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LA DÉSHUMANISATION DE L'ART.

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<strong>LA</strong> <strong>DÉSHUMANISATION</strong> <strong>DE</strong> L’ART.<br />

JOSÉ ORTEGA Y GASSET.<br />

Àl’époque de La déshumanisation de l’art, Ortega y Gasset<br />

occupe la chaire de métaphysique à l’Université de Madrid ;<br />

nous sommes en 1925 1 . Il quittera son enseignement en 1936,<br />

lorsque la guerre civile éclatera, le contraignant à un exil de dix ans<br />

passé en France, en Argentine et au Portugal. Revenu en Espagne, ses positions<br />

antifranquistes le priveront du contact direct, ou du moins officiel,<br />

avec auditeurs et étudiants, dont la trace vivante se perçoit dans ses livres et<br />

le mode d’exposition qui les caractérise. Il meurt à Madrid en 1955.<br />

L’œuvre est diverse et considérable 2 , et se signale en effet, pour le<br />

lecteur français sans doute plus que pour tout autre, par l’allure singulière<br />

de la réflexion ; le « spectateur » qu’est Ortega, pour reprendre un<br />

terme auquel il est attaché, construit son analyse en mettant en œuvre les<br />

1 Les sept premiers chapitres de La déshumanisation de l’art parurent<br />

dans le journal El Sol, en quatre livraisons, de janvier à février 1924.<br />

L’œuvre entière fut publiée en volume un an plus tard, avec l’essai intitulé<br />

Idées sur le roman.<br />

2 Rappelons, entre autres titres, Le Spectateur (1916-1934), Le Thème de<br />

notre temps (1924), Qu’est-ce que la philosophie ? (1928), La révolte des<br />

masses (1930), Sur la raison historique (1941), L’homme et les gens (1950) ;<br />

rappelons aussi la fondation de la Revista de Occidente (1923) — et, dès<br />

les années d’entre-deux guerres, une audience internationale bien plus<br />

forte que la française.


200<br />

CONFÉRENCE<br />

matériaux les plus divers, et surtout les « points de vue » les plus variés<br />

qui recouperont les différents plans de l’objet — avançant vers lui, reculant,<br />

cherchant dans l’histoire les signes progressifs de son apparition,<br />

ce « faire » par lequel se bâtit le monde que nous avons sous les yeux.<br />

Chaque objet n’est interrogé par Ortega qu’à proportion du fait premier<br />

d’être un signe de l’humain et de son activité ; aussi importe-t-il<br />

moins par lui-même — art, littérature, raison, histoire… — que pour les<br />

matériaux qu’il apporte à la construction d’une anthropologie plus<br />

« sociale » que philosophique. Le monde est la somme, la mise en perspective<br />

des points de vue variables que nous avons sur lui.<br />

Luis Martín-Santos, dans Les demeures du silence (1962), a tracé<br />

un portrait vigoureux, critique et amusé de l’homme en même temps que<br />

de cette manière qui nous étonne : « (…) solennel, hiératique, conscient<br />

de lui-même, disposé à descendre jusqu’au niveau de son auditoire,<br />

entouré d’une parfaite grâce, chargé de quatre-vingts années d’idéalisme<br />

européen, doué d’une métaphysique originale, de sympathies dans<br />

le grand monde, d’une grosse tête bien pleine, amoureux de la vie, rhétoriqueur<br />

en diable, inventeur d’un nouveau genre de métaphore,<br />

dégustateur de l’histoire, respecté dans les universités allemandes de<br />

province, oracle, journaliste, essayiste, puriste, celui-qui-l’avait-ditavant-Heidegger-soi-même<br />

commença à parler, s’exprimant plus ou<br />

moins en ces termes :<br />

“ Mesdames (un temps), messieurs (autre temps), ceci (pause) que je<br />

tiens dans ma main (pause) est une pomme (grande pause).Vous-mêmes<br />

(pause) la pouvez voir (grande pause). Mais (pause), vous la voyez<br />

(pause) de là, de là où vous vous trouvez (grande pause). Moi (grande<br />

pause), je vois la même pomme (pause), mais d’ici, de l’endroit où je suis<br />

(très longue pause). La pomme que vous voyez (pause), est différente<br />

(pause), très différente (pause) de la pomme que je vois (pause). Cependant<br />

(rererepause), c’est bel et bien la même pomme (sensation). ” »<br />

La charge est sévère, quoique l’admiration du romancier ne fasse<br />

par ailleurs aucun doute. Car il faut bien reconnaître à Ortega y<br />

Gasset le souci d’une méthode qui tâche à la fois de ne rien oublier<br />

des approches ordinaires de la perception — d’où ces descriptions, ces


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

201<br />

images au cœur de l’analyse, ces lenteurs de l’évidence —, et de prendre<br />

acte des transformations profondes d’un monde qui, en 1924, reste<br />

à comprendre dans son nouvel état. Ainsi de l’intention qui préside à<br />

La déshumanisation de l’art, un essai moins célèbre et moins lu (en<br />

France !) que les études plus tardives et mûries sur Velázquez et Goya<br />

(1943-1947), mais un essai plus risqué, dans sa volonté de comprendre<br />

historiquement la généalogie des bouleversements que l’art connaît au<br />

début du siècle, d’éclairer sociologiquement les conditions de visibilité<br />

des nouveaux objets, et de décrire « phénoménologiquement » la genèse<br />

de la perception esthétique.<br />

Il n’est pas sûr que l’essai aboutisse, et Ortega en a le premier<br />

conscience. Bien des formules, du reste, ont valeur polémique ou expérimentale<br />

; elles ne vont pas sans rouerie, ni une sorte de dandysme, en ces<br />

années de postures et d’élégances de pensée. S’agissant de rendre<br />

compte de l’art auquel ce « spectateur » est confronté, un art en effet si<br />

différent, soudain, de celui du siècle précédent, les difficultés croissent<br />

encore ; l’idée du faire humain à laquelle Ortega est attaché l’oblige à<br />

penser une rupture esthétique dans les termes d’une continuité historique<br />

et anthropologique, sans qu’il ose jamais consommer philosophiquement<br />

cette rupture, et ainsi nommer le phénomène du tableau. Ce qui<br />

est étrange, c’est que traçant un portrait sociologique de l’art, il s’interdit<br />

de le comprendre par les critères mêmes que cette attention lui permet<br />

d’élaborer ; si l’humain, tel du moins que des habitudes de perception<br />

l’appréhendaient, disparaît de l’art naissant, si cet art se satisfait<br />

d’être artistique, par une tautologie qui désigne somme toute l’objet<br />

qu’il devient, alors on ne pourra le comprendre qu’avec d’autres moyens<br />

que ceux qu’Ortega met en œuvre… Le philosophe espagnol dessine des<br />

contours, désigne une place, un souci, un travail, après quoi tout reste à<br />

faire pour voir ce dont il s’agit dans la sphère ainsi délimitée.<br />

Du coup, Ortega ne peut pas percevoir que la question de l’objet est<br />

celle que la modernité pose et sans doute échoue à résoudre ; il ne le<br />

peut, par une conséquence étrange de sa méthode, ni d’un point de vue<br />

philosophique, ni d’un point de vue sociologique. Pour signifier que la<br />

perception des objets artistiques suppose que nous nous détachions des


202<br />

CONFÉRENCE<br />

réalités vécues, Ortega prend l’exemple, ici, d’une scène d’agonie considérée<br />

sous différents angles de vision, capables ou non de participation<br />

émotive, puis nous enseigne que le peintre est précisément celui qui parvient,<br />

en tant que peintre, à refuser toute autre modalité de présence<br />

que celle que lui dictent les nécessités de son art ; ainsi donc, si nous voulons<br />

envisager les objets artistiques, nous devrons, de même, mettre entre<br />

parenthèses toute autre considération que celle qu’ils exigent, — une<br />

requête qu’à ses yeux l’art contemporain formule avec force. Le raisonnement<br />

est étrange, en même temps que révélateur de sa méthode : car<br />

enfin, il n’est nul besoin de cette fiction « réaliste » pour saisir l’idée d’un<br />

objet sui generis — et Husserl par exemple, dans ses Ideen, parvenait<br />

à décrire tel procès d’intentionnalité appliqué au tableau sans recourir<br />

à des expédients si trompeurs, et surtout si étrangers au phénomène<br />

esthétique.Voilà le signe, parmi d’autres, que le tableau intéresse moins<br />

Ortega que le processus par lequel il se distingue, dans une histoire<br />

continue, des tableaux précédents et de leur mode de représentation.<br />

Aussi Ortega, face aux œuvres contemporaines, doit-il parler à la<br />

fois d’« ultra-objet » (mais sans poursuivre dans cette voie pourtant<br />

féconde), de sociologie du regard, et de référence irréductible à la réalité<br />

vécue — position difficilement tenable, et qui montre que les « points de<br />

vue » ne sauraient méthodologiquement être tous compatibles. Il se peut<br />

même, à de certains endroits, que l’embarras de la méthode fasse<br />

renouer, face au visible, avec un pur et surprenant idéalisme kantien.<br />

Effet de ce seul mot, « déshumanisation » ? C’est probable. Car le mot<br />

désigne ici les espèces d’un problème qui n’est pas vraiment posé. Autrement<br />

dit, la « déshumanisation » est peut-être un concept sociologique,<br />

elle n’en est pas un en esthétique ni en philosophie.<br />

Mais la tentative d’Ortega a le mérite de toujours tenir « les deux<br />

bouts de la chaîne », l’objet et le regard. Entre les deux termes, Ortega<br />

ne sait trop comment, ni dans quel sens définir le passage. Il tient tant à<br />

ce passage, et selon un modèle qui est après tout celui de l’imitation, qu’il<br />

ne peut se résoudre à ce que nous nommons, d’un mot trop vague, « abstraction<br />

». C’est dire combien objet et regard sont, dans sa pensée, soumis<br />

à des définitions implicites et ininterrogées qui pèsent sur la qualité


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

203<br />

de l’analyse. Pour l’heure, il lui suffit de nommer « humanisation » la<br />

possibilité toujours ouverte d’un tel passage, et « déshumanisation » sa<br />

progressive obstruction. Du moins, derrière l’insuffisance de ces termes,<br />

voit-on poindre une interrogation sur le malaise européen de l’entredeux<br />

guerres, et les désordres, les manquements à elle-même de la<br />

modernité ; il la reprendra bientôt vigoureusement dans d’autres livres.<br />

Le texte d’Ortega manifeste — avec panache — l’impasse des<br />

considérations anthropologiques appliquées à l’art ; mais il le fait, nous<br />

semble-t-il, de façon exemplaire — de telle sorte que sa fécondité apparaît<br />

au moment même où la méthode mise en œuvre révèle son échec.<br />

Conférence.


<strong>LA</strong> <strong>DÉSHUMANISATION</strong> <strong>DE</strong> L’ART.<br />

De l’impopularité de l’art contemporain.<br />

Non creda donna Berta e ser Martino…<br />

Divina Commedia, Paradiso XIII.<br />

Parmi toutes les idées géniales, bien que mal ou peu développées<br />

du génial Français Guyau, il convient d’évoquer sa tentative<br />

pour aborder l’art dans une perspective sociologique. D’aucuns<br />

penseront qu’un tel sujet est stérile. Aborder l’art sous l’angle de<br />

ses effets sociaux ressemble fort à déguster le radis par les fanes<br />

ou à étudier l’homme à partir de son ombre. Les effets sociaux de<br />

l’art sont à première vue une chose si extrinsèque, si éloignée de<br />

la conscience esthétique que l’on ne voit pas bien comment, en<br />

partant d’eux, on peut pénétrer dans l’intimité des styles. Guyau<br />

n’a certainement pas tiré toute la quintessence de son ingénieux<br />

essai. La brièveté de sa vie et sa course tragiquement effrénée vers<br />

la mort l’ont empêché de tempérer ses aspirations et d’insister sur<br />

ce qu’il y a de plus substantiel et caché en laissant de côté tout ce<br />

qui est évident et liminaire. On peut dire que seul existe le titre de<br />

son livre, L’art au point de vue sociologique 1 ; le reste est encore à<br />

écrire.<br />

La fécondité d’une sociologie de l’art s’est imposée à moi de<br />

façon inattendue quand, il y a quelques années, j’ai entrepris<br />

d’écrire sur la nouvelle époque musicale qui commence avec<br />

1 Le livre fut publié en 1889. (NdT.)


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

205<br />

Debussy. Je me proposais de définir le plus clairement du monde<br />

la différence de style entre la nouvelle musique et la musique traditionnelle.<br />

La question était rigoureusement esthétique, et,<br />

cependant, je découvris que le chemin le plus court pour la<br />

résoudre partait d’un phénomène sociologique : l’aspect impopulaire<br />

de cette nouvelle musique.<br />

Je voudrais aujourd’hui parler de façon plus générale et faire<br />

référence à tous les arts qui ont encore en Europe une certaine<br />

vigueur, c’est-à-dire, aux côtés de la nouvelle musique, la nouvelle<br />

peinture, la nouvelle poésie, le nouveau théâtre. De fait, l’étroite<br />

cohésion qui unit chaque époque historique à elle-même dans<br />

l’ensemble de ses manifestations ne manque pas de surprendre.<br />

Une même inspiration, un même style biologique vibre dans les<br />

arts les plus variés. Sans s’en rendre compte, le jeune musicien<br />

aspire à réaliser, par des sons, exactement les mêmes valeurs<br />

esthétiques que ses contemporains les peintres, les poètes et les<br />

dramaturges. Et cette identité de sens artistique allait entraîner<br />

obligatoirement une identique conscience sociologique. En effet,<br />

à l’impopularité de la musique nouvelle correspond une impopularité<br />

du même acabit pour les autres muses. Tout nouvel art est<br />

impopulaire, et non par hasard ou par accident, mais en vertu de<br />

son destin essentiel.<br />

On répondra que tout style d’apparition récente est mis en<br />

quarantaine, et on se souviendra de la bataille d’Hernani et des<br />

autres combats qui ont marqué l’entrée en scène du romantisme.<br />

Cependant l’impopularité de l’art nouveau est d’une tout autre<br />

physionomie. Il convient de distinguer ce qui n’est pas populaire<br />

de ce qui est impopulaire. Le style qui innove met un certain<br />

temps à conquérir sa popularité ; il n’est pas populaire, mais il<br />

n’est pas non plus impopulaire. L’exemple de l’irruption romantique<br />

que l’on cite souvent, fut, en tant que phénomène social, à<br />

l’opposé de ce que représente l’art aujourd’hui. Le romantisme a<br />

très vite conquis le « peuple », pour qui le vieil art classique<br />

n’avait jamais été porteur d’émotion. L’ennemi contre lequel dut


206<br />

CONFÉRENCE<br />

se battre le romantisme fut au contraire une petite minorité choisie<br />

qui était restée engourdie dans les formes archaïques de l’ancien<br />

régime poétique. Les œuvres romantiques sont les premières<br />

— depuis l’invention de l’imprimerie — à avoir bénéficié de<br />

grands tirages. Le romantisme a été le style populaire par excellence.<br />

Premier né de la démocratie, il a été choyé par la masse.<br />

En revanche, l’art nouveau a — et il l’aura toujours — la<br />

masse contre lui. Il est essentiellement impopulaire ; plus encore :<br />

il est antipopulaire. Toute œuvre engendrée par lui produit automatiquement<br />

sur le public un curieux effet sociologique. Elle le<br />

divise en deux blocs : l’un, très réduit, formé par un petit nombre<br />

de personnes qui lui sont favorables ; l’autre, majoritaire, innombrable,<br />

qui lui est hostile (laissons de côté la faune équivoque des<br />

snobs). L’œuvre agit donc comme un pouvoir social qui crée deux<br />

groupes antagonistes, sépare et sélectionne deux castes différentes<br />

d’hommes au sein de la multitude informe.<br />

Quel est le principe différenciateur entre ces deux castes ?<br />

Toute œuvre d’art provoque des divergences : elle plaît à certains,<br />

pas à d’autres ; elle plaît davantage aux uns, aux autres moins.<br />

Cette dissociation n’a aucun caractère organique, elle n’obéit à<br />

aucun principe. Les hasards de notre tempérament individuel<br />

nous placeront parmi les uns ou parmi les autres. Mais dans le cas<br />

du nouvel art, la séparation se produit à un niveau plus profond<br />

que celui où évoluent les variétés du goût individuel. Ce n’est pas<br />

que la majorité du public n’aime pas l’œuvre nouvelle et que la<br />

minorité l’aime. Ce qui se produit, c’est que la majorité, la masse,<br />

ne la comprend pas. Les vieilles barbes qui assistaient à la représentation<br />

d’Hernani comprenaient très bien le drame de Victor<br />

Hugo et c’est précisément parce qu’elles le comprenaient qu’elles<br />

ne l’appréciaient pas. Fidèles à une certaine sensibilité esthétique,<br />

ces gens-là ressentaient de l’aversion pour les nouvelles<br />

valeurs artistiques que le romantisme leur proposait.<br />

Selon moi, ce qui caractérise l’art nouveau « au point de vue<br />

sociologique », c’est qu’il divise le public en deux catégories


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

207<br />

d’hommes : ceux qui le comprennent et ceux qui ne le comprennent<br />

pas. Ceci implique que les uns possèdent un organe d’entendement<br />

dont les autres sont par conséquent privés ; qu’ils représentent<br />

deux variétés distinctes du genre humain. L’art nouveau,<br />

apparemment, n’est pas fait pour tout le monde, à l’inverse de<br />

l’art romantique, mais il est assurément destiné à une minorité<br />

particulièrement douée. Quand quelqu’un n’aime pas une œuvre<br />

d’art, mais qu’il l’a comprise, il se sent supérieur à elle et n’a pas<br />

lieu de se sentir irrité. Mais quand le déplaisir que l’œuvre provoque<br />

vient de ce qu’il ne l’a pas comprise, l’homme en est<br />

comme humilié, avec une sourde conscience de son infériorité<br />

qu’il doit compenser en s’affirmant avec indignation face à<br />

l’œuvre. L’art jeune, rien qu’en se présentant, contraint le brave<br />

bourgeois à se sentir tel qu’il est : brave bourgeois, créature privée<br />

de toute grâce artistique, aveugle et sourd à toute beauté pure. Or<br />

tout ceci ne peut avoir lieu impunément après cent ans de flatterie<br />

universelle de la masse et d’apothéose du « peuple ». Habituée<br />

à prédominer en tout, la masse se sent attaquée dans ses « droits<br />

de l’homme » par le nouvel art, qui est un art de privilège, de<br />

rigoureuse noblesse morale, d’aristocratie instinctive. D’où<br />

qu’elles viennent, les muses juvéniles sont rudoyées par la masse.<br />

Pendant un siècle et demi, le « peuple », la masse, a prétendu<br />

représenter toute la société. La musique de Stravinsky ou le<br />

théâtre de Pirandello ont l’efficacité sociologique de l’obliger à se<br />

reconnaître tel qu’il est, « seulement le peuple », simple ingrédient<br />

parmi d’autres de la structure sociale, matière inerte du processus<br />

historique, facteur secondaire du cosmos spirituel. D’autre<br />

part, l’art nouveau contribue également à ce que les « meilleurs »<br />

se connaissent et se reconnaissent dans la grisaille de la foule et<br />

apprennent leur mission qui consiste à être peu nombreux et à<br />

devoir combattre contre le plus grand nombre.<br />

Le temps approche où la société, de la politique à l’art, se<br />

réorganisera, comme il se doit, en deux ordres ou deux rangs :<br />

celui des hommes illustres et celui des hommes ordinaires.Tout le


208<br />

malaise européen débouchera sur cette nouvelle scission salvatrice<br />

et par là-même guérira. L’unité indifférenciée, chaotique,<br />

informe, sans architecture anatomique, sans discipline directrice,<br />

dans laquelle on a vécu ces cent cinquante dernières années, ne<br />

peut durer. Sous toute la vie contemporaine bat une injustice profonde<br />

et irritante : le faux présupposé de l’égalité réelle entre les<br />

hommes. Chaque pas que nous faisons au milieu d’eux nous<br />

prouve le contraire de façon si évidente qu’il en devient un douloureux<br />

faux-pas.<br />

Si la question se pose en politique, les passions engendrées<br />

sont telles qu’il est peut-être encore trop tôt pour se faire comprendre.<br />

Heureusement l’unité de l’esprit historique à laquelle je<br />

faisais allusion permet de souligner très clairement, de façon<br />

sereine, dans l’art qui germe à notre époque, les mêmes symptômes<br />

et les amorces de réforme morale qui en politique se présentent<br />

de façon obscurcie par les basses passions.<br />

L’Évangéliste disait : Nolite fieri sicut equus et mulus quibus non<br />

est intellectus. « Ne soyez pas comme le cheval et le mulet qui sont<br />

privés d’entendement. » La masse rue et ne comprend pas.<br />

Essayons quant à nous de faire le contraire. Extrayons de l’art<br />

jeune son principe essentiel et alors nous verrons quel est le sens<br />

profond de son impopularité.<br />

Art artistique.<br />

CONFÉRENCE<br />

Si le nouvel art n’est pas intelligible pour tout le monde, cela<br />

veut dire que ses mécanismes ne sont pas ceux du genre humain.<br />

Ce n’est pas un art pour les hommes en général, mais pour un<br />

groupe d’hommes très particuliers qui peuvent très bien ne pas<br />

valoir davantage que les autres, mais qui, à l’évidence, sont différents.<br />

Il y a une chose qu’il convient de préciser avant tout. Quelle<br />

signification la majorité des gens donnent-ils à la jouissance


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

209<br />

esthétique ? Que se produit-il dans leur esprit quand une œuvre<br />

d’art, une pièce de théâtre par exemple, leur plaît ? La réponse ne<br />

souffre aucun doute : les gens aiment une pièce quand ils ont<br />

réussi à s’intéresser aux destinées humaines qui leur sont offertes.<br />

Les amours, les haines, les peines, les joies des personnages touchent<br />

leur cœur : ils y prennent part comme s’il s’agissait de cas<br />

de la vie réelle. Et les gens disent que la pièce est « bonne » quand<br />

elle parvient à produire la quantité d’illusion nécessaire à ce que<br />

les personnages imaginaires puissent valoir comme des êtres<br />

vivants. Dans l’expression lyrique, ils chercheront les amours et<br />

les souffrances de l’homme qui vibre sous le poète. En peinture,<br />

ils ne seront attirés que par les tableaux où il retrouveront des silhouettes<br />

d’hommes et de femmes avec qui, en un sens, il leur<br />

plairait de vivre. Un paysage peint leur semblera « beau » si le paysage<br />

réel qu’il représente mérite par son aménité ou son pathétisme<br />

d’être visité lors d’une excursion.<br />

Cela signifie que pour la plupart des gens la jouissance esthétique<br />

n’est pas une attitude d’esprit différente en essence de celle<br />

qu’ils adoptent généralement dans le reste de leur vie. Elle ne<br />

s’en éloigne que par les adjectifs qui la qualifient : elle est peutêtre<br />

moins utilitaire, plus dense et dépourvue de conséquences<br />

pénibles. Mais, en définitive, l’objet dont ils s’occupent en art, ce<br />

qui sert de terme à leur attention et avec elle aux autres facultés,<br />

est le même que dans leur existence quotidienne : les hommes et<br />

leurs passions. Et ils appelleront art l’ensemble des moyens par<br />

lesquels leur est fourni ce contact avec les choses humaines intéressantes.<br />

De sorte qu’ils ne tolèreront les formes proprement<br />

artistiques, les irréalités, l’imagination, que dans la mesure où<br />

elles n’entravent pas leur perception des formes et des péripéties<br />

humaines. Dès que ces éléments purement esthétiques dominent<br />

et qu’il ne peut plus comprendre parfaitement l’histoire de Jean<br />

et de Marie, le public est perdu et ne sait que faire face à la scène,<br />

au livre ou au tableau. C’est naturel : il ne connaît aucune autre<br />

attitude face aux objets que la pratique, celle qui nous pousse à


210<br />

CONFÉRENCE<br />

nous passionner et à intervenir sur eux de façon sentimentale.<br />

Une œuvre qui ne l’invite pas à cette action le prive de rôle.<br />

Or voici : c’est sur ce point qu’il convient que nous en arrivions<br />

à être parfaitement clairs. Se réjouir ou souffrir avec les destinées<br />

humaines que l’œuvre d’art nous propose ou nous présente<br />

diffère peut-être considérablement de la véritable<br />

jouissance artistique. Plus encore, cette préoccupation de ce qu’il<br />

y a d’humain dans l’œuvre est en principe incompatible avec la<br />

pure délectation artistique.<br />

Il s’agit d’une question d’optique extrêmement simple. Pour<br />

voir un objet, nous devons adapter d’une certaine manière notre<br />

appareil oculaire. Si notre acuité visuelle est inadaptée, soit nous<br />

verrons mal l’objet, soit nous ne le verrons pas. Que le lecteur<br />

imagine que nous sommes en train de regarder un jardin à travers<br />

la vitre d’une fenêtre. Nos yeux s’adapteront de sorte que le rayon<br />

de la vision traverse la vitre sans s’y arrêter et aille se ficher dans<br />

les fleurs et les frondaisons. Comme le jardin est le but de la<br />

vision et que c’est vers lui que se dirige le rayon visuel, nous ne<br />

verrons pas la vitre : notre regard passe à travers elle sans la<br />

remarquer. Plus le verre est pur, moins nous le verrons. Mais nous<br />

pouvons ensuite, moyennant un effort, nous désintéresser du jardin<br />

et faire reculer le rayon visuel de sorte qu’il s’arrête sur la<br />

vitre. Le jardin se dérobe alors à notre regard et nous ne voyons<br />

de lui que des masses de couleurs confuses qui semblent collées à<br />

la vitre. Par conséquent, voir le jardin et voir la vitre de la fenêtre<br />

sont deux opérations incompatibles ; elles s’excluent l’une l’autre<br />

et exigent différentes mises au point.<br />

De la même façon, celui qui cherche dans l’œuvre d’art à<br />

s’émouvoir des destinées de Jean et de Marie ou de Tristan et<br />

Iseult et fait sur eux la mise au point de sa perception spirituelle,<br />

ne verra pas l’œuvre d’art. Le malheur de Tristan n’est qu’un<br />

simple malheur, et par conséquent il ne pourra émouvoir que<br />

dans la mesure où il sera pris comme une réalité. Mais le fait est<br />

que l’objet artistique n’est artistique que dans la mesure où il


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

n’est pas réel. Pour pouvoir jouir du portrait équestre de Charles<br />

Quint par le Titien, la condition indispensable est que nous n’y<br />

voyions pas Charles Quint en personne, authentique et vivant,<br />

mais qu’à sa place nous ne voyions qu’un portrait, une image<br />

irréelle, une fiction. Le personnage peint et son portrait sont deux<br />

objets complètement distincts : nous nous intéressons soit à l’un,<br />

soit à l’autre. Dans le premier cas, nous « vivons » avec Charles<br />

Quint, dans le second cas, nous « contemplons » un objet artistique<br />

comme tel.<br />

Eh bien, la plupart des gens sont incapables d’attacher leur<br />

attention au verre et à la transparence de l’œuvre d’art : au lieu de<br />

quoi ils passent à travers elle sans la remarquer et vont se plonger<br />

passionnément dans la réalité humaine évoquée dans l’œuvre. Si<br />

on les invite à lâcher cette proie et à fixer leur attention sur<br />

l’œuvre d’art elle-même, ils diront qu’en elle ils ne voient rien<br />

parce qu’en effet ils n’y voient pas des choses humaines, mais<br />

seulement des transparences artistiques, de pures virtualités.<br />

Au XIX e siècle, les artistes ont procédé de façon trop impure.<br />

Ils réduisaient au minimum les éléments strictement artistiques,<br />

et l’ensemble de l’œuvre, ou presque, consistait en une fiction de<br />

réalités humaines. En ce sens, il convient de dire que d’une<br />

manière ou d’une autre, tout l’art normal du siècle passé a été réaliste.<br />

Beethoven et Wagner ont été réalistes. Réaliste Chateaubriand<br />

tout comme Zola. Romantisme et Naturalisme vus de notre<br />

perspective actuelle se rapprochent et découvrent la racine réaliste<br />

qu’ils ont en commun.<br />

Des produits de cette nature ne sont que partiellement des<br />

œuvres d’art, des objets artistiques. Pour en jouir, il n’est pas<br />

besoin de ce pouvoir de mise au point sur la virtualité et la transparence<br />

qui constitue la sensibilité artistique. Il suffit de posséder<br />

une certaine sensibilité humaine et de permettre que les<br />

angoisses et les joies de votre prochain trouvent en vous un écho.<br />

On comprend donc que l’art du XIX e siècle ait été aussi populaire :<br />

il est fait pour la masse indifférenciée dans la mesure où il n’est<br />

211


212<br />

CONFÉRENCE<br />

pas art, mais extrait de vie. On se souviendra que toutes les<br />

époques ont connu deux genres d’art différents, un art pour les<br />

minorités et un autre pour la majorité, ce dernier étant toujours<br />

réaliste 2 .<br />

Ne nous demandons pas maintenant si cet art pur est possible.<br />

Il ne l’est peut-être pas : mais les raisons qui nous conduisent<br />

à ce refus sont un peu longues et difficiles à exposer. Il vaut<br />

mieux par conséquent ne pas déflorer ce thème. En outre, il n’est<br />

pas d’une grande importance pour notre propos. Même si un art<br />

pur est impossible, une tendance à la purification de l’art ne fait<br />

aucun doute. Cette tendance conduira à une élimination progressive<br />

des éléments humains, trop humains, qui dominaient dans la<br />

production romantique et naturaliste. Et, dans cette démarche, on<br />

arrivera à un point où le contenu humain de l’œuvre sera si faible<br />

qu’on ne le verra presque pas. Nous aurons alors un objet qui ne<br />

pourra être perçu que par celui qui possède ce don particulier<br />

qu’est la sensibilité artistique. Ce serait un art pour les artistes et<br />

non pour la masse des hommes ; ce serait un art de caste, et non<br />

un art démotique.<br />

Voilà pourquoi l’art nouveau divise le public en deux groupes<br />

d’individus : ceux qui le comprennent et ceux qui ne le comprennent<br />

pas ; autrement dit, les artistes et ceux qui ne le sont pas.<br />

L’art nouveau est un art artistique.<br />

Je ne prétends pas ici encenser cette nouvelle forme d’art et<br />

encore moins dénigrer la manière utilisée au siècle dernier. Je me<br />

contente de les décrire comme fait le zoologue avec deux faunes<br />

opposées. Le nouvel art est un fait universel. Depuis vingt ans, les<br />

jeunes gens les plus attentifs de deux générations successives — à<br />

Paris, à Berne, à Londres, New-York, Rome ou Madrid —, ont été<br />

2 Par exemple au Moyen Âge. Correspondant à la structure binaire de<br />

la société, divisée en deux couches, les nobles et la plèbe, il exista un<br />

art noble qui était « conventionnel », « idéaliste », c’est-à-dire artistique,<br />

et un art populaire qui était réaliste et satirique.


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

213<br />

surpris par ce fait indéniable : l’art traditionnel ne les intéressait<br />

pas ; plus encore, il leur répugnait. Avec ces jeunes gens il n’y a<br />

qu’une solution : soit on les fusille, soit on s’efforce de les comprendre.<br />

J’ai délibérément choisi la deuxième attitude. Et j’ai vite<br />

découvert que germe en eux un nouveau sens artistique, parfaitement<br />

clair, cohérent et rationnel. Loin d’être arbitraire, leur sens<br />

artistique résulte de toute l’évolution artistique antérieure. Ce<br />

qu’il y a de capricieux, d’arbitraire et par conséquent de stérile,<br />

c’est de refuser ce nouveau style et de vouloir rester enfermé dans<br />

des formes archaïques, épuisées et ruinées. En art comme en<br />

morale, le devoir ne dépend pas de notre libre arbitre ; il faut<br />

accepter les ordres de travail que nous impose l’époque. Cette<br />

soumission à l’égard de l’ordre du temps est la seule chance pour<br />

l’individu de ne pas se tromper. Même ainsi il n’obtiendra peutêtre<br />

rien ; mais son échec est beaucoup plus certain s’il s’entête à<br />

vouloir composer un opéra wagnérien de plus ou à écrire un<br />

roman naturaliste.<br />

En art, toute répétition est inutile. Chaque style qui apparaît<br />

dans l’histoire peut engendrer un certain nombre de formes différentes<br />

au sein d’un type générique. Mais le jour arrive où la<br />

source magnifique se tarit. Ceci s’est produit par exemple avec le<br />

roman et le théâtre romantico-naturaliste. Une erreur naïve est de<br />

croire que la stérilité actuelle de ces deux genres est due à l’absence<br />

de talents personnels. Ce qu’il y a, c’est que les combinaisons<br />

possibles au sein de ces deux genres sont épuisées. Aussi<br />

doit-on penser que la chance a fait coïncider ce tarissement avec<br />

l’émergence d’une nouvelle sensibilité capable de trouver de nouvelles<br />

sources intactes.<br />

Si on analyse le style nouveau, on trouve en lui certaines tendances<br />

étroitement liées les unes aux autres. Il tend : 1. à la déshumanisation<br />

de l’art ; 2. à éviter les formes de la vie vécue ; 3. à faire<br />

que l’œuvre d’art ne soit qu’une œuvre d’art ; 4. à considérer l’art<br />

comme un jeu et rien d’autre ; 5. à une ironie essentielle ; 6. à éliminer<br />

toute tricherie, et par conséquent à une réalisation scrupu-


214<br />

CONFÉRENCE<br />

leuse. Enfin, 7. l’art, selon les nouveaux artistes, est une chose<br />

dépourvue de toute transcendance.<br />

Dressons un bref portrait de chacun des visages de ce nouvel art.<br />

Un soupçon de phénoménologie.<br />

Un homme célèbre agonise. Sa femme est à son chevet. Un<br />

médecin prend le pouls du moribond. Au fond de la chambre se<br />

trouvent deux autres personnes : un journaliste qui du fait de son<br />

métier assiste au décès, et un peintre conduit là par le hasard. La<br />

femme, le médecin, le journaliste et le peintre sont témoins d’une<br />

même scène. Cependant ce seul et unique événement — l’agonie<br />

d’un homme — s’offre à chacun d’eux sous un jour différent. Ces<br />

aspects sont si différents qu’ils ont à peine un point commun. La<br />

différence entre ce que cet événement représente pour la femme<br />

accablée par la douleur et pour le peintre qui, impassible,<br />

contemple la scène est si grande qu’il serait presque plus exact de<br />

dire : la femme et le peintre assistent à deux événements complètement<br />

différents.<br />

Il apparaît donc qu’une même réalité éclate en de nombreuses<br />

réalités divergentes quand elle est appréhendée de points<br />

de vue différents. Et il arrive que nous nous demandions :<br />

laquelle de ces multiples réalités est la vraie, l’authentique ? Tout<br />

choix que nous ferons sera arbitraire. Notre préférence pour l’une<br />

ou l’autre ne peut se fonder que sur le caprice. Toutes ces réalités<br />

sont d’égale valeur ; chacune d’elles est authentique à partir du<br />

point de vue qui lui correspond. Tout ce que nous pouvons faire,<br />

c’est classer ces points de vue et choisir parmi eux celui qui nous<br />

semble pratiquement le plus normal ou le plus immédiat. Nous<br />

parviendrons ainsi à une notion nullement absolue, mais tout du<br />

moins pratique et normative de la réalité.<br />

Le moyen le plus clair pour différencier les points de vue de<br />

ces quatre personnes qui assistent à la scène funèbre consiste à


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

mesurer une de ses dimensions : la distance spirituelle séparant<br />

chacun d’eux du lit commun, de l’agonie. Pour la femme du moribond,<br />

cette distance est minime, si faible qu’elle n’existe quasiment<br />

pas. L’événement dramatique tourmente son cœur de telle<br />

sorte, occupe son âme avec tant d’ampleur, qu’il se confond<br />

presque avec sa personne, ou, dit autrement : la femme intervient<br />

dans la scène, elle en fait partie. Pour que nous puissions voir<br />

quelque chose, pour qu’un fait se convertisse en objet que nous<br />

contemplons, il convient de le séparer de nous et qu’il cesse de<br />

faire partie intégrante de notre être. Ainsi la femme n’assiste pas à<br />

la scène, mais elle est en elle ; elle ne la contemple pas, elle la vit.<br />

Le médecin se trouve déjà un peu plus loin. Pour lui, il s’agit<br />

d’un cas professionnel. Il ne prend pas part à l’événement avec<br />

l’angoisse passionnée et aveuglante qui inonde l’âme de la pauvre<br />

épouse. Cependant son métier l’oblige à s’intéresser sérieusement<br />

à ce qui se passe : sa responsabilité y est en partie engagée et son<br />

prestige peut-être quelque peu en danger. C’est pourquoi,<br />

quoique de façon moins entière et moins intime que l’épouse, il<br />

prend part lui aussi à l’événement, la scène s’empare de lui, l’entraîne<br />

vers son intérieur dramatique, non pas par son cœur mais<br />

par l’aspect professionnel de sa personne. Lui aussi vit le triste<br />

événement, avec des émotions cependant qui ne partent pas de<br />

son centre affectif, mais de sa périphérie professionnelle.<br />

En nous situant maintenant du point de vue du journaliste,<br />

nous remarquons que nous nous sommes considérablement éloignés<br />

de cette douloureuse réalité. Nous nous en sommes tellement<br />

éloignés que nous avons perdu avec cet événement tout<br />

contact sentimental. Le journaliste est là comme le médecin, par<br />

obligation professionnelle, et non poussé par un élan spontané et<br />

humain. Mais tandis que la profession du médecin l’oblige à<br />

intervenir dans l’événement, celle du journaliste l’oblige précisément<br />

à ne pas intervenir : il doit se contenter de voir. Pour lui, le<br />

fait est à proprement parler une scène, un simple spectacle dont il<br />

devra rendre compte dans les colonnes de son journal. Il ne parti-<br />

215


216<br />

CONFÉRENCE<br />

cipe pas sentimentalement à ce qui se produit là, il se trouve spirituellement<br />

libre et hors de l’événement ; il ne le vit pas, il y<br />

assiste. Cependant il le contemple avec le souci d’avoir à le raconter<br />

ensuite à ses lecteurs. Il voudrait les intéresser, les émouvoir,<br />

et, dans la mesure du possible, obtenir que tous les abonnés versent<br />

des larmes comme s’ils étaient des parents temporaires du<br />

moribond. À l’école, il avait lu le précepte d’Horace : Si vis me<br />

flere, dolendum est primum ipsi tibi. Docile à ce précepte, le journaliste<br />

essaye de feindre l’émotion pour en nourrir sa prose. D’où il<br />

ressort que bien qu’il ne « vive » pas la scène, il « feint » de la vivre.<br />

Enfin le peintre, indifférent, se contente d’avoir un regard en<br />

coulisse. Peu lui importe ce qui arrive là ; il se trouve, comme on<br />

dit habituellement, à mille lieues de l’événement. Son attitude est<br />

purement contemplative, et il faut même dire qu’il ne le<br />

contemple pas dans son intégralité : la douloureuse signification<br />

intérieure de l’événement reste hors de son champ de perception.<br />

Il n’en perçoit que l’extérieur, les lumières et les ombres, les<br />

valeurs chromatiques. Chez le peintre nous avons atteint la distance<br />

maximum et l’intervention sentimentale minimum.<br />

On oublierait le caractère inévitablement fastidieux de cette<br />

analyse s’il nous permettait de parler clairement d’une échelle de<br />

distance spirituelle entre la réalité et nous. Dans cette échelle,<br />

les degrés de proximité équivalent à des degrés de participation<br />

sentimentale aux faits ; les degrés d’éloignement, au contraire,<br />

constituent des degrés de libération par lesquels nous objectivons<br />

l’événement réel et le convertissons en un simple objet de<br />

contemplation. Situés à une des extrémités, nous trouvons un<br />

aspect du monde — personnes, choses, situations — qui est la<br />

réalité « vécue » ; à l’autre extrémité, en revanche, nous voyons<br />

tout sous son aspect de « réalité contemplée ».<br />

À ce point du développement, nous devons procéder à une<br />

mise en garde essentielle pour l’esthétique, sans laquelle il est difficile<br />

de pénétrer dans la physiologie de l’art, qu’il soit ancien ou<br />

nouveau. Parmi ces divers aspects de la réalité qui correspondent


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

aux divers point de vue, il en est un dont dérivent tous les autres<br />

et qui est présent en chacun d’eux. C’est celui de la réalité vécue.<br />

S’il n’y avait quelqu’un qui, entièrement livré à elle, vive dans la<br />

frénésie l’agonie d’un homme, le médecin ne s’en occuperait pas,<br />

les lecteurs ne comprendraient pas les expressions pathétiques<br />

du journaliste qui décrit l’événement, et le tableau dans lequel le<br />

peintre représente un homme sur son lit entouré de silhouettes<br />

éplorées serait pour nous incompréhensible. Nous pourrions dire<br />

la même chose de n’importe quel autre objet, qu’il soit homme ou<br />

chose. La forme primitive d’une pomme est celle qu’elle possède<br />

quand nous nous apprêtons à la manger. Dans toutes les autres<br />

formes possibles qu’elle adopte — par exemple celle que lui a<br />

donnée un artiste de 1600 en la mêlant à un décor baroque, celle<br />

qu’elle présente dans une nature morte de Cézanne ou dans la<br />

métaphore élémentaire qu’offre d’elle une joue de jeune fille —,<br />

elle conserve plus ou moins cet aspect originaire. Un tableau, un<br />

poème où il ne resterait plus aucune trace des formes vécues<br />

seraient inintelligibles, autrement dit ne seraient rien, à la façon<br />

d’un discours dont chaque mot aurait perdu sa signification courante.<br />

Tout ceci veut dire que, dans l’échelle des réalités, la réalité<br />

vécue se voit dotée d’une primauté particulière, ce qui nous<br />

oblige à la considérer comme « la » réalité par excellence. Au lieu<br />

de dire réalité vécue, nous pourrions dire réalité humaine. Le<br />

peintre qui assiste impassible à l’agonie semble « inhumain ».<br />

Disons, alors, que le point de vue humain est celui d’où nous<br />

« vivons » les situations, les personnes, les choses. Et, vice versa,<br />

toutes les réalités — femme, paysage, aventure — sont humaines<br />

quand elles offrent l’aspect sous lequel elles sont généralement<br />

vécues.<br />

Un exemple, dont le lecteur percevra plus loin l’importance :<br />

parmi les réalités qui composent le monde se trouvent nos idées.<br />

Nous en usons « humainement » quand avec elles nous percevons<br />

les choses, c’est-à-dire que lorsque nous pensons à Napoléon, la<br />

217


218<br />

CONFÉRENCE<br />

norme est que nous considérions exclusivement le grand homme<br />

qui s’appelait ainsi. En revanche, le psychologue, adoptant un<br />

point de vue anormal, « inhumain », se désintéresse de Napoléon<br />

et, ne regardant que son propre objet d’intérêt, analyse son idée<br />

de Napoléon comme une idée en tant que telle. Il s’agit donc<br />

d’une perspective opposée à celle que nous utilisons dans notre<br />

vie spontanée. Au lieu que l’idée soit l’instrument par lequel nous<br />

pensons un objet, nous faisons de cette idée l’objet et le terme de<br />

notre pensée. Nous verrons plus loin l’usage inattendu que l’art<br />

nouveau fait de ce renversement inhumain.<br />

Où commence la déshumanisation de l’art.<br />

Avec une vitesse vertigineuse, le nouvel art s’est scindé en une<br />

multitude de directions et d’essais divergents. Rien n’est plus<br />

simple que de souligner les différences entre certaines productions<br />

et les autres. Mais cette accentuation de ce qui est différent<br />

et spécifique sera vide si l’on ne détermine pas auparavant le fond<br />

commun qui s’affirme partout de façons diverses, voire contradictoires.<br />

Notre bon vieil Aristote enseignait déjà que les choses différentes<br />

se différencient par là où elles se ressemblent, c’est-àdire<br />

par un certain caractère commun. C’est parce que les corps<br />

ont tous une couleur que nous remarquons qu’ils n’ont pas tous<br />

la même couleur. Les espèces sont précisément les spécifications<br />

d’un genre et nous ne les comprenons que lorsque nous les<br />

voyons moduler sous des formes diverses leur patrimoine commun.<br />

Les différences particulières de l’art contemporain ne m’intéressent<br />

que moyennement, et, à de rares exceptions près, chaque<br />

œuvre en particulier m’intéresse encore moins. Mais, en revanche,<br />

mon appréciation des nouveaux produits artistiques ne doit intéresser<br />

personne. Les écrivains dont l’inspiration se borne à l’expression<br />

de leur amour ou de leur désamour des œuvres d’art ne


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

219<br />

devraient pas écrire. Ils ne sont pas faits pour ce métier difficile.<br />

Comme disait Clarín 3 à propos de certains mauvais auteurs de<br />

théâtre, il vaudrait mieux qu’ils consacrent leurs efforts à d’autres<br />

tâches, par exemple à fonder une famille. Ils en ont déjà une ? Eh<br />

bien, qu’ils en fondent une autre.<br />

L’important, c’est l’existence indiscutable dans le monde<br />

d’une nouvelle sensibilité esthétique 4 . Face à la pluralité de directions<br />

spécifiques et à la quantité d’œuvres individuelles, cette<br />

sensibilité représente ce qui est générique et constitue une sorte<br />

de source des œuvres et des directions. C’est ce qui semble assez<br />

intéressant à définir.<br />

En cherchant la note la plus générique et caractéristique de<br />

cette nouvelle production, je trouve la tendance à déshumaniser<br />

l’art. Le paragraphe précédent donne à cette formule une certaine<br />

précision.<br />

Si, en comparant un tableau nouvelle manière avec des<br />

tableaux de 1860, nous suivons l’ordre le plus simple, nous commencerons<br />

par confronter les objets qu’ils représentent — par<br />

exemple un homme, une maison, ou une montagne. On remarque<br />

vite que l’artiste de 1860 a voulu avant tout que les objets de son<br />

tableau aient le même air et le même aspect qu’à l’extérieur de<br />

son tableau, lorsqu’ils font partie de la réalité vécue ou humaine.<br />

Il est possible qu’en outre l’artiste de 1860 se soit imposé beau-<br />

3 Leopoldo Alas (1852-1901) écrivit d’abord dans des journaux, sous le<br />

pseudonyme de Clarín, des articles très variés au ton toujours humoristique<br />

et d’une grande indépendance d’esprit. Ses contes, et surtout<br />

son long roman La Régente (1885), dont l’héroïne incarne le Bovarysme<br />

de la province espagnole, en font le principal représentant du Naturalisme<br />

en Espagne. (NdT.)<br />

4 Cette nouvelle sensibilité ne se trouve pas seulement chez les artistes,<br />

mais également chez des gens qui ne sont que de simples spectateurs.<br />

Quand j’ai dit que l’art nouveau est un art pour les artistes, j’entendais<br />

par là, non seulement ceux qui produisent cet art, mais aussi ceux qui<br />

ont la capacité de percevoir des valeurs purement artistiques.


220<br />

CONFÉRENCE<br />

coup d’autres contraintes esthétiques ; mais ce qu’il est important<br />

de remarquer, c’est qu’il a commencé par garantir cette ressemblance.<br />

L’homme, la maison, la montagne sont immédiatement<br />

reconnus : ce sont nos vieux amis habituels. Au contraire, dans le<br />

tableau récent, il nous est difficile de les reconnaître. Le spectateur<br />

pense peut-être que le peintre n’a pas réussi à restituer la<br />

ressemblance. Mais le tableau de 1860 peut lui aussi être « mal<br />

peint », c’est-à-dire qu’entre les objets du tableau et ces mêmes<br />

objets hors de lui, il peut exister une grande distance, une divergence<br />

importante. Cependant, quelle que soit la distance, les<br />

erreurs de l’artiste traditionnel donnent la direction de l’objet<br />

« humain », ce sont des chutes dans le chemin qui mène à lui et<br />

elles rappellent le fameux « ceci est un coq » par lequel l’Orbaneja<br />

5 de Cervantès orientait son public. Dans le tableau récent, se<br />

produit tout le contraire : ce n’est pas que le peintre fasse fausse<br />

route et que ses déviations du « naturel » (naturel = humain) ne<br />

l’atteignent pas, c’est qu’elles indiquent un chemin opposé à celui<br />

qui peut nous conduire vers l’objet humain.<br />

On peut observer que le peintre, plutôt que d’aller plus ou<br />

moins habilement vers la réalité, est allé, bien au contraire,<br />

contre celle-ci. Il s’est délibérément proposé de la déformer, de<br />

briser son aspect humain, de la déshumaniser. Nous pourrions<br />

avoir l’illusion de cohabiter avec les choses représentées par le<br />

tableau traditionnel. Beaucoup d’Anglais sont tombés amoureux<br />

de la Joconde. Avec les choses représentées par le tableau<br />

5 Personnage fictif cité deux fois dans la 2 e partie du Quichotte (ch. III et<br />

LXXI). Ce peintre originaire d’Ubeda avait la réputation de peindre si<br />

mal qu’il devait placer sous son tableau « un écriteau en lettres<br />

gothiques » pour que le public comprenne le sujet qui y était représenté<br />

: « Tu as raison, Sancho, dit don Quichotte, parce que ce peintre<br />

est comme Orbaneja, peintre qui demeurait à Ubeda. Quand on lui<br />

demandait ce qu’il peignait, il faisait cette réponse : “ Ce qui viendra ”.<br />

Et si par hasard il peignait un coq, il écrivait en dessous : Ceci est un coq,<br />

afin qu’on ne crût pas que c’était un renard. » (NdT.)


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

contemporain la cohabitation est impossible. En les débarrassant<br />

de leur aspect de réalité vécue, le peintre a rompu les amarres et<br />

brûlé les vaisseaux qui pouvaient nous transporter jusqu’à notre<br />

monde habituel. Il nous laisse enfermés dans un univers abscons,<br />

il nous oblige à traiter avec des objets avec lesquels on ne<br />

peut traiter humainement. Nous devons donc improviser une<br />

autre forme de commerce complètement différent de la façon<br />

dont nous vivons couramment les choses ; nous devons créer et<br />

inventer des actes inédits qui soient adaptés à ces figures insolites.<br />

Cette nouvelle vie, cette vie inventée après l’annulation<br />

préalable de la vie spontanée, sont précisément la compréhension<br />

et le plaisir artistique. Les sentiments et les passions ne<br />

manquent pas en elle, mais à l’évidence ces passions et ces sentiments<br />

appartiennent à une flore psychique très différente de<br />

celle qui recouvre les paysages de notre vie primaire et humaine.<br />

Ce sont des émotions secondaires que ces ultra-objets 6 font<br />

naître dans notre artiste intime. Ce sont des sentiments spécifiquement<br />

esthétiques.<br />

On dira que, pour un tel résultat, il serait plus simple de se<br />

passer totalement de ces formes humaines — homme, maison,<br />

montagne — et de construire des figures complètement originales.<br />

Mais voilà qui est d’emblée impossible 7 .<br />

6 « L’ultraïsme » est un des noms les plus justes que l’on ait forgés pour<br />

qualifier cette nouvelle sensibilité. [Mouvement littéraire espagnol et<br />

hispano-américain d’avant-garde (1919-1922). Ses fondateurs, Guillermo<br />

de Torre et Rafael Cansinos-Asséns, essayèrent de concilier les tendances<br />

du futurisme, du cubisme et du dadaïsme. Le poème ultraïste<br />

supprime tout thème narratif et toute effusion sentimentale au profit<br />

de « la métaphore à outrance » et de la recherche de mots rares, souvent<br />

empruntés au vocabulaire scientifique. Gerardo Diego, poète de la<br />

génération de 1927, ainsi que le très jeune Borges, furent à cette époque<br />

des poètes ultraïstes. (NdT.)]<br />

7 Un essai en ce sens extrême a été fait (certaines œuvres de Picasso),<br />

mais avec un échec retentissant.<br />

221


222<br />

CONFÉRENCE<br />

Dans la ligne ornementale la plus abstraite, vibre peut-être à<br />

l’état larvaire une solide réminiscence de certaines formes « naturelles<br />

». D’autre part — et c’est la raison la plus importante —,<br />

l’art dont nous parlons n’est pas seulement inhumain parce qu’il<br />

ne contient pas de choses humaines, mais il consiste activement<br />

en cette opération de déshumanisation. Dans sa fuite loin de ce<br />

qui est humain, ce n’est pas tant le terme ad quem, la faune hétéroclite<br />

à laquelle il aboutit qui lui importe, que le terme a quo,<br />

l’aspect humain qu’il détruit. Il ne s’agit pas de peindre quelque<br />

chose qui soit complètement différent d’un homme, d’une maison,<br />

d’une montagne, mais de peindre un homme qui ressemble<br />

le moins possible à un homme, une maison qui ne conserve d’une<br />

maison que ce qui est strictement nécessaire pour que nous assistions<br />

à sa métamorphose, un cône miraculeusement sorti de ce<br />

qui auparavant était une montagne, comme le serpent qui abandonne<br />

sa mue.<br />

Pour l’artiste nouveau, le plaisir esthétique vient de ce<br />

triomphe sur l’humain ; c’est pourquoi il est important de manifester<br />

concrètement sa victoire et de présenter dans chaque cas la<br />

victime égorgée.<br />

Le commun des mortels croit qu’il est facile de fuir la réalité<br />

alors qu’il n’y a rien de plus difficile au monde. Il est facile de dire<br />

ou de peindre une chose totalement dépourvue de sens, qui soit<br />

inintelligible ou nulle : il suffit pour cela d’aligner des mots sans<br />

suite 8 , ou de tracer des lignes au hasard. Mais parvenir à<br />

construire quelque chose qui ne soit pas une copie de ce qui est<br />

« naturel » et qui cependant possède une certaine substance, exige<br />

le talent le plus sublime.<br />

8 C’est ce qu’a fait la plaisanterie dadaïste. On peut remarquer (voir la<br />

note précédente) comment les extravagances elles-mêmes et les essais<br />

ratés de l’art nouveau dérivent assez logiquement de leur principe<br />

organique. Ce qui démontre ex abundantia qu’il s’agit, en effet, d’un<br />

mouvement unitaire et rempli de sens.


La « réalité » guette constamment l’artiste pour l’empêcher de<br />

fuir. Quelle ingéniosité suppose la fuite géniale ! Il faut être un<br />

Ulysse à l’envers, qui se libère de sa Pénélope quotidienne et<br />

navigue entre les écueils vers le monde ensorcelé de Circé.<br />

Quand il parvient à échapper un moment à la surveillance perpétuelle,<br />

ne critiquons pas chez l’artiste un geste de superbe, un<br />

geste rapide à la manière de saint Georges aux pieds duquel gît le<br />

dragon vaincu.<br />

Invitation à comprendre.<br />

JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

223<br />

Dans l’œuvre d’art préférée par le siècle dernier, il y a toujours<br />

un noyau de réalité vécue qui constitue la substance du<br />

corps esthétique. L’art agit sur elle et son opération se réduit à<br />

polir ce noyau humain, à lui passer du vernis, à le faire briller, lui<br />

donnant une attitude ou un reflet. Pour la plupart des gens, cette<br />

structure de l’œuvre d’art est la plus naturelle et la seule possible.<br />

L’art est un reflet de la vie, c’est la nature vue à travers un tempérament,<br />

c’est la représentation de l’humain, etc. Mais le fait est<br />

que les jeunes affirment le contraire avec tout autant de conviction.<br />

Pourquoi aujourd’hui les anciens devraient-ils toujours avoir<br />

raison contre les jeunes, et de ce fait le lendemain donnerait-il<br />

toujours raison aux jeunes contre les anciens ? Il ne faut surtout<br />

ni crier ni s’indigner. Dove si grida non è vera scienza, disait Léonard<br />

de Vinci ; Neque lugere neque indignari, sed intelligere, recommandait<br />

Spinoza. Nos convictions les plus enracinées, les plus<br />

indubitables, sont les plus suspectes. Elles constituent notre<br />

limite, nos frontières, notre prison. La vie est peu de chose si ne<br />

piaffe pas en elle un désir formidable de repousser ses limites. On<br />

vit dans la mesure où l’on désire ardemment vivre davantage.Tout<br />

entêtement à nous maintenir au sein de notre horizon quotidien<br />

est signe de faiblesse, de décadence des énergies vitales. L’horizon<br />

est une ligne biologique, un organe vivant de notre être ; pendant


224<br />

CONFÉRENCE<br />

que nous jouissons pleinement, cet horizon recule, se dilate,<br />

ondoie souplement presque au rythme de notre souffle. En<br />

revanche, quand l’horizon se fige, s’immobilise, c’est qu’il s’est<br />

ankylosé et que nous entrons dans la vieillesse.<br />

Il n’est pas aussi évident de penser, comme le supposent les<br />

académiciens, que l’œuvre d’art doit obligatoirement consister en<br />

un noyau humain que les muses coiffent et enjolivent. Ceci<br />

revient à réduire pour l’instant l’art à une activité exclusivement<br />

cosmétique. J’ai déjà indiqué auparavant que la perception de la<br />

réalité vécue et la perception de la forme artistique sont en principe<br />

incompatibles, car elles exigent une mise au point différente<br />

de notre appareil de perception. Un art qui nous proposerait ce<br />

double regard serait un art qui loucherait. Le XIX e siècle a louché<br />

plus que de raison ; c’est pourquoi ses productions artistiques,<br />

loin de représenter un genre d’art normal, sont peut-être la plus<br />

grande anomalie de l’histoire du goût.Toutes les grandes époques<br />

de l’art ont évité que l’œuvre ne trouve son centre de gravité dans<br />

l’humain. Et cet impératif de réalisme exclusif qui a gouverné la<br />

sensibilité du siècle passé signifie précisément une monstruosité<br />

sans exemple dans l’évolution esthétique. D’où suit que la nouvelle<br />

inspiration, apparemment si extravagante, retrouve au minimum<br />

en un point le véritable chemin de l’art. Parce que ce chemin<br />

s’appelle « volonté de style ». Or, styliser c’est déformer le<br />

réel, déréaliser. La stylisation implique la déshumanisation. Et<br />

inversement, il n’y a d’autre moyen de déshumaniser que la stylisation.<br />

Le réalisme, en revanche, en invitant l’artiste à suivre docilement<br />

la forme des choses, l’invite à ne pas avoir de style. C’est<br />

pourquoi l’admirateur de Zurbarán, ne sachant quoi dire, dit que<br />

ses tableaux ont du « caractère », comme Lucas, Sorolla, Dickens<br />

ou Galdos 9 ont du caractère, mais pas de style. En revanche, le<br />

9 Lucas : Eugenio Lucas Padilla (1824-1870) fut un des principaux<br />

représentants du mouvement romantique en Espagne. Il fut influencé<br />

par Goya pour la technique, la couleur et les thèmes satiriques ou


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

dix-huitième siècle, qui a si peu de caractère, possède du style à<br />

revendre.<br />

La déshumanisation de l’art continue.<br />

225<br />

Les modernes ont déclaré tabou toute ingérence de l’humain<br />

dans l’art. Or, l’humain, le répertoire des éléments qui constituent<br />

notre monde habituel, possède une hiérarchie à trois niveaux. Il y<br />

a d’abord l’ordre des personnes, ensuite celui des êtres vivants,<br />

enfin celui des choses inorganiques. Eh bien, le veto du nouvel<br />

art s’exerce avec une énergie proportionnelle à la place de son<br />

sujet éventuel dans la hiérarchie. Ce qui est personnel, comme<br />

c’est le plus humain de l’humain, est ce que l’art moderne évite le<br />

plus.<br />

On remarque très clairement cela en musique et en poésie.<br />

De Beethoven à Wagner, le thème de la musique fut l’expression<br />

de sentiments personnels. L’artiste mélique construisait de<br />

grands édifices sonores pour y loger son autobiographie. L’art<br />

était plus ou moins une confession. Il n’y avait de plaisir esthétique<br />

que par la propagation des sentiments. « En musique —<br />

disait encore Nietzsche — les passions jouissent d’elles-mêmes. »<br />

Wagner injecte dans son Tristan sa liaison adultère avec Madame<br />

Wesendonk, et nous n’avons d’autre moyen, si nous voulons<br />

« costumbristas » (relatifs aux mœurs). Sorolla : Joaquín Sorolla (1863-<br />

1923) passa du réalisme historique à des thèmes sociaux pour se trouver<br />

bientôt à l’origine d’une peinture impressionniste espagnole.<br />

Galdós : Benito Pérez Galdós (1843-1920) concevait le roman comme<br />

image de la vie et fut influencé par le réalisme de Balzac. Il a abordé<br />

des thèmes historiques (Les Épisodes Nationaux), et religieux d’un point<br />

de vue libéral et anticlérical (Doña Perfecta). Ses œuvres se sont ensuite<br />

orientées vers une forme de naturalisme (La desheredada, Fortunata et<br />

Jacinta). Auteur très prolixe, il fut comparé à Dickens pour son humour<br />

et à Zola pour son réalisme. (NdT.)


226<br />

CONFÉRENCE<br />

prendre plaisir à son œuvre, que de devenir pendant quelques<br />

heures vaguement adultères. Cette musique nous attriste, et pour<br />

en jouir nous devons pleurer, nous angoisser ou nous morfondre<br />

dans une volupté spasmodique. De Beethoven à Wagner, toute la<br />

musique est mélodrame.<br />

C’est malhonnête — dirait un artiste contemporain. Cela<br />

signifie se prévaloir d’une évidente faiblesse existant en l’homme<br />

et par laquelle il ressent par contagion la douleur ou le bonheur<br />

de son prochain. Cette contagion n’est pas d’ordre spirituel, c’est<br />

une simple répercussion mécanique comme l’agacement que provoque<br />

un couteau sur une vitre. Il s’agit d’un effet automatique,<br />

rien de plus. Il ne faut pas confondre les chatouilles et le plaisir.<br />

Le romantique chasse avec calme ; il profite malhonnêtement de<br />

l’émoi de l’oiseau pour incruster en lui les plombs de ses notes.<br />

L’art ne peut consister en une contagion psychique, parce que<br />

celle-ci est un phénomène inconscient et que l’art doit être avant<br />

tout pleine clarté, midi de compréhension. Les pleurs et les rires<br />

sont esthétiquement des fraudes. L’expression de la beauté ne<br />

franchit jamais les limites de la mélancolie et du sourire. Et c’est<br />

encore mieux s’il n’y arrive pas. Toute maîtrise jette le froid 10 (Mallarmé).<br />

Je crois que l’opinion de l’artiste moderne est assez sensée. Le<br />

plaisir esthétique doit être un plaisir intelligent. Parce que parmi<br />

les plaisirs il en est d’aveugles et d’autres lucides. La joie de<br />

l’ivrogne est aveugle ; comme tout dans le monde, elle a sa cause,<br />

l’alcool, mais elle est dépourvue de motif. Celui qui gagne à la<br />

loterie se réjouit également, mais d’une joie toute différente : il se<br />

réjouit « de » quelque chose de déterminé. La joie de l’ivrogne est<br />

hermétique, elle est fermée sur elle-même, il ne sait d’où elle<br />

vient et, comme on a coutume de le dire, elle est « dépourvue de<br />

fondement ». La joie du gagnant, en revanche, consiste précisément<br />

à se rendre compte d’un fait qui la motive et la justifie. Il se<br />

10 En français dans le texte.


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

227<br />

réjouit parce qu’il voit un objet réjouissant en lui-même. C’est<br />

une joie qui voit, qui vit de sa propre motivation et semble couler<br />

de l’objet vers le sujet 11 .<br />

Tout ce qui voudra être spirituel et non mécanique se devra<br />

de posséder ce caractère perspicace, intelligent et motivé. Cela<br />

dit, l’œuvre romantique provoque un plaisir qui garde à peine un<br />

lien avec son contenu. Quel est le point commun entre la beauté<br />

musicale — qui doit être quelque chose de situé là-bas, au delà de<br />

moi, dans ce lieu d’où jaillit le son — et les épanchements intimes<br />

qu’elle produit peut-être en moi et que le public romantique<br />

prend plaisir à savourer ? N’y a-t-il pas là un quiproquo parfait ? Au<br />

lieu de jouir de l’objet artistique, le sujet jouit de lui-même ;<br />

l’œuvre n’a été que la cause et l’alcool de son plaisir. Et ceci se<br />

produira dès lors que l’on fondera exclusivement l’art sur une<br />

exposition de réalités vécues. Celles-ci nous émeuvent sans rémission,<br />

provoquent en nous une participation sentimentale qui<br />

empêche que nous les contemplions dans leur pureté objective.<br />

Voir est une action à distance. Et chacun des arts utilise un<br />

appareil de projection qui éloigne les choses et les transfigure.<br />

Sur son écran magique, nous les contemplons déracinées, hôtes<br />

d’un astre inabordable, et absolument éloignées. Quand cette<br />

déréalisation est absente, nous sommes en proie à une hésitation<br />

fatale : nous ne savons pas si nous devons vivre les choses ou les<br />

contempler.<br />

Devant les statues de cire, nous avons tous éprouvé un<br />

malaise particulier. Celui-ci vient de l’équivoque immédiate qui<br />

les habite et nous empêche d’adopter en leur présence une attitude<br />

claire et stable. Quand nous les considérons comme des<br />

11 Cause et motivation sont, en effet, deux rapports totalement distincts.<br />

Les causes de nos états de conscience n’existent pas pour eux : il<br />

faut que la science les vérifie. En revanche, le motif d’un sentiment,<br />

d’un vouloir, d’une croyance, forme partie intégrante de ceux-ci, c’est<br />

un lien conscient.


228<br />

CONFÉRENCE<br />

êtres vivants, elles se moquent de nous en nous révélant leur<br />

secret cadavérique de poupées, et quand nous les considérons<br />

comme des fictions, elles semblent vibrer de colère. Il est impossible<br />

de les réduire à la catégorie de simples objets. En les regardant,<br />

nous sommes effrayés parce que nous soupçonnons que ce<br />

sont elles qui nous regardent. Et nous finissons par ressentir du<br />

dégoût pour ce type de cadavres de location. La statue de cire est<br />

le mélodrame pur.<br />

Il me semble que la nouvelle sensibilité est dominée par un<br />

dégoût de l’humain en art très proche de celui que l’homme raffiné<br />

a toujours éprouvé face aux statues de cire. En revanche, la<br />

macabre plaisanterie cireuse a toujours enthousiasmé le commun<br />

des mortels. Et nous nous posons au passage quelques questions<br />

impertinentes en ne souhaitant pas y répondre pour le moment :<br />

Que signifie ce dégoût de l’humain en art ? Est-il, par hasard, un<br />

dégoût de l’humain, de la réalité, de la vie, ou est-il plutôt tout le<br />

contraire : un respect de la vie et une répugnance à la voir confondue<br />

avec l’art, avec une chose aussi subalterne que l’art ? Mais<br />

quelle idée de considérer l’art comme une fonction subalterne,<br />

cet art divin, gloire de la civilisation, emblème de la culture, etc. !<br />

J’ai déjà dit, lecteur, qu’il s’agissait de quelques questions impertinentes.<br />

Considérons-les, pour le moment, comme annulées.<br />

Le mélodrame atteint chez Wagner la plus excessive exaltation.<br />

Et comme il arrive toujours, quand une forme atteint son<br />

paroxysme, sa conversion en sa forme contraire s’amorce aussitôt.<br />

Déjà chez Wagner la voix humaine cesse d’être le protagoniste et<br />

se noie dans le vacarme cosmique des autres instruments. Mais<br />

une transformation plus radicale était inévitable. Il était obligatoire<br />

de faire disparaître de la musique les sentiments privés, de la<br />

purifier dans une objectivation exemplaire. Ce fut la tâche de<br />

Debussy. Depuis Debussy il est possible d’écouter la musique<br />

sereinement, sans ivresse et sans pleurs. Toutes les variations de<br />

propos qui ont eu lieu dans l’art musical au cours des ces dernières<br />

décennies foulent le nouveau terrain ultra terrestre


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

229<br />

conquis de façon géniale par Debussy. Cette conversion du subjectif<br />

à l’objectif est d’une telle importance que face à elle disparaissent<br />

toutes les autres différenciations 12 . Debussy a déshumanisé<br />

la musique et c’est pourquoi la nouvelle ère de l’art sonore<br />

commence avec lui.<br />

La même aventure s’est produite dans la poésie lyrique. Il fallait<br />

libérer la poésie, qui, chargée de matière humaine, était devenue<br />

un corps pesant et se traînait sur le sol, se blessait contre les<br />

arbres et les arêtes des toits comme un ballon sans gaz. Mallarmé<br />

fut le libérateur qui rendit au poème son pouvoir aérostatique et<br />

sa vertu ascendante. Lui-même ne parvint peut-être pas à réaliser<br />

ses ambitions, mais il fut le capitaine de nouvelles expéditions<br />

éthérées et donna l’ordre de la manœuvre décisive : jeter du lest.<br />

Qu’on se souvienne du thème de la poésie au siècle des<br />

romantiques. Le poète nous confiait joliment ses émotions privées<br />

de bon bourgeois ; ses chagrins petits et grands, ses nostalgies,<br />

ses préoccupations religieuses ou politiques et, quand il était<br />

anglais, ses rêveries d’après la pipe d’opium. Par un moyen ou un<br />

autre il cherchait à envelopper de pathétisme son existence quotidienne.<br />

Le génie individuel permettait que parfois surgisse autour<br />

du noyau humain du poème une photosphère éblouissante, d’une<br />

matière beaucoup plus subtile, comme chez Baudelaire par<br />

exemple. Mais cet éclat était spontané. Le poète voulait toujours<br />

être un homme.<br />

— Et cela déplaît aux jeunes gens ? demande en contenant son<br />

indignation quelqu’un qui ne l’est pas. — Que veulent-ils donc ?<br />

Que le poète soit un oiseau, un ichtyosaure, un dodécaèdre ?<br />

Je ne sais pas, je ne sais pas ; mais je crois que le poète jeune,<br />

quand il écrit de la poésie, cherche simplement à être poète. Nous<br />

verrons comment tout l’art nouveau, rejoignant par là la nouvelle<br />

12 Une analyse plus développée de ce que signifie Debussy face à la<br />

musique romantique peut se trouver dans mon essai « Musicalia »,<br />

publié dans El espectador, III.


230<br />

CONFÉRENCE<br />

science, la nouvelle politique, la nouvelle vie enfin, rejette avant<br />

tout la confusion des genres. Vouloir que les frontières entre les<br />

choses soient bien marquées est un symptôme de santé mentale.<br />

La vie est une chose, la poésie en est une autre — pensent-ils ou<br />

tout du moins croient-ils. Ne les mélangeons pas. Le poète commence<br />

là où finit l’homme. Le destin de celui-ci est de vivre son<br />

itinéraire humain, la mission du premier est d’inventer ce qui<br />

n’existe pas. Le métier poétique se justifie ainsi. Le poète augmente<br />

le monde, ajoutant au réel qui est déjà présent par luimême,<br />

un continent irréel. Auteur vient de auctor, celui qui augmente.<br />

Les Romains appelaient ainsi le général qui faisait pour sa<br />

patrie la conquête d’un nouveau territoire.<br />

Mallarmé fut le premier homme du siècle dernier à vouloir<br />

être un poète. Comme il le dit lui-même, il « rejeta les matériaux<br />

naturels » et composa de petits objets lyriques, différents de la<br />

faune et de la flore humaines. Cette poésie n’exige pas d’être<br />

« sentie », parce que, comme en elle il n’y a rien d’humain, il n’y a<br />

rien de pathétique. Si l’on parle d’une femme, c’est de la femme<br />

qui n’en est aucune, et si le carillon donne l’heure, c’est « l’heure<br />

absente du cadran ». À force de négations, le vers de Mallarmé<br />

annule toute résonance vitale et nous présente des figures tellement<br />

irréelles que le seul fait de les contempler est déjà un plaisir<br />

extrême. Que peut faire au milieu de toutes ces physionomies le<br />

pauvre visage de l’homme qui officie comme poète ? Une seule<br />

chose : disparaître, se volatiliser et se transformer en une simple<br />

voix anonyme qui soutient dans l’air les mots, véritables protagonistes<br />

de l’entreprise lyrique. Cette voix pure et anonyme, simple<br />

substrat acoustique du vers, est la voix du poète qui sait s’isoler de<br />

l’homme qui l’environne.<br />

Quel que soit le raisonnement, nous arrivons à la même<br />

conclusion : fuite hors de la personne humaine. Les procédés de<br />

déshumanisation sont nombreux. Aujourd’hui ceux qui dominent<br />

sont peut-être très différents de ceux qu’employa Mallarmé, et je<br />

sais bien que dans les pages de celui-ci affleurent encore des


vibrations et des émotions romantiques ; mais tout comme la<br />

musique actuelle appartient à un bloc historique qui commence<br />

avec Debussy, toute la nouvelle poésie avance dans la direction<br />

montrée par Mallarmé. Le lien avec ces deux noms me semble<br />

essentiel si, en élevant le regard vers les empreintes laissées par<br />

chaque inspiration particulière, on veut trouver la matrice d’un<br />

nouveau style.<br />

Il est très rare qu’un contemporain de moins de trente ans<br />

soit intéressé par un livre dans lequel, sous prétexte d’art, on lui<br />

raconte les allées et venues de quelques hommes et de quelques<br />

femmes. Tout cela lui rappelle la sociologie, la psychologie, et il<br />

l’accepterait avec plaisir si, sans confondre les genres, on lui parlait<br />

de cela de façon sociologique ou psychologique. Mais l’art est<br />

autre chose pour lui.<br />

La poésie est aujourd’hui l’algèbre supérieure des métaphores.<br />

Le tabou et la métaphore.<br />

JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

231<br />

La métaphore est probablement la faculté la plus fertile que<br />

possède l’homme. Son efficacité parvient à atteindre les confins<br />

de la thaumaturgie et elle a l’air d’une pièce de la création que<br />

Dieu aurait oubliée à l’intérieur d’une de ses œuvres en la modelant,<br />

comme le chirurgien distrait oublie un instrument dans le<br />

ventre de son patient.<br />

Toutes les autres facultés nous maintiennent inscrits dans le<br />

réel, dans ce qui est déjà. Tout ce que nous pouvons faire, c’est<br />

additionner ou soustraire les choses entre elles. Seule la métaphore<br />

nous aide à nous évader et crée entre les choses réelles des<br />

récifs imaginaires, efflorescence d’îles sans pesanteur.<br />

L’existence chez l’homme de cette attitude mentale qui<br />

consiste à remplacer une chose par une autre, plus par désir de<br />

fuir la première que par souhait d’arriver à la seconde, est vrai-


232<br />

CONFÉRENCE<br />

ment étrange. La métaphore fait disparaître un objet en le masquant<br />

par un autre et elle n’aurait pas de sens si nous ne voyions<br />

derrière elle un instinct qui conduit l’homme à éviter les réalités 13 .<br />

Récemment un psychologue qui s’était demandé quelle pouvait<br />

être l’origine de la métaphore fut surpris de découvrir<br />

qu’une de ses racines se trouve dans l’idée du tabou 14 . Il y eut<br />

une époque où la peur fut la plus grande inspiration humaine,<br />

un âge dominé par la terreur cosmique. Pendant celle-ci, on sent<br />

la nécessité d’éviter certaines réalités qui d’autre part sont<br />

inévitables. L’animal le plus courant dans le pays et dont dépend<br />

l’alimentation acquiert un prestige sacré. Cette consécration<br />

entraîne l’idée qu’on ne peut le toucher avec les mains. Que fait<br />

alors pour se nourrir l’indien Lillooet ? Il s’accroupit et croise<br />

les mains sous ses fesses. De cette manière, il peut manger parce<br />

que les mains sous les fesses sont métaphoriquement des pieds.<br />

Voilà un trope d’action, une métaphore élémentaire, antérieure<br />

à toute image verbale et qui trouve son origine dans le souhait<br />

d’éviter la réalité.<br />

Et comme la parole est pour l’homme primitif un peu la chose<br />

elle-même nommée, survient la nécessité de ne pas nommer l’objet<br />

terrible sur lequel est retombé le tabou. D’où le fait de le désigner<br />

avec le nom d’autre chose, en le citant de façon larvée et<br />

subreptice. Ainsi le polynésien, qui a interdiction de nommer ce<br />

qui appartient au roi, quand il voit brûler les torches dans son<br />

palais-cabane, doit dire : « L’éclair brûle dans les nuages du ciel ».<br />

Tel est l’escamotage métaphorique.<br />

Obtenu sous cette forme tabouiste, l’instrument métaphorique<br />

peut ensuite être employé sous les formes les plus<br />

diverses. L’une d’elles, celle qui a prédominé en poésie, était<br />

l’ennoblissement de l’objet réel. On utilisait l’image analogique<br />

13 On peut voir autre chose sur la métaphore dans l’essai « Les deux<br />

grandes métaphores », publié dans El espectador, IV.<br />

14 Voir Heinz Werner, Die Ursprünge der Metapher, 1919.


dans une intention décorative, pour orner la réalité aimée et<br />

l’enjoliver de broderies. Il serait curieux de chercher si, dans la<br />

nouvelle inspiration poétique, la métaphore devenant substance<br />

et non ornement, on remarque une étrange prédominance de<br />

l’image dénigrante qui, au lien d’ennoblir et de rehausser,<br />

rabaisse et vexe la pauvre réalité. Il n’y a pas longtemps, je lisais<br />

chez un jeune poète que l’éclair est un mètre de menuisier, et<br />

les arbres sans feuilles de l’hiver des balais pour nettoyer le ciel.<br />

L’arme lyrique se retourne contre les choses naturelles et les<br />

blesse ou les assassine.<br />

Supra et infraréalisme.<br />

JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

233<br />

Mais si la métaphore est l’instrument de déshumanisation le<br />

plus radical, on ne peut dire qu’il soit le seul. Il en est d’innombrables,<br />

de portée variable.<br />

L’un d’eux, le plus simple, consiste en un simple changement<br />

de la perspective habituelle. D’un point de vue humain, les choses<br />

ont un ordre, une hiérarchie déterminés. Certaines nous semblent<br />

très importantes, d’autres moins, d’autres enfin totalement insignifiantes.<br />

Pour satisfaire le désir de déshumaniser, il n’est pas<br />

obligatoire d’altérer les formes primaires des choses. Il suffit d’inverser<br />

la hiérarchie et de produire un art où apparaissent au premier<br />

plan, mis en évidence de façon monumentale, les moments<br />

de la vie les plus insignifiants.<br />

Voilà le lien latent qui unit les différentes manières de l’art<br />

nouveau apparemment les plus éloignées. Un même instinct de<br />

fuite et d’évasion hors de la réalité est satisfait par le supraréalisme<br />

de la métaphore et de ce qu’il convient d’appeler infraréalisme.<br />

L’ascension poétique peut être remplacée par une immersion<br />

au dessous du niveau de la perspective naturelle. Les<br />

meilleurs exemples de la façon dont on dépasse le réalisme à<br />

force de l’exagérer — il suffit de regarder la loupe à la main les


234<br />

CONFÉRENCE<br />

éléments microscopiques de la vie — sont Proust, Ramón Gómez<br />

de la Serna 15 , Joyce.<br />

Ramón peut composer tout un livre sur les seins — quelqu’un<br />

l’a surnommé « le nouveau Christophe Colomb qui navigue vers<br />

d’autres hémisphères » —, ou sur le cirque, ou sur l’aube, ou sur<br />

el Rastro ou la Puerta del Sol 16 . Le procédé consiste tout simplement<br />

à prendre comme protagonistes du drame vital les bas quartiers<br />

de l’attention, ceux que d’ordinaire nous méprisons. Giraudoux,<br />

Morand, etc, chacun à leur manière, appartiennent au<br />

même ensemble lyrique.<br />

Cela explique qu’ils aient été si enthousiasmés par Proust, et,<br />

plus généralement, permet de comprendre le plaisir que cet écrivain<br />

— tellement d’une autre époque — procure aux lecteurs<br />

d’aujourd’hui. Le point essentiel que le domaine de son œuvre a<br />

peut-être en commun avec la nouvelle sensibilité serait le changement<br />

de perspective : mépris envers les anciennes formes monumentales<br />

de l’âme que le roman décrivait, et attention inhumaine<br />

15 Ramón Gómez de la Serna (1888-1963) a côtoyé et influencé tous les<br />

mouvements d’avant-garde espagnols, cultivé tous les genres (romans,<br />

essais, articles, théâtre, biographies, mémoires), excepté la poésie, mais<br />

est resté très célèbre pour avoir inventé un genre poétique, la « greguería<br />

», sorte d’aphorisme poétique tiré d’une observation insolite,<br />

humoristique et ingénieuse de la réalité quotidienne. Les « greguerías »<br />

(= humour + métaphore) furent traduites dès 1923 par Valéry Larbaud qui<br />

voyait en Ramón un auteur de la dimension de Joyce. (NdT.)<br />

16 El Rastro : le Marché aux Puces de Madrid. La Puerta del Sol : vaste<br />

place à la lisière du vieux Madrid, qui doit son nom à une ancienne<br />

porte de la ville de l’enceinte médiévale et à l’emblème solaire peint<br />

au-dessus du portail d’une chapelle aujourd’hui disparue. Kilomètre<br />

zéro de l’Espagne, la Puerta del Sol est à Madrid ce que sont à Paris les<br />

grands Boulevards, lieu où accourent les gens de toutes les classes<br />

sociales confondues, madrilènes, provinciaux, et touristes étrangers,<br />

pour flâner, se donner rendez-vous ou fêter le nouvel an la nuit de la<br />

saint Sylvestre. (NdT.)


envers la fine structure des sentiments, des relations sociales, des<br />

caractères.<br />

Le renversement.<br />

JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

235<br />

La métaphore, en se substantivant, devient plus ou moins<br />

l’enjeu principal du destin de la poésie. Ceci implique tout simplement<br />

que l’intention esthétique a changé de signe, qu’elle s’est<br />

retournée. Auparavant on versait la métaphore sur une réalité à la<br />

manière d’un ornement, d’une dentelle ou d’une chape de pluie.<br />

Aujourd’hui on tente à l’inverse d’éliminer le soutien extrapoétique<br />

ou réel et on essaye de réaliser la métaphore, d’en faire la res<br />

poétique. Mais cette inversion du processus esthétique n’est pas<br />

le propre du seul travail métaphorique, elle se retrouve dans tous<br />

les ordres et par tous les moyens jusqu’à devenir un aspect général<br />

— comme une tendance 17 — de tout l’art en vogue.<br />

La relation de notre esprit avec les choses consiste à les penser,<br />

à s’en former des idées. En toute rigueur nous ne possédons<br />

du réel que les idées que nous avons réussi à nous en forger.<br />

Elles sont comme le belvédère d’où nous contemplons le<br />

monde. Goethe disait très justement que chaque nouveau<br />

concept est comme un nouvel organe qui apparaîtrait en nous.<br />

Avec les idées, donc, nous voyons les choses, et, par la disposition<br />

naturelle de l’esprit, nous nous en rendons compte tout<br />

comme l’œil, quand il regarde, ne se voit pas lui-même. Autrement<br />

dit, penser est le désir de capter la réalité au moyen<br />

d’idées ; le mouvement spontané de l’esprit va des concepts vers<br />

le monde.<br />

17 Il serait fastidieux de répéter au bas de ces pages que chacun des<br />

traits que je souligne comme essentiels à l’art nouveau doit être compris<br />

comme une propension prédominante et non comme un attribut<br />

absolu.


236<br />

CONFÉRENCE<br />

Mais le fait est qu’entre l’idée et la chose, il y a toujours une<br />

distance absolue. Le réel déborde toujours le concept qui essaye<br />

de le contenir. L’objet est toujours plus et autrement que l’idée<br />

par laquelle il est pensé. Celle-ci n’est jamais qu’un pauvre<br />

schéma, comme un échafaudage par lequel nous essayons d’atteindre<br />

la réalité. Cependant la tendance naturelle nous porte à<br />

croire que la réalité est ce que nous pensons d’elle, et donc à la<br />

confondre avec l’idée, prenant en toute bonne foi l’idée pour la<br />

chose elle-même. En somme, notre soif de réalisme nous fait tomber<br />

dans une idéalisation naïve de la réalité. Voilà la tendance<br />

innée, « humaine ».<br />

Si maintenant, au lieu de laisser notre propos suivre cette<br />

direction, nous en inversons le sens ; si, tournant le dos à la réalité<br />

présumée, nous prenons les idées telles qu’elles sont — de<br />

simples schémas subjectifs — ; si nous les faisons vivre comme<br />

telles, avec leur profil anguleux, maladif, mais transparent et pur ;<br />

en somme, si nous cherchons délibérément à réaliser les idées, —<br />

nous les aurons déshumanisées, déréalisées. Parce qu’elles sont<br />

en effet, irréalité. Les prendre pour la réalité, c’est idéaliser, falsifier<br />

naïvement. Les faire vivre dans leur irréalité propre, c’est,<br />

disons-le ainsi, réaliser l’irréel en tant qu’irréel. Là nous n’allons<br />

pas de l’esprit vers le monde, mais, au contraire, nous donnons de<br />

la plasticité, nous objectivons, nous modifions les schémas, ce qui<br />

est interne et subjectif.<br />

Le peintre traditionnel qui fait un portrait prétend s’être<br />

approprié la réalité de la personne quand, en vérité et tout au<br />

plus, il a laissé sur la toile une sélection schématique, décidée par<br />

son esprit, des éléments infinis qui composent la personne<br />

réelle. Que se passerait-il si, au lieu de vouloir peindre celle-ci, le<br />

peintre acceptait de peindre son idée, son schéma de la personne<br />

? Alors le tableau serait la réalité même et l’échec inévitable<br />

ne se produirait pas. Le tableau, renonçant à rivaliser avec<br />

la réalité, deviendrait ce qu’il est authentiquement : un tableau,<br />

— une irréalité.


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

237<br />

L’expressionnisme, le cubisme, etc., ont été d’une manière ou<br />

d’une autre des essais pour vérifier cette détermination dans la<br />

direction radicale de l’art. On ne peint plus les choses, on s’est<br />

mis à peindre les idées : l’artiste s’est bandé les yeux face au<br />

monde extérieur et a dirigé sa pupille vers les paysages intérieurs<br />

et subjectifs.<br />

Malgré les éléments rustiques et grossiers qui composent en<br />

permanence sa matière, l’œuvre de Pirandello Six personnages en<br />

quête d’auteur a peut-être été la seule, ces derniers temps, à susciter<br />

la réflexion de l’amateur d’esthétique théâtrale. Cette pièce est<br />

un exemple clair de cette inversion du thème artistique que je<br />

cherche à décrire. Le théâtre traditionnel nous propose de voir<br />

dans ses personnages des personnes, et dans leurs agitations l’expression<br />

d’un drame humain. Ici, au contraire, on parvient à nous<br />

intéresser à des personnages en tant que personnages, c’est-à-dire<br />

en tant qu’idées ou purs schémas.<br />

On pourrait affirmer que cette pièce fut le premier « drame<br />

d’idées », rigoureusement parlant, qui ait été écrit. Ceux que l’on<br />

appelait ainsi auparavant n’étaient pas de tels drames d’idées,<br />

mais des drames entre des pseudopersonnes qui symbolisaient<br />

des idées. Dans les Six personnages, le douloureux destin qu’ils<br />

représentent n’est qu’un simple prétexte et se trouve transformé ;<br />

en revanche, nous assistons au drame réel de quelques idées en<br />

tant que telles, de quelques fantasmes subjectifs qui s’agitent<br />

dans l’esprit d’un auteur. L’essai de déshumanisation est évident,<br />

et la possibilité de l’atteindre est dans ce cas-là démontrée. En<br />

même temps on constate de façon exemplaire la difficulté du<br />

grand public à adapter sa vision à cette perspective inversée. Il<br />

continue à chercher le drame humain que l’œuvre modifie, fait<br />

disparaître et sur lequel elle ironise, mettant à sa place, et au premier<br />

plan, la fiction théâtrale elle-même en tant que fiction. Le<br />

grand public n’aime pas qu’on le trompe et ne sait pas prendre<br />

du plaisir à la délicieuse fraude de l’art, — un art d’autant plus<br />

exquis qu’il manifeste clairement sa texture frauduleuse.


238<br />

Iconoclasme.<br />

CONFÉRENCE<br />

Il ne me semble pas excessif d’affirmer que les arts plastiques<br />

du nouveau style ont révélé un véritable dégoût envers les formes<br />

vécues ou les êtres vivants. Le phénomène devient parfaitement<br />

évident si l’on compare l’art de ces dernières années avec le<br />

moment où peinture et sculpture émergent de la discipline<br />

gothique, comme si elles sortaient d’un cauchemar, et où elles<br />

offrent la grande récolte terrestre de la Renaissance. Pinceau et<br />

ciseau s’amusent voluptueusement à suivre la ligne que le modèle<br />

animal ou végétal présente dans ses chairs délicates où palpite la<br />

vitalité. Peu importe de quels êtres il s’agit, du moment qu’en eux<br />

la vie donne sa pulsation dynamique. Et du tableau ou de la<br />

sculpture, la forme organique se déverse sur l’ornement. C’est<br />

l’époque des cornes d’abondance, sources d’une vie torrentielle<br />

qui menace d’inonder l’espace de ses fruits ronds et mûrs.<br />

Pourquoi l’artiste déteste-t-il suivre la ligne souple du corps<br />

vivant et la remplace-t-il par le schéma géométrique ? Tous les<br />

errements, voire les tromperies du cubisme ne dissimulent pas le<br />

fait que pendant un certain temps nous nous soyons complu dans<br />

un langage aux pures formes euclidiennes.<br />

Le phénomène se complique quand nous nous rappelons que<br />

l’histoire traverse périodiquement cette furie de géométrisme<br />

plastique. Dans l’évolution de l’art préhistorique déjà, nous<br />

voyons que la sensibilité commence par chercher la forme vive et<br />

finit par l’éluder, comme terrorisée ou dégoûtée, se concentrant<br />

en signes abstraits, dernier résidu de figures animées ou cosmiques.<br />

Le serpent est stylisé en méandre, le soleil en svastika.<br />

Quelquefois ce dégoût de la forme vive s’enflamme en haine et<br />

produit des conflits publics. La révolution contre les images du<br />

christianisme oriental, l’interdiction sémite de reproduire des<br />

animaux — un instinct opposé à celui des hommes qui décorèrent<br />

les grottes d’Altamira —, trouvent sans doute, à côté de leur


sens religieux, leur origine dans la sensibilité esthétique dont l’influence<br />

postérieure sur l’art byzantin est évidente.<br />

Il serait plus qu’intéressant de faire des recherches approfondies<br />

sur les poussées d’iconoclasme qui ici et là surgissent dans<br />

l’art et la religion. Dans l’art moderne, cet étrange sentiment iconoclaste<br />

intervient évidemment, et son slogan pourrait être ce<br />

commandement de Porphyre qu’adoptèrent les manichéens et<br />

que combattit durement saint Augustin : Omne corpus fugiendum<br />

est. Et il fait bien sûr référence au corps vivant. Étrange inversion<br />

de la culture grecque qui en son heure de gloire fut si amie des<br />

formes vivantes !<br />

Influence négative du passé.<br />

JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

239<br />

L’intention de cet essai se résume, comme je l’ai dit, à établir<br />

la généalogie de l’art moderne grâce à certains de ses traits distinctifs.<br />

Mais, à son tour, cette intention se trouve au service d’une<br />

curiosité plus large que ces pages n’osent satisfaire, laissant le lecteur<br />

qui l’éprouverait abandonné à sa méditation intérieure. Voici<br />

à quoi je fais allusion.<br />

J’ai indiqué ailleurs 18 que l’art et la science pure, précisément<br />

parce que ce sont les activités les plus libres, les moins étroitement<br />

liées aux conditions sociales de chaque époque, sont les<br />

premiers domaines où l’on peut apercevoir le moindre changement<br />

dans la sensibilité collective. Si l’homme modifie son attitude<br />

radicale face à la vie, il commencera par manifester son nouveau<br />

tempérament dans la création artistique et dans des<br />

productions idéologiques. La subtilité de ces deux matières les<br />

rend infiniment sujettes au moindre souffle des alizés spirituels.<br />

Comme à la campagne, quand nous ouvrons de bon matin notre<br />

fenêtre, nous regardons les fumées des maisons pour deviner le<br />

18 Voir mon livre Le thème de notre temps.


240<br />

CONFÉRENCE<br />

vent qui va dominer la journée, nous pouvons nous pencher au<br />

balcon de l’art et de la science des nouvelles générations, animés<br />

d’une semblable curiosité météorologique.<br />

Mais, pour cela, il est inévitable de définir tout d’abord le<br />

nouveau phénomène. C’est seulement après qu’on peut se<br />

demander de quel nouveau style général de la vie il est le symptôme<br />

et le présage. La réponse voudrait que l’on détermine les<br />

causes de ce virage étrange pris par l’art, et ceci serait une entreprise<br />

trop grave pour qu’on s’y attaque ici. Pourquoi cette fièvre<br />

de déshumanisation, pourquoi ce dégoût des formes vivantes ?<br />

Comme tout phénomène historique, celui-là a certainement de<br />

très profondes racines et leur recherche exige l’odorat le plus fin.<br />

Cependant, quelles que soient les autres raisons, il existe une<br />

cause extrêmement claire même si elle ne prétend pas être la<br />

cause décisive.<br />

Il n’est pas facile d’exagérer l’influence que le passé de l’art a<br />

toujours sur son futur. Chez l’artiste se produit toujours un choc ou<br />

une réaction chimique entre sa sensibilité originale et l’art déjà<br />

produit. Il n’est pas seul face au monde : dans ses relations avec<br />

celui-ci, la tradition artistique intervient toujours comme interprète.<br />

Quel sera le mode de cette réaction entre la sensation personnelle<br />

et les belles formes du passé ? Il peut être positif ou négatif.<br />

L’artiste se sentira proche du passé et se percevra lui-même<br />

comme engendré par lui, son héritier et son transformateur — ou<br />

bien, d’une manière ou d’une autre, il trouvera en lui-même un<br />

dégoût spontané et indéfinissable des artistes traditionnels, en<br />

vigueur et dominants. Et, tout comme dans le premier cas il sentira<br />

une assez grande volupté à se couler dans le moule des conventions<br />

en usage et à répéter quelques-uns de leurs gestes consacrés, dans<br />

le second, non seulement il produira une œuvre différente des<br />

œuvres reçues, mais il éprouvera la même volupté à donner à cette<br />

œuvre un caractère d’agression contre les normes prestigieuses.<br />

On a tendance à oublier cela quand on parle de l’influence<br />

d’hier sur aujourd’hui. On a toujours vu sans aucune difficulté


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

dans l’œuvre d’une époque la volonté de ressembler plus ou<br />

moins à celle de l’époque antérieure. En revanche, il semble difficile<br />

pour presque tout le monde de remarquer l’influence négative<br />

du passé et de voir qu’un nouveau style est très souvent formé<br />

par la négation consciente et complexe des styles traditionnels.<br />

Et c’est un fait qu’on ne peut comprendre la trajectoire de<br />

l’art, depuis le romantisme jusqu’à aujourd’hui, si l’on ne prend<br />

pas en considération comme facteur essentiel du plaisir esthétique<br />

cette humeur négative, cette agressivité et cette dérision<br />

tournées contre l’art ancien. Baudelaire se complaît dans la Vénus<br />

noire précisément parce que la vénus classique est blanche.<br />

Depuis lors, les styles qui se sont succédé ont augmenté la dose<br />

d’ingrédients négatifs et blasphématoires dans laquelle se trouvait<br />

avec volupté la tradition, à tel point qu’aujourd’hui le profil<br />

du nouvel art se compose presque exclusivement de pures négations<br />

de l’art ancien. Et l’on comprend qu’il en soit ainsi. Quand<br />

un art porte en lui de nombreux siècles d’une évolution continue,<br />

sans être interrompu par de graves hiatus ni des catastrophes historiques,<br />

ce qui est produit s’entasse, et la tradition, dans sa densité,<br />

gravite progressivement autour de l’inspiration du jour.<br />

Autrement dit : entre l’artiste qui naît et le monde s’interpose un<br />

volume chaque fois plus important de styles traditionnels, ce qui<br />

empêche la communication directe et originelle entre l’artiste et<br />

le monde. De sorte qu’il n’y a que deux solutions : soit la tradition<br />

finit par chasser toute puissance originale — ce fut le cas de l’Égypte,<br />

de Byzance, en général de l’Orient —, soit la gravitation du<br />

passé autour du présent doit changer de sens, et apparaît alors<br />

une longue période pendant laquelle l’art nouveau guérit peu à<br />

peu de l’ancien qui l’étouffe. Ce fut le cas de l’âme européenne,<br />

chez qui un instinct futuriste prédomine sur l’irrémédiable traditionalisme<br />

et le passéisme orientaux.<br />

Une bonne partie de ce que j’ai appelé « déshumanisation » et<br />

dégoût des formes vivantes provient de cette antipathie envers<br />

l’interprétation traditionnelle des réalités. La vigueur de l’attaque<br />

241


242<br />

CONFÉRENCE<br />

est en relation directe avec les distances. C’est pourquoi ce que<br />

les artistes d’aujourd’hui détestent le plus, c’est la manière prédominante<br />

du siècle passé, bien qu’il y ait déjà en elle une bonne<br />

dose d’opposition envers des styles plus anciens. En revanche, la<br />

nouvelle sensibilité feint une sympathie douteuse envers l’art le<br />

plus éloigné dans le temps et l’espace, l’art préhistorique et l’exotisme<br />

sauvage. À vrai dire, ce qui lui plaît dans ces œuvres primitives<br />

c’est — plus qu’elles-mêmes — leur naïveté, c’est-à-dire l’absence<br />

d’une tradition qui ne s’était pas encore formée.<br />

Si maintenant nous jetons un regard discret sur la nature du<br />

genre de vie que traduit symptomatiquement cette attaque contre<br />

le passé artistique, nous sommes surpris par une vision étrange,<br />

d’un caractère dramatique intense. Parce qu’en fin de compte,<br />

attaquer l’art du passé, de façon si générale, c’est se retourner<br />

contre l’Art lui même, car qu’est-ce concrètement que l’art, sinon<br />

celui qui s’est fait jusqu’à maintenant ?<br />

Mais cela veut-il dire que, sous le masque d’amour envers l’art<br />

pur, se cache la lassitude de l’art, la haine de l’art ? Comment cela<br />

serait-il possible ? La haine de l’art ne peut surgir que d’un lieu<br />

où règnent également la haine de la science, la haine de l’État, la<br />

haine, enfin, de toute la culture. Cela voudrait-il dire que dans les<br />

cœurs européens fermente une rancœur inconcevable contre leur<br />

propre essence historique, un peu comme l’odium professionis, qui<br />

pousse le moine, après de longues années de cloître, à haïr sa discipline,<br />

la règle même qui a constitué sa vie 19 ?<br />

19 Il serait intéressant d’analyser les mécanismes psychologiques par<br />

lesquels l’art d’hier influence négativement celui de demain. Il en est<br />

un très clair de prime abord : la fatigue. La simple répétition d’un style<br />

émousse et lasse la sensibilité. Wölfflin a montré dans ses Concepts fondamentaux<br />

de l’histoire de l’art le pouvoir que la fatigue a exercé ici et là<br />

pour mobiliser l’art, l’obligeant à se transformer. [Publié dans la Bibliothèque<br />

Ideas del Siglo XX, dirigée par José Ortega y Gasset, Madrid,<br />

1924. (NdT.)] Mais plus encore en littérature. Cicéron disait encore, pour


Voici le sage moment de lever la plume afin qu’une volée de<br />

questions prenne son essor à la manière des grues.<br />

Ironie du sort.<br />

JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

243<br />

J’ai dit plus haut que le nouveau style, pris dans sa plus large<br />

généralité, consiste à éliminer les ingrédients « humains, trop<br />

humains », et à ne retenir que la matière purement artistique. Cela<br />

semble impliquer un grand enthousiasme pour l’art. Mais en faisant<br />

le tour de cette question et en l’examinant sous un autre<br />

angle, nous décelons en elle une autre facette de lassitude ou de<br />

mépris. La contradiction est patente, et il est très important de la<br />

souligner. En définitive, cela voudrait dire que le nouvel art est un<br />

phénomène d’un genre ambigu, ce qui, à vrai dire, n’a rien pour<br />

surprendre, car presque tous les grands faits de ces dernières<br />

années sont ambigus. Il suffirait d’analyser quelque peu les événements<br />

politiques en Europe pour y trouver la même ambiguïté<br />

profonde.<br />

Cependant cette contradiction entre amour et haine d’un<br />

même objet s’atténue un peu si l’on regarde de plus près la production<br />

artistique d’aujourd’hui.<br />

La première conséquence qu’entraîne cet enfermement de<br />

l’art en lui-même, c’est de le débarrasser de tout pathétisme. Dans<br />

l’art chargé d’humanité se répercutait le caractère de gravité toujours<br />

lié à la vie. L’art était une chose très sérieuse, presque hiératique.<br />

Il prétendait parfois sauver rien moins que l’espèce<br />

humaine — chez Schopenhauer et Wagner. Or, pour peu qu’on y<br />

prête attention, on ne peut manquer de s’étonner de ce que la<br />

nouvelle inspiration est toujours indéfectiblement comique. Elle<br />

« parler latin », latine loqui ; mais au V e siècle, Sidoine Apollinaire devra<br />

dire : latialiter insusurrare. Cela faisait trop de siècles que l’on disait la<br />

même chose de la même façon.


244<br />

CONFÉRENCE<br />

résonne tout entière sur cette même corde et ce même ton. L’humour<br />

sera plus ou moins violent et ira de la franche « clownerie »<br />

au léger clin d’œil ironique, mais il est toujours présent. Ce n’est<br />

pas que le contenu de l’œuvre soit comique — ce serait retomber<br />

dans une manière ou une catégorie du style « humain » —, mais,<br />

quel que soit le contenu, c’est l’art lui-même qui devient plaisanterie.<br />

Chercher, comme je l’ai indiqué plus haut, la fiction en tant<br />

que telle, voilà un but qui ne peut se trouver que dans un état<br />

d’âme jovial. On va vers l’art précisément parce qu’on le reconnaît<br />

comme farce. C’est ce qui, pour les personnes sérieuses,<br />

d’une sensibilité très peu actuelle, perturbe le plus la compréhension<br />

des œuvres jeunes. Elles pensent que la peinture et la<br />

musique des modernes sont de pures « farces » — dans le mauvais<br />

sens du terme —, et elles n’admettent pas la possibilité que quelqu’un<br />

voie justement dans la farce la mission radicale de l’art et<br />

sa tâche bénéfique. Ce serait une farce — dans le mauvais sens du<br />

terme — si l’artiste actuel prétendait rivaliser avec l’art « sérieux »<br />

du passé, et si un tableau cubiste provoquait le même genre d’admiration<br />

pathétique, presque religieuse, qu’une statue de Michel-<br />

Ange. Mais l’artiste d’aujourd’hui nous invite à contempler un art<br />

qui est une plaisanterie, qui est, essentiellement, moquerie de soimême.<br />

Parce que l’humour de cette inspiration repose là-dessus.<br />

Au lieu de rire de quelqu’un ou de quelque chose en particulier<br />

— sans victime, il n’est point de comédie —, le nouvel art ridiculise<br />

l’art.<br />

Et que l’on ne fasse pas, en entendant cela, trop de simagrées<br />

si l’on veut rester discret. L’art ne démontre jamais mieux son don<br />

magique que dans cette moquerie de lui-même. Car en faisant<br />

mine de se nier lui-même, il continue d’être art, et grâce à une<br />

merveilleuse dialectique, sa négation signifie sa conservation et<br />

son triomphe.<br />

Je doute fort qu’un jeune homme d’aujourd’hui puisse apprécier<br />

un vers, un coup de pinceau, un son qui ne contienne pas un<br />

reflet ironique.


Après tout, ce n’est pas complètement nouveau comme idée et<br />

comme théorie. Au début du XIX e siècle, un groupe de romantiques<br />

allemands dirigé par les Schlegel éleva l’ironie au rang de catéorie<br />

esthétique suprême, et pour des raisons qui coïncident avec<br />

la nouvelle intention de l’art. Celui-ci ne se justifie pas s’il se<br />

contente de reproduire la réalité, la copiant en vain. Sa mission est<br />

de susciter un horizon irréel. Pour atteindre cela, il n’y a d’autre<br />

moyen que de nier notre réalité, nous plaçant ainsi au-dessus<br />

d’elle. Être artiste, c’est ne pas prendre au sérieux l’homme si<br />

sérieux que nous sommes quand nous ne sommes pas artistes.<br />

Bien sûr, ce destin d’inévitable ironie donne à l’art une nouvelle<br />

teinte monotone tout à fait propice à désespérer l’homme le<br />

plus patient. Mais, en même temps, la contradiction entre l’amour<br />

et la haine que j’ai signalée auparavant est annulée. La rancœur<br />

aboutit à l’art en tant que sérieux ; l’amour, à l’art victorieux<br />

comme farce, qui triomphe de tout, y compris de lui-même,<br />

comme dans un système de miroirs qui se reflètent indéfiniment<br />

les uns dans les autres ; aucune forme n’est la dernière, toutes<br />

sont moquées et transformées en images pures.<br />

La non transcendance de l’art.<br />

JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

245<br />

Tout cela en vient à se condenser dans le symptôme le plus<br />

aigu, le plus grave, le plus profond que présente le nouvel art, un<br />

trait extrêmement étrange de la nouvelle sensibilité artistique qui<br />

exige une méditation attentive. C’est quelque chose de très délicat<br />

à exprimer, entre autres choses parce que très difficile à formuler<br />

avec exactitude.<br />

Pour l’homme de la toute nouvelle génération, l’art est une<br />

chose sans transcendance. Après avoir écrit cette phrase, je m’en<br />

effraie quand je remarque le grand nombre de significations différentes<br />

qu’elle peut prendre. Parce qu’il ne s’agit pas que l’homme<br />

d’aujourd’hui voie l’art comme une chose sans importance ou


246<br />

CONFÉRENCE<br />

moins importante qu’elle ne semblait à l’homme d’hier, mais que<br />

l’artiste lui-même voie son art comme une tache dépourvue de<br />

transcendance. Mais cela non plus n’exprime pas rigoureusement<br />

la situation véritable. Ainsi ce n’est pas que l’artiste soit peu intéressé<br />

par son œuvre et son métier, mais son œuvre et son métier<br />

l’intéressent précisément parce qu’ils n’ont pas réellement d’importance,<br />

et dans la mesure où ils en sont dépourvus. On comprend<br />

mal ce dont il s’agit sans le confronter avec ce qu’était l’art<br />

il y a trente ans et, plus généralement, pendant tout le siècle dernier.<br />

La poésie et la musique étaient alors des activités de grande<br />

portée : on attendait d’elles à peine moins que le salut de l’espèce<br />

humaine, sur la ruine des religions et le relativisme inévitable de<br />

la science. L’art était transcendant dans le sens noble du terme. Il<br />

l’était par son thème — généralement, les plus graves problèmes<br />

de l’humanité —, et il l’était par lui-même, comme puissance<br />

humaine qui donnait à l’espèce sa justification et sa dignité. Il fallait<br />

voir l’attitude solennelle que le grand poète et le musicien<br />

génial adoptaient face à la masse, geste de prophète ou fondateur<br />

de religion, prestance majestueuse de chef d’État responsable des<br />

destins universels.<br />

Je suppose qu’un artiste d’aujourd’hui serait atterré de se voir<br />

investi d’une si haute mission et obligé en conséquence de traiter<br />

dans son œuvre des sujets capables de telles répercussions. Précisément,<br />

les éléments de son œuvre commencent à prendre l’allure<br />

d’un fruit artistique quand il en vient à remarquer que l’air<br />

perd de son sérieux et que les choses se mettent à sauter avec<br />

légèreté, libérées de toute gravité. Ces pirouettes universelles sont<br />

pour lui le signe authentique de l’existence des muses. Si l’on<br />

peut dire que l’art sauve l’homme, c’est seulement parce qu’il le<br />

sauve du sérieux de la vie et provoque en lui une enfance inespérée.<br />

La magique flûte de Pan, qui fait danser les cabris à la lisière<br />

de la forêt, redevient le symbole de l’art.<br />

Tout le nouvel art devient compréhensible et acquiert une<br />

certaine dose de grandeur quand on l’interprète comme un essai


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

247<br />

pour créer l’enfance dans un monde ancien. D’autres styles<br />

demandaient à être mis en relation avec les mouvements politiques<br />

et sociaux dramatiques ou avec les courants philosophiques<br />

ou religieux profonds. Le nouveau style, au contraire, sollicite<br />

assurément d’être rapproché du triomphe des sports et des<br />

jeux. Ce sont deux faits voisins, de même origine.<br />

En quelques années, nous avons vu la marée du sport croître<br />

à la une des journaux, faisant naufrager presque toutes les caravelles<br />

du sérieux. Les articles de fond menacent de couler vers les<br />

gros titres abyssaux, et les yoles de régate, victorieuses, cinglent en<br />

surface. Le culte du corps est depuis toujours un symptôme d’inspiration<br />

enfantine parce qu’il n’est beau et agile que dans la jeunesse,<br />

alors que le culte de l’esprit révèle une volonté de vieillissement<br />

parce qu’il n’atteint sa plénitude que lorsque le corps est<br />

entré en décadence. Le triomphe du sport signifie la victoire des<br />

valeurs de jeunesse sur les valeurs de vieillesse. Il se produit exactement<br />

la même chose avec le cinématographe qui est par excellence<br />

un art du corps.<br />

Dans ma génération encore, les manières de la vieillesse<br />

jouissaient d’un grand prestige. Le jeune garçon désirait ardemment<br />

cesser d’être jeune le plus tôt possible et il préférait imiter<br />

la démarche fatiguée de l’homme caduc. Aujourd’hui les garçons<br />

et les filles s’efforcent de prolonger leur enfance, et les jeunes<br />

gens de retenir et de souligner leur jeunesse. Il n’y a aucun<br />

doute : l’Europe entre dans une étape de puérilité.<br />

L’événement ne doit pas surprendre. L’histoire avance selon<br />

de grands rythmes biologiques. Ses plus grandes mutations ne<br />

peuvent trouver leur origine dans des causes secondaires et anecdotiques,<br />

mais dans des facteurs tout à fait élémentaires, dans des<br />

forces primaires de nature cosmique. Il ferait beau voir que les<br />

différences majeures et comme polaires, existant chez l’être vivant<br />

— les sexes et les âges — n’aient également leur influence sur le<br />

profil des temps. Et, en effet, il est facile de remarquer que l’histoire<br />

se balance rythmiquement d’un pôle à l’autre, faisant qu’à


248<br />

certaines époques prédominent les qualités masculines et à<br />

d’autres les féminines, ou bien exaltant parfois les valeurs de la<br />

jeunesse et d’autres fois les valeurs de la maturité.<br />

L’allure que l’existence européenne est en train d’adopter<br />

dans tous les domaines annonce une période de virilité et de jeunesse.<br />

La femme et le vieillard devront céder pour un temps le<br />

gouvernement de la vie aux jeunes gens, et il n’est pas étonnant<br />

que le monde semble perdre de son sérieux.<br />

Tous les caractères du nouvel art peuvent se résumer à celui<br />

de sa non transcendance, qui à son tour consiste simplement en<br />

ce que l’art a changé de place dans la hiérarchie des préoccupations<br />

ou des intérêts humains. Ceux-ci peuvent se représenter<br />

comme une série de cercles concentriques dont le rayon mesure<br />

la distance dynamique par rapport à l’axe de notre vie où agissent<br />

nos désirs suprêmes. Les choses de tout ordre — vitales ou culturelles<br />

— tournent autour de ces différentes orbites, plus au moins<br />

attirées par le cœur du système. Eh bien, je dirais que l’art, situé<br />

auparavant — comme la science ou la politique — tout près de<br />

l’axe enthousiaste, soutien de notre personne, s’est déplacé jusqu’à<br />

la périphérie. Il n’a perdu aucun de ses attributs extérieurs,<br />

mais il est devenu distant, secondaire, et s’est délesté de sa gravité.<br />

L’aspiration vers l’art pur n’est pas, comme on a tendance à le<br />

croire, un orgueil, mais, tout au contraire, une grande modestie.<br />

L’art se vidant de tout pathétisme humain, il perd toute transcendance<br />

— comme art seulement, sans autre prétention.<br />

Conclusion.<br />

CONFÉRENCE<br />

Isis myrionyme, Isis aux dix mille noms — ainsi les Égyptiens<br />

appelaient-ils leur déesse. Myrionyme, toute réalité l’est d’une<br />

façon ou d’une autre. Ses composantes, ses traits sont innombrables.<br />

N’est-il pas audacieux de vouloir, avec quelques mots,<br />

définir une chose, même la plus humble ? Ce serait un hasard


JOSÉ ORTEGA Y GASSET<br />

249<br />

extraordinaire si les notes soulignées par nous parmi une infinité<br />

d’autres étaient en effet les notes décisives. L’improbabilité augmente<br />

quand il s’agit d’une réalité naissante qui commence sa<br />

trajectoire dans l’espace.<br />

Il est donc fort probable que, dans cet essai pour qualifier le<br />

nouvel art, il n’y ait que des erreurs. En y mettant fin, jaillissent<br />

en moi, à la place même qu’il occupait, la curiosité et l’espoir<br />

qu’après lui on en écrive d’autres plus réussis. À nous tous, nous<br />

pourrons nous partager les dix mille noms.<br />

Mais ce serait répéter mon erreur si l’on prétendait la corriger<br />

en ne mettant en évidence qu’un élément partiel ne figurant pas<br />

dans cette anatomie. Les artistes tombent généralement dans ce<br />

travers lorsqu’ils parlent de leur art et ne s’éloignent pas suffisamment<br />

pour adopter une vue élargie. Cependant il n’est pas<br />

douteux que la formule la plus proche de la vérité sera celle qui<br />

prendra en compte de la façon la plus unitaire et harmonieuse le<br />

plus grand nombre de particularités — comme dans un métier à<br />

tisser où la navette noue mille fils d’un seul mouvement.<br />

J’ai été exclusivement poussé par le plaisir d’essayer de comprendre<br />

— et non par la colère ou la passion. J’ai fait en sorte de<br />

chercher le sens des nouveaux essais artistiques et cela, bien sûr,<br />

suppose un état d’esprit plein de bienveillance. D’ailleurs est-il<br />

possible d’approcher autrement un thème sans le condamner à la<br />

stérilité ?<br />

On dira que l’art nouveau n’a rien produit jusqu’à aujourd’hui<br />

qui vaille la peine, et je suis très près de penser de même.<br />

J’ai essayé d’extraire l’intention des œuvres jeunes, ce qui est<br />

plein de saveur, et je me suis désintéressé de leur réalisation. Qui<br />

sait ce qu’engendrera ce style naissant ! Le propos qu’il entreprend<br />

est fabuleux — il veut créer à partir du néant. J’espère qu’à<br />

l’avenir, il sera moins ambitieux et réussira davantage.<br />

Mais quelles que soient ses erreurs, il y a, à mon humble avis,<br />

un point immuable dans cette nouvelle prise de position : l’impossibilité<br />

de revenir en arrière. Toutes les objections éventuelles


250<br />

CONFÉRENCE<br />

à l’inspiration de ces artistes peuvent être fondées, elles n’apporteront<br />

pas cependant de motifs suffisants pour la condamner. Aux<br />

objections, il faudrait ajouter autre chose : la proposition d’un<br />

autre chemin pour l’art qui ne soit pas déshumanisateur et qui ne<br />

reprenne pas les sentiers battus.<br />

Il est très difficile de proclamer que l’art est toujours possible<br />

au cœur de la tradition. Mais cette phrase commode ne sert à rien<br />

pour l’artiste qui attend, le pinceau ou la plume à la main, une<br />

inspiration concrète.<br />

José ORTEGA Y GASSET.<br />

(Traduit de l’espagnol par Marie-Pia Gil.)

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