375 DOLLARS - Jean-Paul Tapie, Ecrivain Français
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<strong>375</strong> <strong>DOLLARS</strong><br />
Une dizaine de jours après les attentats du 11<br />
septembre, j’ai reçu un mail de mon ami Steve Arbuck,<br />
de Washington. Il m’apprenait la mort, dans<br />
l’effondrement de l’une des tours, de Morris Weinberg,<br />
que nous avions rencontré, quelques années plus tôt,<br />
dans la maison de <strong>Paul</strong> Holzenbauer, à Fire Island. Je<br />
n’avais pas vraiment eu le temps alors de faire la<br />
connaissance de Morris Weinberg et le seul souvenir de<br />
lui qui m’est revenu en mémoire, sur le coup, ce fut la<br />
somme de <strong>375</strong> dollars.<br />
<strong>Paul</strong> Holzenbauer était richissime et il en éprouvait<br />
une fierté embarrassante pour ses relations. Cet<br />
homme, qui pouvait se montrer le plus raffiné des hôtes,<br />
ne pouvait s’empêcher, en vous désignant un tableau ou<br />
une sculpture, de vous en révéler le prix. Au début,<br />
c’était gênant, puis ridicule, et enfin pitoyable.<br />
Je crois que Steve et <strong>Paul</strong> s’étaient rencontrés dans<br />
un bar gay près de Dupont Circle, à Washington, où ils<br />
étaient tous deux avocats, bien que leurs situations<br />
respectives ne pussent être comparées. Steve était<br />
encore un jeune avocat au pénal, défendant<br />
principalement des Noirs accusés de vol ou de<br />
proxénétisme et gagnant à peine plus de 40.000 dollars<br />
par an, alors que <strong>Paul</strong> en gagnait vingt fois plus en<br />
défendant des promoteurs, des financiers, des<br />
investisseurs, des hommes d’affaires qui avaient tous en<br />
commun d’avoir très souvent besoin d’un très bon<br />
avocat. Apparemment, <strong>Paul</strong> l’était et cela se voyait.<br />
Il avait notamment accédé au rêve le plus cher de<br />
tout gay américain de la côte Est en achetant, à Fire<br />
Island, dans la colonie de Pines, une superbe villa qui<br />
avait appartenu, disait-il, à un des derniers amants de<br />
Truman Capote. Je ne sais si ce détail était exact. Il<br />
était sans doute imputable au snobisme de <strong>Paul</strong>.<br />
Cet été là, donc, Steve m’avait invité à le rejoindre à<br />
Washington, d’où nous avions pris un avion pour<br />
Ipswich, dans Long Island. Un taxi nous avait ensuite<br />
1
emmenés à l’embarcadère du bateau qui faisait la<br />
navette avec l’île. La foule qui prenait le bateau<br />
d’assaut aurait mérité une description détaillée et<br />
prolongée, mais j’imagine que je ne pourrais<br />
m’empêcher de laisser transparaître ma causticité, que<br />
l’on confond souvent avec du mépris. Nombre de nos<br />
compagnons de traversée étaient ridicules, grotesques,<br />
mais ils l’étaient avec tant de bonhomie et de naturel<br />
que cela devenait davantage folklorique que désolant. Il<br />
faut avoir entendu les dizaines de passagers d’un petit<br />
ferry-boat entonner quelques-uns des hits les plus<br />
célèbres de Funny Girl ou de Hello Dolly ou encore de<br />
Cats pour connaître ce mélange subtil d’exaspération et<br />
de jubilation que provoque la fréquentation des folles<br />
américaines bodybuildées.<br />
<strong>Paul</strong> nous attendait au débarcadère. Il tenait à la<br />
main un chariot à quatre roues, prolongé d’un timon,<br />
comme on en voit entre les mains de Charlie Brown et<br />
de ses amis dans le célèbre comic strip Peanuts. C’est<br />
que, à Fire Island, les voitures n’ont pas accès, et ces<br />
chariots sont le seul moyen de transporter des bagages<br />
un peu lourds ou des commissions un peu volumineuses.<br />
De longues allées en caillebotis traversent,<br />
parallèlement ou perpendiculairement à la mer, la<br />
colonie, comme autant de rues. Les maisons s’élèvent de<br />
part et d’autre, le plus souvent entourées, voire<br />
dissimulées par de grands arbres qui atteignent souvent<br />
le sommet des toits en terrasse. Chaque soir, à l’heure<br />
de l’apéritif, les hôtes des maisons s’installent sur ces<br />
terrasses. Le niveau sonore des conversations devient<br />
rapidement tel qu’on se sent rapidement entrer dans la<br />
peau d’un ornithologue venu observer le spectacle d’une<br />
colonie de palmipèdes à l’époque de la reproduction. Un<br />
coup d’œil plus précis permettrait de constater que<br />
presque tous les volatiles en question sont du même<br />
sexe et que la perpétuation de l’espèce est donc<br />
vivement compromise.<br />
<strong>Paul</strong> était bel homme. Pas mon genre, mais bel<br />
homme. Sans doute un peu trop musclé pour un avocat<br />
d’affaires, mais aux Etats-Unis, dans la communauté<br />
gay, de gros biceps sont quasiment une obligation et ne<br />
paraissent pas incongru dans un CV. Il n’était pas, à<br />
mon goût, d’une virilité exemplaire, mais cela ne<br />
semblait pas empêcher Steve d’en être, je pouvais le<br />
voir, éperdument amoureux.<br />
C’est le problème principal de Steve : il s’amourache<br />
de tous les hommes mûrs qu’il rencontre et si, par<br />
2
hasard, ils s’intéressent un peu à lui, il en tombe<br />
follement amoureux. Il met ensuite des mois à en<br />
guérir ; c’est la principale occupation de son existence.<br />
Le droit pénal ne vient qu’en second.<br />
J’étais bien placé pour le savoir. J’avais rencontré<br />
Steve quelques années plus tôt, à Key West, affalé sur<br />
le bar de chez Michael’s, déjà ivre, et il ne lui avait pas<br />
fallu longtemps avant de me confier les tourments de<br />
son cœur au sujet d’un homme de quarante-cinq ans qui<br />
en aimait un autre que lui.<br />
J’avais trente-cinq ans à cette époque et j’étais<br />
généralement considéré, par les autres aussi bien que<br />
par moi-même, comme un beau garçon. Je me trouvais à<br />
un âge charnière : j’étais encore, le plus souvent, celui<br />
que l’on drague, mais il m’arrivait désormais de devoir<br />
faire le premier pas. Cela ne me dérangeait pas<br />
vraiment mais, comme ces gens qui ont été fortunés et<br />
que les vicissitudes de l’existence obligent d’en rabattre<br />
un peu sur leur mode de vie, il m’arrivait d’éprouver un<br />
certain regret de ne plus être, dans une coterie,<br />
l’élément le plus jeune et le plus attractif.<br />
Cet été là, dans la villa de <strong>Paul</strong> Holzenbauer, je ne<br />
l’étais pas. J’étais même loin de l’être, puisqu’il y avait<br />
trois garçons plus jeunes que moi, dont l’un au moins<br />
pouvait prétendre, sans aucune contestation possible,<br />
être plus séduisant que moi. Par chance, il ne se<br />
trouvait pas encore dans la maison lorsque j’y<br />
débarquai avec Steve, <strong>Paul</strong> et son petit chariot.<br />
Chaque villa de Pines accueille une maisonnée<br />
homogène qui obéit à des règles non écrites mais<br />
néanmoins strictes. Il y a d’abord le maître de maison et<br />
son ami, généralement plus jeune ; puis un couple<br />
d’universitaires, peu fortunés, peu séduisants, mais<br />
cultivés et nostalgiques ; un couple de golden boys, dont<br />
l’un au moins travaille à Wall Street, qui se fait des<br />
tonnes d’argent et se rend régulièrement dans la salle<br />
de bains pour s’y poudrer la narine ; on trouve aussi un<br />
couple hétérosexuel, forcément gay friendly, dont la<br />
femme travaille en général dans un milieu professionnel<br />
où les homosexuels abondent ; on rencontre aussi un<br />
élément exotique d’origine étrangère, avec une petite<br />
préférence pour la vieille Europe (moi en l’occurrence) ;<br />
parfois une fille seule, moins souvent une lesbienne<br />
qu’une fag hag, comme les Américains surnomment ces<br />
filles qui ne se trouvent bien qu’en compagnie<br />
d’homosexuels ; il arrive aussi qu’un couple de vieux<br />
3
homosexuels ayant participé aux événements de<br />
Stonewall soit invité : ils représentent la tradition,<br />
l’histoire, le passé ; on leur manifeste un certain<br />
respect autour de la table, mais autour de la piscine, le<br />
spectacle de leur corps délabré rappelle aux plus jeunes<br />
et aux plus légers que sic transit gloria mundi ou, pour<br />
les plus lettrés, perinde ac cadaver.<br />
Le petit ami de <strong>Paul</strong> se prénommait Javier. Ce<br />
n’était pas un chicano, ou un wetback, comme<br />
l’affirmait méchamment Steve, qui en était jaloux. Il<br />
était argentin, il appartenait à une famille<br />
raisonnablement fortunée de Cordoba et il était venu à<br />
Washington faire un stage dans l’ambassade de son<br />
pays. C’était un beau garçon de vingt-cinq ans,<br />
convenablement bâti, mais un peu à l’image des sudaméricains<br />
(à l’exception notable, bien sûr, des<br />
Brésiliens), il était recouvert d’une fine pellicule de<br />
graisse qui donnait à son corps une rondeur<br />
appétissante à l’œil, mais moins satisfaisante au<br />
toucher.<br />
L’un des golden boys aussi était plus jeune que moi,<br />
mais il ne tenait pas la comparaison. Non seulement il<br />
avait des traits particulièrement inexpressifs, mais son<br />
corps semblait avoir été taillé dans un tronc d’arbre par<br />
un bûcheron inexpérimenté qui n’avait pas cru bon de le<br />
dégrossir. Bizarrement, son amant, quoique plus âgé,<br />
était plus séduisant que lui et on pouvait se demander<br />
ce qui lui plaisait chez son partenaire. Comme celui-ci<br />
portait un boxer short disgracieux particulièrement<br />
ample, j’en déduisis que son principal atout s’y cachait.<br />
Que dire du couple d’universitaires, sinon qu’il<br />
donnait l’impression de ne jamais se séparer, sauf<br />
lorsque chacun donnait ses cours, l’un de littérature,<br />
l’autre d’économie. Je crois que pendant tout mon<br />
séjour, je ne les vis jamais l’un sans l’autre. Ils étaient<br />
cultivés, mais on sentait rapidement que c’était parce<br />
qu’ils n’avaient rien d’autre pour vous séduire, ou du<br />
moins pour vous intéresser. Leur culture, au lieu de<br />
couler sur vous comme une eau bienfaisante, vous<br />
recouvrait à la manière d’un enduit visqueux qui vous<br />
englue et vous fatigue prématurément.<br />
Quant au couple hétérosexuel, il s’agissait d’un<br />
homme et d’une femme proches de la cinquantaine,<br />
d’une séduction aiguë et surprenante. Ils étaient<br />
originaires de Nouvelle-Angleterre, dont ils avaient<br />
l’élégance et le raffinement discret. L’homme était un<br />
client de <strong>Paul</strong> que celui-ci avait invité, car il paraissait<br />
prometteur pour le développement de son cabinet. En<br />
4
effet, cet homme, qui s’appelait Holden Beaumont III,<br />
était apparenté à quelques-unes des meilleures familles<br />
de Boston. Il appartenait à ce que les Américains<br />
appellent, avec envie, old money et dont on ne trouve<br />
l’exemple que dans le Massachussetts, quelques rues du<br />
centre de Manhattan ou dans quelques états du Sud. Sa<br />
femme, Clarissa, travaillait dans l’édition de livres<br />
d’art. Ils étaient, de loin, les éléments les plus<br />
attrayants de la colonie Holzenbauer.<br />
Un dernier couple était attendu un peu plus tard<br />
dans l’après-midi, un certain Morris Weinberg, un<br />
avocat new-yorkais en affaires avec <strong>Paul</strong>, et son nouvel<br />
amant, dont on ne savait rien, sinon qu’il était<br />
absolument superbe – si l’on en croyait ce que Morris<br />
avait dit à <strong>Paul</strong>, mais il était clair que <strong>Paul</strong> lui-même<br />
ne le croyait qu’à demi.<br />
« Tout ce dont on peut être sûr », nous confia <strong>Paul</strong><br />
sur un ton gourmand, « c’est que ce gamin a sûrement<br />
entre les cuisses quelque chose qui pèse plus lourd que<br />
son cerveau ! J’espère, en tout cas, que ce ne sera pas<br />
un de ces white trash que Morris a le secret pour aller<br />
dégoter au fond des saunas ou des back rooms ! »<br />
Je ne me trouvais pas à la maison quand Morris<br />
Weinberg y débarqua avec son gigolo de quat’sous.<br />
J’étais allé faire le tour de la colonie et, par hasard –<br />
sauf qu’il s’agissait de tout, mais pas d’un hasard –<br />
j’étais tombé sur ce que les habitués appelaient le<br />
meatrack, un espace boisé, entre la colonie de Pines et<br />
celle de Cherry Grove, où les amateurs de sexe en plein<br />
air s’en donnaient à corps joie. Je m’étais contenté d’y<br />
vaquer un instant et amusé à susciter, chez quelques<br />
hommes affamés, des espérances que je n’avais pas<br />
l’intention de satisfaire, puis j’étais revenu en longeant<br />
la plage. J’allais obliquer vers l’allée conduisant à la<br />
maison de <strong>Paul</strong> lorsque j’aperçus un couple de garçons<br />
de mon âge qui semblait s’intéresser à moi. Ils se<br />
tenaient au balcon d’une maison qui faisait face à la<br />
mer – celle de <strong>Paul</strong>, je dois l’avouer, ne bénéficiait pas<br />
d’un emplacement aussi privilégié et chacun, dans la<br />
maisonnée, le ressentait cruellement, sans oser<br />
l’exprimer. Ils me regardaient avec ostentation, je<br />
dirais même avec convoitise. Je m’étais donc approché,<br />
nous avions engagé la conversation, et comme ce que<br />
nous apercevions les uns des autres nous donnaient<br />
envie de la poursuivre, ils m’avaient invité à les<br />
rejoindre pour prendre un verre. Pour ne pas gêner les<br />
autres invités de la maison (un couple d’universitaires,<br />
5
un couple de golden boys, etc.), nous étions montés dans<br />
leur chambre. J’en étais ressorti une heure plus tard,<br />
satisfait de Fire Island en général, et de ce couple en<br />
particulier.<br />
A peine cinq minutes après avoir quitté mes<br />
nouveaux amis, je croisai, sur l’allée menant à la<br />
maison de <strong>Paul</strong>, un homme d’une quarantaine d’années<br />
à la musculature impressionnante, presque excessive,<br />
mais comme elle accompagnait un visage aux traits<br />
incontestablement virils, elle m’interpella. L’homme<br />
aussi m’interpella. Nous engageâmes la conversation, il<br />
m’invita à prendre un verre chez lui, mais je dus<br />
décliner, non parce que mes forces déclinaient aussi,<br />
mais parce que Steve, se penchant à la barrière de la<br />
maison de <strong>Paul</strong>, m’avait aperçu et hélé : « On t’attend<br />
pour fêter l’arrivée de Morris et de son ami ! » Mon<br />
nouvel ami comprit que notre tête-à-tête était<br />
compromis. Je l’assurai que ce n’était que partie remise<br />
et il m’indiqua l’emplacement de sa maison en<br />
m’invitant à venir m’y désaltérer à ma guise.<br />
Je regagnai un peu dépité, presque de mauvaise<br />
humeur, la maison de <strong>Paul</strong> et, pour prouver à Steve que<br />
je faisais fi de ses injonctions, je montai d’abord dans<br />
ma chambre.<br />
La porte de la chambre voisine était ouverte, et c’est<br />
alors que j’aperçus Wyn.<br />
J’éprouve toujours un choc physique violent quand<br />
j’aperçois pour la première fois un très beau garçon à<br />
moitié nu, mais un choc comme celui que j’ai ressenti ce<br />
jour-là, je n’en ai pas éprouvé plus d’une demi-douzaine<br />
dans ma vie.<br />
Wyn avait vingt-trois ans, je l’appris un peu plus<br />
tard. Il mesurait environ un mètre quatre-vingt. Il était<br />
musclé avec un certain volume mais, sans doute parce<br />
que ses hanches étaient deux fois plus étroites que ses<br />
épaules, il paraissait mince et élancé. On aurait pu le<br />
prendre pour un danseur s’il n’avait été aussi<br />
manifestement viril. Ou plutôt masculin. Oui, c’est cela,<br />
il était masculin. Trop jeune pour être viril, mais<br />
incontestablement masculin.<br />
Il portait en tout et pour tout un slip Calvin Klein,<br />
et je n’eus pas besoin de regarder ostensiblement pour<br />
constater que <strong>Paul</strong> ne s’était pas trompé sur ce qui<br />
faisait son charme principal aux yeux de Morris. Il me<br />
fit aussitôt penser à l’un de ces garçons, plus ou moins<br />
célèbres mais universellement beaux, qui posent pour<br />
cette marque de sous-vêtements et que l’on aperçoit sur<br />
6
d’immenses affiches, à Times Square, au carrefour de<br />
Broadway et de la 42 ème . Il aurait eu sa place entre<br />
Antonio Sabato Junior et Mark Wahlberg. Il semblait<br />
avoir sauté directement de l’affiche jusque dans cette<br />
chambre aux meubles de bois blond et aux murs blancs<br />
que le soleil éclaboussait à loisir. Il n’y avait aucun<br />
effort à faire pour tomber amoureux d’un tel garçon, et<br />
je tombai.<br />
Il s’avança et, avec un sourire charmant<br />
accompagnant un Hi ! plus classique, il ferma la porte<br />
de la chambre.<br />
Certains très beaux garçons, je pense notamment<br />
aux mannequins, ne vous donnent pas le temps de vous<br />
illusionner sur vos chances de succès auprès d’eux, ce<br />
qui les rend au fond peu dangereux. Mais d’autres vous<br />
donnent l’impression que, en dépit de l’énorme<br />
différence de séduction qui vous sépare, eux et vous, vos<br />
chances de leur plaire n’existent pas seulement dans<br />
votre imagination ; ces garçons-là peuvent faire des<br />
ravages. Et en général ils les font.<br />
J’ai tout de suite deviné que Wyn appartenait à<br />
cette seconde catégorie.<br />
Je le revis quelques minutes plus tard autour de la<br />
piscine. Il avait troqué le slip Calvin Klein pour un<br />
Speedo, mais le résultat était pratiquement le même.<br />
On se serait abonné à ESPN sur-le-champ s’il avait<br />
participé aux Jeux Olympiques.<br />
Etait-il ce que <strong>Paul</strong> avait dit, un white trash ?<br />
Franchement, je ne le crois pas. Pendant les quelques<br />
heures qu’il passa avec nous, j’eus l’impression qu’il<br />
était intelligent, même s’il n’était pas cultivé ni<br />
forcément très bien élevé. Pour un beau garçon gay de<br />
son âge, il parlait étonnamment peu, préférant écouter<br />
et observer. Ce n’était ni de la timidité, ni de<br />
l’ignorance, ni même de la réserve. Il était dans sa<br />
nature de parler peu. Il donnait l’impression, rare chez<br />
les garçons comme lui, d’avoir accumulé des<br />
expériences, sinon désagréables, du moins âpres, qui<br />
l’avaient mûri avant l’heure. Il me faisait penser à<br />
certains personnages de Tennesse Williams, et mieux<br />
encore, de <strong>Jean</strong> Genêt : il était le frère cadet<br />
d’Hercamone ou de Bulkaen. On n’hésitait pas à lui<br />
imaginer une vie aventureuse, à la limite de la légalité,<br />
borderline comme disent les Américains, et on ne<br />
s’étonnait pas de le voir déambuler à côté d’un homme<br />
très laid, presque repoussant, mais assurément fortuné,<br />
7
qu’il assassinerait peut-être un jour. Ce garçon n’avait<br />
tout simplement pas les moyens d’avoir des principes et<br />
il s’en sortait comme il pouvait.<br />
A ce moment-là, son regard croisait le vôtre, s’y<br />
arrêtait pendant quelques secondes, et vous aviez la<br />
conviction folle qu’il s’intéressait à vous.<br />
Sauf qu’il ne semblait pas s’intéresser à moi.<br />
Chaque fois que son superbe regard vert s’arrêta sur<br />
moi, il en redécolla aussitôt.<br />
Je connais suffisamment les gays et leurs mystères<br />
pour en avoir déduit ce qui devait l’être : si Wyn ne<br />
s’intéressait pas à moi, c’est qu’il avait décidé de faire<br />
semblant de ne pas s’y intéresser. Parce que, justement,<br />
je l’intéressais.<br />
Elémentaire, mon cher Truman Capote !<br />
J’eus l’habileté élémentaire de ne pas lui coller aux<br />
basques. Lorsqu’il partit en compagnie de <strong>Paul</strong> et de<br />
Morris pour aller faire un tour sur la plage, je déclinai<br />
l’invitation de <strong>Paul</strong> de me joindre à eux en prétendant<br />
avoir un livre à finir. Wyn me jeta un bref regard dans<br />
lequel je ne pus rien lire de particulier, mais je ne crus<br />
pas m’abuser en m’imaginant qu’il était sans doute<br />
légèrement désappointé.<br />
Nous dinâmes dans la salle à manger, dont les baies<br />
vitrées étaient largement ouvertes sur la piscine et sur<br />
la brise qui, enjambant les autres maisons et les<br />
quelques arbres, venait jusqu’à nous depuis le large. La<br />
conversation se chercha un but pendant tout le repas et<br />
quand le dessert arriva, elle ne l’avait toujours pas<br />
trouvé. Aussi personne ne s’attarda-t-il autour de la<br />
table. Les uns allèrent dans la cuisine se préparer un<br />
café, d’autres s’esquivèrent vers les toilettes ou leur<br />
chambre, Holden et sa femme se roulèrent un joint<br />
tandis que les golden boys, quelque part, se poudraient<br />
la narine. Comme un invité qui s’ennuie, je sortis dans<br />
le jardin et m’approchai de la piscine, les mains dans<br />
les poches. Je ne vis pas Wyn arriver, je sentis<br />
seulement une présence à mon côté. Je me tournai à<br />
demi, pensant découvrir Steve, mais c’était Wyn. Il ne<br />
m’adressa ni la parole ni un signe de connivence. Il se<br />
contenta de me regarder, droit les yeux, avant de les<br />
reporter lentement vers la surface miroitante de la<br />
piscine, sur laquelle se reflétaient les lumières de la<br />
maison. Mon cœur se mit à battre follement, ce que l’on<br />
appelle la chamade, qui a donné son nom à un joli<br />
roman de Françoise Sagan. Je me demandai quels<br />
8
seraient les premiers mots de Wyn. Je ne m’imaginais<br />
pas lui adressant le premier la parole. Hommage<br />
involontaire : j’avais déjà accepté la suzeraineté de sa<br />
beauté et je lui accordai le droit réservé aux rois<br />
d’adresser les premiers la parole à leurs sujets.<br />
Il ne parla pas, il chanta. Ou plutôt, il chantonna.<br />
J’entendis une jolie voix claire et masculine fredonner,<br />
sans faire le moindre effort pour sonner jazzy, les<br />
premières paroles de Summertime.<br />
Summertime<br />
And the living is easy<br />
Fish is jumpin’<br />
And the cotton is high…<br />
Brusquement, je me tournai vers lui, je le pris dans<br />
mes bras, l’attirai à moi et l’embrassai.<br />
Ou plutôt, je tentai de l’embrasser.<br />
Il se dégagea, d’un geste souple, en apparence<br />
inoffensif, mais sans appel.<br />
Je crus qu’il allait s’esquiver, mais il se contenta de<br />
s’écarter légèrement sur le côté et il recommença à<br />
fredonner la suite de Summertime.<br />
Ce fut moi qui m’esquivai.<br />
Il n’est jamais facile d’essuyer un échec auprès d’un<br />
garçon qui vous plaît. Mais pour une raison que<br />
j’ignore, avec certains garçons, l’échec est plus que<br />
cuisant, il est intolérable. Il vous renvoie à vos pires<br />
cauchemars, il vous nie dans ce que vous avez<br />
d’essentiel, il vous anéantit, au sens littéral du terme.<br />
Ce soir-là, je suis monté dans ma chambre, je m’y<br />
suis enfermé et je n’en suis pas ressorti avant le<br />
lendemain matin.<br />
Ou plutôt le lendemain midi : après un début de nuit<br />
éprouvant, j’avais fini par avaler un Stilnox et j’avais<br />
dormi tard dans la matinée. Quand je suis descendu, je<br />
n’ai trouvé que Clarissa qui lisait au bord de la piscine.<br />
Je l’ai salué, ma tasse de café à la main. Elle a levé les<br />
yeux de son livre et m’a regardé un assez long moment,<br />
ce qui m’a intrigué. J’ai fini par lui demander pourquoi.<br />
« Vous n’êtes pas au courant ? » s’étonna-t-elle avec<br />
un sourire narquois, comme si quelque chose, dans ce<br />
qu’elle allait m’apprendre, la réjouissait tout<br />
particulièrement. « Le petit gigolo a décampé. »<br />
J’ai aussitôt été envahi par un irrésistible chagrin.<br />
Je me suis félicité de porter des lunettes noires.<br />
9
Il était parti ! Mon amour-propre s’en trouverait<br />
bien, mais l’espoir impatient d’arriver malgré tout à<br />
mes fins, qui ne m’avait pas quitté, fut terrassé par ces<br />
quelques mots.<br />
« Il est parti ? Pourquoi ? »<br />
« Qu’est-ce que vous croyez ? Il a volé <strong>375</strong> dollars à<br />
Malcom. »<br />
Steve m’expliqua par la suite que, le matin même,<br />
alors que je dormais, Malcom avait réveillé <strong>Paul</strong> pour<br />
lui apprendre qu’il lui manquait dans son portefeuille la<br />
somme de <strong>375</strong> dollars. Il était sûr du vol et du montant<br />
du vol, car la veille même, dans le bar qui se trouvait<br />
près du débarcadère, il avait remboursé à un ami la<br />
somme de 125 dollars qu’il lui devait. Il avait à ce<br />
moment-là dans son portefeuille 500 dollars qu’il avait<br />
retirés avant de prendre le ferry. Or, ce matin, il avait<br />
retrouvé son portefeuille vide. On n’avait pris que<br />
l’argent. Les cartes de crédit, elles, avaient été<br />
dédaignées.<br />
Presque aussitôt, les soupçons s’étaient portés sur le<br />
jeune Wyn. <strong>Paul</strong> avait pris Morris à part et lui avait<br />
demandé s’il pouvait se porter garant de son jeune<br />
compagnon. Morris avait répondu par la négative.<br />
Ensemble, <strong>Paul</strong> et lui étaient allés réveiller le garçon<br />
qui dormait profondément. Il avait mis un certain temps<br />
à comprendre, puis il avait nié. Quand <strong>Paul</strong> lui avait<br />
demandé l’autorisation de fouiller ses affaires, Wyn<br />
avait d’abord refusé, avant d’accepter. <strong>Paul</strong> n’avait rien<br />
trouvé. Mais cela n’avait surpris personne. Le garçon<br />
n’était pas idiot au point de cacher l’argent dans ses<br />
bagages. Sans doute l’avait-il dissimulé quelque part<br />
dans la maison ou à l’extérieur. D’ailleurs, il avait<br />
rapidement cessé de se défendre et s’était réfugié dans<br />
un silence hostile.<br />
Un peu plus tard, Morris l’avait raccompagné<br />
jusqu’au bateau.<br />
L’ambiance dans la maison de <strong>Paul</strong> avait été<br />
lourdement plombée par l’incident. Malcom n’osait pas<br />
le dire, mais pour un professeur de littérature, la<br />
disparition d’une telle somme n’était pas anodine. <strong>Paul</strong><br />
s’était offert à le rembourser, mais Morris l’avait<br />
devancé. Malcom avait refusé pour la forme, puis<br />
accepté. Après tout, Morris était en partie responsable<br />
de l’incident. Quand on emmène un petit vaurien chez<br />
des amis, on doit bien s’attendre à quelques<br />
inconvénients.<br />
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J’appréciai l’atmosphère gauche et empruntée qui<br />
régnait dans la maison. Steve lui-même ne s’aperçut pas<br />
à quel point le départ de Wyn me bouleversait,<br />
provoquant à l’occasion une nausée que je mis sur le<br />
compte du somnifère que j’avais pris au cours de la<br />
nuit. J’envisageai un instant de m’en aller à mon tour,<br />
sous un prétexte quelconque, mais une rencontre que je<br />
fis l’après-midi même m’en dissuada. En effet, alors que<br />
je traînais sur la plage ma morosité, incapable de<br />
décider si ce qui me rendait le plus malheureux, c’était<br />
l’échec de ma tentative de séduction de la veille ou<br />
l’impossibilité de la renouveler avec davantage de<br />
succès, j’eus conscience que quelqu’un que je venais de<br />
croiser sans vraiment le regarder s’était arrêté pour me<br />
dévisager. Je m’arrêtai à mon tour et me tournai vers<br />
lui. Je découvris un jeune Noir d’une vingtaine<br />
d’années, athlétique et hardi, plein d’une grâce virile<br />
qui me fit oublier instantanément le gigolo indélicat.<br />
Je devrais plutôt dire qu’il me le fit oublier<br />
provisoirement. Car, quelques jours plus tard, lorsque<br />
je retournai à New York City, je m’y attardai un peu<br />
plus longtemps que prévu. Je compris sans peine que,<br />
contre tout espoir, je rêvais de tomber sur le jeune Wyn<br />
afin de repartir avec lui sur des bases nouvelles. Mais<br />
la vie n’est pas si bien faite qu’on le dit et le hasard se<br />
mêle rarement de ce qui ne le regarde pas. J’eus beau<br />
hanter les saunas, les bars et les discothèques de<br />
Manhattan, trois jours et trois nuits durant, je repris<br />
l’avion pour Paris sans l’avoir rencontré.<br />
Mais le hasard finit toujours par bien faire les<br />
choses. Wyn se retrouva sur mon chemin, ce qui, à la<br />
réflexion, est plus logique que surprenant quand on<br />
connaît un peu le milieu gay cosmopolite. C’était en<br />
septembre de l’année suivante, à Mykonos. J’avais<br />
accepté l’invitation de Georges Patsopoulos, qui possède<br />
dans cette île une villa dont la réputation n’est plus à<br />
faire. Malgré l’originalité de son architecture et le<br />
raffinement de sa décoration, je m’y ennuyais ferme car,<br />
malheureusement, les invités n’étaient pas à la hauteur<br />
du cadre. Par ailleurs, je n’ai jamais raffolé de ces lieux<br />
où s’entassent toutes sortes d’homosexuels du monde<br />
entier, des hommes flétris et riches aussi bien que des<br />
jeunes gens séduisants et avides, sans parler de tout ce<br />
qui se situe entre ces deux catégories.<br />
Un soir, comme nous avions dîné à la terrasse de<br />
Filipini, le restaurant le plus en vogue de Mykonos,<br />
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prétextant que j’étais fatigué, j’étais allé faire un tour<br />
du côté du phare, là où des garçons et des hommes<br />
simples et directs se donnent mutuellement un plaisir<br />
brut mais concret.<br />
Je remarquai bien vite un attroupement dans un<br />
coin un peu moins sombre, ce qui était surprenant, la<br />
lumière ne favorisant pas les ébats impromptus. Je<br />
m’approchai. Entre deux têtes, j’aperçus un garçon,<br />
torse nu, appuyé contre un mur blanc, sur lequel son<br />
superbe corps bronzé se détachait avec une violence<br />
crue. C’était Wyn.<br />
J’en eus le souffle coupé. Je vacillai et je dus<br />
prendre appui sur l’épaule de mon voisin qui, tout à son<br />
émerveillement, ne sembla même pas s’en rendre<br />
compte. Je repris ma respiration et m’écartai un<br />
instant. Je n’avais qu’une envie, fendre la foule et me<br />
précipiter sur Wyn, le convaincre de me suivre, le<br />
supplier si nécessaire, accéder à toutes ses demandes, à<br />
tous ses caprices, même les plus déraisonnables. Je le<br />
voulais comme j’avais rarement voulu un garçon dans<br />
ma vie. Il y avait dans son corps magnifique quelque<br />
chose qui était devenu indispensable à ma survie,<br />
quelque chose dont je mourais si je ne l’obtenais pas. Je<br />
dus faire un violent effort pour me contrôler, ne pas<br />
crier, ne pas bousculer la foule électrisée.<br />
J’attendis.<br />
Un peu plus tard, Wyn traversa la foule avec<br />
autorité et s’éloigna tout en renfilant sa chemise.<br />
Quelques hommes le suivirent un instant, puis se<br />
découragèrent. Il ne resta bientôt plus que moi dans le<br />
sillage du sublime garçon.<br />
Je l’abordai un peu plus loin, au cœur des ruelles du<br />
port, sur une petite place qu’éclairait un lampadaire<br />
niché dans le feuillage d’un acacia. Je le hélai.<br />
« Wyn ! »<br />
Il se retourna.<br />
Il n’avait pas boutonné sa chemise et<br />
l’entrebâillement laissait voir des abdominaux sculptés<br />
à la perfection, un nombril plein d’ombre, l’échancrure<br />
de ses pectoraux et l’amorce violette d’un téton.<br />
Je faillis tomber à genoux. Je me contrôlai. Je<br />
m’approchai de lui. Je compris aussitôt qu’il ne me<br />
reconnaissait pas.<br />
Il me dévisagea sans que l’expression de son visage<br />
trahît le moindre sentiment. Il ne semblait même pas<br />
surpris que je connaisse son prénom. Il me demanda<br />
simplement ce que je lui voulais.<br />
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« Toi ! » lui dis-je, le cœur battant, déjà malade à<br />
l’idée qu’il pouvait me dire non.<br />
Ce fut alors qu’il me reconnut, je le compris à une<br />
brève étincelle dans son regard et à un plissement de sa<br />
bouche. Il intégra cette découverte, puis :<br />
« Tu es prêt à payer ? » me demanda-t-il.<br />
J’acquiesçai, éperdument soulagé. Payer m’importait<br />
peu pourvu que je l’eusse !<br />
« C’est combien ? » demandai-je.<br />
« <strong>375</strong> dollars. »<br />
J’ai payé. J’en ai eu pour mon argent. Il m’a si<br />
copieusement baisé que j’ai dormi ensuite comme une<br />
souche. Il est parti avant que je ne me réveille. Je ne<br />
l’ai plus jamais revu. Il a disparu corps et bien.<br />
Nous étions quittes.<br />
FIN<br />
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