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Objet d’étude III : Le texte théâtral et sa représentation, du XVII e siècle à nos jours.<br />
Séquence unique : Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour (1834).<br />
Documents complémentaires.<br />
1. Marivaux, L’Ile des esclaves (1725), Scène 1<br />
<strong>Scènes</strong> d’exposition<br />
Iphicrate s'avance tristement sur le théâtre avec Arlequin.<br />
IPHICRATE, après avoir soupiré. Arlequin !<br />
ARLEQUIN, avec une bouteille de vin qu'il a à sa ceinture. Mon patron !<br />
IPHICRATE. Que deviendrons-nous dans cette île ?<br />
ARLEQUIN. Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim ; voilà mon sentiment et notre<br />
histoire.<br />
IPHICRATE. Nous sommes seuls échappés du naufrage ; tous nos amis ont péri, et j'envie maintenant leur<br />
sort.<br />
ARLEQUIN. Hélas ! ils sont noyés dans la mer, et nous avons la même commodité.<br />
IPHICRATE. Dis-moi ; quand notre vaisseau s'est brisé contre le rocher, quelques-uns des nôtres ont eu le<br />
temps de se jeter dans la chaloupe ; il est vrai que les vagues l'ont enveloppée : je ne sais ce qu'elle est<br />
devenue ; mais peut-être auront-ils eu le bonheur d'aborder en quelque endroit de l'île et je suis d'avis que<br />
nous les cherchions.<br />
ARLEQUIN. Cherchons, il n'y a pas de mal à cela ; mais reposons-nous auparavant pour boire un petit coup<br />
d'eau-de-vie. J'ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà ; j'en boirai les deux tiers, comme de raison, et puis je<br />
vous donnerai le reste.<br />
IPHICRATE. Eh ! ne perdons point notre temps ; suis-moi : ne négligeons rien pour nous tirer d'ici. Si je ne<br />
me sauve, je suis perdu ; je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes seuls dans l'île des Esclaves.<br />
ARLEQUIN. Oh ! oh ! qu'est-ce que c'est que cette race-là ?<br />
IPHICRATE. Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont<br />
venus s'établir dans une île, et je crois que c'est ici : tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases ; et<br />
leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent, ou de les jeter dans<br />
l'esclavage.<br />
ARLEQUIN. Eh ! chaque pays a sa coutume ; ils tuent les maîtres, à la bonne heure ; je l'ai entendu dire<br />
aussi ; mais on dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi.<br />
IPHICRATE. Cela est vrai.<br />
ARLEQUIN. Eh ! encore vit-on.<br />
IPHICRATE. Mais je suis en danger de perdre la liberté et peut-être la vie : Arlequin, cela ne suffit-il pas<br />
pour me plaindre ?<br />
ARLEQUIN, prenant sa bouteille pour boire. Ah ! je vous plains de tout mon cœur, cela est juste.<br />
2. Sophocle, Œdipe-roi (V e siècle av. J.-C.)<br />
Cette tragédie met en scène un épisode du mythe d’Œdipe. Au début de la pièce, on apprend que la peste, punition<br />
divine, s’est abattue sur Thèbes ; Œdipe, roi de Thèbes, s’engage à retrouver le meurtrier de Laïos, l’ancien roi.<br />
Entre le chœur des vieillards.<br />
Large.<br />
LE CHOEUR. - O douce parole de Zeus, que viens-tu apporter de Pythô 1 l'opulente à notre illustre ville, à<br />
Thèbes ? Mon âme, tendue par l'angoisse, est là qui palpite d'effroi. Dieu qu'on invoque avec des cris aigus,<br />
dieu de Délos 2 , dieu guérisseur, quand je pense à toi, je tremble : que vas-tu exiger de nous ? Une obligation<br />
nouvelle ? Ou une obligation omise à renouveler au cours des années ? Dis-le-moi, Parole éternelle, fille de<br />
l'éclatante Espérance. C'est toi que j'invoque d'abord, toi, la fille de Zeus, immortelle Athéna ; et ta sœur<br />
1 Autre nom de Delphes, ville grecque où Apollon rendait ses oracles par l’intermédiaire de la Pythie.<br />
2 Île des Cyclades qui accueillit Apollon à sa naissance.<br />
1
aussi, reine de cette terre, Artémis, dont la place ronde de Thèbes forme le trône glorieux ; et, avec vous,<br />
Phoebos l'Archer 3 ; allons ! Tous trois ensemble, divinités préservatrices, apparaissez à mon appel ! Si<br />
jamais, quand un désastre menaçait jadis notre ville, vous avez su écarter d'elle la flamme du malheur,<br />
aujourd'hui encore accourez !<br />
Plus animé.<br />
Ah ! Je souffre des maux sans nombre. Tout mon peuple est en proie au fléau, et ma pensée ne possède pas<br />
d'arme qui nous permette une défense. Les fruits de ce noble terroir ne croissent plus à la lumière, et<br />
d'heureuses naissances ne couronnent plus le travail qui arrache des cris aux femmes. L'un après l'autre, on<br />
peut voir les Thébains, pareils à des oiseaux ailés, plus prompts que la flamme indomptable, se précipiter sur<br />
la rive où régne le dieu du Couchant. Et la Cité se meurt en ces morts sans nombre. Nulle pitié ne va à ses<br />
fils gisant sur le sol : ils portent la mort à leur tour, personne ne gémit sur eux.<br />
3 Autre nom d’Apollon.<br />
Traduction de Paul Mazon, Folio, 1973.<br />
2
Le mariage en question au théâtre<br />
1. Molière, Les Femmes savantes, 1672, Acte 1, scène 1.<br />
ARMANDE, HENRIETTE.<br />
ARMANDE<br />
Quoi? Le beau nom de fille est un titre, ma sœur,<br />
Dont vous voulez quitter la charmante douceur,<br />
Et de vous marier vous osez faire fête?<br />
Ce vulgaire dessein vous peut monter en tête?<br />
HENRIETTE<br />
Oui, ma sœur.<br />
ARMANDE<br />
Ah! ce « oui » se peut-il supporter,<br />
Et sans un mal de cœur saurait-on l'écouter?<br />
HENRIETTE<br />
Qu'a donc le mariage en soi qui vous oblige,<br />
Ma sœur... ?<br />
ARMANDE<br />
Ah, mon Dieu ! fi !<br />
HENRIETTE<br />
Comment?<br />
ARMANDE<br />
Ah, fi ! vous dis-je.<br />
Ne concevez-vous point ce que, dès qu'on l'entend,<br />
Un tel mot à l'esprit offre de dégoûtant?<br />
De quelle étrange image on est par lui blessée?<br />
Sur quelle sale vue il traîne la pensée?<br />
N'en frissonnez-vous point? et pouvez-vous, ma sœur,<br />
Aux suites de ce mot résoudre votre cœur?<br />
HENRIETTE<br />
Les suites de ce mot, quand je les envisage,<br />
Me font voir un mari, des enfants, un ménage ;<br />
Et je ne vois rien là, si j'en puis raisonner,<br />
Qui blesse la pensée et fasse frissonner.<br />
2. Marivaux, Le Jeu de l'amour et du hasard, Acte I, scène 1.<br />
ARMANDE<br />
De tels attachements, Ô Ciel ! sont pour vous plaire?<br />
HENRIETTE<br />
Et qu'est-ce qu'à mon âge on a de mieux à faire,<br />
Que d'attacher à soi, par le titre d'époux,<br />
Un homme qui vous aime et soit aimé de vous,<br />
Et de cette union, de tendresse suivie,<br />
Se faire les douceurs d'une innocente vie ?<br />
Ce nœud, bien assorti, n'a-t-il pas des appas ?<br />
ARMANDE<br />
Mon Dieu, que votre esprit est d'un étage bas !<br />
Que vous jouez au monde un petit personnage,<br />
De vous claquemurer aux choses du ménage,<br />
Et de n'entrevoir point de plaisirs plus touchants<br />
Qu'un idole d'époux et des marmots d'enfants !<br />
Laissez aux gens grossiers, aux personnes vulgaires,<br />
Les bas amusements de ces sortes d'affaires ;<br />
À de plus hauts objets élevez vos désirs,<br />
Songez à prendre un goût des plus nobles plaisirs,<br />
Et traitant de mépris les sens et la matière,<br />
À l'esprit comme nous donnez-vous toute entière.<br />
Vous avez notre mère en exemple à vos yeux,<br />
Que du nom de savante on honore en tous lieux :<br />
Tâchez ainsi que moi de vous montrer sa fille,<br />
Aspirez aux clartés qui sont dans la famille,<br />
Et vous rendez sensible aux charmantes douceurs<br />
Que l'amour de l'étude épanche dans les cœurs ;<br />
Loin d'être aux lois d'un homme en esclave asservie,<br />
Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie,<br />
Qui nous monte au-dessus de tout le genre humain,<br />
Et donne à la raison l'empire souverain,<br />
Soumettant à ses lois la partie animale,<br />
Dont l'appétit grossier aux bêtes nous ravale.<br />
Ce sont là les beaux feux, les doux attachements,<br />
Qui doivent de la vie occuper les moments ;<br />
Et les soins où je vois tant de femmes sensibles<br />
Me paraissent aux yeux des pauvretés horribles.<br />
SILVIA : Mais encore une fois, de quoi vous mêlez-vous, pourquoi répondre de mes sentiments ?<br />
LISETTE : C'est que j'ai cru que dans cette occasion-ci, vos sentiments ressembleraient à ceux de tout le<br />
monde ; Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu'il vous marie, si vous en avez quelque<br />
joie ; moi je lui réponds que oui ; cela va tout de suite ; et il n'y a peut-être que vous de fille au monde, pour<br />
qui ce oui-là ne soit pas vrai, le non n'est pas naturel.<br />
SILVIA : Le non n'est pas naturel ! quelle sotte naïveté ! Le mariage aurait donc de grands charmes pour<br />
vous ?<br />
LISETTE : Eh bien, c'est encore oui, par exemple.<br />
3
SILVIA : Taisez-vous, allez répondre vos impertinences ailleurs, et sachez que ce n'est pas à vous à juger de<br />
mon cœur par le vôtre.<br />
LISETTE : Mon cœur est fait comme celui de tout le monde ; de quoi le vôtre s'avise-t-il de n'être fait<br />
comme celui de personne ?<br />
SILVIA : Je vous dis que si elle osait, elle m'appellerait une originale.<br />
LISETTE : Si j'étais votre égale, nous verrions.<br />
SILVIA : Vous travaillez à me fâcher, Lisette.<br />
LISETTE : Ce n'est pas mon dessein ; mais dans le fond voyons, quel mal ai-je fait de dire à Monsieur<br />
Orgon que vous étiez bien aise d'être mariée ?<br />
SILVIA: Premièrement, c'est que tu n'as pas dit vrai, je ne m'ennuie pas d'être fille.<br />
LISETTE : Cela est encore tout neuf.<br />
SILVIA : C'est qu'il n'est pas nécessaire que mon père croie me faire tant de plaisir en me mariant, parce que<br />
cela le fait agir avec une confiance qui ne servira peut-être de rien.<br />
LISETTE : Quoi, vous n'épouserez pas celui qu'il vous destine ?<br />
SILVIA : Que sais-je ? Peut-être ne me conviendra-t-il point, et cela m'inquiète.<br />
LISETTE : On dit que votre futur est un des plus honnêtes du monde, qu'il est bien fait, aimable, de bonne<br />
mine, qu'on ne peut pas avoir plus d'esprit, qu'on ne saurait être d'un meilleur caractère ; que voulez-vous de<br />
plus ? Peut-on se figurer de mariage plus doux ? D'union plus délicieuse ?<br />
SILVIA : Délicieuse ! Que tu es folle avec tes expressions !<br />
LISETTE : Ma foi, Madame, c'est qu'il est heureux qu'un amant de cette espèce-là veuille se marier dans les<br />
formes ; il n'y a presque point de fille, s'il lui faisait la cour, qui ne fût en danger de l'épouser sans cérémonie<br />
; aimable, bien fait, voilà de quoi vivre pour l'amour ; sociable et spirituel, voilà pour l'entretien de la société.<br />
Pardi ! tout en sera bon, dans cet homme-là, l'utile et l'agréable, tout s'y trouve.<br />
SILVIA : Oui dans le portrait que tu en fais, et on dit qu'il y ressemble, mais c'est un on dit, et je pourrais<br />
bien n'être pas de ce sentiment-là, moi ; il est bel homme, dit-on, et c'est presque tant pis.<br />
LISETTE : Tant pis, tant pis, mais voilà une pensée bien hétéroclite !<br />
SILVIA : C'est une pensée de très bon sens ; volontiers un bel homme est fat, je l'ai remarqué.<br />
LISETTE : Oh, il a tort d'être fat ; mais il a raison d'être beau.<br />
SILVIA : On ajoute qu'il est bien fait ; passe !<br />
LISETTE : Oui-da, cela est pardonnable.<br />
SILVIA : De beauté, et de bonne mine je l'en dispense, ce sont là des agréments superflus.<br />
LISETTE : Vertuchoux ! Si je me marie jamais, ce superflu-là sera mon nécessaire.<br />
SILVIA : Tu ne sais ce que tu dis ; dans le mariage, on a plus souvent affaire à l'homme raisonnable, qu'à<br />
l'aimable homme : en un mot, je ne lui demande qu'un bon caractère, et cela est plus difficile à trouver qu'on<br />
ne pense ; on loue beaucoup le sien, mais qui est-ce qui a vécu avec lui ? Les hommes ne se contrefont-ils<br />
pas ? Surtout quand ils ont de l'esprit, n'en ai-je pas vu, moi, qui paraissaient, avec leurs amis, les meilleures<br />
gens du monde ? C'est la douceur, la raison, l'enjouement même, il n'y a pas jusqu'à leur physionomie qui ne<br />
soit garante de toutes les bonnes qualités qu'on leur trouve. Monsieur un tel a l'air d'un galant homme, d'un<br />
homme bien raisonnable, disait-on tous les jours d'Ergaste : aussi l'est-il, répondait-on ; je l'ai répondu moimême<br />
; sa physionomie ne vous ment pas d'un mot. Oui, fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si<br />
prévenante, qui disparaît un quart d'heure après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche qui<br />
devient l'effroi de toute une maison. Ergaste s'est marié ; sa femme, ses enfants, son domestique ne lui<br />
connaissent encore que ce visage-là, pendant qu'il promène partout ailleurs cette physionomie si aimable que<br />
nous lui voyons, et qui n'est qu'un masque qu'il prend au sortir de chez lui.<br />
LISETTE : Quel fantasque avec ces deux visages !<br />
SILVIA : N'est-on pas content de Léandre quand on le voit ? Eh bien chez lui, c'est un homme qui ne dit<br />
mot, qui ne rit, ni qui ne gronde ; c'est une âme glacée, solitaire, inaccessible ; sa femme ne la connaît point,<br />
n'a point de commerce avec elle, elle n'est mariée qu'avec une figure qui sort d'un cabinet, qui vient à table,<br />
et qui fait expirer de langueur, de froid et d'ennui tout ce qui l'environne ; n'est-ce pas là un mari bien<br />
amusant ?<br />
LISETTE : Je gèle au récit que vous m'en faites ; mais Tersandre, par exemple ?<br />
SILVIA : Oui, Tersandre ! Il venait l'autre jour de s'emporter contre sa femme, j'arrive, on m'annonce, je vois<br />
un homme qui vient à moi les bras ouverts, d'un air serein, dégagé, vous auriez dit qu'il sortait de la<br />
conversation la plus badine ; sa bouche et ses yeux riaient encore ; le fourbe ! Voilà ce que c'est que les<br />
hommes, qui est-ce qui croit que sa femme est à plaindre avec lui ? Je la trouvai toute abattue, le teint<br />
plombé, avec des yeux qui venaient de pleurer, je la trouvai, comme je serai peut-être ; voilà mon portrait à<br />
4
venir, je vais du moins risquer d'en être une copie. Elle me fit pitié, Lisette : si j'allais te faire pitié aussi !<br />
Cela est terrible ! qu'en dis-tu ? Songe à ce que c'est qu'un mari.<br />
LISETTE : Un mari ? C'est un mari ; vous ne deviez pas finir par ce mot-là, il me raccommode avec tout le<br />
reste.<br />
Molière, Dom Juan (1665). Acte II, scène 2.<br />
Le double jeu amoureux<br />
DOM JUAN, apercevant Charlotte : Ah! ah! d'où sort cette autre paysanne, Sganarelle ? As-tu rien vu de<br />
plus joli ? et ne trouves-tu pas, dis-moi, que celle-ci vaut bien l'autre ?<br />
SGANARELLE : Assurément. Autre pièce nouvelle.<br />
DOM JUAN : D'où me vient, la belle, une rencontre si agréable ? Quoi ? dans ces lieux champêtres, parmi<br />
ces arbres et ces rochers, on trouve des personnes faites comme vous êtes ?<br />
CHARLOTTE : Vous voyez, Monsieur.<br />
DOM JUAN : êtes-vous de ce village?<br />
CHARLOTTE : Oui, Monsieur.<br />
DOM JUAN : Et vous y demeurez?<br />
CHARLOTTE : Oui, Monsieur.<br />
DOM JUAN : Vous vous appelez?<br />
CHARLOTTE : Charlotte, pour vous servir.<br />
DOM JUAN : Ah! la belle personne, et que ses yeux sont pénétrants!<br />
CHARLOTTE : Monsieur, vous me rendez toute honteuse.<br />
DOM JUAN : Ah! n'ayez point de honte d'entendre dire vos vérités. Sganarelle, qu'en dis-tu ? Peut-on rien<br />
voir de plus agréable ? Tournez-vous un peu, s'il vous plaît. Ah! que cette taille est jolie ! Haussez un peu la<br />
tête, de grâce. Ah! que ce visage est mignon ! Ouvrez vos yeux entièrement. Ah! qu'ils sont beaux ! Que je<br />
voie un peu vos dents, je vous prie. Ah! qu'elles sont amoureuses, et ces lèvres appétissantes ! Pour moi, je<br />
suis ravi, et je n'ai jamais vu une si charmante personne.<br />
CHARLOTTE : Monsieur, cela vous plaît à dire, et je ne sais pas si c'est pour vous railler de moi.<br />
DOM JUAN : Moi, me railler de vous ? Dieu m'en garde ! je vous aime trop pour cela, et c'est du fond du<br />
cœur que je vous parle.<br />
CHARLOTTE : Je vous suis bien obligée, si ça est.<br />
DOM JUAN : Point du tout ; vous ne m'êtes point obligée de tout ce que je dis, et ce n'est qu'à votre beauté<br />
que vous en êtes redevable.<br />
CHARLOTTE : Monsieur, tout ça est trop bien dit pour moi, et je n'ai pas d'esprit pour vous répondre.<br />
DOM JUAN : Sganarelle, regarde un peu ses mains.<br />
CHARLOTTE : Fi! Monsieur, elles sont noires comme je ne sais quoi.<br />
DOM JUAN : Ha! que dites-vous là ? Elles sont les plus belles du monde ; souffrez que je les baise, je vous<br />
prie.<br />
CHARLOTTE : Monsieur, c'est trop d'honneur que vous me faites, et si j'avais su ça tantôt, je n'aurais pas<br />
manqué de les laver avec du son.<br />
DOM JUAN : Et dites-moi un peu, belle Charlotte, vous n'êtes pas mariée, sans doute ?<br />
CHARLOTTE : Non, Monsieur; mais je dois bientôt l'être avec Piarrot, le fils de la voisine Simonette.<br />
DOM JUAN : Quoi ? une personne comme vous serait la femme d'un simple paysan! Non, non: c'est<br />
profaner tant de beautés, et vous n'êtes pas née pour demeurer dans un village. Vous méritez sans doute une<br />
meilleure fortune, et le Ciel, qui le connaît bien, m'a conduit ici tout exprès pour empêcher ce mariage, et<br />
rendre justice à vos charmes; car enfin, belle Charlotte, je vous aime de tout mon cœur, et il ne tiendra qu'à<br />
vous que je vous arrache de ce misérable lieu, et ne vous mette dans l'état où vous méritez d'être. Cet amour<br />
est bien prompt sans doute; mais quoi ? c'est un effet, Charlotte, de votre grande beauté, et l'on vous aime<br />
autant en un quart d'heure, qu'on ferait une autre en six mois.<br />
CHARLOTTE : Aussi vrai, Monsieur, je ne sais comment faire quand vous parlez. Ce que vous dites me fait<br />
aise, et j'aurais toutes les envies du monde de vous croire; mais on m'a toujou dit qu'il ne faut jamais croire<br />
les Monsieux, et que vous autres courtisans êtes des enjoleus, qui ne songez qu'à abuser les filles.<br />
DOM JUAN : Je ne suis pas de ces gens-là.<br />
5
SGANARELLE : Il n'a garde.<br />
CHARLOTTE : Voyez-vous, Monsieur, il n'y a pas plaisir à se laisser abuser. Je suis une pauvre paysanne ;<br />
mais j'ai l'honneur en recommandation, et j'aimerais mieux me voir morte, que de me voir déshonorée.<br />
DOM JUAN : Moi, j'aurais l'âme assez méchante pour abuser une personne comme vous ? Je serais assez<br />
lâche pour vous déshonorer ? Non, non: j'ai trop de conscience pour cela. Je vous aime, Charlotte, en tout<br />
bien et en tout honneur; et pour vous montrer que je vous dis vrai, sachez que je n'ai point d'autre dessein que<br />
de vous épouser: en voulez-vous un plus grand témoignage ? M'y voilà prêt quand vous voudrez; et je prends<br />
à témoin l'homme que voilà de la parole que je vous donne.<br />
SGANARELLE : Non, non, ne craignez point : il se mariera avec vous tant que vous voudrez.<br />
DOM JUAN : Ah! Charlotte, je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Vous me faites grand tort<br />
de juger de moi par les autres; et s'il y a des fourbes dans le monde, des gens qui ne cherchent qu'à abuser<br />
des filles, vous devez me tirer du nombre, et ne pas mettre en doute la sincérité de ma foi. Et puis votre<br />
beauté vous assure de tout. Quand on est faite comme vous, on doit être à couvert de toutes ces sortes de<br />
crainte; vous n'avez point l'air, croyez-moi, d'une personne qu'on abuse; et pour moi, je l'avoue, je me<br />
percerais le cœur de mille coups, si j'avais eu la moindre pensée de vous trahir.<br />
CHARLOTTE : Mon Dieu! je ne sais si vous dites vrai, ou non; mais vous faites que l'on vous croit.<br />
Aveu tragique ; aveu comique.<br />
Marivaux, Le Jeu de l'amour et du hasard, Acte III, scène 6.<br />
LISETTE, ARLEQUIN<br />
ARLEQUIN : Enfin, ma Reine, je vous vois et je ne vous quitte plus, car j'ai trop pitié d'avoir manqué de<br />
votre présence, et j'ai cru que vous esquiviez la mienne.<br />
LISETTE : Il faut vous avouer, Monsieur, qu'il en était quelque chose.<br />
ARLEQUIN : Comment donc, ma chère âme, élixir de mon cœur, avez-vous entrepris la fin de ma vie ?<br />
LISETTE : Non, mon cher, la durée m'en est trop précieuse.<br />
ARLEQUIN : Ah, que ces paroles me fortifient !<br />
LISETTE : Et vous ne devez point douter de ma tendresse.<br />
ARLEQUIN : Je voudrais bien pouvoir baiser ces petits mots-là, et les cueillir sur votre bouche avec la<br />
mienne.<br />
LISETTE : Mais vous me pressiez sur notre mariage, et mon père ne m'avait pas encore permis de vous<br />
répondre ; je viens de lui parler, et j'ai son aveu pour vous dire que vous pouvez lui demander ma main<br />
quand vous voudrez.<br />
ARLEQUIN : Avant que je la demande à lui, souffrez que je la demande à vous, je veux lui rendre mes<br />
grâces de la charité qu'elle aura de vouloir bien entrer dans la mienne qui en est véritablement indigne.<br />
LISETTE : Je ne refuse pas de vous la prêter un moment, à condition que vous la prendrez pour toujours.<br />
ARLEQUIN : Chère petite main rondelette et potelée, je vous prends sans marchander, je ne suis pas en<br />
peine de l'honneur que vous me ferez, il n'y a que celui que je vous rendrai qui m'inquiète.<br />
LISETTE : Vous m'en rendrez plus qu'il ne m'en faut.<br />
ARLEQUIN : Ah que nenni, vous ne savez pas cette arithmétique-là aussi bien que moi.<br />
LISETTE : Je regarde pourtant votre amour comme un présent du ciel.<br />
ARLEQUIN : Le présent qu'il vous a fait ne le ruinera pas, il est bien mesquin.<br />
LISETTE : Je ne le trouve que trop magnifique.<br />
ARLEQUIN : C'est que vous ne le voyez pas au grand jour.<br />
LISETTE : Vous ne sauriez croire combien votre modestie m'embarrasse.<br />
ARLEQUIN : Ne faites point dépense d'embarras, je serais bien effronté, si je n'étais modeste.<br />
LISETTE : Enfin, Monsieur, faut-il vous dire que c'est moi que votre tendresse honore ?<br />
ARLEQUIN : Ahi, ahi, je ne sais plus où me mettre.<br />
LISETTE : Encore une fois, Monsieur, je me connais.<br />
ARLEQUIN : Hé, je me connais bien aussi, et je n'ai pas là une fameuse connaissance, ni vous non plus,<br />
quand vous l'aurez faite ; mais, c'est là le diable que de me connaître, vous ne vous attendez pas au fond du<br />
sac.<br />
LISETTE, à part. Tant d'abaissement n'est pas naturel ! (Haut.) D'où vient me dites-vous cela ?<br />
6
ARLEQUIN : Et voilà où gît le lièvre.<br />
LISETTE : Mais encore ? Vous m'inquiétez : est-ce que vous n'êtes pas ?...<br />
ARLEQUIN : Ahi, ahi, vous m'ôtez ma couverture.<br />
LISETTE : Sachons de quoi il s'agit ?<br />
ARLEQUIN, à part. Préparons un peu cette affaire-là... (Haut.) Madame, votre amour est-il d'une<br />
constitution bien robuste, soutiendra-t-il bien la fatigue, que je vais lui donner, un mauvais gîte lui fait-il peur<br />
? Je vais le loger petitement.<br />
LISETTE : Ah, tirez-moi d'inquiétude ! en un mot qui êtes-vous ?<br />
ARLEQUIN : Je suis... n'avez-vous jamais vu de fausse monnaie ? savez-vous ce que c'est qu'un louis d'or<br />
faux ? Eh bien, je ressemble assez à cela.<br />
LISETTE : Achevez donc, quel est votre nom ?<br />
ARLEQUIN : Mon nom ! (A part.) Lui dirai-je que je m'appelle Arlequin ? non ; cela rime trop avec coquin.<br />
LISETTE : Eh bien ?<br />
ARLEQUIN : Ah dame, il y a un peu à tirer ici ! Haïssez-vous la qualité de soldat ?<br />
LISETTE : Qu'appelez-vous un soldat ?<br />
ARLEQUIN : Oui, par exemple un soldat d'antichambre.<br />
LISETTE : Un soldat d'antichambre ! Ce n'est donc point Dorante à qui je parle enfin ?<br />
ARLEQUIN : C'est lui qui est mon capitaine.<br />
LISETTE : Faquin !<br />
ARLEQUIN, à part. Je n'ai pu éviter la rime.<br />
LISETTE : Mais voyez ce magot ; tenez !<br />
ARLEQUIN, à part. La jolie culbute que je fais là !<br />
LISETTE : Il y a une heure que je lui demande grâce, et que je m'épuise en humilités pour cet animal-là !<br />
ARLEQUIN : Hélas, Madame, si vous préfériez l'amour à la gloire, je vous ferais bien autant de profit qu'un<br />
Monsieur.<br />
LISETTE, riant. Ah, ah, ah, je ne saurais pourtant m'empêcher d'en rire avec sa gloire ; et il n'y a plus que ce<br />
parti-là à prendre... Va, va, ma gloire te pardonne, elle est de bonne composition.<br />
ARLEQUIN : Tout de bon, charitable Dame, ah, que mon amour vous promet de reconnaissance !<br />
LISETTE : Touche là Arlequin ; je suis prise pour dupe : le soldat d'antichambre de Monsieur vaut bien la<br />
coiffeuse de Madame.<br />
ARLEQUIN : La coiffeuse de Madame !<br />
LISETTE : C'est mon capitaine ou l'équivalent.<br />
ARLEQUIN : Masque !<br />
LISETTE : Prends ta revanche.<br />
ARLEQUIN : Mais voyez cette margotte, avec qui, depuis une heure, j'entre en confusion de ma misère !<br />
LISETTE : Venons au fait ; m'aimes-tu ?<br />
ARLEQUIN : Pardi oui, en changeant de nom, tu n'as pas changé de visage, et tu sais bien que nous nous<br />
sommes promis fidélité en dépit de toutes les fautes d'orthographe.<br />
LISETTE : Va, le mal n'est pas grand, consolons-nous ; ne faisons semblant de rien, et n'apprêtons point à<br />
rire ; il y a apparence que ton maître est encore dans l'erreur à l'égard de ma maîtresse, ne l'avertis de rien,<br />
laissons les choses comme elles sont : je crois que le voici qui entre. Monsieur, je suis votre servante.<br />
ARLEQUIN : Et moi votre valet, Madame. (Riant.) Ha, ha, ha !<br />
7
Photographies de mise en scène de Philippe Faure,<br />
Théâtre de la Croix Rousse, Lyon, 2006.<br />
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Synthèse sur Badine et le romantisme<br />
1. Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle (1836).<br />
Au début de la Confession, œuvre d’inspiration autobiographique, Musset se propose d’expliquer l’état d’esprit de<br />
sa génération.<br />
Trois éléments partageaient donc la vie qui s'offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à jamais<br />
détruit, s'agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles des siècles de l'absolutisme ; devant eux l'aurore<br />
d'un immense horizon, les premières clartés de l'avenir ; et entre ces deux mondes... quelque chose de<br />
semblable à l'Océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et de<br />
flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en temps par quelque blanche voile<br />
lointaine ou par quelque navire soufflant une lourde vapeur ; le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé<br />
de l'avenir, qui n'est ni l'un ni l'autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l'on ne sait, à chaque pas<br />
qu'on fait, si l'on marche sur une semence ou sur un débris.<br />
Voilà dans quel chaos il fallut choisir alors ; voilà ce qui se présentait à des enfants pleins de force et<br />
d'audace, fils de l'Empire et petits-fils de la Révolution.<br />
Or, du passé ils n'en voulaient plus, car la foi en rien ne se donne ; l'avenir, ils l'aimaient, mais quoi !<br />
comme Pygmalion Galatée 4 : c'était pour eux comme une amante de marbre, et ils attendaient qu'elle<br />
s'animât, que le sang colorât ses veines.<br />
II leur restait donc le présent, l'esprit du siècle, ange du crépuscule qui n'est ni la nuit ni le jour ; ils le<br />
trouvèrent assis sur un sac de chaux plein d'ossements, serré dans le manteau des égoïstes, et grelottant d'un<br />
froid terrible. L'angoisse de la mort leur entra dans l'âme à la vue de ce spectre moitié momie et moitié fœtus<br />
; ils s'en approchèrent comme le voyageur à qui l'on montre à Strasbourg la fille d'un vieux comte de<br />
Sarvenden, embaumée dans sa parure de fiancée : ce squelette enfantin fait frémir, car ses mains fluettes et<br />
livides portent l'anneau des épousées, et sa tête tombe en poussière au milieu des fleurs d'oranger 5 .<br />
2. René de Chateaubriand, René (1802).<br />
Personnage inspiré de la jeunesse tourmentée de Chateaubriand, René, jeune Français réfugié chez les Natchez<br />
(tribu indienne d’Amérique du Nord), raconte « l’histoire de son cœur ».<br />
On m'accuse d'avoir des goûts inconstants, de ne pouvoir jouir longtemps de la même chimère 6 , d'être la<br />
proie d'une imagination qui se hâte d'arriver au fond de mes plaisirs, comme si elle était accablée de leur<br />
durée ; on m'accuse de passer toujours le but que je puis atteindre : hélas! je cherche seulement un bien<br />
inconnu, dont l'instinct me poursuit. Est-ce ma faute, si je trouve partout des bornes, si ce qui est fini n'a pour<br />
moi aucune valeur ? Cependant je sens que j'aime la monotonie des sentiments de la vie, et si j'avais encore<br />
la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l'habitude.<br />
La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à<br />
décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n'ayant point encore aimé, j'étais accablé<br />
d'une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme<br />
des ruisseaux d'une lave ardente ; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également<br />
troublée de mes songes et de mes veilles. II me manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon<br />
existence : je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs<br />
l'idéal objet d'une flamme future ; je l'embrassais dans les vents ; je croyais l'entendre dans les gémissements<br />
du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de vie dans<br />
l'univers.<br />
3. Gérard de Nerval, Les Chimères (1854).<br />
« El Desdichado 7 »<br />
4 Le sculpteur Pygmalion tomba amoureux de sa statue et obtint de Vénus, déesse de l’amour, qu’elle devînt vivante.<br />
5 Le comte de Sarrewerden (orthographe allemande) mourut en 1677 à l’âge de 45 ans au combat. Son corps embaumé se trouvait dans un caveau<br />
d’une église de Strasbourg, à côté de celui d’une fillette de 12 ans, qui n’était nullement sa fille, mais qui passait pour telle.<br />
6 Rêve inaccessible, fantasme.<br />
7 Desdichado (traduit en général par « le déshérité » : nom donné à un chevalier du roman Ivanhoé de Walter Scott ; ce jeune noble saxon a été<br />
dépouillé de son fief par Jean sans Terre.<br />
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Je suis le ténébreux, – le veuf, – l'inconsolé,<br />
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie<br />
Ma seule étoile est morte, – et mon luth constellé<br />
Porte le soleil noir de la Mélancolie.<br />
Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,<br />
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,<br />
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,<br />
Et la treille où le pampre à la rose s'allie.<br />
Suis-je Amour ou Phébus 8 ? ... Lusignan ou Biron 9 ?<br />
Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;<br />
J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène...<br />
Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron ;<br />
Modulant tout à tour sur la lyre d'Orphée<br />
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.<br />
4. Victor Hugo, extraits de la Préface de Cromwell (1827).<br />
Dans la préface de la pièce Cromwell, Victor Hugo, chef de file du romantisme, expose les caractéristiques d’un<br />
nouveau genre théâtral, le drame romantique. Voici les extraits les plus significatifs de cette longue préface-manifeste.<br />
Elle [la poésie] se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre,<br />
l’ombre et la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit. [...]<br />
Et ici, qu'il nous soit permis d'insister ; car nous venons d'indiquer le trait caractéristique, la différence<br />
fondamentale qui sépare, à notre avis, l'art moderne de l’art antique, la forme actuelle de la forme morte, ou,<br />
pour nous servir de mots plus vagues, mais plus accrédités, la littérature romantique de la littérature<br />
classique. [...]<br />
Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c'est le Drame ; et le<br />
drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la<br />
comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle. [...]<br />
La poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame ; le caractère du drame est le<br />
réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se<br />
croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie<br />
complète, est dans l'harmonie des contraires. Puis, il est temps de le dire hautement, et c'est ici surtout que<br />
les exceptions confirmeraient la règle, tout ce qui est dans la nature est dans l'art.<br />
On voit combien l'arbitraire distinction des genres croule vite devant la raison et le goût. On ne ruinerait<br />
pas moins aisément la prétendue règle des deux unités. Nous disons deux et non trois unités, l'unité d'action<br />
ou d'ensemble, la seule vraie et fondée, étant depuis longtemps hors de cause.<br />
Quoi de plus invraisemblable et de plus absurde en effet que ce vestibule, ce péristyle, cette antichambre,<br />
lieu banal où nos tragédies ont la complaisance de venir se dérouler, où arrivent, on ne sait comment, les<br />
conspirateurs pour déclamer contre le tyran, le tyran pour déclamer contre les conspirateurs [...] !<br />
L'unité de temps n'est pas plus solide que l'unité de lieu. L'action, encadrée de force dans les vingt-quatre<br />
heures, est aussi ridicule qu'encadrée dans le vestibule. Toute action a sa durée propre comme son lieu<br />
particulier. [...]<br />
Que fait-on en effet maintenant ? On divise les jouissances du spectateur en deux parts bien tranchées. On<br />
lui donne d'abord deux heures de plaisir sérieux, puis une heure de plaisir folâtre ; avec l'heure d'entr'actes<br />
que nous ne comptons pas dans le plaisir, en tout quatre heures. Que ferait le drame romantique ? Il broierait<br />
et mêlerait artistement ces deux espèces de plaisir. Il ferait passer à chaque instant l'auditoire du sérieux au<br />
rire, des excitations bouffonnes aux émotions déchirantes, du grave au doux, du plaisant au sévère. Car,<br />
ainsi que nous l'avons déjà établi, le drame, c'est le grotesque avec le sublime, l'âme sous le corps, c'est une<br />
tragédie sous une comédie.<br />
8 C’est l’un des noms d’Apollon, dieu de la musique et de la poésie.<br />
9 Lusignan : roi de Chypre, époux légendaire de la fée Mélusine ; Biron : seigneur fidèle à Henri IV.<br />
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