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brochure (pdf) - Lutte Ouvrière

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EXPOSÉS<br />

DU<br />

CERCLE<br />

LÉON<br />

TROTSKY<br />

DE L'URSS<br />

À LA RUSSIE<br />

DE POUTINE<br />

12 MAI 2000<br />

N o 87<br />

ISSN 0764-1656


De l’URSS<br />

à la Russie de Poutine<br />

Exposé du Cercle Léon Trotsky<br />

du 12 mai 2000


Le 26 mars, un nouveau président russe est sorti des urnes, électorales et<br />

funéraires confondues. Car c’est dans sa guerre contre la Tchétchénie que<br />

Vladimir Poutine est allé chercher la confirmation électorale de son poste de<br />

président par intérim, puisque Boris Elstine avait démissionné à la veille du<br />

Nouvel an 2000.<br />

Lorsqu’Eltsine s’était propulsé à la tête de la République socialiste fédérative<br />

soviétique de Russie en juin 1990, il posait au démocrate. Les dirigeants<br />

russes actuels ne s’en donnent même plus la peine. Mais ils sacrifient au décorum<br />

de ce qu’ici on appelle la démocratie, ce qui a permis aux chefs d’Etat<br />

occidentaux de féliciter Poutine pour son succès dans une campagne plus militaire<br />

qu’électorale.<br />

Le New York Times le décrit comme «un démocrate du KGB, avec toutes<br />

les contradictions que cela implique». Le KGB a la réputation qu’il mérite,<br />

ayant été un des pires instruments du stalinisme. Poutine, lui, a fait carrière<br />

dans les services secrets de Brejnev et Andropov, pour finir par diriger l’organisation<br />

sous Eltsine. Et des gens, qui dénonçaient le KGB du temps de<br />

l’URSS, voient dans son passé policier un gage de compétence. Ainsi l’historienne<br />

Carrère d’Encausse, qui, en 1990, accusait le KGB de couvrir<br />

l’extrème droite russe et conseillait de lire L’archipel du goulag de Soljenitsyne<br />

pour mesurer l’ampleur de la répression stalinienne, assure maintenant<br />

que le KGB serait devenu «l’ENA de la Russie» !<br />

La guerre de Tchétchénie et la succession d ’Eltsine<br />

La désignation de Poutine comme Premier ministre, en août dernier, coincida<br />

avec un regain de tension avec une Tchétchénie indépendante de fait. Des<br />

commandos indépendantistes venaient d’attaquer le Daghestan, une république<br />

caucasienne voisine. Dans la foulée, en Russie, des bombes éclatèrent<br />

dans des immeubles ; les autorités russes accusèrent les Tchétchènes de ces<br />

300 morts.<br />

Pour Poutine, la course à la présidence et à la guerre allaient se confondre<br />

pour plusieurs raisons, dont une fondamentale. La sécession tchétchène,<br />

vieille de neuf ans, est une épine dans le pied du Kremlin. Et surtout, un<br />

exemple pour une série de dirigeants régionaux de la bureaucratie russe qui<br />

prennent toujours plus leurs distances avec Moscou.<br />

Avec cette guerre, Poutine lançait un avertissement sanglant à ceux d’entre<br />

eux que tenterait d’imiter la Tchétchénie. Il allait dans le sens des souhaits de<br />

3


4<br />

Poutine, l'«homme fort», tel que le voient les caricaturistes de la presse russe (il est judoka<br />

et s'en vante).


l’état-major qui, ridiculisé il y a quatre ans dans une première guerre de Tchétchénie,<br />

rêvait d’autant plus de revanche qu’une guerre de ce genre fournit bien<br />

des occasions de promotion et de pillage. Et Poutine pouvait espérer que se<br />

donner des allures d’homme fort le servirait sur le plan électoral, dans ce pays<br />

où les scandales, les détournements de fonds, la toute-puissance de diverses<br />

mafias, apparaissent liés à la crise du pouvoir central.<br />

Six mois avant le scrutin présidentiel, le clan Eltsine était déconsidéré<br />

comme jamais. Vomi par la population, son chef voyait venir à terme son<br />

second mandat présidentiel sans avoir le droit de se représenter. Dans un climat<br />

de fin de règne, les autres clans dirigeants affûtaient leurs couteaux, guignant<br />

la place d’un président malade, incapable de faire même de la<br />

figuration. Des journaux commençaient à étaler les turpitudes de sa coterie<br />

rapprochée, la «Famille», dont les milliards qu’elle a volés et cachés à<br />

l’étranger.<br />

Il y avait péril en la demeure pour ceux qui, à l’ombre du pouvoir, avaient<br />

le plus outrageusement pillé le pays. Le chef d’un autre clan venant à remplacer<br />

Eltsine, l’heure des comptes aurait sonné et leurs rivaux au sommet de<br />

l’Etat auraient rebattu les cartes au détriment de la Famille. A voler ouvertement<br />

à grande échelle, celle-ci s’était attirée tant de haine qu’elle était un bouc<br />

émissaire tout désigné en cas de déroute de son camp. Et nul doute que les<br />

autres factions dirigeantes n’auraient pas hésité à la jeter en pâture à l’opinion<br />

si cela avait pu faire diversion à leurs propres méfaits.<br />

A l’heure où le pouvoir devait changer de tête, il était vital pour la Famille<br />

qu’il ne change pas de mains. Contrôlant les principaux médias, les proches<br />

d’Eltsine ont pu d’autant mieux imposer leur poulain que la population en a<br />

assez du chaos qui règne depuis des années. En campant un homme à poigne,<br />

Poutine faisait écho à ce sentiment profond et semblait trancher sur son prédécesseur.<br />

Tout cela, combiné à une fraude massive, contribua à son élection au<br />

premier tour. Dès le lendemain, Poutine octroya l’immunité à Eltsine et à son<br />

entourage. Il rappelait ainsi ce pour quoi ce clan l ’avait choisi.<br />

Sa victoire, le parti du pouvoir l’a remportée à l’intérieur du cercle de ceux<br />

qui gravitent au sommet de l’Etat, mais pas en Tchétchénie où la guérilla ne<br />

désarme pas. Et rien ne dit qu’en réglant dans la guerre le problème du départ<br />

d’Eltsine, la direction de l’Etat russe n’aura pas allumé la mèche d’une bombe<br />

à retardement dans la poudrière caucasienne.<br />

5


6<br />

A le Une des Nouvelles de Moscou du Nouvel an. Le Père Noël Eltsine tenant le jeunot<br />

Poutine et se demandant : «Ai-je bien trouvé celui qu 'il faut ?»


Un Etat déliquescent<br />

Le Kremlin réussira-t-il à y imposer sa paix des cimetières ? En tout cas,<br />

l’arrivée de Poutine ne change rien aux problèmes dans lesquels se débat le<br />

régime depuis la fin de l’URSS, à commencer par l’affaiblissement durable de<br />

l’Etat.<br />

La Russie actuelle résulte de la désintégration de l’URSS en décembre<br />

1991, ses 15 républiques ayant formé des Etats indépendants sur des bases se<br />

voulant nationales. A l’époque, les chefs de ces républiques avaient poussé à<br />

un tel éclatement pour accéder au pouvoir en se débarrasant de la tutelle du<br />

centre, incarnée par le président de l’URSS, Gorbatchev. Le démembrement<br />

de ce qui formait un ensemble de républiques, en théorie autonomes mais fortement<br />

intégrées, a eu des conséquences désastreuses sur l’économie du pays<br />

et la vie de ses habitants.<br />

Au niveau de l’Etat, les conséquences n’ont pas été moindres. Pour parvenir<br />

au pouvoir, Eltsine avait poussé au démantèlement de l’URSS. Une fois en<br />

place, il tenta, en vain, d’enrayer ce processus qui sapait son propre pouvoir et<br />

poussait à la balkanisation d’une Fédération de Russie – c’est sa dénomination<br />

officielle – qui englobe un grand nombre de peuples et régions, ayant parfois<br />

rang de république, que leurs dirigeants tendent à transformer en Etats<br />

indépendants.<br />

Alors, on a vu la Russie se désagréger sous Eltsine, son économie s’effondrer,<br />

sa population s’enfoncer dans la misère et l’Etat central s’affaiblir tout<br />

comme le pouvoir de celui qui l’incarnait. Poutine pourra-t-il échapper à ce<br />

phénomène ? L’avenir le dira.<br />

La bureaucratie et ses clans<br />

Au-delà de sa personnalité d’obscur colonel surgi des officines du KGB,<br />

Poutine l’a emporté, comme ses prédécesseurs, parce qu’un clan d’hommes<br />

au pouvoir en a fait son instrument.<br />

Mais que sont ces clans bureaucratiques, qui s’affrontent à la tête du pays<br />

depuis des années et qui unissent des hauts dignitaires de l’Etat et des affairistes<br />

dont la bonne fortune tient aux liens les unissant aux précédents, et qu’on<br />

appelle en Russie les oligarques ? Que se cache-t-il derrière le masque de la<br />

démocratie russe, qui n’est d’ailleurs démocratique que parce que les<br />

7


8<br />

dirigeants occidentaux le répètent bien plus qu’un Poutine qui préfère promettre<br />

«la dictature de la loi» ? Et quelle réalité sociale a sécrété ces clans<br />

bureaucratiques luttant pour un pouvoir central qui signifie puissance et<br />

richesse, les deux se mêlant étroitement ? Enfin, pourquoi retrouve-t-on cette<br />

situation à chaque niveau de la société, ici pour contrôler une république ou<br />

une administration, là pour mettre la main sur une ville ou une entreprise,<br />

jusqu’au quartier ou au bout de trottoir que se disputent, armes au poing, ces<br />

malfrats omniprésents dans le paysage russe ?<br />

Cette réalité sociale évoque bien des choses, du capitalisme sauvage à la<br />

barbarie. Mais, quels que soient son actualité et son passé récent, cette réalité<br />

resterait incompréhensible si l’on oubliait sur quels décombres elle est<br />

apparue et, bien au-delà, ce phénomène majeur du XX e siècle que fut la prise<br />

du pouvoir par le prolétariat russe en 1917.<br />

«Gloire aux femmes en lutte pour la liberté» . C'est par la commémoration de la journée<br />

des femmes que commença la Révolution russe en 1917.


Octobre 1917<br />

et la vague révolutionnaire européenne<br />

Ce que la Commune de Paris n’avait qu’ébauché, prit corps en Russie<br />

après octobre 1917. Pour la première fois dans l’Histoire, non seulement le<br />

prolétariat avait pris le pouvoir, mais il se mettait à édifier un ordre social<br />

débarrassé de l’exploitation capitaliste. Il se servit du pouvoir pour exproprier<br />

les possédants, puis pour remettre en route l’économie sur une base collectivisée<br />

et planifiée, c’est-à-dire en prenant en compte non plus les intérêts<br />

égoïstes d’une minorité, mais ceux de la grande majorité, selon un plan conçu<br />

à l’échelle du pays, centralisant les ressources disponibles pour satisfaire ces<br />

besoins. Cela, dans la plus large démocratie pour les masses car, sans la participation<br />

active des sans-grade, des ouvriers, des paysans, des femmes d’un<br />

bout à l’autre du pays, rien de cela n’eût été possible ni même envisageable.<br />

La période où la classe ouvrière russe exerça réellement le pouvoir ne dura<br />

guère. Mais cela a suffit pour que l’on voie, non plus dans les seuls ouvrages<br />

de Marx, mais dans le plus vaste pays de la planète, tout ce que peut apporter à<br />

l’humanité une société où la classe ouvrière a le temps d’œuvrer à la suppression<br />

du capitalisme.<br />

Notre propos, ce soir, n’est pas de relater la Révolution russe. Nous voudrions<br />

juste rappeler que la révolution ne fut pas que russe. «Toute l’Europe<br />

(était alors) remplie d’un esprit révolutionnaire (et) tout l’ordre existant, dans<br />

ses aspects politiques, sociaux et économiques (était) mis en cause par la<br />

masse de la population d’un bout à l’autre (du continent)», constatait le premier<br />

ministre britannique, Lloyd George, bien placé pour mesurer la soif de<br />

revanche de ces peuples que la bourgeoisie avait envoyés à la boucherie. En<br />

octobre 1918, toute l’Allemagne – le plus industriel des pays d’Europe – se<br />

couvrit de conseils de soldats et d’ouvriers. Le front s’effondra, le kaiser dut<br />

s’enfuir et l’état-major arrêter la guerre.<br />

Ce fut la seule fois du XX e siècle où ce qui avait été le but de générations<br />

de militants ouvriers et révolutionnaires – la prise du pouvoir par le prolétariat<br />

et le commencement de la lutte pour la suppression du capitalisme – semblait<br />

à portée sinon de la main, du moins du combat engagé.<br />

Mais si, en Hongrie et en Slovaquie, il s’instaura même une éphémère<br />

république des conseils, en Allemagne, décisive quant au sort de la révolution<br />

9


10<br />

Photomontage à la gloire de Staline.


qui levait, la bourgeoisie trouva en la social-démocratie une alliée de poids au<br />

sein du mouvement ouvrier, mais contre lui. Symbole de la politique de la<br />

social-démocratie dans tous les pays touchés par la révolution, en Allemagne<br />

c’est un social-démocrate qui prit le commandement des forces qui allaient<br />

écraser les conseils ouvriers que les ministres socialistes tentaient de<br />

désarmer.<br />

La naissance de la bureaucratie<br />

La révolution ouvrière défaite partout ailleurs, la Russie se retrouvait<br />

isolée. L’Etat tsariste y avait été brisé en février 1917, la bourgeoisie renversée<br />

huit mois plus tard. Gagnée contre les armées des Blancs et des Etats<br />

impérialistes, la guerre civile avait permis d’exproprier les classes possédantes.<br />

Seule une révolution triomphant dans un pays plus avancé aurait pu donner,<br />

à une classe ouvrière épuisée par tant d’années de lutte, les moyens de<br />

consolider son pouvoir et de continuer à le développer sur ses bases nouvelles.<br />

Cela ne se produisit pas.<br />

Dans ce contexte d’isolement aggravé par le blocus impérialiste, en Russie<br />

se développa, puis se consolida une couche sociale privilégiée formée d’administrateurs<br />

et de chefs de l’appareil d’Etat. Cette bureaucratie allait établir sa<br />

dictature au travers d’un processus progressif, mais d’une extrême brutalité,<br />

dans ce qui devint, fin 1922, l’Union des républiques socialistes soviétiques,<br />

l’URSS.<br />

Aujourd’hui que l’URSS a disparu, il est à la mode dans des partis dits<br />

communistes de dénoncer un stalinisme qu’ils ont soutenu jusqu’au bout. Des<br />

décennies durant, ces partis ont repris sa propagande la plus infâme, ses mensonges<br />

les plus abjects. Ils ont applaudi à l’oppression des travailleurs soviétiques,<br />

à la terreur policière et à la disparition de millions de Soviétiques dans<br />

les camps, à l’assassinat des compagnons de Lénine et de révolutionnaires<br />

étrangers, à la trahison des luttes ouvrières hors d ’URSS...<br />

C’était aux antipodes de l’idéal communiste, mais ces partis présentaient<br />

cela comme l’expression même du socialisme. Thorez se voulait le premier<br />

stalinien de France tandis qu’un autre dirigeant du PCF, Aragon, chantait la<br />

police politique de Staline dans un poême ! Ces intellectuels prétendument<br />

communistes n’ignoraient rien du stalinisme, mais ils le portaient aux nues.<br />

Depuis, la plupart font chorus avec la social-démocratie et la droite en<br />

11


12<br />

professant que la fin de l’URSS signerait l’échec du communisme qui, plus<br />

jamais, ne s’en remettrait.<br />

Alors, il faut rappeler que, dès le début, le stalinisme a déclenché des oppositions<br />

de toute sorte au sein même du parti bolchevique. Elles se cristallisèrent<br />

autour de l’Opposition de gauche formée par Trotsky qui fut le seul à<br />

assumer totalement l’héritage d’Octobre en déniant à la bureaucratie le droit<br />

d’usurper à son profit ce formidable pas en avant de toute l’humanité, cette<br />

Révolution russe, annonciatrice d’une révolution mondiale à venir. Contre<br />

elle, ce n’est évidemment pas un hasard si la bureaucratie ne trouva d’autre<br />

étendard que celui d’un prétendu «socialisme dans un seul pays». Combattre<br />

pareille dégénérescence en ralliant le combat de Trotsky, pour toute une génération<br />

de bolcheviks, c’était clairement choisir son camp : celui de la classe<br />

ouvrière luttant pour la prise du pouvoir dans le monde entier et pour préserver<br />

le fruit de sa première victoire, le pouvoir des soviets. Et nombre de communistes<br />

soviétiques qui ont fait ce choix y ont laissé leur vie, Trotsky en tête.<br />

Bien sûr, le problème se présente différemment aujourd’hui. Il reste que<br />

l’évolution de l’URSS pose une question majeure à tout militant communiste :<br />

comment se fait-il que la première révolution ouvrière victorieuse ait débouché<br />

sur cette caricature hideuse ? Pour y répondre, l’analyse de Trotsky, sa<br />

démarche et son point de vue restent un outil précieux pour ceux qui veulent<br />

œuvrer à la révolution prolétarienne. Car Trotsky expliqua la dégénérescence<br />

de l’URSS, non pas en observateur, mais en militant révolutionnaire défendant<br />

l’œuvre accomplie par la classe ouvrière, contre la bureaucratie qui, sous<br />

un masque communiste, trahissait l’idéal d’Octobre et l’Etat ouvrier. Cette<br />

analyse est le fruit de l’activité de celui qui, avec Lénine, permit la victoire<br />

d’Octobre et dirigea l’Internationale communiste quand la révolution mondiale<br />

frappait à la porte et qui, jusqu’à son dernier souffle, combattit la bourgeoisie<br />

et la bureaucratie.


La dictature stalinienne<br />

Quand on parle de la bureaucratie, il ne faut pas perdre de vue qu’il existe<br />

une différence entre celle que l’Opposition de gauche dut affronter au milieu<br />

des années vingt et ce qu’elle était devenue, disons, quand l’URSS cessa<br />

d’exister. Ni d’ailleurs que cette caste était constituée d’individus fort différents<br />

quant à leur statut, leur pouvoir et les privilèges en découlant. Quoi de<br />

comparable entre un général stalinien, certes couvert de médailles, mais ayant<br />

forcément moins d’opportunités de s’enrichir que le directeur d’une usine ou<br />

d’un grand magasin ? Et comment le petit bureaucrate d’une région rurale<br />

n’aurait-il pas regardé comme les gens d’un autre monde les dignitaires du<br />

régime stalinien, avec leurs voitures, leurs serviteurs, leurs appartements et<br />

datchas comfortables mis à disposition par l ’Etat ?<br />

Trotsky le notait déjà en 1936 : «Par leurs conditions d’existence, les<br />

milieux dirigeants comprennent tous les degrés de la petite bourgeoisie la<br />

plus provinciale à la grande bourgeoisie des villes». Tous ces bureaucrates<br />

avaient bien en commun de participer au pouvoir. C’était même la racine<br />

unique de la bureaucratie.<br />

Mais, précisément, à la différence de la bureaucratie de l’appareil d’Etat<br />

des pays capitalistes, où le pouvoir politique s’enracine profondément dans<br />

une société dominée par la bourgeoisie et est lié par mille liens à la classe économiquement<br />

dominante, la bureaucratie soviétique semblait se situer au-dessus<br />

des classes sociales, aucune ne se trouvant en situation de la contrôler.<br />

Cela, ajouté à son hétérogénéité, en faisait une caste sociale, à la fois toutepuissante<br />

et instable, qui ne pouvait assurer son pouvoir que par une cohésion<br />

s’imposant à elle-même par la force.<br />

La bureaucratie avait émergé dans un pays pauvre, marqué par la barbarie<br />

de siècles d’arriération sociale mais aussi par la barbarie qui régnait alors sur<br />

toute une partie du continent, et n’oublions pas que le fascisme italien et les<br />

nombreuses dictatures d’Europe centrale et balkanique s’instaurèrent au début<br />

des années vingt.<br />

Voilà dans quel contexte la bureaucratie se forgea sa conscience de caste et<br />

sa solidarité de corps. A la fois contre la classe ouvrière – d’où provenaient<br />

certains de ses membres et dont elle avait pu constater les capacités<br />

13


14<br />

Affiche électorale<br />

du temps de<br />

Staline : «Vive le<br />

candidat de tout<br />

une peuple au<br />

Soviet Suprême, le<br />

grand Staline».<br />

Vers 1950, Staline et ses lieutenants – Béria, Boulganine, Khrouchtchev, Mikoyan,<br />

Vorochilov, etc. – qui allaient bientôt, en se diputant la première place, ouvrir une crise du<br />

pouvoir.


évolutionnaires – et contre la bourgeoisie – qu’elle avait vue à l’œuvre durant<br />

la guerre civile.<br />

Autant dire que ce n’est pas d’un raisonnement abstrait que les bureaucrates<br />

tiraient leur crainte du prolétariat et de la bourgeoisie : ils l’avaient chevillée<br />

au corps. C’était leur peau, individuelle et collective, qu’ils devaient<br />

défendre contre cette double menace.<br />

Les plus exposés socialement étaient évidemment les travailleurs : c’est<br />

sur leur dos que les bureaucrates assuraient leurs privilèges. Un joug impitoyable<br />

devait peser sur la population pour que ces parvenus, simplement,<br />

mangent à leur faim grâce aux «magasins fermés» et autres «comptoirs spéciaux»<br />

quand, au début des années trente, la famine tuait des millions de personnes<br />

dans le pays.<br />

Née au milieu des dangers, la bureaucratie se donna une représentation<br />

politique à son image. Sur le plan social, le régime stalinien était une dictature<br />

contre la classe ouvrière et la bourgeoisie. Mais dictatorial, il l’était aussi,<br />

politiquement, pour ses propres membres qui ne pouvaient pas régler de façon<br />

démocratique les problèmes qui se posaient en leur sein, de peur précisément<br />

que cela n’affaiblisse leur pouvoir. Les nécessités de la dictature sociale ont<br />

entraîné la dictature politique sous la forme de la dictature d’un chef qui, tranchant<br />

de tout sans discussion possible, tranchait les têtes par la même<br />

occasion.<br />

Par delà ce que les bureaucrates pouvaient regarder comme des aberrations,<br />

la folie sanguinaire du régime avait des bases objectives dans ce<br />

qu’étaient la bureaucratie et son expérience collective du danger social. C’est<br />

sur cela que reposait le consensus parmi la bureaucratie sans lequel Staline<br />

n’aurait jamais pu établir sa dictature, avec droit de vie et de mort même sur<br />

les bureaucrates les plus hauts placés. Et les coups portés contre eux par Staline<br />

obligeaient d’autant plus les bureaucrates au respect de l’ordre et de la<br />

discipline que, semblant frapper aveuglément, nul ne pouvait se sentir à l’abri.<br />

Même quand les bureaucrates n’étaient pas exécutés lors de purges massives<br />

et périodiques, leur situation restait à la merci d’une déportation, d’une<br />

disgrâce ou simplement d’un changement d’affectation car on ne laissait personne<br />

occuper longtemps le même poste, surtout les dirigeants des appareils<br />

centraux du régime, dont les biographies ressemblent à une carte administrative<br />

de l’URSS.<br />

15


16<br />

Un tournant décisif pour les bureaucrates<br />

Sous Staline, les bureaucrates avaient un pied dans un passé révolutionnaire,<br />

sans savoir si l’autre se trouvait sur les marches du pouvoir ou sur celles<br />

qui menaient aux caves du KGB d’où peu ressortaient vivants. Mais ils gardaient<br />

les yeux fixés sur une bourgeoisie qu’ils auraient bien voulu imiter<br />

alors qu’ils la proclamaient balayée d’un sixième de la surface terrestre, en<br />

URSS. De ce point de vue, le leur, une époque se clôt avec la mort de Staline,<br />

en mars 1953.<br />

Trente ans avaient passé depuis l’apparition de la bureaucratie. Elle ne se<br />

sentait plus menacée dans le pays et, à l’extérieur, la position du régime sortait<br />

renforcée de la Seconde Guerre mondiale. Le contexte avait changé, les<br />

réflexes collectifs des bureaucrates aussi. Ils voulaient jouir de leurs privilèges<br />

sans devoir trembler devant un guide pouvant les en priver en même temps<br />

que de la vie.<br />

La succession de Staline allait le leur permettre. Car il y avait pléthore de<br />

prétendants parmi les lieutenants de Staline et, pour l’emporter sur leurs<br />

rivaux, tous cherchèrent des appuis parmi les bureaucrates en se présentant<br />

chacun comme celui qui mettrait un terme au cannibalisme du régime. Pour<br />

les bureaucrates, avoir une direction collégiale de fait, cela changeait tout,<br />

individuellement et collectivement. Le simple fait qu’il n’y eut plus, au moins<br />

pour un temps, d’arbitre unique fit apparaître, à tous les étages du régime, une<br />

multitude de clans politiques rivaux appuyés sur de solides intérêts<br />

économiques.<br />

Car, désormais, les privilèges des bureaucrates, même de rang moyen ou<br />

subalterne, ne résidaient pas dans le simple accès à des magasins «spéciaux»<br />

ou dans le droit d’utiliser une voiture de fonction. Grâce aux possibilités de<br />

l’économie planifiée, que la révolution prolétarienne et l’expropriation de la<br />

bourgeoisie avaient permise, la Russie s ’était développée.<br />

A partir des années trente, malgré le pillage de la bureaucratie, malgré toutes<br />

les aberrations de son régime, l’économie avait pris son essor, avec des<br />

rythmes de croissance bien plus rapides que partout ailleurs au monde. C’est<br />

cela, outre l’héroïsme de la population soviétique, qui allait ensuite permettre<br />

au régime de faire face à la Seconde Guerre mondiale. Et bien que les destructions<br />

de la guerre aient rejeté le pays loin en arrière, cela permit à la bureaucratie<br />

et à son chef de sortir du conflit en triomphateurs, encore renforcés par<br />

le pillage des pays d’Europe centrale qu’occupait leur armée. Désormais, le<br />

parasitage de la bureaucratie avait acquis de tout autres proportions. Mais, du


coup, les luttes d’appareil, même d’appareils économiques, prenaient une<br />

importance croissante.<br />

Qui contrôlerait, par exemple, les ressources minières du Donbass ? Le<br />

ministère du charbon, le département du Comité central chargé des mines, ou<br />

bien l’appareil régional et, derrière lui, la direction de la république<br />

d’Ukraine, elle-même rivale de la Russie, leur frontière administrative traversant<br />

le Donbass ? Derrière ces luttes de pouvoir, se cachaient, déjà, des luttes<br />

ayant des fondements économiques.<br />

De tels conflits surgissant à chaque pas, Staline neutralisait ces appareils<br />

en les tenant sous sa poigne de fer. Mais à sa mort, la menace se relâchant, tout<br />

cela revint en force à la surface. Non seulement ces appareils politiques tentaculaires<br />

et hyper-centralisés sur lesquels s’appuyaient les Béria,<br />

Khrouchtchev, Molotov et autre Kaganovitch dans leur tentative de prendre la<br />

place de Staline, mais aussi, désormais, de puissants appareils économiques<br />

centraux et régionaux.<br />

On vit alors ces divers appareils se dresser les uns contre les autres et leurs<br />

chefs s’appuyer chacun sur son fief pour empêcher un rival de prendre l’avantage.<br />

Cela déboucha sur une crise du pouvoir.<br />

Pour s’imposer à ses rivaux, Khrouchtchev avait repris de vieilles recettes<br />

staliniennes. En 1954 et 1957, il procéda à une réaffectation générale des<br />

cadres de la bureaucratie dans tout le pays, tentant ainsi d’asseoir sa propre<br />

clientèle. Il joua aussi des rivalités entre le parti, le KGB, l’armée, l’organisme<br />

planificateur (Gosplan), les grands ministères centraux et les directions des 15<br />

républiques. N’arrivant pas à affaiblir ces puissants appareils qui bridaient son<br />

pouvoir, il quêta l’appui des bureaucraties locales en leur donnant des gages.<br />

Ce faisant, il avait ouvert une boîte de Pandore.<br />

On le constata en 1957, quand il supprima les ministères économiques centraux<br />

au profit des sovnarkhozes (en russe, les «conseils de l’économie nationale»).<br />

Voulant briser les féodalités politico-économiques mises en place sous<br />

l’égide de ces ministères, il confia aux régions (en fait, aux bureaucrates les<br />

chapeautant) la gestion des entreprises industrielles et agricoles. Il récidiva en<br />

1960 en dissolvant le ministère de l’Intérieur, dont il transféra les compétences<br />

aux républiques.<br />

Evidemment, cela suscita une vive résistance au sommet. En désorganisant<br />

l’économie et en incitant la bureaucratie à s’émanciper du contrôle central,<br />

Khrouchtchev avait fourni des armes à ses pairs du Praesidium collégial qui<br />

avait remplacé le Politburo de Staline.<br />

17


18<br />

En juin 1957, mis en minorité au Praesidium, il n’échappa à la destitution<br />

qu’avec l’appui de l’armée qui l’aida à réunir un Comité central où il se fit plébisciter<br />

par les représentants des bureaucraties locales. Fin 1964, alors que<br />

Khrouchtchev semblait avoir concentré un pouvoir quasi absolu, le même scénario<br />

se reproduisit. Cette fois, les chefs politiques de la bureaucratie ne lui<br />

laissèrent pas le temps d’appeler qui que ce soit à la rescousse. Ils le limogèrent<br />

et un groupe emmené par Brejnev se partagea le pouvoir.<br />

La direction collégiale Brejnev-Kossyguine-Podgorny commémorant le 51 e<br />

anniversaire de<br />

la Révolution russe à la tribune du mausolée de Lénine.


Sous la «stagnation» brejnévienne<br />

Pendant la vingtaine d’années où il dirigea l’URSS, Brejnev retint la leçon.<br />

La haute bureaucratie n’ayant pas toléré que Khrouchtchev veuille s’imposer<br />

à elle, Brejnev se garda de toucher à l’aspect plus ou moins collégial de la<br />

direction du régime. Mais, du coup, il s’interdisait de prendre à bras le corps<br />

les tendances agissant dans les profondeurs de la bureaucratie que la période<br />

précédente avait libérées.<br />

Or, sous l’immobilisme brejnévien, elles ne cessaient de s’affirmer. Et<br />

d’abord à la tête des républiques où les premiers secrétaires du parti, souvent<br />

membres du Politburo, avaient placé leurs créatures aux postes-clés, des hommes-lige<br />

dont la carrière ne dépendait plus du centre, mais du seul premier<br />

secrétaire de chaque république, son véritable patron.<br />

C’est que, pour contrôler ce pays immense, il fallait une multitude de relais<br />

en tout genre. Evidemment, ceux qui dirigeaient les républiques en profitaient<br />

pour se remplir les poches et se constituer une clientèle d’obligés profitant de<br />

ce pillage en même temps qu’ils le permettaient. En effet, de par leurs fonctions<br />

dans l’appareil gouvernemental, politique, économique, judiciaire, policier<br />

ou autre, ces gens pouvaient bloquer toute décision venue d’en haut qui<br />

aurait contrarié les affaires de leur petit monde. Cela d’autant plus aisément<br />

que l’accès aux postes-clés était régi par le système de la nomenklatura, celui<br />

des emplois réservés auxquels seul le parti avait le droit de nommer. Les responsables<br />

du parti s’attachèrent ainsi, non seulement la fidélité de leurs subordonnés<br />

directs, mais toute la hiérarchie des bureaucrates dépendant de leur<br />

juridiction.<br />

Quand on consulte la liste de 1977 des responsables des républiques, on<br />

constate que la quasi-totalité des premiers secrétaires et de leurs adjoints a fait<br />

carrière sur place. 20 ans après le rebrassage des cadres par Khrouchtchev, les<br />

appareils des républiques étaient désormais solidement ancrés dans leurs fiefs.<br />

La clanification d’un «stalinisme décentralisé»<br />

Avec l’affaiblissement d’un pouvoir central contraignant, les bureaucrates<br />

tendaient de plus en plus à se comporter de façon que l’on pourrait dire<br />

19


20<br />

clanique. Oh, ils continuaient à préserver la vitrine d’une certaine unité du<br />

régime. De l’extérieur, rien ne semblait changer. Le chef de chaque république<br />

usait des méthodes rappelant celles que Staline avait appliquées à<br />

l’échelle de l’URSS : une simple signature suffisait à exiler un subalterne<br />

menaçant son pouvoir.<br />

Mais on commençait aussi à voir proliférer ceux qu’on appelle les «voleurs<br />

dans la loi», ces parrains du milieu prospérant sous la protection des autorités.<br />

Entre les clans de la bureaucratie et le monde du crime s’amorçait une fusion,<br />

dont on voit le résultat actuel. Mais déjà sous Brejnev, elle dominait «l’économie<br />

grise», une «économie de l’ombre» soustraite au contrôle du centre.<br />

Cette clanification, qui se manifeste de façon explosive aujourd’hui,<br />

plonge ses racines à l’origine même d’une bureaucratie qui s’est bâtie sur le<br />

pillage pour assurer ses privilèges. Mais pendant longtemps, par crainte du<br />

prolétariat, ce pillage garda un caractère honteux, masqué et collectif.<br />

Honteux, car les bureaucrates affectaient de mener l’existence du peuple<br />

alors que leur train de vie les plaçait à cent coudées au dessus de la population.<br />

Masqué, parce que la prétention du régime à incarner le socialisme et à<br />

défendre les intérêts présents, passés et futurs de la classe ouvrière, n’avait<br />

d’autre but que de faire écran devant ce pillage.<br />

Collectif enfin, tant que le stalinisme réprima les tendances évidentes de la<br />

bureaucratie au pillage individuel qui menaçaient de désagréger le régime.<br />

Mais les bureaucrates interprétèrent la fin de la terreur comme la voie<br />

ouverte au pillage clanique et individuel. Ce n’est pas un hasard si, en 1960,<br />

Khrouchtchev dut rétablir la peine de mort pour les crimes économiques. Ni<br />

que Brejnev devait périodiquement, comme dans la Pravda, en novembre<br />

1978, déplorer l’impuissance du Gosplan face au «localisme» et au «départementalisme».<br />

Il ne faisait que constater l’affaiblissement du centre au profit<br />

des clans des potentats régionaux du parti, des départements du Comité central<br />

et des ministères.<br />

En 1972, quand Chevarnadze s’installa à la tête du PC géorgien, il dressa la<br />

tableau d’un appareil local totalement corrompu. En 1976, le premier secrétaire<br />

ukrainien, Chtcherbitski, adressa la même accusation au système mis en<br />

place par son prédécesseur. En 1979, il fallut purger tout l’appareil dirigeant<br />

de l’Ouzbékistan, des peines de mort tombèrent, le chef de la république fut<br />

limogé et exclu du parti.<br />

Ce phénomène avait pris une telle ampleur qu’il en devenait menaçant<br />

pour le régime. En décembre 1982, une réunion du Politburo exigea du


procureur général de l’URSS qu’il «prenne des mesures pour améliorer le<br />

respect de la légalité socialiste». En clair, il fallait trancher dans le vif. La<br />

bataille autour de la succession de Brejnev en donnait l ’occasion.<br />

Nombre de dirigeants de la bureaucratie locale et centrale sautèrent, certains<br />

inculpés dans d’énormes affaires de crime organisé par la mafia – car, en<br />

URSS, le mot comme la chose existait bien avant l’ère Gorbatchev ou Eltsine.<br />

Le cas le plus célèbre concerne les «exploits» d’un groupe qui exportait<br />

illégalement des masses considérables de coton produit en Ouzbékistan et qui<br />

empochait les devises que cela rapportait, avec l’appui et au profit de la direction<br />

ouzbèque ainsi que du gendre de Brejnev, vice-ministre de l’Intérieur de<br />

l’URSS.<br />

21


22<br />

Dans les Nouvelles de Moscou de début janvier 2000 : «Des milliards pour la dictature<br />

des «fonctionnaires» (les bureaucrates) – «Voilà pourquoi la Russie vit dans une<br />

athmosphère de catastrophe permanente».


Le rêve bourgeois des bureaucrates<br />

Des sovnarkhozes de Khrouchtchev aux réformes de Brejnev autorisant<br />

l’activité artisanale privée dans les campagnes et assouplissant la tutelle centrale<br />

sur les grandes entreprises, le régime avait déjà lâché du lest pour apaiser<br />

la soif d’enrichissement de certaines couches de la société soviétique. Mais les<br />

bureaucrates et les mafias de l’économie grise en voulaient toujours plus : ils<br />

aspiraient à légaliser leur pillage et leurs privilèges en les fondant sur la propriété<br />

privée. Mais rêver de se transformer en bourgeois détenteur du capital<br />

est une chose, le devenir en est une autre.<br />

En URSS, les moyens de production avaient été arrachés à leurs anciens<br />

propriétaires et transférés au domaine étatique par une révolution ouvrière.<br />

Sur ce socle que la réaction bureaucratique n’avait pas renversé – et d’abord<br />

parce qu’elle ne put se constituer qu’en le parasitant –, s’était édifiée une économie<br />

puissante.<br />

Elle ne formait bien sûr pas un tout harmonieux. Elle pâtissait d’abord de<br />

rester coupée de la division internationale du travail et de devoir tout produire<br />

elle-même. Ensuite, ces formidables leviers économiques que sont l’abolition<br />

de la propriété privée et le remplacement des lois du marché par la planification<br />

avaient bien démontré leur validité en transformant la Russie en seconde<br />

puissance mondiale, mais ils perdaient une partie de leur efficacité du fait de<br />

leur détournement par la bureaucratie.<br />

Que de fois, les autorités ont dénoncé la gabegie dans la gestion de l’économie<br />

! Mais derrière l’incurie de bureaucrates individuels que l’on pointait<br />

du doigt, se dissimulait une réalité plus néfaste. Le gâchis d’une production et<br />

d’une distribution mal organisées, le non-respect des prescriptions du Plan<br />

central, tout cela découlait du pillage de la richesse sociale par une myriade de<br />

bureaucrates. Ne pouvant ni revendiquer ni justifier ses prélèvements, la<br />

bureaucratie devait les cacher sous un écran de fumée si épais que la marche<br />

réelle de l’économie en devenait impénétrable, même aux yeux de ceux qui,<br />

au sommet, prétendaient la diriger.<br />

Détournées et stérilisées par la bureaucratie, la planification et la propriété<br />

d’Etat formaient pourtant l’axe autour duquel s’organisait administrativement,<br />

juridiquement et financièrement l ’économie soviétique.<br />

23


24<br />

Cela fonctionnait, mal sans doute, mais avec ses propres règles. Et avec<br />

une croissance, il faut le rappeler, supérieure à celle des grandes puissances du<br />

monde impérialiste, et ce jusqu’aux dernières années de l’URSS.<br />

L’URSS dépecée par la bureaucratie<br />

Voilà dans quel cadre, au milieu des années quatre-vingt, survint la péréstroïka<br />

gorbatchévienne. Elle fut, non pas l’initiatrice d’un processus dont on a<br />

vu qu’il préexistait, mais l’expression publique en même temps que la légalisation<br />

d’une situation sociale de fait.<br />

Les réformes lancées de 1987, l’autorisation des petites entreprises privées,<br />

mirent en conformité la loi avec les faits. Gorbatchev espérait qu’une<br />

foule de bureaucrates et de petits bourgeois le lui revaudraient en le soutenant<br />

contre les dignitaires contestant son pouvoir. Lors du premier congrès qu’il<br />

présida, début 1986, il avait dénoncé la corruption, le népotisme, les menées<br />

des chefs des républiques, et annoncé un brassage des cadres entre les régions.<br />

Cela ayant échoué, il chercha à élargir ses appuis.<br />

En agissant ainsi, il avait ouvert des vannes par où s’engouffrèrent des forces<br />

incontrôlées qui allaient balayer son pouvoir, et l’URSS avec lui. En<br />

l’espace de quelques années, on vit se défaire, puis disparaître tout ce qui symbolisait<br />

l’URSS.<br />

Le monopole du parti unique ne fut bientôt plus qu’un souvenir. Des dignitaires<br />

du régime, dont Eltsine, abandonnèrent ce parti. Devenu l’arène des luttes<br />

ouvertes entre clans, concurrencé par d’autres organisations, il avait cessé<br />

d’être «la force qui oriente et dirige la société», comme le voulait la Constitution<br />

soviétique. L’épine dorsale du régime était brisée.<br />

Paralysé par le cloisonnement du pays en une mosaïque de fiefs, le Gosplan<br />

disparut. Emportée par ce cancer du localisme dont avait parlé Brejnev,<br />

l’URSS disparut à son tour, éclatée en quinze Etats indépendants, eux-mêmes<br />

déchirés par des «autonomies» régionales. Les barons de la bureaucratie<br />

avaient atteint leur but : s’émanciper de la tutelle centrale.<br />

1989, 1990, 1991... ce processus ne dura guère que trois années fatidiques.<br />

Mais si la désintégration politique de l’Union soviétique se déroula tambour<br />

battant, sa transformation économique s’opéra bien plus lentement, même<br />

après que le terme de «marché» devint le maître-mot des dirigeants russes.


Quand la bureaucratie «adopte» le marché<br />

Au début des années quatre-vingt dix, la bureaucratie avait opéré un tournant.<br />

Elle, qui avait si longtemps dissimulé ses privilèges derrière une phraséologie<br />

pseudo-communiste autant que derrière les rideaux de ses limousines<br />

et de ses magasins réservés, ouvrit toutes grandes les portes du pays au<br />

«marché».<br />

Par habitude bureaucratique, le mot «marché» devint une antienne des discours<br />

et articles de presse à la place de «socialisme», passé de mode, et de<br />

«péréstroïka», dépassé par les événements. Quel choix idéologique y avait-il<br />

dans l’ouverture au capital de ce qui restait l’URSS ? Aussi peu que dans<br />

l’attachement verbal au communisme que le régime avait manifesté<br />

jusqu’alors. On avait simplement changé de discours parce qu’une grande<br />

partie des bureaucrates espéraient légaliser un parasitage, resté plus ou moins<br />

collectif, derrière la propriété privée individuelle et, bien sûr, accéder aux<br />

marchés occidentaux afin d’y vendre ce qu’ils volaient en URSS et y acheter<br />

de quoi satisfaire leurs goûts de nouveaux riches.<br />

Mais la suite allait démontrer qu’il ne suffisait pas de dérouler le tapis<br />

rouge devant le grand capital pour qu’il s’engouffre dans un pays ouvert à lui.<br />

Surtout, cela ne suffisait pas pour maintenir l’économie à son niveau précédent,<br />

sans même parler de la développer, ni d’ailleurs pour que la main tendue<br />

au grand capital rapporte grand chose à la bureaucratie.<br />

Les réticences du grand capital international<br />

Car il faut bien se dire que, si les dirigeants des Etats impérialistes ont rempli<br />

les poches du clan du Kremlin pour éviter que la Russie ne sombre dans un<br />

chaos total, les capitalistes, eux, n’investissent qu’avec des garanties et que là<br />

où cela leur rapporte. Concrètement, que dans la mesure où cela leur aurait<br />

permis de rafler la plus grande part possible de ce que les bureaucrates avaient<br />

l’habitude de ponctionner dans le pays. Sur ce terrain, les capitalistes ne pouvaient<br />

qu’apparaître, non comme des alliés, mais comme des concurrents de la<br />

bureaucratie. Elle chercha donc tous les moyens de se protéger d’un marché<br />

qu’elle avait pourtant appelé de ses vœux.<br />

25


26<br />

Dans un magazine russe, publicité proposant aux nouveau riches de faire de l 'or en<br />

investissant... à Dubaï, dans les Emirats arabes.


Rétablir le capitalisme dans un pays qui, depuis trois quarts de siècle, fonctionnait<br />

sur de toutes autres bases, s’annonçait moins aisé que certains avaient<br />

bien voulu le dire.<br />

Une pléiade de distingués économistes occidentaux avait planché sur la<br />

«transition vers le marché» et recommandé une «thérapie de choc» avec une<br />

privatisation rapide. Mais pour établir la propriété privée – nous y reviendrons<br />

–, il ne suffit pas de privatiser, même massivement. On sait bien que les<br />

choses ne sont pas si simples, même dans des pays où la bourgeoisie a un pouvoir<br />

dont la puissance s’enracine dans une histoire multiséculaire.<br />

En France, les conflits de propriété sont innombrables, parfois violents,<br />

malgré le Code civil, celui de Napoléon, qui a deux siècles d’existence<br />

reconnue et dont les huit dixièmes traitent du droit de la propriété. En Europe<br />

occidentale et en Amérique du Nord, pour résoudre de tels différends, il y a<br />

des lois et des tribunaux, tout un appareil de régulation et de coercition, bref,<br />

un Etat pour les faire appliquer. Il a fallu du temps à la bourgeoisie pour mettre<br />

cela en place, le faire fonctionner et le perfectionner. Pourtant, cela ne règle<br />

pas tout.<br />

Mais en Russie, il n’y a rien de tout cela. Les conditions dans lesquelles<br />

l’URSS s’est ouverte au capital, ont privé l’Etat central – enfin, ce qu’il en<br />

reste – des moyens de tenir son rôle. Chaque groupe de bureaucrates applique<br />

sa propre loi, et depuis longtemps. En cas de conflits entre eux, il n’y a aucune<br />

autorité pour dire le droit et encore moins pour les départager en imposant son<br />

arbitrage.<br />

Les exemples abondent d’investisseurs étrangers qui croyaient acheter ici<br />

une usine, là une concession pétrolière, et qui ont été piégés. Les vendeurs ?<br />

Disparus avec l’argent. Les autorités ayant parrainé l’accord ? Elles ne reconnaissent<br />

pas leur signature. Les recours ? Aucun n’existe quand il n’y a ni<br />

registre du commerce, ni code de la propriété, ni code foncier et que juges,<br />

policiers et margoulins haut placés y trouvent leur intérêt.<br />

Au début, l’ouverture de la Russie au marché a tenté des groupes occidentaux.<br />

Maintenant ils s’abstiennent, et cela se voit. On estime à une quinzaine<br />

de milliards de dollars les investissements internationaux en Russie en dix<br />

ans. Trois à cinq fois moins que ce qu’ont reçu la Pologne ou la Hongrie.<br />

Même le petit Pérou a vu arriver plus de capitaux occidentaux que la Russie,<br />

le plus vaste Etat au monde.<br />

Encore, les statistiques ne distinguent-elles guère les investissements<br />

directs des capitaux spéculatifs. Car même dans un pays en ruines, des fortunes<br />

peuvent se bâtir en un seul jour. Cela, les bureaucrates locaux l’ont vite<br />

27


28<br />

Quand la firme finlandaise Nokia «investit» en Russie... ce n 'est que pour vendre, en<br />

dollars, ce qu'elle produit ailleurs.


compris, les capitalistes occidentaux aussi. Un tel pays peut draîner des masses<br />

de capitaux spéculatifs, cela le ruine, mais cela ne transforme pas son<br />

économie.<br />

En 1999, le monde impérialiste a investi 190 milliards de dollars dans ce<br />

qu’il nomme les marchés émergents, dont 90 milliards en Amérique latine et<br />

33 milliards pour toute l’Europe de l’Est. La Russie a reçu 4,2 milliards, à<br />

peine 5 % du total.<br />

Faibles dans l’absolu, ces investissements ont un poids encore plus dérisoire<br />

dans l’économie de la Russie : l’équivalent de 0,8 % de son PIB, neuf<br />

fois moins que pour la Pologne. Cela se passerait de commentaires s’il ne fallait<br />

signaler qu’au troisième rang des pays censés avoir fourni des capitaux à<br />

la Russie, on trouve Chypre, le paradis fiscal préféré des nouveaux riches de<br />

Russie. Les fonds dits chypriotes ne font donc que revenir en Russie, le temps<br />

d’une bonne affaire, avant de repartir.<br />

Déboires et récriminations des investisseurs étrangers<br />

Même dans le rare domaine où le grand capital international manifeste un<br />

intérêt pour l’ex-URSS, celui des matières premières et notamment des hydrocarbures,<br />

ses investissements sont modestes.<br />

British Petroleum vient de prendre le contrôle de Sidanko, une petite compagnie<br />

pétrolière en mauvais état (car, bien sûr, celles qui vont bien – Lukoil,<br />

Sibneft, etc. – restent aux mains de l’Etat russe et d’oligarques qui sont les<br />

fondés de pouvoir des clans bureaucratiques à la tête des grands groupes).<br />

Voici ce que le représentant de BP en Russie déclarait au journal Izvestia<br />

du 17 mars : «La direction britannique exclut la mise en place d’une nouvelle<br />

compagnie pour des raisons de principe qui tiennent à l’absence d’une législation<br />

bien définie, au caractère léonin des prélèvements fiscaux et à l’impossibilité,<br />

vu la réalité russe, d’introduire des critères occidentaux de<br />

management et de fonctionnement dans la marche (de Sidanko), alors que<br />

cela constitue une nécessité impérieuse». Et ce journal de conclure avec un<br />

humour se voulant britannique : «Ayant pris sur eux la lourde tâche de sortir<br />

Sidanko de la crise, les dirigeants de BP gardent l’espoir de pouvoir construire<br />

une «oasis» originale de business propre dans le marché russe». Il faut<br />

en effet savoir qu’avant d’échoir à BP, Sidanko été mise en faillite par un oligarque<br />

qui l’avait vidée de ses actifs avec la complicité des juges.<br />

29


30<br />

La veille de l’élection de Poutine, se tint à Moscou un forum des firmes<br />

européennes présentes en Russie. Il n’y fut question que d’absence de garanties<br />

sur la propriété ; de la loi qui interdit d’acheter la terre pour construire des<br />

entreprises ; de corruption et d’abus de pouvoir ; d’impossibilité pour les<br />

hommes d’affaires occidentaux de faire valoir leurs droits auprès des tribunaux<br />

; de juges soumis aux instances politiques ; de règlements freinant ou<br />

interdisant les investissements étrangers ; de la double casquette des fonctionnaires-hommes<br />

d’affaires russes ; du refus ou de l’incapacité des autorités à<br />

faire appliquer la loi ou les décisions de justice ; de l’absence de système juridique<br />

et administratif qui imposerait le respect des contrats commerciaux ;<br />

d’autorités régionales élevant des barrières administratives pour protéger<br />

leurs entreprises...<br />

Cette litanie de griefs se retrouve dans la lettre ouverte remise à Poutine<br />

par l’European Business Club de Moscou. Il y insiste sur «l’absence de lois et<br />

de régles appliquées», cause d’un «climat défavorable à l’investissement (ce)<br />

que démontre avec éclat la fuite importante des capitaux hors du pays, fuite<br />

qui excède de loin les entrées de capitaux» .<br />

Quant au MOCI, une revue officielle française du commerce extérieure, on<br />

y lisait ceci en janvier : «Les entreprises françaises se plaignent (de ce que le)<br />

cadre législatif reste complexe et opaque, (que) la législation douanière se<br />

révèle fluctuante et s’applique de façon arbitraire, (que) l’impossibilité<br />

d’acquérir la propriété du sol (...) ainsi que la garantie sur les terres sont un<br />

frein à l’investissement, (que) le secteur bancaire doit être assaini et doit<br />

assurer son rôle de financement de l’investissement (...). La gouvernance des<br />

entreprises doit gagner en transparence afin d’éviter des déboires aux investisseurs<br />

étrangers (tandis que), en cas de litige, la faiblesse de la jurisprudence<br />

et les décisions arbitraires des tribunaux donnent du fil à retordre aux<br />

entrepreneurs. Autres facteurs rédhibitoires pour les firmes : la corruption et<br />

le racket à la protection» .<br />

De tels bilans sont légion dans les revues s’adressant aux capitalistes, le<br />

tout pimenté de détails pittoresques. Ainsi, début janvier, un tireur d’élite non<br />

identifié a tué à son domicile le patron de Baltika, le N1 des brasseurs industriels<br />

russes, où un consortium scandinave a placé des fonds. On imagine<br />

l’impression produite sur les représentants dudit consortium. Ou sur leurs<br />

homologues d’outre-Atlantique apprennant que parade en liberté le propriétaire<br />

d’un palace moscovite, un affairiste lié au Kremlin qui fit abattre son partenaire<br />

américain suite à un différend financier, et que la justice n’a jamais<br />

inquiété.


Dans le numéro d’avril de la revue Foreign Affairs, un responsable américain<br />

des relations économiques avec la Russie décrit les agissements de la<br />

bureaucratie dans le secteur pétrolier. En trois ans, dit-il, le dirigeant de Yukos<br />

a pu, aidé des autorités, soutirer 800 millions de dollars à cette compagnie en<br />

«spoliant des actionnaires minoritaires (dont) des investisseurs américains et<br />

internationaux».<br />

Il rappelle que ce même dirigeant, Khodorovski, avait déjà grugé la<br />

compagnie américaine «Amoco qui avait créé une société mixte avec<br />

Youganskneftgaz (pour reprendre) le plus vaste champ pétrolifère non encore<br />

exploité du pays, celui de Priobskoïe. Quand Khodorovski prit le contrôle de<br />

Youganskneftgaz en 1995, il présenta ses nouvelles conditions : Amoco devait<br />

rajouter du capital pour un nombre d’actions revu à la baisse. Amoco protesta<br />

en arguant du contrat signé. Khodorovski, dit-on, se contenta alors de<br />

sourire et éjecta simplement Amoco de l’affaire, malgré quatre ans de travail<br />

de sa part et un investissement d ’au moins cent millions de dollars» .<br />

L’auteur détaille aussi comment BP se trouva bernée dans l’affaire<br />

Sidanko déjà évoquée et ne récupéra qu’une coquille vide. Dans chaque cas<br />

qu’il cite de spoliation d’investisseurs étrangers, la manière de procéder est la<br />

même : derrière chaque oligarque se tient un représentant de l’Etat au plus<br />

haut niveau qui garantit son impunité et son succès.<br />

L’auteur rappelle à ce propos que le ministre russe du pétrole et de<br />

l’énergie de 1998-1999 était un des dirigeants de Yukos ; que Tchernomyrdine,<br />

premier ministre durant six ans, parraine Gazprom, la plus grande<br />

société russe et le numéro 1 mondial du gaz ; que Volochine, actuel chef de<br />

l’administration présidentielle, et Aksenenko, vice-premier ministre jusqu’à<br />

une date récente, sont liés au haut bureaucrate-magnat du pétrole Berezovski.<br />

Bien évidemment, c’est là que le caractère clanique du fonctionnement de<br />

la bureaucratie et les mœurs l’accompagnant agissent comme un repoussoir<br />

sur les investisseurs étrangers. Aussi, ne faut-il pas s’étonner que ce responsable<br />

américain conclue son article par la recommandation suivante : «Il faut<br />

traiter les oligarques en parias jusqu’à ce qu’ils modifient leur comportement<br />

ou jusqu’à ce que Poutine renationalise ces entreprises pétrolières<br />

nationales aux agissements de voyous. Etant donné ces circonstances exceptionnelles<br />

et leurs enjeux considérables, les Etats-Unis (...) devraient activement<br />

encourager et soutenir des renationalisations et reprivatisations au cas<br />

par cas».<br />

31


32<br />

Sur douze pavés publicitaires dans la revue économique Expert du 20 mars 2000, sept<br />

concernent l'ouverture de comptes off-shore, deux proposent des «consultations» pour<br />

échapper aux impôts...


Les formes actuelles du pillage bureaucratique<br />

En 1991, Gorbatchev estimait à 150 milliards de dollars ce que l’Occident<br />

devrait investir pour transformer l’URSS dans le sens du marché. Avancer ce<br />

chiffre au jugé aurait été dans l’air du temps, la fine fleur des économistes présentant<br />

alors des plans de passage au marché réalisables, selon eux, en<br />

500 jours...<br />

Le chiffrage de Gorbatchev a pourtant eu une chose d’exact : 150 milliards<br />

de dollars ont bien transité entre la Russie et l’Occident, mais pas dans le sens<br />

annoncé. Cela correspond en effet à ce que bureaucrates et affairistes ont volé<br />

en Russie en dix ans et placé dans des banques occidentales. C’est sept fois<br />

plus que les prêts du FMI à la Russie, dix fois plus que les investissements<br />

étrangers dans ce pays durant la même période !<br />

Les révélations, voici quelques mois, des juges américains et suisses incriminant<br />

le clan Eltsine dans le détournement de milliards de dollars de crédits<br />

du FMI font, bien sûr, écho au mécontentement de milieux d’affaires occidentaux<br />

bernés par les représentants des clans bureaucratiques à la tête des entreprises.<br />

Mais elles donnent aussi une idée de l’ampleur du pillage auquel la<br />

bureaucratie soumet la Russie.<br />

Ce pillage et ses conséquences sur l’économie font que, pour une étude des<br />

Communautés européennes consacrée à la Russie, «(celle-ci) est encore loin<br />

d’un système de marché (et son) intégration prochaine dans l’économie mondiale<br />

est hautement improbable (quand on voit s’y constituer une) société qui<br />

comprend quelques riches formant une «classe supérieure» mais où l’émergence<br />

d’une classe moyenne et d’une bourgeoisie est très lente» .<br />

Et comment pourrait-elle émerger quand on constate que les fonds dont<br />

s’emparent bureaucrates et nouveaux riches s’accumulent en Occident, pas en<br />

Russie, même si leurs détenteurs sont Russes ! Car les parvenus locaux, bien<br />

placés pour se méfier de leur propre système, préfèrent placer le fruit de leur<br />

rapine dans des paradis fiscaux ou des banques et entreprises occidentales.<br />

A travers eux, finalement, c’est l’Occident qui pille la Russie. Certes, le<br />

grand capital rétribue grassement ces gens qui lui servent de rabatteurs, ce<br />

qui leur permet de mener grand train. Mais si, en lui apportant des milliards,<br />

ils se font les agents de leur propre enrichissement personnel, ils sont aussi<br />

33


34<br />

Soros présentant, dans un journal russe, un de ses projets de «capitalisme honnête».


les agents de la glissade accélérée de la Russie sur la pente du sousdéveloppement.<br />

L’effondrement catastrophique de l’économie russe, voilà le prix de l’enrichissement<br />

d’un million de bureaucrates et d’affairistes issus de la bureaucratie.<br />

Avec pour corollaire, à l’intérieur du pays, une monstrueuse<br />

aggravation des inégalités sociales pour l’immense majorité et, à l’extérieur,<br />

un profond affaiblissement de la Russie face à l ’impérialisme.<br />

Deux vagues de privatisation<br />

Les programmes de privatisation des années 1992-1996 ont démantelé<br />

l’économie étatisée et transformé la plupart des entreprises en sociétés par<br />

actions. Mais, derrière ce changement juridique, que s’est-il réellement<br />

passé ?<br />

Lorsqu’Eltsine et Gaïdar lancèrent les premières privatisations, les dirigeants<br />

occidentaux ont applaudi à tout rompre. On allait ressusciter la propriété<br />

privée et on allait voir surgir une classe de capitalistes...<br />

Eh bien, on a vu. Et comme, depuis à l’Ouest, l’enthousiasme en la matière<br />

a plus que refroidi, beaucoup ne se gênent pas pour affirmer que les privatisations<br />

n’ont débouché ni sur le marché ni sur la constitution d’une véritable<br />

bourgeoisie en Russie.<br />

Le milliardaire-spéculateur international George Soros est-il un spécialiste<br />

en la matière ? Dans un livre de mémoires à paraître dont un journal russe a<br />

publié les bonnes feuilles, il affirme : «La priorité (...) était de transférer la<br />

propriété des mains de l’Etat à celles du privé. (Le gouvernement) était persuadé<br />

que les nouveaux propriétaires commenceraient par défendre leur propriété<br />

et donc mettraient un point d’arrêt à la désintégration économique du<br />

pays.<br />

Le résultat fut tout autre. Le système de privatisation par bons donna le feu<br />

vert à l’expropriation des avoirs de l’Etat. Leurs directeurs prirent le contrôle<br />

des entreprises publiques en escroquant les travailleurs ou en achetant les<br />

actions à vil prix. Continuant à siphonner les gains de ces entreprises, et souvent<br />

leurs actifs, ils les transférèrent à des sociétés basées à Chypre car ils<br />

n’avaient nulle confiance dans ce qui se passait dans le pays. Des fortunes se<br />

faisaient en un jour (...).<br />

35


36<br />

Des rudiments d’un nouvel ordre économique commençaient à émerger<br />

d’un tel chaos. C’était une forme de capitalisme, mais une forme très particulière<br />

(...). Bien avant que ne soient mis en œuvre des lois et mécanismes de<br />

régulation, (il) était imprégné d’une culture généralisée de transgression de<br />

la loi». Soros dit avoir essayé de «convertir Berezovski à l’idée d’abandonner<br />

le capitalisme des voleurs pour un capitalisme normal». Sans succès,<br />

convient-il.<br />

«Propriété virtuelle» et mafias<br />

Laissons Soros à son prêchi-prêcha de missionnaire du capitalisme prétendument<br />

honnête, le problème n’est évidemment pas là. Il réside dans le fait<br />

que les bureaucrates, même ayant les attributs des bourgeois, ne peuvent<br />

s’abstraire d’une société russe qui ne fonctionne toujours pas selon les lois du<br />

marché.<br />

Ce n’est bien sûr pas pour chagriner la bureaucratie qui y trouve son<br />

compte. Si elle n’a pas le marché, elle se contente de ce qu’elle a, puisqu’elle<br />

peut pratiquement tout avoir en le volant. Ne construisant rien, elle détruit tout<br />

dans sa soif de s’enrichir, et avec d’autant plus de frénésie qu’elle n’a nulle<br />

confiance en ce que l’avenir pourrait lui réserver, même à titre individuel.<br />

Un bureaucrate devenu dirigeant d’un groupe fort connu, puisqu’il produit<br />

la kalachnikov, déclarait récemment au Nouvel Observateur : «Ancien<br />

ministre de l’Energie et (malgré mes) relations haut placées, (je ne suis) sûr<br />

de rien. (...) Aujourd’hui, Kalachnikov est à moi. Mais demain ? Ici, tout est<br />

virtuel, à commencer par la propriété» .<br />

En guise de capitalisme, c’est la jungle, situation qui, au demeurant, a<br />

ouvert des horizons intéressants à des membres de l’ex-KGB n’ayant pas eu la<br />

carrière d’un Poutine. Certains, en effet, font des extras comme tueurs ou<br />

exercent leurs talents en tant que «consultants» des clans et mafias, comme l’a<br />

reconnu, il y a peu, un haut gradé du KGB.<br />

Le ministre russe de l’Intérieur vient d’évaluer à un million les effectifs des<br />

sociétés de protection qui recourent aux services des truands et des demi-solde<br />

du KGB ou de l’armée. Un secteur en pleine expansion, l’un des rares où l’on<br />

embauche. Et comment en irait-il autrement quand meurtres, chantage, extorsions<br />

de fonds, sont le pain quotidien des tristes héros du marché à la russe,<br />

dont, selon ce ministre, «500 000 entreprises contrôlées par la mafia qui se<br />

livrent au blanchiment d’argent et à l’exportation de capitaux». Mais la mafia


a bon dos, car quelle entreprise russe ne cherche pas à blanchir de l’argent et à<br />

exporter des capitaux ?<br />

Est-ce du «capitalisme primitif ?» se demandait, il y a quelques semaines<br />

dans un journal français, le responsable du cabinet de conseil McKinsey pour<br />

l’Europe de l’Est, et de s’exclamer : «Mais à ce rythme-là, l’économie russe<br />

mettra 2000 ans avant de devenir réellement capitaliste» .<br />

Pavé «publicitaire» gouvernemental dans la presse se voulant menaçant : «Maintenant, la<br />

police fiscale est toute-puissante» ... Cela ne fait pourtant pas rentrer les impôts.<br />

37


38<br />

Un an après l'effondrement du rouble, Itoghi (Bilan) titre sur la monnaie russe «en chute<br />

libre et accélérée», avec une photo d'égoutiers sur fond de boutique de change à Moscou.


Une Russie<br />

hors des «lois économiques ordinaires»<br />

Ce qu’on a appelé la transition de la Russie au marché, aux dires même de<br />

ceux qui la théorisaient prématurément, n’a entraîné que ruine économique et<br />

catastrophe sociale.<br />

Dressant le bilan de la chose, l’ancien vice-président de la Banque mondiale,<br />

Joseph Stiglitz, déclarait en janvier : «La Russie a réussi à mettre sens<br />

dessus dessous les lois économiques ordinaires. Des réformes telles que le<br />

passage d’une économie planifiée centralement à un mécanisme décentralisé<br />

d’établissement des prix, d’une propriété d’Etat à la propriété privée et à la<br />

motivation par le profit, auraient dû augmenter la production. A la place,<br />

l’économie s’est contractée de plus d’un tiers, le niveau de vie s’est effondré<br />

avec le PIB, etc.». Au total, ajoute-t-il, cela «n’a pas incité à créer des biens<br />

mais a plutôt provoqué le pillage des entreprises et le transfert des richesses à<br />

l’étranger».<br />

Un constat cynique car la Banque mondiale a, comme d’autres institutions<br />

internationales de la bourgeoisie, parrainé cette transition et elle porte une responsabilité<br />

au moins partagée avec la bureaucratie dans ses conséquences.<br />

Mais c’est aussi un mensonge destiné à masquer cette responsabilité car, contrairement<br />

à ce que prétend Stiglitz, la privatisation ne pouvait pas développer<br />

l’économie.<br />

On le savait ; Trotsky, en tout cas, l’affirmait dès 1936. Dans la Révolution<br />

Trahie, il écrivait que «la chute de la dictature bureaucratique actuelle sans<br />

son remplacement par un nouveau pouvoir socialiste annoncerait ainsi le<br />

retour au système capitaliste avec une baisse catastrophique de l’économie et<br />

de la culture».<br />

Cette baisse catastrophique, on l’a sous les yeux. Et si le retour annoncé au<br />

capitalisme n’a accouché que d’une mise à sac de l’économie, c’est que, bien<br />

évidemment, ni l’ensemble des bureaucrates ni même une majorité déterminante<br />

d’entre eux ne pouvaient espérer se transformer en capitalistes détenteurs<br />

des moyens de production ou d’une part significative de capital. Alors,<br />

«un tiens vaut mieux que deux tu l’auras», ils pillent tout ce qu’ils peuvent. Et<br />

après eux, le déluge...<br />

39


40<br />

L’effondrement de l’économie<br />

Oui, en à peine une décennie, l’économie de ce qui était une des premières<br />

puissances mondiales a considérablement régressé.<br />

Depuis 1991, le PIB russe a reculé de moitié. Conçus pour fonctionner de<br />

façon complémentaire dans le cadre d’une économie planifiée ne tenant pas<br />

compte des frontières entre républiques, les liens inter-entreprises ont été en<br />

partie détruits par le dépeçage de l’URSS. La fuite des capitaux a asséché les<br />

finances de l’Etat et des entreprises. La démonétarisation de l’économie qui<br />

s’en suit et le fait que nombre d’entreprises doivent recourir au troc pour<br />

continuer à fonctionner, tout cela en dit déjà long sur le recul imposé par les<br />

tentatives de transformer l’économie dans un sens capitaliste.<br />

Celles-ci ont-elles abouti ? Des éléments du marché ont fait leur apparition.<br />

Par exemple, on importe maintenant une partie des biens de consommation<br />

courante, ce qui a détruit les bases de leur production locale. Bien sûr,<br />

pour l’essentiel, ce volet commercial du marché concerne les grandes villes,<br />

au premier chef, leurs couches sociales favorisées.<br />

Mais dès qu’il s’agit des moyens de production, là les choses se compliquent.<br />

Dans les pays occidentaux développés, on le sait, il existe des marchés où<br />

l’on peut négocier des parts d’entreprise, représentées par des actions. Des<br />

actions, on peut en acheter en Bourse, un peu pour s’enrichir, ou beaucoup, tel<br />

Renault qui a acquis 20 % du capital de Volvo, pour contrôler une nouvelle<br />

source de profit industriel.<br />

Cela, on le peut ici. Mais pas en Russie, où existe pourtant une Bourse, car<br />

les directeurs-propriétaires ne veulent ni vendre ni acheter, mais conserver<br />

leurs entreprises et les protéger du capital occidental.<br />

Ce libéralisme triomphant que le grand capital impose au reste du monde,<br />

il n’existe pas en Russie, en tout cas jusqu’à présent. Et bien des trusts – nous<br />

en avons cité – en ont fait l’expérience, soit qu’ils n’aient pu acheter ce qu’ils<br />

convoitaient, soit qu’ils l’aient payé, mais sans pouvoir entrer en possession<br />

de ce qu’ils avaient cru acquérir.<br />

Il faut bien se dire qu’en Russie, la production elle-même n’obéit pas aux<br />

règles du marché. Car, pour que le marché domine tout, et surtout la production,<br />

il faut aussi une division poussée du travail. Le marché capitaliste, c’est<br />

une multitude d’entreprises plus ou moins spécialisées auprès desquelles les<br />

entrepreneurs peuvent se procurer aussi bien des pièces détachées que des


oulements à bille ou encore des machines à fabriquer des outils qui serviront<br />

à leur tour d’autres machines.<br />

Les capitaux se déplacent entre ces entreprises en fonction de leur profitabilité,<br />

délaissant celles qui ne rapportent pas le taux de profit moyen, les fermant<br />

le cas échéant pour aller s’investir ailleurs. Le taux de profit moyen luimême<br />

s’établit au travers d’un ensemble de mouvements moléculaires<br />

d’ouverture et de fermeture, de vente et d ’achat d’entreprises.<br />

Or l’URSS s’est développée sur une tout autre base, sur celle de la planification<br />

centralisée, non pas comme résultat de ce mouvement erratique du<br />

capital. La Russie a donc hérité de l’URSS des entreprises géantes intégrant<br />

souvent presque toute la gamme des produits d’une branche d’industrie<br />

donnée et ce que nécessite leur production. Ce gigantisme, cette concentration<br />

avaient dans une grande mesure permis l’industrialisation rapide de l’URSS.<br />

Mais, quel investisseur étranger peut faire fonctionner de façon profitable de<br />

tels géants industriels, et cela même s’il peut les racheter pour une somme<br />

symbolique ?<br />

Le grand capital a besoin d’unités très spécialisées, en ayant l’assurance<br />

qu’elles trouveront, pour fonctionner, d’autres entreprises complémentaires sans<br />

que se rompe la chaîne des approvisionnements et fabrications. C’est cela qui<br />

forme la trame du marché, et c’est précisément ce qu’on ne trouve pas en Russie.<br />

Cela pourra-t-il exister ? Tout ce que l’on peut dire, est que cela impliquerait<br />

– les économistes occidentaux l’affirment – de supprimer nombre d’entreprises<br />

et de condamner au chômage des millions de travailleurs. Or les<br />

bureaucrates ne s’y résolvent pas. Non par compassion, évidemment, mais<br />

quand un clan bureaucratique a mis la main sur une grosse entreprise qui lui<br />

donne un pouvoir social dans une ville ou une région, il n’a aucun intérêt à la<br />

fermer. Quand bien même une armada d’économistes occidentaux lui<br />

explique que ladite entreprise n’est pas rentable selon les critères du marché...<br />

Sur ce terrain, les bureaucrates-propriétaires trouvent facilement le soutien des<br />

bureaucrates de l’appareil étatique, à la fois parce que, individuellement, nombre<br />

de ces derniers y ont financièrement intérêt, mais aussi parce que, collectivement,<br />

les fermetures d’usines représentent un risque social pour la bureaucratie.<br />

L’économie de la débrouille<br />

Alors, qu’est devenue une économie russe où la planification a disparu et où<br />

on a privatisé 70 % de l’industrie et du commerce ? Comment même continue-<br />

41


42<br />

t-elle à tourner privée des structures institutionnelles qui l’avaient fait naître et<br />

se développer, sans qu’un autre cadre, le marché, les ait remplacées ? La<br />

réponse, là encore, ne peut faire abstraction de la réalité économique et sociale<br />

qu’ont forgée plus de soixante-dix ans d’existence de l’Union soviétique.<br />

Ces entreprises fonctionnent, quand elles y arrivent, selon des modes hérités<br />

de la période précédente, où les stratégies de survie l’emportent sur toute<br />

autre considération. Il n’y a plus de subventions centrales ? On fait avec celles<br />

de la région dont l’entreprise dépend. Nouvelles barrières douanières et internes<br />

ou pas, les directions continuent à traiter avec leurs anciens fournisseurs et<br />

clients. Avec plus de difficulté qu’avant, mais avec une efficacité qui tient aux<br />

liens personnels et de clan que, sous Brejnev, ces directions avaient noués, en<br />

marge de la planification centrale, avec les acteurs locaux de la vie économique<br />

et politique de la bureaucratie soviétique. Ce qui n’était alors que complémentaire<br />

est devenu le principal dans une économie de débrouille<br />

généralisée.<br />

On sait que l’effondrement du rouble durant l’été 1998 a malmené la nouvelle<br />

économie russe – import-export, commerce de luxe et surtout finance.<br />

Au passage, il a laminé une bonne partie de la petite bourgeoisie affairiste que<br />

l’on pouvait regarder comme le terreau d ’une future bourgeoisie.<br />

En cela, il a renforcé un obstacle à l’instauration du marché en Russie, en<br />

rendant encore plus inconsistante la couche sociale qui le ferait vivre. Ce sont,<br />

constatons-le à nouveau, les propres agissements des bureaucrates, même<br />

quand ils disent souhaiter la transformation de l’économie dans un sens capitaliste,<br />

qui se dressent devant elle. Car outre des spéculateurs internationaux,<br />

les bureaucrates ont été les premiers bénéficiaires du vidage des caisses de<br />

l’Etat que ce krach monétaire a consacré.<br />

Il a eu des répercussions dans toute la société, et surtout sur la population<br />

dont le niveau de vie a chuté d’un tiers. Mais c’est encore l’économie traditionnelle<br />

qui en été le moins affectée. Pour une raison simple : industrie et<br />

agriculture mènent en quelque sorte leur propre vie, non par choix, mais forcées<br />

par l’état de délabrement du tissu économique provoqué par le pillage des<br />

bureaucrates et nouveaux riches.<br />

Si cette crise a, un peu, stimulé la sphère productive (après le krach de<br />

1998, il a bien fallu produire sur place ce qu’on ne pouvait plus importer), ce<br />

sursaut a reposé presque uniquement sur les secteurs de l’industrie et de l’agriculture<br />

qui avaient survécu jusque là en quasi-autarcie. C’est-à-dire sur les<br />

entreprises nationalisées et la grande partie de celles, de droit privé, que les<br />

autorités locales ont régionalisées ou municipalisées.


Des sociétés très anonymes<br />

Dans l’industrie, on l’a dit, la plupart des entreprises ont été privatisées.<br />

Mais sous le sigle société anonyme désormais accolé à leur nom, on trouve<br />

une réalité des plus opaques. Ce manque de transparence propice aux prélèvements<br />

de la bureaucratie est une de ses vieilles habitudes que la privatisation<br />

n’a, bien sûr, pas fait disparaître. Et un des problèmes auxquels se heurtent<br />

constamment les hommes d’affaires, rappelait un rapport récent du FMI sur<br />

l’investissement en Russie, est de ne pouvoir savoir à qui appartient réellement<br />

une entreprise, au delà de la personne présentée comme son directeur ou<br />

son actionnaire principal.<br />

La loi de privatisation de 1992 stipulait qu’on distribuerait les avoirs<br />

industriels et commerciaux de l’Etat aux collectifs de travail, du manœuvre au<br />

directeur. Dans la pratique, les directions se sont arrangées pour racheter la<br />

part de certains travailleurs, nombre d’entre eux ne comprenant rien au système<br />

des coupons de privatisation ou ne voulant pas devenir actionnaires. Ce<br />

rachat de coupons a donné lieu à une bataille au couteau entre clans rivaux<br />

gravitant autour des entreprises. Le scénario a partout été le même : pour<br />

conserver son fief industriel, la direction s’appuya sur les liens noués de<br />

longue date avec les autorités locales ou ministérielles de tutelle.<br />

En cela, la privatisation de 1992-1994 a été, dans son principe comme dans<br />

ses modalités, le décalque économique du processus de désintégration politique<br />

de l’URSS. La propriété étatique a suivi la même voie que l’Etat : devenues<br />

indépendantes, de droit ou de fait, les autorités locales ont confisqué les<br />

entreprises relevant de leur juridiction. L’Etat n’ayant pas les moyens de s’y<br />

opposer, la loi de privatisation a entériné, a posteriori, ce rapport de forces.<br />

Bureaucrates, propriété privée et État en morceaux<br />

Le passage d’une forme publique à privée de la propriété sur les moyens de<br />

production n’est bien sûr pas neutre socialement. Il s’inscrit dans un processus<br />

qui ouvre la voie à la constitution de sociétés ayant des personnes morales ou<br />

physiques privées comme propriétaires. Mais, à l’étape actuelle, dans la majorité<br />

des cas et d’abord dans les secteurs clés de l’économie, cela n’a pas<br />

débouché sur l’apparition d’une bourgeoisie capitaliste d’un poids significatif.<br />

En fait, ce changement du droit reste en grande partie formel car le contenu<br />

concret des rapports de la bureaucratie aux entreprises industrielles reste le<br />

43


44<br />

même qu’avant, sauf que le propriétaire n’est plus l’Etat, mais les morceaux<br />

de cet Etat tombés aux mains des représentants de clans rivaux de la bureaucratie.<br />

Et la lutte pour les privilèges accolés à la propriété est toujours une<br />

rivalité pour le pouvoir, la participation à ce dernier conditionnant toujours<br />

l’accès aux privilèges.<br />

On l’a constaté lors de la vague de privatisations de 1996. Face à un Etat<br />

central de plus en plus affaibli, les mandataires des clans bureaucratiques se<br />

sont déchirés pour s’emparer de nouveaux lambeaux de la propriété étatique et<br />

de parts du gâteau détenu par leurs concurrents. Les seuls endroits où cela se<br />

passa différemment sont des régions russes (Tatarstan, Bachkortostan) ou<br />

d’ex-républiques soviétiques (Biélorussie, Kazakhstan, Turkménistan) dans<br />

lesquelles un pouvoir fort ou dictatorial a su fédérer sous sa coupe la bureaucratie<br />

locale après l’éclatement de l’URSS. Un phénomène qui illustre combien<br />

est organique le lien entre les volets politiques et économiques du<br />

comportement des bureaucrates.<br />

Il existe aussi, bien sûr, un pan de l’économie appartenant à des individus<br />

privés qui affichent un train de vie comparable à celui des capitalistes d’ici, et<br />

souvent le dépassant en ostentation. Mais, d’une façon ou d’une autre, ces propriétaires<br />

restent toujours assujettis au contrôle du pouvoir. Pour n’avoir pas<br />

trouvé un terrain d’entente avec celui-ci, 700 entreprises privées du Tatarstan<br />

ont dû fermer ou plier bagage. Dans les régions de Kirov ou Vologda, les autorités<br />

ont forcé les entreprises privées et publiques à fournir gratuitement leur<br />

production à leurs clients industriels et à la population. Et l’on pourrait multiplier<br />

les exemples de ce genre. Sans oublier ces formes de «contrôle» par les<br />

autorités que sont la corruption omniprésente et le racket des entreprises.<br />

Ce type de relations entre le pouvoir et les entreprises va du parrainage<br />

politique plus ou moins imposé à la mise en tutelle de tout l’appareil économique<br />

local par un gouverneur ou un maire de grande ville. En fin de compte,<br />

avec ses traits claniques et mafieux, tout cela n’est que la manifestation du<br />

mode particulier de domination que, sous un habillage renouvelé, la bureaucratie<br />

continue d’imposer à la société post-brejnévienne.<br />

Cela se voit encore mieux au niveau des super-nantis que sont ces membres<br />

de la bureaucratie qualifiés d’oligarques. Aucun n’aurait pu atteindre la<br />

surface financière qu’on leur prête sans la protection des principaux clans de<br />

la bureaucratie et de leurs chefs politiques.<br />

Ainsi le groupe Menatep, créé à la fin des années quatre-vingt à l’initiative<br />

du haut appareil du Komsomol, le mouvement officiel de la Jeunesse soviétique.<br />

Ou le groupe Most que dirigent Goussinski et Khaït sous la houlette de


Loujkov, ce maire qui impose sa protection aux entreprises de la capitale.<br />

Berezovski, on le sait, eut Eltsine pour parrain. Celui de Potanine, patron<br />

d’Onexim, est Tchoubaïs, conseiller et ancien ministre d’Eltsine. Quant à Gaïdar,<br />

ex-lieutenant d’Eltsine, il est le protecteur attitré d’Alfabank. Et les rois<br />

de l’aluminium sibérien, les frères Tchernoï, ont eu besoin du général Lebed<br />

pour écarter les envieux qu’ils faisaient naître. Ils l’ont donc fait élire à la tête<br />

de la province de Krasnoïarsk et Lebed y a gagné, entre autres, le surnom de<br />

«gouverneur de l’aluminium». N’oublions pas un personnage moins connu,<br />

Aven, qui doit à la bienveillance de Poutine sa récente percée dans les affaires<br />

et d’avoir soufflé le gisement de gaz de Kovikta à BP-Amoco.<br />

Les banques russes et leur rôle<br />

En Occident, quand le grand capital achète, vend ou fusionne des entreprises,<br />

il n’hésite pas à détruire massivement des emplois, des moyens de production,<br />

la vie de régions entières. C’est la loi du profit, ou plutôt du marché,<br />

nous dit-on...<br />

En Russie, les bureaucrates n’ont retenu de ce fonctionnement que ses<br />

aspects les plus spéculatifs et pillards. Pour eux, il s’agit de faire beaucoup<br />

d’argent, le plus vite possible, et par tous les moyens. Voilà à quoi leur servent<br />

ces 4000 banques commerciales qui ont surgi entre 1990 et 1992, chaque clan<br />

de la bureaucratie ayant tenu à disposer de son propre organe financier.<br />

Telle SBS-Agro qui, via la désormais célèbre Bank of New York, a blanchi<br />

7 milliards de dollars détournés par les proches d’Eltsine, les banques russes<br />

ne sont évidemment pas que des relais sur le chemin de comptes off-shore<br />

pour tout ce que la bureaucratie vole dans le pays. Elles lui servent aussi à spéculer<br />

contre son propre Etat. Ainsi, en 1997-1998, on a vu ces banques saigner<br />

à blanc l’Etat russe en lui reprêtant à des taux usuraires ce que la bureaucratie<br />

lui avait volé, quand, pris à la gorge, il empruntait à 250 % sur trois mois. En<br />

souscrivant ces obligations d’Etat, les GKO, les banques ont soutiré à l’Etat<br />

des sommes énormes. Elles les ont aussitôt placées dans des paradis fiscaux,<br />

ne voulant bien sûr rien garder en Russie. Sans un sou en caisse, elles se déclarèrent<br />

donc en défaut de paiement quand il fallut solder les comptes, le rouble<br />

ayant bien sûr fini par s’effondrer. Elles laissaient les finances publiques<br />

dévastées et, parfois, une ardoise aux banquiers occidentaux qui leur avaient<br />

prêté de quoi spéculer car, eux aussi, avaient voulu profiter du pillage de l’Etat<br />

russe.<br />

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46<br />

A la Une de la revue Expert du 20 mars 2000 : «La cote des banques russes»... toutes,<br />

sauf une demi-douzaine, sont officiellement en faillite !


Mais les financiers occidentaux ont beau réclamer – avec culot – leur<br />

argent, ou que l’Etat russe ferme ces banques, ils attendent toujours. L’Etat ne<br />

peut ni ne veut rien faire. Et malgré leur banqueroute, les banques russes poursuivent<br />

leur activité, par exemple, en couvrant le lancement par l’Etat russe<br />

d’un nouvel emprunt de cinq milliards de dollars qui va à nouveau vider ses<br />

caisses et remplir celles de qui contrôle ces banques. L ’histoire se répète...<br />

La Bourse ou la vie (version russe)<br />

Tout le monde sait qu’il y a aussi une Bourse à Moscou. On pourrait y voir<br />

une contradiction avec ce qui a été dit précédemment puisque, en principe,<br />

une Bourse sert à vendre et acheter des actions, donc des entreprises. Mais pas<br />

en Russie.<br />

La quasi-totalité des entreprises, y compris les sociétés privées, sont absentes<br />

de la Bourse de Moscou. 90 % de la capitalisation boursière y dépendent<br />

de... dix entreprises, surtout du secteur énergétique, dont on a vu comment<br />

elles se protègent du capital étranger. La première d’entre elles, le géant gazier<br />

mondial Gazprom, est bien enregistrée en Russie. Mais c’est à Wall Street<br />

qu’a eu lieu son introduction (minoritaire) en Bourse, et c’est à New York<br />

qu’elle lève des emprunts, bien sûr pas à Moscou que fuient les capitaux.<br />

Au 1 er mars 2000, l’activité boursière russe totale atteignait l’équivalent de<br />

76 millions de dollars échangés chaque jour. Trois fois moins qu’en Pologne,<br />

25 fois moins qu’en Chine, ne parlons pas des grands pays industriels. Mais<br />

qui croira que la valeur totale des entreprises de l’immense Russie serait trois<br />

fois moindre que celle de leurs homologues polonaises, alors que la proportion<br />

réelle est sans doute inverse ?<br />

En fait, sous cette proportion boursière aberrante, c’est tout le comportement<br />

de la bureaucratie russe qui transparaît : son refus de laisser les capitaux<br />

étrangers et éventuellement russes mettre la main sur ce qu’elle considère<br />

comme ses entreprises, et finalement son refus de créer un marché.<br />

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48<br />

l'Etat russe dans le bourbier tchétchène.


État fantômatique<br />

et spectre d’un pouvoir fort<br />

Les dirigeants occidentaux affectent de croire qu’Eltsine parti, Poutine tentera<br />

de sortir le pays de sa profonde crise économique. Il a en effet paru annoncer<br />

une inflexion de la politique du Kremlin en matière économique.<br />

Prenant la pose de qui projetait de mettre de l’ordre dans le pays et l’économie<br />

en particulier, Poutine s’est déclaré favorable à un protectionnisme et à<br />

un interventionnisme étatique accrus dans les domaines décisifs pour le pouvoir<br />

– complexe militaro-industriel, recherche, secteurs pétrolier et gazier,<br />

voire bancaire.<br />

Ni les mots ni le projet qu’ils sont censés recouvrir n’ont pourtant grand<br />

chose de neuf. Ayant constaté depuis six ou sept ans que les réformes<br />

d’Eltsine, loin de produire l’effet stabilisateur annoncé, poussaient à l’affaiblissement<br />

de l’économie et de l’Etat, bien des dirigeants russes ont tenté<br />

d’appliquer ces mesures dont on prête le projet à Poutine. Sans résultat.<br />

Car la question n’est pas principalement affaire d’intentions, sinon il y a<br />

beau temps que la Russie aurait réintégré le marché mondial avec une économie<br />

fonctionnant sur des bases capitalistes. Le problème se situe ailleurs :<br />

l’Etat russe reste impuissant à s’opposer aux forces qui désagrègent la société,<br />

et donc à modifier le cours des choses. Ces forces sont la résultante aveugle de<br />

l’activité d'une foule de bureaucrates affairistes lancés, chacun pour soi, dans<br />

une course à l’enrichissement. Or celle-ci épuise toute possibilité de développement<br />

ultérieur en asséchant les sources qui pourraient irriguer une économie<br />

de marché.<br />

Un engagement massif du grand capital international pourrait-il y suppléer<br />

? Constatons que la situation l’en dissuade, s’il en a jamais eu l’intention<br />

et les moyens. Car, et Trotsky l’affirmait voici plus de soixante ans, l’impérialisme<br />

n’a sans doute plus cette énergie ni cet esprit de conquête (en l’espèce,<br />

de reconquête) qui caractérisait la bourgeoisie au XIX e siècle. Du coup, l’Etat<br />

russe, sans moyens ni pouvoir réel, doit faire avec une situation ingérable.<br />

Ce n’est pas de le voir intervenir dans ce qui reste de première importance<br />

pour lui, telle la sécurité militaire, qui prouverait le contraire. Car s’il assure<br />

un service minimum, et odieusement maximum en Tchétchénie, il ne le peut<br />

qu’en mobilisant toutes ses ressources. Et parce que le moratoire international<br />

49


50<br />

constatant la déroute de ses finances a dispensé la Russie, en 1999, de rien verser<br />

à ses créditeurs tandis que le triplement des cours du pétrole renflouait un<br />

peu ses caisses.<br />

Qu’y restera-t-il après plusieurs mois d’une guerre où, comme lors de la<br />

précédente, une nuée de parasites militaires et civils se sera remplie les<br />

poches ? On ne le devine que trop. En fait, tout indique que Poutine n’a les<br />

moyens ni financiers ni surtout politiques de mettre au pas les hauts bureaucrates<br />

et la foule des bureaucrates, affairistes et autres parvenus du régime.<br />

Mais un homme du KGB ayant été élu président, on a de nouveau entendu<br />

un refrain qui retentit régulièrement en Russie depuis dix ans : celui de la<br />

nécessaire main de fer au pouvoir, pour les uns, celui de la dictature qui<br />

menace, pour les autres.<br />

Il n’a évidemment échappé à personne que Poutine en tient pour la manière<br />

forte. Mais au delà des effets d’épaulette du colonel Poutine, on ne discerne<br />

guère les moyens qu’il aurait d’instaurer sa dictature. En revanche, on voit<br />

bien l’intérêt de la bureaucratie dans son ensemble à ne pas le laisser faire.<br />

Eltsine avait eu beau se voter, fin 1993, une Constitution lui donnant plein<br />

pouvoir, plus que d’alcoolisme c’est d’un manque de pouvoir croissant qu’il a<br />

souffert jusqu’à ce qu’il passe la main. Car les privilégiés du régime savent<br />

qu’un renforcement du pouvoir central ne pourrait se faire qu’aux dépens de<br />

ceux qui exploitent sa faiblesse pour s’enrichir.<br />

On a d’ailleurs vu, il y a un an, le premier ministre Primakov (qui avait<br />

dirigé le KGB et que certains qualifiaient d’homme fort) se briser sur cet obstacle.<br />

Il avait lancé une «campagne de décriminalisation de l’économie»,<br />

annonçant que des «places dans les prisons et les camps d’internement<br />

(seraient) libérées pour accueillir les délinquants économiques». Des proches<br />

d’Eltsine se sentirent d’autant plus visés que Primakov lorgnait sa place. Ils<br />

n’en firent qu’une bouchée.<br />

Féodalisation et délitement de l ’État<br />

Ce rapport de forces n’est pas plus favorable à Poutine qu’hier à Primakov.<br />

S’agissant des relations avec les chefs régionaux de la bureaucratie, la position<br />

de celui qui incarne désormais le pouvoir central s’est même encore<br />

affaiblie.


Il y a des années que les leaders des régions n’en font qu’à leur tête. Gouverneurs<br />

et présidents de républiques lèvent des impôts qu’ils refusent de<br />

reverser au centre. Ils traitent directement affaires avec l’étranger. Trois des<br />

89 régions russes jouissent d’une extraterritorialité de fait, abritées derrière un<br />

statut reconnu de zone franche. La plupart se passent de statut pour agir de<br />

même.<br />

Le Kremlin restant groggy après le krach de 1998, les régions ont dû, seules,<br />

tenter d’en endiguer les conséquences : le poids de leurs gouverneurs s’en<br />

est accru. Cela a renforcé les tendances centrifuges des régions et leur propension<br />

à nouer des liens entre elles par dessus la tête d’un pouvoir central hors<br />

jeu. Quant aux firmes occidentales, elles alimentent ces tendances ne serait-ce<br />

qu’en court-circuitant le centre quand elles négocient directement avec les<br />

autorités locales selon des règles édictées par elles seules.<br />

Ce phénomène ne concerne pas que l’économie. Le Tatarstan dispose de sa<br />

propre légation dans 15 pays étrangers, une dizaine de républiques russes le<br />

talonnent de près en cela et 55 régions russes sont en relation directe avec la<br />

Biélorussie. En 1998, sept républiques russes ont conclu des traités avec la<br />

Turquie et la République turque de Chypre en violation ouverte de la constitution<br />

fédérale et de la politique extérieure du Kremlin, sans que ce dernier y<br />

puisse rien.<br />

Expression de la féodalisation du pays conduite par les potentats locaux de<br />

la bureaucratie, on a vu se créer, en 1999, des blocs électoraux dirigés par les<br />

chefs des provinces. Leur programme ? Monnayer leur soutien électoral au<br />

Kremlin contre la reconnaissance de la quasi-indépendance de ces si mal nommés<br />

officiellement «sujets de la Fédération de Russie».<br />

Evidemment, pour mettre au pas pareille engeance, un pouvoir fort serait<br />

indispensable. Alors que la Russie s’enfonce dans le chaos et la clochardisation<br />

économique, que l’Etat se délite au sommet et pourrit sur pied dans les<br />

régions livrées à la rapacité des barons-voleurs, la question n’est pas de savoir<br />

si une main de fer est nécessaire pour briser cette spirale infernale. Mais à<br />

quelle classe elle appartiendrait, au profit de quelle fraction de la société et<br />

contre quelle autre elle agirait.<br />

Une population dépouillée<br />

L’écrasante majorité de la population est la grande perdante de tout ce qui<br />

s’est produit en Russie depuis une dizaine d’années. Les soi-disant<br />

51


52<br />

Vendeur SDF du journal Na Dnié (Ceux<br />

qui ont touché le fond).<br />

Enseignante retraitée demandant de l'aide<br />

sur des habits qu'elle propose aux<br />

passants.<br />

A Ourioupinsk, dans la Russie profonde, l 'Audi d'un nouveau riche à côté d'une carriole de<br />

paysan.


démocrates et autres porte-parole d’une bureaucratie pressée d’endosser le<br />

costume du bourgeois, lui avaient promis monts et merveilles, démocratie et<br />

prospérité.<br />

Eh bien, ce n’a pas été l’Amérique, ni même le Pérou, du moins pour la<br />

population. Pour elle, cela ressemble non pas à l’Eldorado de la légende, mais<br />

au Pérou enfoncé dans la misère par le pillage impérialiste, et encore, avec<br />

même pas autant d’investissements occidentaux.<br />

La fin de la terreur et la démocratie ? Une sinistre blague dans un pays où<br />

le KGB trône à la présidence et où les oligarques contrôlent les médias, sans<br />

oublier ce qui se passe en Tchétchénie ou la terreur que la mafia fait régner un<br />

peu partout.<br />

La prospérité en Russie ? Parlons-en ! Des salaires impayés des mois<br />

durant, dont le pouvoir d’achat ne cesse de dégringoler ; des pensions dérisoires<br />

qui poussent les retraités vers la tombe ; des entreprises qui ne fonctionnent<br />

plus, ou seulement de temps en temps ; des services publics laissés à<br />

l’abandon par un Etat désolvabilisé ; des écoles où les enseignants demandent<br />

à des parents aussi pauvres qu’eux qu’ils les nourrissent ; une médecine<br />

publique encore gratuite, mais où, quand on n’a pas les moyens de se faire soigner<br />

dans le privé, on doit apporter médicaments et nourriture avant de se faire<br />

hospitaliser ; 40 000 enfants abandonnés vivant dans la rue rien qu’à Saint-<br />

Pétersbourg ; une mortalité en hausse et une population qui a diminué de trois<br />

millions en huit ans, malgré l’afflux des Russes des anciennes républiques<br />

soviétiques ; la gangstérisation de la vie publique ; une mendicité et une prostitution<br />

partout visibles, gonflées par la paupérisation d’une population dont la<br />

moitié vit en dessous du minimum vital officiel...<br />

La liste est longue de ce qui rappelle chaque jour à la population ce qu’elle<br />

a perdu avec la fin de l’URSS. Mais cela n’empêche pas les parvenus russes<br />

de lui reprocher sa «nostalgie du communisme». Ni, ici, des commentateurs<br />

d’avoir l’indécence de s’en étonner ou, tel le Nouvel Observateur, d’y voir<br />

l’effet des «résistances de la tradition (face aux) agressions de la modernité».<br />

Et ne cherchez surtout pas à comprendre, avertit-il en tête des 60 pages qu’il a<br />

consacrées à la Russie : selon lui, «toujours l’âme russe (vous) échappe» ...<br />

Côté «modernité», les Russes sont libres d’aller à l’étranger ! Côté «âme<br />

slave», ils ont le mauvais goût de constater qu’ils n’en ont pas les moyens. Ils<br />

se souviennent même avec nostalgie de l’époque, toute proche, où ils pouvaient<br />

voyager à l’intérieur du pays, un luxe désormais, vu les tarifs des<br />

trains – et ne parlons pas des voyages en avion, pourtant indispensables dans<br />

ce pays immense.<br />

53


54<br />

Les produits occidentaux que l’on voyait au cinéma, et qui pouvaient faire<br />

rêver, on les trouve maintenant en magasin. Mais sans pouvoir se les payer,<br />

sauf des articles de piètre qualité, voire frelatés, que l’Occident écoule en<br />

Russie.<br />

A Moscou, la situation paraît plus enviable, ne serait-ce que parce que ses<br />

habitants profitent un peu des retombées de la présence des compagnies étrangères<br />

ou des miettes tombées de la table des nouveaux riches du cru. Face au<br />

Kremlin, le GOUM, jadis galerie marchande populaire, n’abrite plus que des<br />

boutiques de luxe comme son voisin, le rutilant nouveau complexe commercial<br />

du Manège. Mais même dans la capitale où les salaires sont plus ou moins<br />

versés et bien supérieurs au reste du pays, seuls les riches achètent dans de tels<br />

endroits ou dans l’immense IKEA qui vient d’ouvrir. Les très riches, eux, font<br />

leurs emplettes aux Etats-Unis, en Angleterre ou en France.<br />

En province, où vit la majorité des Russes, on n’a pas même le reflet du<br />

marché dans des vitrines inaccessibles. L’aspect des villes et des magasins y<br />

semble inchangé, sauf qu’il s’est dégradé en dix ans. Comme le sort de la<br />

population. Et si elle n’a pas encore tout à fait sombré dans la misère, alors<br />

que les salaires réels ont chuté de 30 % en 1999 et qu’on annonce qu’ils perdront<br />

encore 20 % cette année, c’est que les entreprises continuent à assurer<br />

un filet social protecteur minimum.<br />

Même en chômage technique, les travailleurs viennent s’y nourrir à la cantine<br />

pour quelques sous. Elles fournissent encore un logement bon marché,<br />

des centres de loisirs pour les enfants, de vacances pour le personnel, parfois<br />

l’accès à une polyclinique.


La classe ouvrière russe aujourd ’hui<br />

Quant à envoyer ces usines à la casse, les autorités ont pu vérifier que cela<br />

risquait d’entraîner des réactions dépassant de beaucoup le cadre de l’entreprise<br />

concernée. Dans les régions minières, là où des puits menaçaient de fermer,<br />

enseignants, hospitaliers, employés de centrales électriques, eux aussi<br />

sans salaires depuis des mois, ont souvent rejoint les mineurs qui bloquaient<br />

routes et voies ferrées. Le pouvoir a fait le gros dos. Il a promis, ici de maintenir<br />

les mines en exploitation, là de verser les arriérés de salaire, sachant que<br />

les grévistes et les manifestants avaient le soutien de la population – et parfois<br />

d’autorités locales, qui seraient en première ligne en cas d’explosion de colère<br />

d’autant plus violente que désespérée.<br />

Poutine avait menacé de prison les grévistes coupant les voies de communication.<br />

Mais il n’en a rien fait, bien que des conflits sociaux aient éclaté par<br />

endroits malgré l’atmosphère d’union sacrée que le régime tentait d’imposer<br />

avec la guerre en Tchétchénie.<br />

Et comment la classe ouvrière ne réagirait-elle pas quand elle voit son sort<br />

empirer de façon dramatique ! Elle le fait souvent le dos au mur, simplement<br />

pour survivre, pour toucher les salaires non versés.<br />

Dans certains cas exceptionnels, on a vu aussi des travailleurs s’opposer<br />

aux manœuvres que les privatisations permettent, telle la vente d’une entreprise.<br />

Ici et là, des ouvriers ont expulsé leur direction, occupé leur usine et<br />

l’ont fait tourner à leur compte.<br />

Ce qu’en février un journal moscovite qualifiait de «guerre de reprise des<br />

entreprises» a parfois donné lieu à de véritables batailles rangées entre les grévistes<br />

aidés d’habitants des environs et les hommes de main de la direction,<br />

appuyés ou non par la police anti-émeute. Mais quand la presse parle de<br />

guerre, c’est d’abord au sens de celle que se livrent autour de ces entreprises<br />

les autorités, l’ancienne direction et des candidats à la reprise. Ces protagonistes<br />

s’affrontent, sur le terrain, par bandes de mafieux interposées et, devant les<br />

tribunaux, en exhibant chacun des titres de propriété opposés, mais tous plus<br />

incontestables les uns que les autres car certifiés par le niveau de l’autorité qui<br />

soutient chacun des prétendants.<br />

Souvent, en effet, la direction s’est arrangée pour provoquer la banqueroute<br />

de l’entreprise afin de la revendre à vil prix, en échange de<br />

55


56<br />

compensations substantielles pour elle, en choisissant le plus offrant en la<br />

matière. Forcément, cela lèse des bureaucrates qui voient une proie leur<br />

échapper. Cela explique que certains détenteurs de l’autorité aient eux-mêmes<br />

avertis les travailleurs de ce qui se tramait, déclenchant l’occupation de<br />

l’entreprise. Dans certains cas, elle dure depuis plus d ’un an.<br />

Des propriétaires sans légitimité reconnue<br />

Un facteur déterminant tient au fait que la majorité de la population ne<br />

reconnaît aucune légitimité aux propriétaires en titre qu’elle considère comme<br />

des voleurs. Que ceux-ci aient acheté, légalement ou non, la majorité des<br />

actions n’y change rien : leur fortune, nul n’en doute, provient du pillage et<br />

d’activités criminelles. Personne n’a oublié que la même entreprise, qui avait<br />

été construite avec des fonds d’Etat et la sueur des travailleurs, fonctionnait<br />

sans patron, il y a peu encore.<br />

Résultat à première vue inattendu, ce sont précisément les luttes de clan<br />

autour des privatisations qui font resurgir ce lointain écho socialiste dans la<br />

situation actuelle comme un obstacle supplémentaire face à la stabilisation des<br />

rapports de propriété que les lois de privatisation sont censées garantir.<br />

Et il ne faut pas s’étonner de voir, dans ces conflits, les travailleurs recevoir<br />

l’appui des autorités locales ou de secteurs de la bureaucratie centrale,<br />

soit que la revente de l’entreprise les frappe directement, soit qu’ils ne veuillent<br />

pas laisser des investisseurs étrangers mettre la main sur elle.<br />

Evidemment, ces «entreprises du peuple», comme on les appelle, n’existent<br />

pas seulement par la volonté des travailleurs, mais avec l’accord au moins<br />

tacite de pans de l’appareil judiciaire, bancaire ou politique de la bureaucratie.<br />

Et quand certains de ces secteurs interviennent activement aux côtés des<br />

«entreprises du peuple», une chose est certaine – certains grévistes ont malheureusement<br />

pu le constater –, c’est toujours pour des raisons propres à la<br />

bureaucratie qui, tôt ou tard, se retournent contre les travailleurs.<br />

La seule force pour les révolutionnaires<br />

Malgré l’effondrement de la production, la classe ouvrière reste forte de<br />

dizaines de millions de travailleurs. Elle représente une force sociale potentielle<br />

considérable qui pourrait et, en tout cas, aurait intérêt à remettre de


l’ordre dans le chaos où la bureaucratie a précipité la société. Ce serait même<br />

la seule force sociale capable de procéder à cette œuvre de salubrité publique<br />

et d’entraîner à sa suite des couches sociales plus larges, écœurées par le pillage<br />

auquel se livrent les nouveaux riches et la bureaucratie.<br />

Pas plus en Russie que dans n’importe quel pays au monde, la classe<br />

ouvrière ne se pose le problème en termes de réorganisation et de direction de<br />

la société. Et fondamentalement, en Russie pour les mêmes raisons qu’ailleurs<br />

: il n’y a aucun parti qui défende en son sein un tel programme. Et ceux<br />

qui, en Russie, prônent l’instauration d’un régime fort, qu’ils entourent Poutine<br />

ou qu’ils se situent dans l’opposition, ne le font, bien sûr, en aucun cas au<br />

nom des intérêts politiques et sociaux du prolétariat.<br />

Mais il ne faudrait pas oublier que la classe ouvrière russe supporte encore<br />

les contre-coups de décennies de dictature. Et d’abord sous la forme d’une<br />

rupture de la transmission vivante, militante, de traditions de lutte, d’organisation<br />

et de politique ouvrière. Même longtemps après la fin du stalinisme proprement<br />

dit, le régime a continué à interdire par des méthodes policières toute<br />

forme d’organisation indépendante du prolétariat pour défendre ses droits<br />

même les plus élémentaires.<br />

A cela s’ajoute le fait que, nulle part hors des frontières de l’URSS – et cela<br />

depuis les années trente –, la classe ouvrière n’est intervenue sous son propre<br />

drapeau, n’a mené de grandes luttes victorieuses qui auraient pu servir<br />

d’exemple et d’encouragement aux travailleurs soviétiques.<br />

C’est dans ce contexte international de recul du mouvement ouvrier que le<br />

prolétariat soviétique dut se défendre comme il le pouvait. Et il ne le pouvait<br />

guère quand, à l’époque stalinienne, un retardataire à l’usine se voyait accuser<br />

de sabotage, au risque d’être envoyé en camp, et que toute contestation du<br />

régime, même individuelle, était systématiquement réprimée.<br />

Dès que la dictature se fit un petit peu moins sentir, au début des années<br />

soixante, des grèves éclatèrent, notamment dans quatorze des plus grandes<br />

villes. A Novotcherkassk, en avril 1962, les événements prirent un tour explosif.<br />

Confrontés à une baisse des salaires en même temps qu’au doublement du<br />

prix de certaines denrées, les ouvriers de la plus grande usine de la ville manifestèrent<br />

en nombre. L’armée tira : on avance le chiffre de 700 morts, même si<br />

les autorités n’en reconnaissent toujours «que» 85. Le Praesidium envoya<br />

deux de ses membres diriger la répression : les tribunaux prononcèrent des<br />

peines de mort et de déportation. Mais rien ne filtra dans la presse car le<br />

régime ne pouvait se permettre de dévoiler comment il traitait les travailleurs<br />

défendant leur dignité et leurs droits contre lui.<br />

57


58<br />

C’est que ce régime prétendait toujours incarner le pouvoir de la classe<br />

ouvrière. Il n’en fallait d’ailleurs pas plus pour que toute une partie de la petite<br />

bourgeoisie pseudo-démocratique assimile la classe ouvrière au régime<br />

qu’elle exécrait. Car, et c’était dans la logique de la dictature, le régime entendait<br />

dicter sa loi dans tous les domaines, y compris ceux de la littérature, de<br />

l’art, de la science sur lesquels régnaient les Jdanov, Mitchourine et consorts.<br />

Toute une fraction de la petite bourgeoisie intellectuelle, du moins celle<br />

qui ne se reniait pas en se transformant en auxiliaire de la police de la pensée,<br />

ne supportait plus que le régime, surtout après le dégel khrouchtchévien, prétende<br />

décider de ce qu’elle pourrait dire, lire – et surtout ne pas lire. Le samizdat<br />

(littéralement, ce que l’on édite soi-même, hors de toute censure<br />

gouvernementale) fit les beaux jours de la dissidence sous Brejnev.<br />

Quel qu’ait été le courage individuel des dissidents face à Andropov, alors<br />

chef du KGB ayant sous ses ordres un certain Poutine, la majorité des dissidents<br />

vouaient un mépris tenace au prolétariat soviétique. Ils n’ignoraient pas<br />

qu’en plusieurs occasions, malgré une répression impitoyable sous<br />

Khrouchtchev, puis Brejnev, des grèves avaient eu lieu, avec parfois un caractère<br />

insurrectionnel. Mais la dissidence, qui dans sa grande majorité avait les<br />

yeux tournés vers l’Occident et son mode de vie, reprenait les préjugés de<br />

classe ayant cours dans la société capitaliste. D’autant qu’en URSS même, la<br />

petite bourgeoisie et des pans entiers de la bureaucratie aspiraient de plus en<br />

plus à asseoir leurs privilèges et niveau de vie sur l’exploitation assumée et<br />

revendiquée de la classe ouvrière.<br />

Petite bourgeoisie «démocratique» et classe ouvrière<br />

Cette attitude de la petite bourgeoisie soviétique, en particulier de l’intelligentsia,<br />

pesa lourd dans la seconde partie des années quatre-vingt. La glasnost<br />

gorbatchévienne lui permettant de s’exprimer sans contrainte, la petite bourgeoisie<br />

ne se priva pas d’apporter son soutien aux dirigeants qui lui paraissaient<br />

aller dans son sens. Elle se fit leur haut-parleur auprès de l’opinion<br />

publique, dans les médias, les meetings, les manifestations nombreuses qui<br />

avaient alors lieu.<br />

Cette période vit aussi la classe ouvrière se manifester dans les grandes<br />

grèves de mineurs en 1990. Mais c’est au nom de considérations démocratiques<br />

bien trop générales pour menacer en quoi que ce soit le régime et,


surtout, pour que la classe ouvrière y ait rien à gagner, qu’on l’appela à se<br />

mobiliser.<br />

La classe ouvrière partageait sans doute bien des illusions de la petite bourgeoisie<br />

quant à la prétendue démocratie que promettait Eltsine. Mais loin<br />

d’aider les travailleurs à y voir clair, les soi-disant démocrates firent tout pour<br />

les convaincre de soutenir le camp de la bureaucratie qu’incarnait Eltsine.<br />

Cela au nom de prétendues réformes s’inscrivant dans la perspective du rétablissement<br />

du marché, présenté comme synonyme de plus de liberté et d’une<br />

amélioration du niveau de vie des masses.<br />

Il faut bien le dire, à cette époque où la classe ouvrière n’était pas encore<br />

frappée de plein fouet par la crise, la disparition de l’URSS et l’effondrement<br />

de son niveau de vie, il n’y eut aucune organisation et pratiquement personne<br />

pour défendre devant le prolétariat une autre perspective qui aurait été<br />

conforme à ses intérêts de classe. Aucune force ne chercha à lui montrer en<br />

quoi et comment il aurait pu mettre à profit cette période d’effervescence<br />

généralisée pour défendre sa propre politique devant toute la société.<br />

A cette époque décisive, seule une intervention consciente de la classe<br />

ouvrière aurait pu sauver l’URSS de la course à la désintégration où l’entraînait<br />

la bureaucratie avec le soutien actif de la petite bourgeoisie.<br />

Ce ne fut pas, mais c’était la seule politique que des militants authentiquement<br />

communistes auraient dû essayer de défendre. En tout cas, il n’y avait,<br />

pour eux comme pour Trotsky à son époque, aucune autre force sociale que le<br />

prolétariat sur laquelle fonder une perspective, aussi modeste fût-elle, étant<br />

donné l’extrême faiblesse – dans l’URSS des années quatre-vingt comme<br />

maintenant en Russie, et comme d’ailleurs dans le reste du monde – du mouvement<br />

révolutionnaire.<br />

Le seul gage d’avenir<br />

Ce programme et cette politique auraient fixé comme objectif à la classe<br />

ouvrière de se battre pour débarrasser la société soviétique de ses parasites,<br />

pour les empêcher de piller la propriété étatisée, pour redonner tout son sens et<br />

toute sa force à la planification, en faisant appel au contrôle des producteurs et<br />

des consommateurs mobilisés dans des organismes de classe. Des soviets, où<br />

ils n’auraient accepté aucun représentant de la bureaucratie et, bien sûr, de la<br />

bourgeoisie renaissante, tout en veillant à ne pas se laisser séduire ni tromper<br />

59


60<br />

par cette fraction de l’intelligentsia qui se faisait le chantre de l’économie<br />

marchande en lui assimilant la liberté.<br />

Cela, constatons-le, ne s’est pas produit. L’URSS a été démembrée, la propriété<br />

étatisée en grande partie supprimée, et la planification a disparu, tandis<br />

que le pays s’enfonce dans le chaos et la population se paupérise. Mais cette<br />

perspective que nous avons esquissée à grands traits reste encore la seule<br />

valable, même si la planification et la propriété collective des moyens de production<br />

sont désormais à reconstruire.<br />

Car, dans son malheur, la classe ouvrière ex-soviétique profite encore<br />

d’une sorte de sursis, en ce sens que la bureaucratie, si elle détruit tout, détruit<br />

aussi les bases qui permettraient à une authentique bourgeoisie de prendre<br />

corps dans la société. Tant que celle-ci n’aura pas pris racine et noué d’innombrables<br />

liens de dépendance à son égard dans tout le corps social sur la base de<br />

la propriété privée, les tâches qui restent posées à la classe ouvrière ne se<br />

poseront pas avec autant de difficultés, au moins sous cet angle, que dans une<br />

société capitaliste dominée par une bourgeoisie nombreuse et puissante.<br />

* * *<br />

Dans l’histoire déjà biséculaire du mouvement ouvrier, on le sait, les pays,<br />

les nations se sont passé le flambeau. La France et la Grande-Bretagne, au<br />

début, l’Allemagne ensuite, puis la Russie, la flamme de la révolution a parcouru<br />

bien du chemin et connu bien des vicissitudes. La révolution russe a<br />

énormément apporté, et pas seulement à son époque, aux révolutionnaires et à<br />

la classe ouvrière du monde entier, en particulier d ’Occident.<br />

Il ne serait que justice qu’aujourd’hui nous puissions nous acquitter de<br />

notre dette devant la classe ouvrière russe. Malheureusement, nous n’en sommes<br />

pas capables. Et pour paraphraser Lénine, nous ne savons pas d’où – estce<br />

d’ici, est-ce de là-bas ? – surgira à nouveau l’étincelle qui allumera le feu<br />

de la révolution prolétarienne.<br />

En revanche, ce dont nous sommes certains, c’est que c’est le fonctionnement<br />

même du capitalisme mondial qui fera surgir, où que ce soit, mais finalement<br />

partout dans le monde, les fossoyeurs de cette société qui a produit les<br />

horreurs du colonialisme, de deux guerres mondiales en un siècle, du fascisme,<br />

de l’Holocauste, des massacres pour s’opposer à la décolonisation,<br />

cette société qui a produit le racisme aussi bien en Allemagne qu’aux Etats-<br />

Unis.


Et même s’ils ont échoué, on ne peut pas reprocher, au contraire, aux révolutionnaires<br />

d’Octobre d’avoir essayé.<br />

Puissions-nous au moins en faire autant.<br />

A la vue des Izvestia (Les Nouvelles) du 15 octobre 1999 : «Les ouvriers de la cellulose<br />

sont pour la dictature du prolétariat». Sous la photo des ouvriers du TsBK de Vyborg face<br />

aux homme armés et cagoulés de la police : «La bataille pour la propriété «du peuple»».<br />

61


62<br />

ANNEXE<br />

Droit privé et réalité bureaucratique :<br />

l’exemple de l’agriculture ex-soviétique<br />

Derrière l’aspect d’une économie privatisée, la réalité diffère fortement de<br />

ce que le statut juridique des entreprises pourrait laisser penser. Car cette<br />

modification du droit s’est opérée dans une société où la couche sociale dominante<br />

concevait la privatisation comme un moyen de s’enrichir et non pas de<br />

transformer et de faire fonctionner l’économie sur de telles bases, contrairement<br />

au credo officiel.<br />

On mesure, par exemple, toute la différence entre le droit et la manière<br />

dont il est ou pas appliqué, dans le fait que le sol n’est toujours pas privatisé<br />

bien qu’on ait promu, dès 1990, des réformes en ce sens.<br />

Eltsine avait voulu susciter l’enthousiasme pour une agriculture privée en<br />

même temps qu’il faisait distribuer les logements et des parcelles de terrain à<br />

presque toute la population urbaine. Au delà de la présentation de la<br />

chose – tout le monde le devenant, la mentalité de propriétaire aurait imprégné<br />

la société et facilité le passage au marché –, il s’agissait de pallier les nouvelles<br />

difficultés de ravitaillement. Face à la désorganisation de la production et<br />

de la distribution, on renvoyait la population à ses oignons ! Pour manger de<br />

façon équilibrée et à moindre coût, elle n ’avait qu’à cultiver son jardin...<br />

Hormis ces parcelles, qui n’apportent qu’un complément alimentaire familial<br />

dérisoire, qu’en est-il du reste ? Voici ce qu’en disait, en mars 2000, un<br />

journal de Saint-Pétersbourg : «Qu’ont en commun les carrés de pommes de<br />

terre et fermes à lait (de) Russie centrale (...) et les steppes désolées battues<br />

par les vents de Sibérie ? Le gouvernement les possède. (...) La Russie a plus<br />

de terres qu’aucun pays au monde, l’Etat les possède pratiquement toutes (et)<br />

la plupart des 150 millions d’hectares de terres agricoles restent exploités<br />

collectivement (et) seuls 6 % des terres nationales sont aux mains du privé.<br />

(...) Techniquement il est déjà légal d’acheter et vendre la terre grâce aux<br />

décrets signés par l’ex-président Eltsine. Mais (on) manque toujours d’un<br />

code foncier approuvé par la Douma d’Etat et cela écarte les acheteurs<br />

potentiels.»


La levée de l’obstacle juridique à l’appropriation de la terre n’a, en effet,<br />

pas résolu une question qui n’est pas que juridique car au flou de la loi et de<br />

ses modalités d’application se surajoute l’opposition de pans entiers de<br />

l’administration. Dans les villes, les mairies ont municipalisé le sol pour, en<br />

tenant le foncier, disposer d’un moyen de pression sur les entreprises. Dans les<br />

régions rurales, les directions des kolkhozes et des entreprises agro-alimentaires<br />

ainsi que les autorités locales ne veulent pas, en général, d’une privatisation<br />

du sol à laquelle ces fractions de l’administration pensent avoir plus à<br />

perdre qu’à gagner.<br />

Autre obstacle de taille : l’absence d’une clientèle solvable telle qu’une<br />

exploitation privée de la terre soit rentable, sauf exceptions. Quant aux systèmes<br />

de stockage et de distribution des denrées, conçus pour une agriculture<br />

collectivisée, ils ne conviennent pas aux paysans individuels, lesquels restent<br />

marginaux. Du coup, et parce qu’elles y trouvaient leur compte en de juteux<br />

trafics, les autorités ont préféré importer des denrées. Cela restreignait déjà<br />

l’espace économique où aurait pu se développer une paysannerie privée. Et<br />

après 1998, c’est le secteur agricole collectivisé qui a profité de la quasi-cessation<br />

des importations alimentaires car lui seul pouvait assurer le ravitaillement<br />

du pays.<br />

Malgré le changement du droit, le foncier reste donc loin de fonctionner<br />

sur une base privée.<br />

63


LES BROCHURES DU CERCLE LÉON TROTSKY<br />

1 Le colonialisme, 1830-1914. 7/10/83<br />

2 Les Palestiniens, histoire d’un peuple<br />

qui a Israël pour adversaire<br />

et les Etats arabes comme ennemis. 25/11/83<br />

3 Les Etats-Unis et l’Amérique latine. 13/01/84<br />

4 Le Parti Communiste, de ses origines<br />

communistes au parti de gouvernement. 3/02/84<br />

5 L’Afrique du Sud, histoire d’une colonie ;<br />

lutte de classe et oppression coloniale. 9/03/84<br />

6 1929-1941 : de la crise<br />

à la Seconde Guerre mondiale. 13/04/84<br />

7 Yalta, de la peur de la révolution<br />

au partage du monde. 28/09/84<br />

8 Nicaragua : le mouvement sandiniste,<br />

ses hommes, son histoire, sa politique. 26/10/84<br />

9 La Chine, de Mao à la démaoïsation. 23/11/84<br />

10 Cuba, Castro et le castrisme. 25/01/85<br />

11 Maghreb : les classes populaires,<br />

la bourgeoisie nationale et l’impérialisme. 11/03/85<br />

12 De la Russie révolutionnaire<br />

à l’URSS des bureaucrates 26/04/85<br />

13 Les syndicats dans les pays impérialistes :<br />

de la lutte de classe à l’intégration dans l’Etat. 14/06/85<br />

14 Chili : de l’Unité Populaire à la<br />

dictature militaire (1970-1973). 27/09/85<br />

15 Pologne 1980-81 : des grèves<br />

de Gdansk à la dictature militaire. 25/10/85<br />

16 La crise de l’économie capitaliste mondiale. 29/11/85<br />

17 Les partis communistes des pays occidentaux. 25/04/86<br />

18 Les partis communistes<br />

dans les pays sous-développés. 23/06/86<br />

19 1956 dans les Démocraties populaires. 26/09/86<br />

20 L’impérialisme français au Moyen-Orient. 24/10/86<br />

21 Le terrorisme, la guerilla<br />

et la lutte armée des organisations nationalistes. 28/11/86<br />

22 La flambée de la Bourse<br />

dans un système capitaliste en crise. 20/0287<br />

23 Iran : de la dictature du chah à<br />

celle de Khomeiny, la révolution escamotée. 30/04/87<br />

24 70 e anniversaire de la Révolution d’octobre :<br />

l’actualité de la révolution prolétarienne. 13/11/87<br />

25 Le krach boursier d’octobre 1987,<br />

nouvelle étape de la crise mondiale du capital. 11/12/87<br />

26 Le désarmement dont<br />

parlent les «grands» : un leurre. 15/01/88<br />

27 Cinquante ans après la fondation de la IV e Internationale,<br />

quelles perspectives pour les militants<br />

révolutionnaires internationalistes ? 30/09/88<br />

28 L’Union soviétique de Gorbatchev. 18/11/88<br />

29 L’Algérie, de la mise en place du régime<br />

nationaliste à l’explosion ouvrière. 16/12/88<br />

30 Europe de l’Est, crise et montée des nationalismes. 27/01/89<br />

31 1789... la révolution ! 3/03/89<br />

32 L’Europe unie, une nécessité,<br />

mais une impossibilité sous le capitalisme. 28/04/89<br />

33 Où va l’URSS de la pérestroïka ? 6/10/89<br />

34 L’URSS lâche ses satellites : la<br />

RDA sur orbite de la RFA. 10/11/89<br />

35 Afrique du Sud : 15 années de lutte<br />

du prolétariat contre l’apartheid. 12/12/89<br />

36 Le renversement de la dictature roumaine<br />

et l’avenir de l’Europe de l’Est. 26/01/90<br />

37 L’impérialisme à la fin du XX e siècle :<br />

le Japon peut-il remplacer les Etats-Unis ? 16/03/90<br />

38 Relations Est-Ouest : la fin des «blocs»,<br />

rien à voir avec la fin du communisme. 27/04/90<br />

39 L’impérialisme français et<br />

ses anciennes colonies d’Afrique noire. 29/06/90<br />

40 La crise du golfe, l’agression<br />

impérialiste au Moyen-Orient. 5/10/90<br />

41 Crise ou relance, le capital le fait<br />

durement payer au prolétariat de la planète. 9/11/90<br />

42 La Pologne après Jaruzelski. 14/12/90<br />

43 Les intégrismes religieux,<br />

instruments de la réaction politique. 1/02/91<br />

44 La gauche et les guerres coloniales. 8/03/91<br />

45 Les avatars de l’hégémonie américaine depuis 1945. 12/04/91<br />

46 La remontée des nationalismes<br />

en Europe centrale et balkanique. 14/06/91<br />

47 URSS. Après le coup d’Etat manqué. 4/10/91<br />

48 La Yougoslavie déchirée par les nationalismes. 8/11/91<br />

49 Nationalisations et dénationalisations au service<br />

de la bourgeoisie. 13/12/91<br />

50 L’Europe en 1992. 17/01/92<br />

51 Billancourt : reflet des luttes sociales<br />

et de la politique patronale et gouvernementale<br />

des cinquante dernières années. 22/05/92<br />

52 Les puissances impérialistes et la situation dans l ’ex-Yougoslavie.<br />

2/10/92<br />

53 Les Etats-Unis à l’heure des élections<br />

présidentielles et de la crise. 6/11/92<br />

54 Italie : une crise particulière ? 11/12/92<br />

55 De «l’affaire de Panama» aux «affaires» en cours :<br />

les scandales politico-financiers,<br />

une longue tradition... 29/01/93<br />

56 Exposé d’Arlette Laguiller<br />

au Cercle Léon Trotsky du 16 avril 1993 :<br />

au lendemain des élections législatives de mars 1993.<br />

16/04/93<br />

57 Les Etats-Unis dans les années 30 :<br />

crise, New Deal et luttes ouvrières. 25/06/93<br />

58 De la «Guerre des pierres» à un Etat palestinien ? 8/10/93<br />

59 Le peuple algérien face à la double<br />

pression réactionnaire de l’armée et du FIS. 17/12/93<br />

60 L’Afrique noire ravagée par l’impérialisme. 4/02/94<br />

61 Haïti 1994. 18/03/94<br />

62 L’Union européenne : arène<br />

rénovée de la guerre des trusts. 29/04/94<br />

63 De l’avant-guerre à l’après-Seconde Guerre mondiale.<br />

La «Libération» et la continuité de l’Etat français. 7/10/94<br />

65 Rwanda, Burundi, Zaïre : les ravages<br />

de cent ans de domination impérialiste. 16/12/94<br />

66 Où en est la cause des femmes ? 10/11/95<br />

67 Israël : comment le sionisme<br />

a produit l’extrême droite. 2/02/96<br />

68 Espagne 1931-1937 : la politique de front populaire<br />

contre la classe ouvrière 3/05/96<br />

69 Du Front unique aux différentes moutures<br />

de l’Union de la Gauche,<br />

les relations du PCF et des socialistes. 29/03/96<br />

70 Les Kurdes, victimes de la politique impérialiste...<br />

et de celle de leurs propres dirigeants. 8/11/96<br />

71 Le communisme, l'écologie, et les écologistes 13/12/96<br />

72 La «mondialisation» de l'économie 14/03/97<br />

73 La protection sociale : des assurances<br />

contre la révolte ouvrière 31/01/97<br />

74 Capitalisme et immigration 3/10/97<br />

75 Actualité du communisme<br />

face à la mondialisation capitaliste<br />

Exposé d’Arlette LAGUILLER<br />

pour le 80e anniversaire de la Révolution russe 7/11/97<br />

76 Le peuple algérien face à la barbarie<br />

islamiste et à la dictature des militaires :<br />

les responsabilités de l'impérialisme français 12/12/97<br />

77 Pouvoir central, pouvoirs régionaux et locaux...<br />

et contrôle populaire 30/01/98<br />

78 En 1999, l’euro ?<br />

Face aux bourgeois qui unifient leurs monnaies, les<br />

intérêts communs des travailleurs de toute l ’Europe 24/04/98<br />

79 Cent cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage<br />

dans les colonies françaises<br />

Esclavage et capitalisme 12/06/98<br />

80 La crise économique et financière 13/11/98<br />

81 La Chine et l’économie de marché :<br />

un grand bond en avant ou un grand pas en arrière ? 11/12/98<br />

N° spécial : Leur Europe est celle des financiers<br />

il faut construire l'Europe des peuples 19/3/99<br />

84 Les partis commuistes aujourd'hui 5/11/99<br />

86 «Mondialisation», OMC, Seattle,<br />

qu’y a-t-il de changé dans le capitalisme ?<br />

Les révolutionnaires et le réformisme de crise 25/2/2000

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