homme que<br />

de vouloir oublier qu’il<br />

est fait pour l’infini<br />

et tatoué par l’absolu.<br />

En mettant nos pas à<br />

la suite de milliers<br />

d’autres pèlerins, nous<br />

redécouvrons sur cette<br />

route modelée par<br />

la chrétienté le sens<br />

du sacré.<br />

24 JUIL<strong>LE</strong>T 2010 - <strong>LE</strong> FIGARO MAGAZINE • 41


R E P O R T A G E<br />

VERS COMPOSTEL<strong>LE</strong><br />

Bâter les ânes, anticiper<br />

les difficultés à venir sur<br />

le chemin, marcher cahincaha,<br />

se perdre dans la<br />

brume tout juste aiguillés<br />

par les arbres têtards,<br />

avant de retrouver<br />

la chaleur d’un gîte,<br />

nos journées sont<br />

guidées par des gestes<br />

devenus des rituels.<br />

S’il n’est pas toujours évident de<br />

repartir au petit matin, les<br />

chaussettes déjà humides, de<br />

quitter la chaleur d’un refuge pour<br />

se laisser tremper par la pluie,<br />

mordre par le froid, les joies et<br />

bonheurs de cette route nomade<br />

emportent tout. Notre caravane<br />

parfois fantomatique amoncelle<br />

les souvenirs d’églises en<br />

calvaires, de villages en escales,<br />

avec l’envie et le désir d’aller<br />

toujours plus avant sur le chemin.<br />

Ce n’est plus une marche ni même un pèlerinage, mais une navigation singulière dans la bruine et le brouillard


R E P O R T A G E<br />

VERS COMPOSTEL<strong>LE</strong><br />

Pauses. Comme en atteste notre « credencial » (ci-contre, à droite), sorte de passeport qui accrédite<br />

d’un « sello » (cachet) notre présence sur le chemin, nous avons trouvé refuge dans les gîtes et les<br />

hôtelleries des monastères. Autant de haltes pour reprendre des forces, se détendre et partager des repas<br />

en présence d’autres pèlerins et parfois de prêtres, comme ici, don Paul Denizot, bénissant notre table.<br />

44 • <strong>LE</strong> FIGARO MAGAZINE - 24 JUIL<strong>LE</strong>T 2010<br />

•••<br />

Le soleil nous caresse le visage. Estelle crème les<br />

enfants, avale une pilule d’Oenobiol pour éviter les<br />

érythèmes. Nous n’avons pas quitté Le Puy et rejoint<br />

un chemin de terre qu’il nous faut sortir nos<br />

ponchos. Bientôt, je maudis mes certitudes et mes<br />

envies de dépouillement. A ma femme, avant notre<br />

départ, j’ai fait supprimer de nos paquetages<br />

tout ce qui me semblait superflu, écartant les manteaux<br />

au profit des seuls polaires, le trop de change,<br />

balayant d’un revers les gants, les collants, préférant<br />

les shorts aux pantalons. Car, bordel, c’est<br />

bien de la déveine s’il ne fait pas beau sur le chemin<br />

des étoiles au mois de juin !<br />

Et maintenant les enfants, depuis Saugues, marchent<br />

avec des chaussettes sur les mains. Leurs lèvres<br />

sont violettes et, quand ils n’ont plus l’énergie<br />

de marcher, ils se plaquent sur leurs ânes, cherchant<br />

de la chaleur au plus près de leur encolure. Estelle<br />

achète leur courage à coups de friandises, de<br />

chants et d’histoires. Les aventures de Stevenson et<br />

de son ânesse Modestine les tiennent en éveil pendant<br />

une demi-heure. Les charmes de l’école buissonnière<br />

s’estompent parfois dans la grisaille. Nous<br />

traversons le pays Gévaudan comme s’il s’agissait<br />

de la Cornouaille, les terres oubliées de Margeride<br />

sans avoir l’énergie de nous arrêter dans les églises.<br />

On se contente d’une œillade sur les portiques,<br />

d’une génuflexion devant Saint-Jacques et Saint-<br />

Roch, qui rivalisent de statues et de dévotion sur le<br />

chemin. Un clin d’œil de compagnons d’infortune<br />

nous tire des larmes, à l’image de ce message gravé<br />

dans la terre par Jacques Jallas, 86 ans, et sa petitefille<br />

Camille, qui, nous précédant de quelques kilomètres,<br />

nous ont laissé un petit mot d’encouragement.<br />

Tenir. Jusqu’au soir, avant de faire relâche<br />

dans les gîtes, autour d’un aligot ou d’une truffade.<br />

Désormais adoptés par les pèlerins et les randonneurs,<br />

le soir, les enfants sont comme des rois.<br />

Il nous arrive de débarquer dans des bars pour<br />

nous mettre à l’abri d’un coup de vent, de pousser<br />

par effraction la porte d’une maison pour trou-<br />

Quittant l’Aubrac,<br />

le GR65 déroule ses<br />

charmes tranquilles<br />

le long du Lot. Cicontre,<br />

la traversée<br />

du pont d’Estaing.<br />

Le bruit, la folie du monde n’est plus sur le chemin qu’un écho lointain.<br />

ver un peu de chaleur. Au diable, les conventions,<br />

pourvu que les enfants puissent se réchauffer.<br />

Lorsque l’on retire nos sandales et nos chaussettes<br />

pour prendre soin de nos pieds, nos semelles<br />

ont l’air de tubercules pourris. Les ampoules poussent<br />

à loisir sur nos plantes de pied qui semblent<br />

labourées. Le tendon d’Estelle menace.<br />

Lorsqu’il s’agit de repartir, d’ouvrir la porte d’un<br />

gîte au matin, on hésite. Dans l’embrasure, le vent<br />

s’engouffre. La pluie inonde le paillasson. « C’est du<br />

vent de noroît, il annonce le retour du beau temps », assurent<br />

nos hôtes. Tu parles ! Je n’ai pas eu le temps<br />

de brosser, lisser, manucurer mes ânes, bâter, accrocher<br />

les quatre sacoches de 20 kilos sur leur dos<br />

que déjà je ne suis plus qu’une serpillière. Nos<br />

corps sont rouillés. Et pourtant l’on chemine. Entre<br />

15 et 20 kilomètres par jour. Machinalement.<br />

Mécaniquement. Moi devant, tirant par sa longe<br />

Quia, mon ânesse. Estelle derrière, avec Rameaux,<br />

son âne. Nous vivons dans une bulle. Le bruit du<br />

monde, la folie du monde n’est plus, sur le chemin<br />

de Saint-Jacques, qu’un écho lointain, étouffé<br />

par les fougères, les forêts de pins, les paysages.<br />

Nous n’apprenons que tardivement la déroute de<br />

l’équipe de France de football, sa scandaleuse humiliation,<br />

la tragédie de Draguignan ou la mort de<br />

mon grand-père. J’étouffe des larmes dérisoires.<br />

Sur le bord du chemin, posés au pied des calvaires,<br />

à la croisée des chemins, ou parfois au milieu<br />

de nulle part, parmi les ajoncs, les bruyères,<br />

les ronces, reposent des amoncellements de pier-<br />

res, des monticules de graviers. Ce sont les fardeaux,<br />

les intentions trop lourdes à porter que<br />

déposent les pèlerins, leurs sacrifices que d’autres<br />

ramasseront à leur tour, pour les porter plus<br />

loin, jusqu’à Saint-Jacques.<br />

A mesure que l’on progresse sur la via Podiensis,<br />

le regard des enfants devient plus percutant. •••<br />

Un pont trop loin.<br />

A la sortie d’Espeyrac<br />

(Aveyron), il nous<br />

faut franchir une rivière<br />

avec nos ânes.<br />

24 JUIL<strong>LE</strong>T 2010 - <strong>LE</strong> FIGARO MAGAZINE • 45


ANDRÉ <strong>DE</strong> CHASTENET<br />

R E P O R T A G E<br />

VERS COMPOSTEL<strong>LE</strong><br />

Ecrasés de fatigue après<br />

quinze jours de marche, les<br />

enfants dorment pendant<br />

la messe célébrée dans<br />

l’abbatiale de Conques.<br />

Quant à Estelle et moi,<br />

nous ne pensons déjà<br />

qu’à repartir. Ci-dessous,<br />

notre parcours entre<br />

Le Puy et Conques.<br />

46 • <strong>LE</strong> FIGARO MAGAZINE - 24 JUIL<strong>LE</strong>T 2010<br />

« Ultreïa ! Ultreïa ! E sus eia Deus adjuvanos ! » En avant, avec l’aide de Dieu.<br />

••• Ils repèrent dans les cyprès des écureuils, remarquent<br />

des bisons dans les prés aux abords de Saint-<br />

Alban-de-Limagnole, distinguent dans les fossés<br />

des fourmilières, des vipères, ou des ratons laveurs.<br />

Ils s’émerveillent devant Lydia-Marie, une<br />

Canadienne de Vancouver qui joue de la flûte pour<br />

purifier les ruisseaux, discutent le bout de gras<br />

avec des randonneurs suisses, des pèlerins belges,<br />

s’amusant des accents comme s’il s’agissait de<br />

nouvelles langues.<br />

L’Aubrac nous saisit de plein fouet. Le plateau<br />

s’étend devant nous, sans fin, labyrinthique, avec<br />

ses murets qui ceinturent le chemin, immensité<br />

sauvage labourée de pierrailles où nombre de pèlerins<br />

avant nous se sont perdus quand d’autres<br />

n’étaient pas plus simplement dévorés par les<br />

loups ou dépecés par les brigands. Nos ânes sont<br />

à la peine dans cette terre parfois marécageuse. Ils<br />

détestent l’eau, rechignent à passer les gués et<br />

voici qu’ils sont contraints de s’enfoncer parfois<br />

jusqu’à la carotide avec leur lourd chargement<br />

pour franchir une rivière. Le froid redouble. Le<br />

20 juin, il neige au petit matin aux alentours de<br />

Nasbinals. A 8 heures, le thermomètre ne dépasse<br />

pas 1 °C. Les chaussettes se révèlent bien insuffisantes<br />

pour protéger les mains des enfants. Le<br />

soir même, un médecin ausculte Martin. Allongé<br />

sur son lit, il dort, délire parfois, brûlant de fièvre.<br />

Il a 40. Impossible d’aller plus loin. Je m’arrange<br />

avec un jeune homme pour qu’il conduise tout le<br />

monde dans la plaine, à Saint-Chély-d’Aubrac, et<br />

poursuis seul l’aventure en Aubrac. Mon guide<br />

ne mentionne aucune difficulté particulière. Au<br />

loin, j’aperçois des marcheurs qui empruntent un<br />

« saute-haut » pour enjamber des barbelés. Avec<br />

ma caravane, je défais une barrière rouillée, sans<br />

percevoir qu’en refermant ce portail, je glisse dans<br />

une prison à ciel ouvert. Devant, des hectares de<br />

pâturages et un troupeau de plus de 100 têtes superbes<br />

encornées, des veaux, des vaches, des taureaux<br />

qui se pressent et m’interdisent le passage,<br />

s’agitent, tourbillonnent en ordre dispersé et donnent<br />

de la corne fine comme des fleurets sur les<br />

croupes de mes ânes. Les pauvres bêtes sont tétanisées<br />

et refusent d’avancer. J’essaye tant bien que<br />

mal, à grands coups de mousquetons, de me frayer<br />

un passage, tirant sur ma longe, rassurant mes<br />

ânes, jetant des pierres dans le flanc de ces monstres.<br />

Je n’en mène pas large, dérive à travers les<br />

pâturages pour éviter d’autres bovins. Quelques<br />

heures après mon passage, un randonneur sera<br />

piétiné par le troupeau dans son entier.<br />

« In loco horroris et vastae solitudinis. » La formule<br />

est gravée au fronton du monastère d’Aubrac.<br />

Je tombe d’épuisement. Un homme me relève<br />

et m’invite à prendre une soupe. Le plus difficile<br />

est derrière moi. L’après-midi sera pire encore,<br />

sur cette route parfois suppliciante. Aux abords de<br />

Belvezet, un âne entier, seul dans son pré, défonce<br />

sa barrière, décidé à saillir mon ânesse. Il cavale sur<br />

la route. Ma longe explose dans ma paume, me<br />

brûle la main pendant que mes ânes se font la<br />

malle, ahanent à travers champs, ruent, se défendent.<br />

Il me faudra plus de deux heures pour rétablir<br />

la situation et séparer les combattants. Lorsque<br />

je rejoins Estelle et les enfants, je ne suis plus<br />

qu’une épave. Mais les nuages ont disparu.<br />

La route qui s’ouvre devant nous longe le Lot, traverse<br />

des villages comme autant de reposoirs à la<br />

contemplation. Saint-Côme-d’Olt, Espalion, Es-<br />

taing, Sénergues. Enfin Conques, prise dans un<br />

écrin de verdure. Plusieurs fois, nous avons pensé<br />

renoncer à poursuivre notre route. Maintenant<br />

que nous dévalons une dernière descente, Estelle<br />

pleure d’émotion. Martin la regarde et lui dit :<br />

« Maman, pourquoi de l’eau coule sur tes joues alors<br />

qu’il ne pleut plus ? »Nous mesurons soudain ce<br />

qui nous sépare encore de Compostelle. En quinze<br />

jours, nous avons parcouru 250 kilomètres sur<br />

les 1 700 qui séparent Le Puy de Saint-Jacques.<br />

Un jour, peut-être, nous arriverons en Galice. Si<br />

Dieu le veut, dès l’année prochaine. C’est la promesse<br />

que font les enfants au creux de l’oreille de<br />

leurs ânes. ■ RAPHAËL STAINVIL<strong>LE</strong><br />

Flamboyante et<br />

gothique, la cathédrale<br />

de Saint-Jacques-de-<br />

Compostelle n’est encore<br />

pour nous qu’un mirage<br />

posé en Galice. Un jour,<br />

nous aurons peut-être le<br />

bonheur, comme des<br />

milliers de pèlerins avant<br />

nous, d’enserrer dans nos<br />

bras la statue de l’apôtre.<br />

24 JUIL<strong>LE</strong>T 2010 - <strong>LE</strong> FIGARO MAGAZINE • 47

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