26.08.2013 Views

L'agonistique des énoncés chez Foucault : pouvoir discursif et ...

L'agonistique des énoncés chez Foucault : pouvoir discursif et ...

L'agonistique des énoncés chez Foucault : pouvoir discursif et ...

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

L’agonistique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> <strong>chez</strong> <strong>Foucault</strong> :<br />

<strong>pouvoir</strong> <strong>discursif</strong> <strong>et</strong> démocratie<br />

THIAGO MOTA<br />

Erasmus Mundus Europhilosophie<br />

Université de Toulouse II – Le Mirail<br />

thmotafs@gmail.com<br />

I<br />

Le suj<strong>et</strong> que je voudrais proposer à la discussion que nous sommes en trains de déployer<br />

autour de Heidegger <strong>et</strong> <strong>Foucault</strong> est celui de l’agonistique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong>. Ce mot-clé,<br />

agonistique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong>, je ne le trouve pas dans les textes de <strong>Foucault</strong>, mais je pense que<br />

l’on peut en profiter dans le cadre d’une lecture à double caractère. D’un côté, il faut dire que<br />

ce qui m’intéresse <strong>chez</strong> <strong>Foucault</strong> c’est tout d’abord son analyse de <strong>énoncés</strong>, <strong>des</strong> formations<br />

discursives <strong>et</strong>, de manière plus générale ce qu’il dit sur le langage. C’est alors l’analyse du<br />

langage, que l’on appellerait tout d’emblée une analyse agonistique, ou simplement une<br />

agonistique du langage que j’essaierais de comprendre ici. Mon exposé portera surtout sur le<br />

<strong>Foucault</strong> de l’Archéologie du savoir, ciblé sur ce qu’il nous raconte d’un accrochage à la<br />

question du langage <strong>et</strong> du discours mené de façon à révéler ou même à dénoncer ce que se<br />

passe au niveau plus basique de son articulation. L’agonistique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> dont il est<br />

question ici est une approche du langage ou du discours qui se rapproche de la théorie du<br />

langage développée dans le monde Anglo-Germain sous la rubrique du pragmatisme<br />

linguistique. On verra alors, d’un côté, en quel sens l’Archéologie du savoir ressemble <strong>et</strong> se<br />

distingue de la philosophie pragmatique du langage, la pragmatische Sprachphilosophie.<br />

De l’autre côté, il faut dire que le motif d’une agonistique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> <strong>chez</strong> <strong>Foucault</strong>, au-delà<br />

de son caractère disons linguistique, a aussi un caractère notamment politique, dans la mesure<br />

où il m<strong>et</strong> évidence la découverte archéologique que l’enchainement <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong>, la liaison<br />

d’un énoncé à l’autre, ne va pas de soit, mais qu’il ne se laisse décrire à la rigueur qu’en<br />

termes de rapports de <strong>pouvoir</strong>. Ce précisément dans ce sens qu’il faut parler d’une agonistique<br />

<strong>des</strong> <strong>énoncés</strong>, <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> qui sont nés, modifiés <strong>et</strong> conditionnés par une logique <strong>des</strong> forces,<br />

par une agonistique. Evidement, il y est présupposé un élément politique qui, j’ai eu<br />

dernièrement le plaisir de découvrir, se trouve directement lié à une approche de la démocratie<br />

qui <strong>Foucault</strong> a développé au début <strong>des</strong> années 1980 <strong>et</strong> qui maintenant est connue du grande<br />

publique de par la publication <strong>des</strong> cours qu’il a donnée au Collège de France en 1983 sous le


THIAGO MOTA L’agonistique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> <strong>chez</strong> <strong>Foucault</strong><br />

titre Le gouvernement de soi <strong>et</strong> <strong>des</strong> autres, paru <strong>chez</strong> Gallimard l’année dernier.<br />

II<br />

Je voudrais commencer en citant un passage que je trouve tout à fait décisif en ce qui<br />

concerne le rapport entre <strong>Foucault</strong> <strong>et</strong> la philosophie pragmatique du langage. C’est un passage<br />

auprès de la fin de la première conférence sur La vérité <strong>et</strong> les formes juridiques qu’il a<br />

présenté au Rio de Janeiro en 1973. Dans c<strong>et</strong>te conférence, <strong>Foucault</strong> affirme :<br />

« Le moment serait alors venu de considérer ces de discours non plus simplement sous leur aspect<br />

linguistique, mais d’une certaine façon – <strong>et</strong> ici je m’inspire <strong>des</strong> recherches réalisées par les Anglo-<br />

Américains –, comme <strong>des</strong> jeux, games, jeux stratégiques d’action <strong>et</strong> de réaction, de question <strong>et</strong> de<br />

réponse, de domination <strong>et</strong> d’esquive, ainsi que de lutte. Le discours est c<strong>et</strong> ensemble régulier de faits<br />

linguistiques à un certain niveau <strong>et</strong> de faits polémiques <strong>et</strong> stratégiques à un autre niveau. » (Dits <strong>et</strong><br />

écrits II, p. 538)<br />

<strong>Foucault</strong> dit qu’il faut considérer les discours comme jeux, en occurrence jeux de langage,<br />

Sprachspiele <strong>et</strong>, sans mentionner noms, fait référence aux recherches menées par les angloaméricains.<br />

Je pense qu’il suffit de citer le titre de la traduction française de Word and object<br />

(MIT Press, 1960) de Quine, à savoir Le mot <strong>et</strong> la chose (Flammarion, 1977), pour savoir dont<br />

<strong>Foucault</strong> parle. Bien sur que cela ne suffit pas pour dire que <strong>Foucault</strong> est un pragmatiste, mais<br />

c’est une piste qui peut nous aider à comprendre un <strong>des</strong> enjeux centraux de l’Archéologie du<br />

savoir. Pour cela, je voudrais relire quelques passages de l’Archéologie ayant égard à c<strong>et</strong>te<br />

question : est-ce que l’on pourrait appeler l’analyse archéologique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> une<br />

pragmatique ? Dans quelle mesure sont-elles ressemblantes, dans quelle mesure sont-elles<br />

différentes ?<br />

Dans la définition d’un vocabulaire que lui perm<strong>et</strong>trait de saisir ce qui arrive au niveau<br />

proprement archéologique de l’analyse <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong>, <strong>Foucault</strong> se sert librement de termes<br />

courants dans la philosophie analytique du langage, notamment dans le pragmatisme<br />

linguistique (Archéologie du savoir, Ch. 3). Ainsi, on le voit employer <strong>des</strong> termes comme acte<br />

performatif ou performance linguistique qui en principe caractériseraient mieux l’énoncé que<br />

le terme logique-sémantique de proposition ou le terme grammatical de phrase. Loin d’être un<br />

atome linguistique, l’énoncé serait une action <strong>et</strong> l’énonciation, une pratique. Alors, il aurait<br />

une sorte de matérialité du langage différente de la matérialité <strong>des</strong> signes imprimés sur une<br />

page ou prononcés dans un auditoire. C<strong>et</strong>te matérialité serait de l’ordre de l’action ou d’un<br />

ensemble d’actions énonciatives, <strong>des</strong> performances langagières <strong>et</strong> en tant que telles elles<br />

forment un discours. On parlerait alors de la matérialité de la pratique discursive.<br />

En outre, il serait possible de s’attaquer aux <strong>énoncés</strong> de manière à montrer comment-ils, en<br />

[2]


THIAGO MOTA L’agonistique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> <strong>chez</strong> <strong>Foucault</strong><br />

tant qu’actions, peuvent être effectués ou interdits, se laissent répéter ou doivent être oubliés<br />

<strong>et</strong> même cachés. Ainsi, un énoncé ne serait pas la matérialisation d’une forme idéale éternelle<br />

identique à soi-même, mais il ne serait pas non plus l’occurrence d’un événement entièrement<br />

singulier, unique <strong>et</strong> irrépétable. On voit <strong>Foucault</strong> essayer de détacher l’analyse archéologique<br />

de la supposition d’une ontologie de l’événement-énoncé, de l’Aussage-Ereignis, pour<br />

employer le terme choisit par le traducteur allemand de l’Archéologie du savoir <strong>et</strong> que revoie<br />

tout du coup à une possible filiation du <strong>Foucault</strong> archéologue au dernier Heidegger. Je<br />

n’insisterai pas là-<strong>des</strong>sus. Plutôt, je voudrais accentuer l’idée d’un champ de stabilisation<br />

associé aux <strong>énoncés</strong>, d’un champ institutionnel définissant les possibilités de réinscription <strong>et</strong><br />

transcription <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> (Archéologie du savoir, p. 142). Par rapport à ce champ de<br />

stabilisation <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong>, <strong>Foucault</strong> dit :<br />

« Au lieu d’être une chose dite une fois pour toutes […] l’énoncé, en même temps qu’il surgit dans sa<br />

matérialité, apparaît avec un statut, entre dans <strong>des</strong> réseaux, se place dans <strong>des</strong> champs d’utilisation,<br />

s’offre à <strong>des</strong> transferts <strong>et</strong> à <strong>des</strong> modifications possibles, s’intègre à <strong>des</strong> opérations <strong>et</strong> <strong>des</strong> stratégies où<br />

son identité se maintient ou s’efface. Ainsi l’énoncé circule, sert, se dérobe, perm<strong>et</strong> ou empêche de<br />

réaliser un désir, est docile ou rebelle à <strong>des</strong> intérêts, entre dans l’ordre <strong>des</strong> contestations <strong>et</strong> <strong>des</strong> luttes,<br />

devient thème d’appropriation ou de rivalité. » (Archéologie du savoir, p. 145)<br />

On voit alors que le champ de stabilisation <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> est le champ de son utilisation, que les<br />

facteurs déterminants de leur apparition, de leur matérialisation sont ramenés à l’usage, ce qui<br />

détermine aussi leur statut, s’ils sont autorisés ou pas. On parlerait tout simplement d’une<br />

pragmatique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> dans l’Archéologie du savoir, si <strong>Foucault</strong> ne revoyait pas c<strong>et</strong> usage<br />

<strong>et</strong> le statut assumé par l’énoncé aux intérêts, aux stratégies, aux contestations, aux luttes <strong>et</strong><br />

aux rivalités qui sont impliqués dans son usage. Il y a tout un contenu disons politique de<br />

l’énonciation, de la performance langagière qu’une analyse linguistico-pragmatique n’arrive<br />

pas à saisir. Il y a le fait que le réseau qui conditionne <strong>et</strong> rend possible l’action discursive est à<br />

la fois un réseau langagier <strong>et</strong> un réseau de rapports de <strong>pouvoir</strong>, que la pragmatique aide à<br />

comprendre, mais dont elle ne parle pas, ou ne veut pas parler. Cela perm<strong>et</strong> déjà de distinguer<br />

l’analyse archéologique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> de l’analyse pragmatique : l’effort de <strong>Foucault</strong> se<br />

caractérise comme une appropriation de l’appareillage conceptuel du pragmatisme en fonction<br />

d’un accrochage à la question du <strong>pouvoir</strong> implicite dans l’usage du langage. C’est cela qui<br />

définit le niveau à proprement dire archéologique de la <strong>des</strong>cription de l’<strong>énoncés</strong>.<br />

En fait, le fil conducteur offert par la question du <strong>pouvoir</strong> perm<strong>et</strong> à <strong>Foucault</strong> de parler d’une<br />

économie politique <strong>des</strong> discours, où la matérialité <strong>et</strong> la valeur d’un énoncé est considérée<br />

comme celle d’un bien, d’un produit, d’une marchandise rare <strong>et</strong> qui doit être administrée,<br />

sauvegardée, économisée. Je cite <strong>Foucault</strong> :<br />

[3]


THIAGO MOTA L’agonistique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> <strong>chez</strong> <strong>Foucault</strong><br />

« il [l’énoncé] est un bien – fini, limité, désirable, utile – qui a ses règles d’apparition, mais aussi ses<br />

conditions d’appropriation <strong>et</strong> de mise en œuvre ; un bien qui pose par conséquent, dès son existence<br />

[…] la question du <strong>pouvoir</strong> ; un bien qui est, par nature, l’obj<strong>et</strong> d’une lutte, <strong>et</strong> d’une lutte politique. »<br />

(Archéologie du savoir, p. 166)<br />

Je pense que cela suffit pour dissuader la tendance trop schématique que l’on constate dans la<br />

littérature sur <strong>Foucault</strong> de diviser sa pensée dans une phase archéologique, centrée sur la<br />

question du savoir, <strong>et</strong> une phase généalogique, centrée sur la question du <strong>pouvoir</strong>, comme s’il<br />

n’y aurait pas de rapport entre les <strong>pouvoir</strong>s <strong>et</strong> les savoirs <strong>et</strong> comme si <strong>Foucault</strong> n’aurait pas été<br />

toujours le penseur du savoir-<strong>pouvoir</strong> par excellence.<br />

Il y a pourtant une autre question, plus compliquée, dont je voudrais parler rapidement : c’est<br />

la question de l’a priori historique. On vient de voir que l’analyse archéologique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong><br />

a un caractère <strong>des</strong>criptif, on pourrait dire anti-normativiste. <strong>Foucault</strong> disait même qu’il était<br />

un « positiviste heureux » (Archéologie du savoir, p. 172). En même temps, on le voit parler<br />

de règles, de conditions, <strong>des</strong> lois déterminant l’occurrence <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong>. On pourrait dire que<br />

le champ de stabilisation ou d’utilisation <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> est un champ de lois de possibilité, dans<br />

ce sens où il est le champ qui conditionne <strong>et</strong> rend possible l’action discursive. Par conséquent,<br />

on pourrait soutenir que la méthode archéologique perm<strong>et</strong> de dégager les présupposés de la<br />

pratique discursive, en quelque sorte la transcendantalité que l’on trouve dans la couche plus<br />

profonde du langage <strong>et</strong> que donc l’arché en quête dans l’archéologie foucaldienne ne serait<br />

pas tellement différente de celle <strong>des</strong> philosophes qu’il insiste de critiquer.<br />

Par contre, on voit <strong>Foucault</strong> essayer de se libérer du thème historique-transcendantal. Il<br />

affirme l’extériorité totale du domaine énonciatif, sa superficialité, dans le sens où il serait<br />

présent tout entier à sa propre surface. L’énonciation ne présupposerait pas forcement un<br />

auteur, un agent <strong>discursif</strong>, un suj<strong>et</strong> parlant, dont l’intériorité serait le siège de ses<br />

conditionnements. Dans une prise de position par rapport à Heidegger, <strong>Foucault</strong> affirme la<br />

contingence de l’énonciation <strong>et</strong> la discontinuité <strong>des</strong> discours pour défendre la neutralité de<br />

l’archéologie par rapport à la question de la validation <strong>et</strong> l’idée que le champ de<br />

possibilitation serait un champ anonyme : le suj<strong>et</strong> de l’énonciation serait le on, das man, <strong>et</strong> la<br />

question heideggerienne du qui, du wer, n’aurait pas d’importance. Ainsi, nous le voyons<br />

définir explicitement l’a priori historique : « j’entends désigner par là [dit <strong>Foucault</strong>] un a<br />

priori qui serait non pas condition de validité pour <strong>des</strong> jugements, mais condition de réalité<br />

pour <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> » (Archéologie du savoir, p. 174).<br />

On dirait alors que les lois articulées par l’archéologie ne sont que <strong>des</strong> lois d’effectivité <strong>des</strong><br />

<strong>énoncés</strong>, mais cela n’est pas le dernier mot, car ces lois ont un caractère spécifique. En eff<strong>et</strong>,<br />

[4]


THIAGO MOTA L’agonistique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> <strong>chez</strong> <strong>Foucault</strong><br />

<strong>Foucault</strong> ne le dit pas explicitement dans l’Archéologie du savoir, mais c’est encore la<br />

question du <strong>pouvoir</strong> qui offre la clé pour comprendre la spécificité de sa formulation de l’a<br />

priori historique, puisqu’en tant que condition d’effectivité c<strong>et</strong> a priori présuppose une réalité<br />

structuré comme rapports de forces. Il y aurait alors une logique agonistique immanente au<br />

discours que l’archéologie perm<strong>et</strong>trait de m<strong>et</strong>tre en évidence <strong>et</strong> par conséquent l’a priori<br />

historique serait la loi régissant la pratique discursive dans la mesure où il serait précisément<br />

une loi de <strong>pouvoir</strong> <strong>discursif</strong>, un machtdiskursives Ges<strong>et</strong>z.<br />

III<br />

Pour conclure, je voudrais entamer brièvement une évaluation de c<strong>et</strong>te conception discursive<br />

de <strong>pouvoir</strong> que, nous venons de le voir, se trouve implicite dans l’Archéologie du savoir. Je<br />

voudrais alors déplacer l’encadrement de mes considérations de la seule question <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong><br />

vers la question institutionnelle qu’y découle directement, tout en reprenant une critique que<br />

par exemple Axel Honn<strong>et</strong>h faisait à <strong>Foucault</strong> déjà en 1986. Honn<strong>et</strong>h comprend qu’au but de la<br />

transition de <strong>Foucault</strong> de l’analyse du discours à la théorie du <strong>pouvoir</strong>, en fait au but de<br />

l’explicitation du contenu disons agonistique de la pratique discursive, <strong>Foucault</strong> n’aurait autre<br />

façon de s’accrocher aux institutions sociales qu’en les concevant comme <strong>des</strong> moyens<br />

d’exercice unilatéral de contraintes oppressifs ou répressifs, comme « bloße Mittel einseitiger<br />

Zwangsherrschaft» (Honn<strong>et</strong>h, Kritik der Macht, p. 194). <strong>Foucault</strong> aurait le mérite de nous<br />

avoir donné <strong>des</strong> instruments pour dénoncer comment les intérêts stratégiques se déguisent de<br />

manière subreptice derrière les discours apparemment auto-justifiés <strong>des</strong> épistémologies plus<br />

sophistiquées du XXème siècle, par exemple l’analyse structurelle <strong>et</strong> l’analyse pragmatique<br />

du langage. Cependant, au but de la critique foucaldienne, de toute c<strong>et</strong>te déconstruction <strong>et</strong><br />

dénonciation, il ne nous resterait que le constat amer de l’existence de rapports de <strong>pouvoir</strong><br />

traversant toutes les pratiques <strong>et</strong> toutes les institutions imaginables, le constat de<br />

l’impossibilité de la légitimation <strong>des</strong> discours en général. Dans ces termes, on a vraiment du<br />

mal à comprendre comment, selon <strong>Foucault</strong>, serait-il possible de fonder, au sens d’instituer,<br />

stiften, une pratique à caractère politique, comment serait-il possible de s’engager.<br />

A c<strong>et</strong> égard, je voudrais attirer notre attention aux cours de <strong>Foucault</strong> qui portent sur Le<br />

gouvernement de soi <strong>et</strong> <strong>des</strong> autres. Le cours de 1983 se déploie autour d’une notion, en fait un<br />

mot grec qui ne est pas du tout familier, au quel <strong>Foucault</strong> va attribuer un statut spécial : il<br />

s’agit de la parrêsia. Parrêsia signifie parler franchement, dire la vérité <strong>et</strong> que la vérité, dire<br />

toute la vérité. <strong>Foucault</strong> le traduit comme le « dire-vrai » en le reliant aux procédures de<br />

gouvernement <strong>et</strong> de constitution <strong>des</strong> subjectivités, aux rapports au soi <strong>et</strong> aux autres. De<br />

[5]


THIAGO MOTA L’agonistique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> <strong>chez</strong> <strong>Foucault</strong><br />

manière générale, la parrêsia serait, selon <strong>Foucault</strong> : « une vertu, devoir <strong>et</strong> technique que l’on<br />

doit rencontrer <strong>chez</strong> celui qui dirige la conscience <strong>des</strong> autres <strong>et</strong> les aide à constituer leur<br />

rapport à soi » (Le gouvernement de soi <strong>et</strong> <strong>des</strong> autres, p. 43). C’est-à-dire que la parrêsia joue<br />

un rôle remarquable dans la constitution du soi, mais ce n’est pas un rôle simplement éthique<br />

qu’elle joue, il est aussi politique, car la parrêsia, le dire-vrai est constitutif du rapport à<br />

l’autre sans lequel il n’y a pas de rapport à soi.<br />

Si nous revenons alors à ce que je parlais tout à l’heure de l’agonistique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong>, il faut<br />

adm<strong>et</strong>tre que le rapport à soi <strong>et</strong> aux autres, l’être-en-soi-même <strong>et</strong> l’être-avec-les-autres<br />

présupposés par les procédures institutionnels r<strong>et</strong>ombe dans la logique du <strong>pouvoir</strong> <strong>discursif</strong> <strong>et</strong><br />

donc que l’énonciation de c<strong>et</strong>te vérité, le dire-vrai ne serait qu’une répercussion <strong>des</strong><br />

impositions du <strong>pouvoir</strong> disciplinaire. La parrêsia serait alors tout simplement un nouveau mot<br />

pour décrire le phénomène du <strong>pouvoir</strong> <strong>discursif</strong>. Pourtant, il me semble que <strong>Foucault</strong> a autre<br />

intention que celle de la simple dénonce dans ce r<strong>et</strong>our aux grecs. Il me semble qu’il veut<br />

faire le pari de la légitimité de son propre discours en tant que vrai-disant avec c<strong>et</strong>te notion de<br />

parrêsia, ce qui implique une nouvelle conception du <strong>pouvoir</strong>, que j’appellerais démocraticoagonistique,<br />

autrement que l’abandon de l’idée que la vérité a toujours un rapport avec le<br />

<strong>pouvoir</strong>.<br />

<strong>Foucault</strong> travaille explicitement le problème du rapport de la parrêsia à la démocratie. Il parle<br />

d’une circularité entre l’une <strong>et</strong> l’autre : il n’y aurait pas de démocratie sans parrêsia <strong>et</strong> il n’y<br />

aurait pas de parrêsia sans démocratie. La volonté derrière la parrêsia serait en fait la volonté<br />

d’avoir accès au « premier rang », de participer du group <strong>des</strong> citoyens qui exercent le <strong>pouvoir</strong>,<br />

qui gouvernent. L’appartenance à ce group ne serait pourtant pas caractérisée comme un<br />

statut, définit en fonction de la richesse ou de la nationalité, mais comme dunamis, comme<br />

exercice. Il serait c<strong>et</strong> exercice, ce qui rendrait à certains citoyens l’autorité ou, ce le terme de<br />

<strong>Foucault</strong>, une certaine « supériorité » face aux autres <strong>et</strong> qui perm<strong>et</strong>trait de diriger, de<br />

gouverner la cité. Mais c<strong>et</strong>te supériorité, c<strong>et</strong>te autorité, <strong>et</strong> cela est le plus intéressant, ne serait<br />

pas à confondre avec la tyrannie ou l’autoritarisme, car « c<strong>et</strong>te supériorité liée à la parrêsia est<br />

une supériorité que l’on partage avec d’autres […] sous la forme de la concurrence, de la<br />

rivalité, du conflit, de la joute. C’est une structure agonistique. » (Le gouvernement de soi <strong>et</strong><br />

<strong>des</strong> autres, p. 144).<br />

On r<strong>et</strong>rouve alors, maintenant explicitement employé par <strong>Foucault</strong>, le terme d’agonistique,<br />

qui décrit la structure conditionnant de l’énonciation de la vérité dans le contexte de la<br />

démocratie grecque. <strong>Foucault</strong> parle d’un champ agonistique rendant possible la parrêsia,<br />

[6]


THIAGO MOTA L’agonistique <strong>des</strong> <strong>énoncés</strong> <strong>chez</strong> <strong>Foucault</strong><br />

c’est-à-dire l’énonciation d’une vérité qui n’est point <strong>des</strong>tituée de <strong>pouvoir</strong>, mais bien au<br />

contraire fondante du <strong>pouvoir</strong> démocratique. Il est remarquable que le champ agonistique<br />

conditionnant l’exercice du <strong>pouvoir</strong>-vérité démocratique renvoie à un partage avec les autres,<br />

c’est-à-dire à un avec. On parlerait alors d’un avec agonistique. Mais le plus remarquable est<br />

pourtant le fait que c<strong>et</strong>te <strong>des</strong>cription de la démocratie n’a pas l’air de la dénonce, mais bien<br />

plutôt celui de la défense. <strong>Foucault</strong> dit :<br />

« la parrêsia est quelque chose qui va caractériser beaucoup moins un statut, une position statique, un<br />

caractère classificatoire de certains individus dans la cité, qu’une dynamique, un mouvement qui, audelà<br />

de l’appartenance pure <strong>et</strong> simple au corps <strong>des</strong> citoyens, m<strong>et</strong> l’individu dans une position de<br />

supériorité […] où il va <strong>pouvoir</strong> s’occuper de la cité dans la forme <strong>et</strong> par l’exercice du discours vrai. »<br />

(Le gouvernement de soi <strong>et</strong> <strong>des</strong> autres, p. 144).<br />

Il serait peut-être très tôt pour parler d’une réinscription de <strong>Foucault</strong> dans la modernité<br />

philosophique, comme on lit dans la quatrième couverture du bouquin, mais je pense que l’on<br />

peut parler déjà, avec <strong>Foucault</strong>, d’un engagement agonistique <strong>et</strong> même d’un r<strong>et</strong>our au<br />

normatif dans la théorie du <strong>pouvoir</strong> <strong>discursif</strong>.<br />

[7]

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!