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32 : TQ MAG 280<br />
À lire |<br />
Comédie-ballet, avec masques à l’envi<br />
PARChARleS ADAM<br />
Détenteur d’un certificat de décoration d’intérieur, Cal<br />
a l’intention de se mettre à son propre compte. Dans<br />
la quincaillerie où il travaille, il commence dès lors<br />
à distribuer des cartes à des clients potentiels. D’un<br />
couple intéressé par ses conseils, mais quelque peu incertain<br />
quant au choix de couleurs qu’il leur a proposé,<br />
il surprend l’échange à voix basse qui s’ensuit. “Nous<br />
pourrions peut-être lui donner une chance, non?”,<br />
propose la femme à son mari, lequel, grimaçant et<br />
secouant la tête, a cette réponse dubitative et laconique:<br />
“Il n’a même pas l’air d’une tapette. Comment veux-tu<br />
qu’il s’y connaisse?”<br />
D’abord abasourdi et décontenancé par ce propos<br />
tout droit sorti du bêtisier des idées reçues, Cal va<br />
finalement en prendre son parti. Les clients veulent de<br />
l’homosexualité pour être en confiance? Eh bien, ils en<br />
auront pour leur argent, en veux-tu en voilà! Sur le plan<br />
strictement professionnel s’entend.<br />
Soucieux, tel un acteur, de se mettre dans la peau de ce<br />
nouveau personnage, Cal va se rendre dans le quartier<br />
gay de sa ville, afin d’y observer attentivement les faits<br />
et gestes de la faune achrienne. Mais, l’homosexualité<br />
étant protéiforme dans les manifestations auxquelles<br />
“on” l’associe d’ordinaire, la réponse à sa quête ne s’avère<br />
pas aisée. Doit-il adopter l’attitude tapette ou le versant<br />
gay du comportement macho? Quelle image devrait-il<br />
soigner en particulier? Au final, la solution qu’il va retenir<br />
est un compromis. Il choisira d’éveiller le soupçon,<br />
mais sans rien confirmer, sans jamais forcer le trait.<br />
Pour Cal, cette tactique synonyme de balance subtile et<br />
de constante imagination, exige un huilage sans défaut<br />
et un rodage parfait s’il veut réussir la stratégie qu’il<br />
s’est fixée, à savoir exploiter les stéréotypes des autres,<br />
retourner leurs préjugés contre eux et ce, à son propre<br />
avantage.<br />
De plus en plus absorbé par son travail et l’essor de son<br />
entreprise, la question de l’incidence de ce personnage<br />
de façade sur sa vie intime ne se pose pas pour l’instant.<br />
Ses besoins libidinaux et affectifs ont de toute façon<br />
toujours été réduits à la portion congrue, c’est-à-dire<br />
clinique en quelque sorte: “Un peu de chaleur corporelle<br />
en location, la souplesse de la chair payée à sa juste<br />
valeur marchande et quelques instants délicieux. Je ne<br />
demandais rien de plus”. Cal est loin d’être indifférent<br />
aux femmes, mais, à ses yeux, le commerce charnel<br />
ne doit en aucun cas nuire à la bonne marche de son<br />
entreprise. Cela mettrait littéralement en péril tout ce<br />
qu’il a patiemment construit au fil du temps.<br />
C’est sans compter les imprévus de l’existence. En effet,<br />
empêtré dans le rôle qu’il s’est forgé, sa vie en compartiments<br />
bien étanches va pourtant être bouleversée le<br />
jour où il croisera la belle et avenante Sumintra, dont<br />
les parents sont des immigrants venus d’Inde. Dès le<br />
début de leur rencontre, il utilise sa panoplie du mensonge<br />
et du masque, de l’esquive et des faux-fuyants. Se<br />
faire appeler Alec plutôt que par son vrai prénom n’est<br />
que la première étape de ce jeu de masques.<br />
Malgré ces constantes dissimulations invoquées pour<br />
soi-disant “se protéger”, Alec et Sumintra découvriront<br />
pourtant qu’ils partagent moult choses en commun.<br />
Jeune fille studieuse et rangée d’une famille qui remue<br />
ciel et terre pour l’amener vers le mariage idéal -avec<br />
un Indien hautement diplômé il va sans dire- Sumintra<br />
est tiraillée entre le cocon que lui offre sa famille, et<br />
l’absence de vraie liberté qu’implique forcément une<br />
vie aussi corsetée. De surcroît, comment va-t-elle s’arranger<br />
pour cacher à sa famille sa relation avec Alec?<br />
Combien de temps pourra durer cette double vie? Alec<br />
et Sumintra sauront-ils trouver un accommodement<br />
satisfaisant entre les rets de leur identité de façade et<br />
leur identité véritable, entre la vie en porte-à-faux qu’ils<br />
ne cessent de mener, et ce à quoi ils aspirent véritablement?<br />
En mettant en scène les faisceaux de ce vrai dilemme,<br />
Neil Bissoondath nous offre, à travers l’histoire d’Alec<br />
et de Sumintra, un regard aigre-doux et terriblement<br />
lucide sur la société. Il nous tend ni plus ni moins un<br />
miroir de la comédie humaine, avec tout son ballet<br />
de faux-semblants et de mascarades, les batailles de<br />
pouvoir qui s’y trament, les rôles que nous endossons<br />
volontairement ou à contre-coeur, à regret ou faute de<br />
mieux, dans l’enthousiasme ou la résignation... Ce faisant,<br />
il nous gratifie d’un roman de mœurs à l’écriture<br />
enlevée, bourré de drôlerie et de surprises, distillant à<br />
juste dose un humour d’autant plus décapant qu’il est<br />
jouissif en diable.<br />
Neil BISSOONDATH, “Cartes postales de l’enfer”, Paris,<br />
Ed Phébus, 2008, 218p, 19,50€, traduit de l’anglais<br />
(Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné.