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“NOUS AVONS MARCHÉ SUR LE CHEMIN DE COMPOSTELLE”

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R E P O R T A G E<br />

VERS COMPOSTEL<strong>LE</strong><br />

Pauses. Comme en atteste notre « credencial » (ci-contre, à droite), sorte de passeport qui accrédite<br />

d’un « sello » (cachet) notre présence sur le chemin, nous avons trouvé refuge dans les gîtes et les<br />

hôtelleries des monastères. Autant de haltes pour reprendre des forces, se détendre et partager des repas<br />

en présence d’autres pèlerins et parfois de prêtres, comme ici, don Paul Denizot, bénissant notre table.<br />

44 • <strong>LE</strong> FIGARO MAGAZINE - 24 JUIL<strong>LE</strong>T 2010<br />

•••<br />

Le soleil nous caresse le visage. Estelle crème les<br />

enfants, avale une pilule d’Oenobiol pour éviter les<br />

érythèmes. Nous n’avons pas quitté Le Puy et rejoint<br />

un chemin de terre qu’il nous faut sortir nos<br />

ponchos. Bientôt, je maudis mes certitudes et mes<br />

envies de dépouillement. A ma femme, avant notre<br />

départ, j’ai fait supprimer de nos paquetages<br />

tout ce qui me semblait superflu, écartant les manteaux<br />

au profit des seuls polaires, le trop de change,<br />

balayant d’un revers les gants, les collants, préférant<br />

les shorts aux pantalons. Car, bordel, c’est<br />

bien de la déveine s’il ne fait pas beau sur le chemin<br />

des étoiles au mois de juin !<br />

Et maintenant les enfants, depuis Saugues, marchent<br />

avec des chaussettes sur les mains. Leurs lèvres<br />

sont violettes et, quand ils n’ont plus l’énergie<br />

de marcher, ils se plaquent sur leurs ânes, cherchant<br />

de la chaleur au plus près de leur encolure. Estelle<br />

achète leur courage à coups de friandises, de<br />

chants et d’histoires. Les aventures de Stevenson et<br />

de son ânesse Modestine les tiennent en éveil pendant<br />

une demi-heure. Les charmes de l’école buissonnière<br />

s’estompent parfois dans la grisaille. Nous<br />

traversons le pays Gévaudan comme s’il s’agissait<br />

de la Cornouaille, les terres oubliées de Margeride<br />

sans avoir l’énergie de nous arrêter dans les églises.<br />

On se contente d’une œillade sur les portiques,<br />

d’une génuflexion devant Saint-Jacques et Saint-<br />

Roch, qui rivalisent de statues et de dévotion sur le<br />

chemin. Un clin d’œil de compagnons d’infortune<br />

nous tire des larmes, à l’image de ce message gravé<br />

dans la terre par Jacques Jallas, 86 ans, et sa petitefille<br />

Camille, qui, nous précédant de quelques kilomètres,<br />

nous ont laissé un petit mot d’encouragement.<br />

Tenir. Jusqu’au soir, avant de faire relâche<br />

dans les gîtes, autour d’un aligot ou d’une truffade.<br />

Désormais adoptés par les pèlerins et les randonneurs,<br />

le soir, les enfants sont comme des rois.<br />

Il nous arrive de débarquer dans des bars pour<br />

nous mettre à l’abri d’un coup de vent, de pousser<br />

par effraction la porte d’une maison pour trou-<br />

Quittant l’Aubrac,<br />

le GR65 déroule ses<br />

charmes tranquilles<br />

le long du Lot. Cicontre,<br />

la traversée<br />

du pont d’Estaing.<br />

Le bruit, la folie du monde n’est plus sur le chemin qu’un écho lointain.<br />

ver un peu de chaleur. Au diable, les conventions,<br />

pourvu que les enfants puissent se réchauffer.<br />

Lorsque l’on retire nos sandales et nos chaussettes<br />

pour prendre soin de nos pieds, nos semelles<br />

ont l’air de tubercules pourris. Les ampoules poussent<br />

à loisir sur nos plantes de pied qui semblent<br />

labourées. Le tendon d’Estelle menace.<br />

Lorsqu’il s’agit de repartir, d’ouvrir la porte d’un<br />

gîte au matin, on hésite. Dans l’embrasure, le vent<br />

s’engouffre. La pluie inonde le paillasson. « C’est du<br />

vent de noroît, il annonce le retour du beau temps », assurent<br />

nos hôtes. Tu parles ! Je n’ai pas eu le temps<br />

de brosser, lisser, manucurer mes ânes, bâter, accrocher<br />

les quatre sacoches de 20 kilos sur leur dos<br />

que déjà je ne suis plus qu’une serpillière. Nos<br />

corps sont rouillés. Et pourtant l’on chemine. Entre<br />

15 et 20 kilomètres par jour. Machinalement.<br />

Mécaniquement. Moi devant, tirant par sa longe<br />

Quia, mon ânesse. Estelle derrière, avec Rameaux,<br />

son âne. Nous vivons dans une bulle. Le bruit du<br />

monde, la folie du monde n’est plus, sur le chemin<br />

de Saint-Jacques, qu’un écho lointain, étouffé<br />

par les fougères, les forêts de pins, les paysages.<br />

Nous n’apprenons que tardivement la déroute de<br />

l’équipe de France de football, sa scandaleuse humiliation,<br />

la tragédie de Draguignan ou la mort de<br />

mon grand-père. J’étouffe des larmes dérisoires.<br />

Sur le bord du chemin, posés au pied des calvaires,<br />

à la croisée des chemins, ou parfois au milieu<br />

de nulle part, parmi les ajoncs, les bruyères,<br />

les ronces, reposent des amoncellements de pier-<br />

res, des monticules de graviers. Ce sont les fardeaux,<br />

les intentions trop lourdes à porter que<br />

déposent les pèlerins, leurs sacrifices que d’autres<br />

ramasseront à leur tour, pour les porter plus<br />

loin, jusqu’à Saint-Jacques.<br />

A mesure que l’on progresse sur la via Podiensis,<br />

le regard des enfants devient plus percutant. •••<br />

Un pont trop loin.<br />

A la sortie d’Espeyrac<br />

(Aveyron), il nous<br />

faut franchir une rivière<br />

avec nos ânes.<br />

24 JUIL<strong>LE</strong>T 2010 - <strong>LE</strong> FIGARO MAGAZINE • 45

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