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Leçon sur le rire sévignéen En dépit d'une année 1671 résolument ...

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<strong>Leçon</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong> <strong>rire</strong> <strong>sévignéen</strong><br />

<strong>En</strong> <strong>dépit</strong> <strong>d'une</strong> <strong>année</strong> <strong>1671</strong> <strong>résolument</strong> placée sous <strong>le</strong> signe de la déréliction pour Madame de<br />

Sévigné – Madame de Grignan rejoint son époux en Provence en février, la grossesse de sa fil<strong>le</strong> la<br />

jette dans <strong>le</strong>s pires angoisses, son séjour aux Rochers entrepris dans <strong>le</strong> but d'assister aux États de<br />

Bretagne l'éloigne de l'effervescence parisienne pendant de longs mois, enfin la faillite mora<strong>le</strong> de<br />

son fils Char<strong>le</strong>s suscite chez el<strong>le</strong> <strong>le</strong> « chagrin » (<strong>le</strong>ttre du 13/03/71) – en <strong>dépit</strong> donc de ces multip<strong>le</strong>s<br />

sources de peine, de souffrance mora<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres de cette <strong>année</strong> <strong>1671</strong> recueil<strong>le</strong>nt nombre de<br />

situations comiques, cocasses, qui suscitent <strong>le</strong> fou <strong>rire</strong> de l'épistolière, de sa destinataire sans aucun<br />

doute et <strong>le</strong> nôtre même, <strong>le</strong>cteurs impromptus de cette correspondance privée. Le terme « <strong>rire</strong> », tant<br />

sous sa forme verba<strong>le</strong> que sous sa forme nomina<strong>le</strong>, est employé à 77 reprises dans notre ouvrage. A<br />

cela, nous devons ajouter des syntagmes verbaux qui désignent plus ou moins métaphoriquement <strong>le</strong><br />

<strong>rire</strong>, comme « éclater », « éclater au nez de quelqu'un » ou encore « s'épanouir la rate ». Selon <strong>le</strong><br />

dictionnaire d'Antoine Furetière, <strong>le</strong> verbe « <strong>rire</strong> » possède à la fin du 17e sièc<strong>le</strong> six sens. « Rire »<br />

équivaut tout d'abord à « donner des témoignages <strong>d'une</strong> joie intérieure par des signes extérieurs, soit<br />

par l'éclat de la voix, soit par <strong>le</strong>s mouvements du visage », <strong>le</strong> verbe peut aussi avoir <strong>le</strong> sens de « se<br />

moquer de quelqu'un, <strong>le</strong> rail<strong>le</strong>r, ou <strong>le</strong> mépriser », dans une autre acception « se réjouir, se divertir,<br />

passer du temps à dire ou à faire des choses agréab<strong>le</strong>s », ou encore « ne par<strong>le</strong>r pas sérieusement et<br />

selon sa pensée, mais seu<strong>le</strong>ment par jeu, par rail<strong>le</strong>rie », puis « se dit figurément des choses<br />

inanimés, et en Mora<strong>le</strong>, en parlant de ce qui plaît, de ce qui est agréab<strong>le</strong> », enfin « <strong>rire</strong> » peut<br />

signifier « se fendre, s'entrouvrir ». Ainsi, sans la dernière acception, <strong>le</strong> verbe dénote soit la joie de<br />

vivre, <strong>le</strong> divertissement soit, à l'opposé, la critique acerbe, <strong>le</strong> mépris. A partir de ces deux sèmes,<br />

nous devons veil<strong>le</strong>r à ne pas confondre <strong>le</strong> <strong>rire</strong> avec l'humour, <strong>le</strong> comique, qui s'apparentent<br />

davantage à une propriété du texte, à un effet stylistique, à une intention auctoria<strong>le</strong>. Le <strong>rire</strong> met en<br />

jeu l'épistolière ou la destinataire dans son corps même, renvoie au résultat de l'humour ou du<br />

registre comique, à ses effets <strong>sur</strong> l'être humain. Le <strong>rire</strong> n'appartient pas à proprement par<strong>le</strong>r au<br />

vocabulaire littéraire, tandis que l'humour, et <strong>sur</strong>tout <strong>le</strong> comique, sont des notions textuel<strong>le</strong>s établies.<br />

Le <strong>rire</strong> apparaît bien plutôt comme une activité mondaine, un exercice de sty<strong>le</strong> oratoire en usage<br />

dans <strong>le</strong>s salons ou à la cour. Pour analyser <strong>le</strong> <strong>rire</strong> dans <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres de l'<strong>année</strong> <strong>1671</strong>, nous ne partirons<br />

donc pas de la catégorie de l'humour mais bien plutôt de cel<strong>le</strong> de l'humain, c'est-à-dire de<br />

l'épistolière qui fait de sa correspondance la caisse de résonance d'expériences joyeuses, de<br />

situations mondaines prêtant à la rail<strong>le</strong>rie ou au divertissement en commun. Mais l'usage du <strong>rire</strong> par<br />

Madame de Sévigné se réduit-il à une pratique mondaine transposée dans la correspondance ? Plus<br />

globa<strong>le</strong>ment, quel<strong>le</strong>s fonctions <strong>le</strong> <strong>rire</strong> revêt-il dans <strong>le</strong> contexte bien particulier de l'échange entre<br />

Madame de Sévigné et sa fil<strong>le</strong> ? Vise-t-il à instaurer, en <strong>dépit</strong> de la distance, une chronique<br />

mondaine ou participe-t-il à l'essence même de la relation épistolaire entre la marquise et la<br />

comtesse ? Nous suivrons un plan en trois temps dans <strong>le</strong>quel, tout d'abord, nous analyserons <strong>le</strong>s<br />

usages mondains du <strong>rire</strong> dont <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres sont la caisse de résonance avant d'envisager <strong>le</strong> <strong>rire</strong> comme<br />

un « contrepoids au pathos », pour reprendre l'expression de Céci<strong>le</strong> Lignereux, c'est-à-dire un<br />

remède apporté à la déréliction de l'épistolière, puis dans un dernier temps, de cerner dans <strong>le</strong> <strong>rire</strong> un<br />

moyen pour l'épistolière de faire de sa correspondance un espace intime.


La <strong>le</strong>ttre témoigne du <strong>rire</strong> mondain à l'œuvre à Paris et à Vitré, du <strong>rire</strong> comme « geste<br />

social » d'après l'expression d'Henri Bergson.<br />

Dans la société aristocratique du 17e sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> revêt deux fonctions, dont d'ail<strong>le</strong>urs la<br />

définition de Furetière rend compte. D'un côté, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> est vecteur de cohésion mondaine, permet aux<br />

membres de l'aristocratie de faire corps, de se retrouver autour d'un sujet de divertissement,<br />

d'enjouement. A l'exact opposé, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> est un moyen de condamner un individu, de l'exclure du<br />

groupe pour un motif lié <strong>le</strong> plus souvent à la représentation socia<strong>le</strong> qu'il donne de lui-même, jugée<br />

par <strong>le</strong>s autres ridicu<strong>le</strong>. Ainsi, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> est ambiva<strong>le</strong>nt : il introduit comme il peut exclure, il permet de<br />

faire consensus comme il peut bannir. Par conséquent, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> est un outil <strong>d'une</strong> extrême subtilité, un<br />

outil que nous pourrions qualifier d'« ironique » car sous l'apparence d'un <strong>rire</strong> de cohésion, une<br />

personne peut être raillée, peut devenir l'objet du mépris col<strong>le</strong>ctif. Celui qui rit cache son attaque<br />

sous l'aspect de l'attachement même.<br />

Dans <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres de Madame de Sévigné, ces deux figures du <strong>rire</strong> sont représentées. La<br />

rail<strong>le</strong>rie se porte <strong>sur</strong> deux personnes en particulier. A Paris, c'est « Mélusine », c'est-à-dire Madame<br />

de Montalais, qui suscite souvent <strong>le</strong> <strong>rire</strong> moqueur ou désapprobateur. Aux Rochers, c'est<br />

Mademoisel<strong>le</strong> du P<strong>le</strong>ssis, alias Madame de Kerlouche, qui reçoit <strong>le</strong>s foudres du <strong>rire</strong> <strong>sévignéen</strong>.<br />

Mélusine et Madame de Kerlouche incarnent dans <strong>le</strong> système épistolaire de Sévigné deux emplois<br />

de théâtre comique qui, quoi qu'ils fassent, tombent sous <strong>le</strong> coup du ridicu<strong>le</strong>. Le <strong>rire</strong> s'applique en<br />

premier lieu au comportement que Madame de Sévigné juge ridicu<strong>le</strong>. La nouvel<strong>le</strong> coiffure à la<br />

mode est considérée comme une terrib<strong>le</strong> faute de goût : « Mme de Nevers y vint [chez la duchesse<br />

de Ventadour], coiffée à faire <strong>rire</strong> ; il faut m'en croire, car vous savez comme j'aime la mode. […]<br />

Ma fil<strong>le</strong>, c'était la plus ridicu<strong>le</strong> chose qu'on peut imaginer. » écrit-el<strong>le</strong> <strong>le</strong> 18 février, p. 107-108. La<br />

marquise reviendra plus tard <strong>sur</strong> ce jugement hâtif afin d'approuver fina<strong>le</strong>ment la nouvel<strong>le</strong> tendance.<br />

Bien que la marquise apprécie la nouvel<strong>le</strong> coiffure à la mode, l'exemp<strong>le</strong> de Madame de Montalais<br />

ne parvient pas à emporter son adhésion. El<strong>le</strong> écrit <strong>le</strong> 8 mars <strong>1671</strong> (p. 137) : « La Marans disait<br />

l'autre jour chez Mme de La Fayette : « Ah, mon Dieu ! Il faut que je me fasse couper <strong>le</strong>s cheveux »<br />

Mme de La Fayette lui répondit bonnement : « Ah, mon Dieu ! Madame, ne <strong>le</strong> faites point ; cela ne<br />

sied bien qu'aux jeunes personnes. » La réplique cinglante de Madame de La Fayette, à laquel<strong>le</strong><br />

Madame de Sévigné adhère entièrement, sanctionne l'entorse à un règ<strong>le</strong> implicite de la mondanité<br />

qui est de se vêtir et de se coiffer en fonction de son âge, de ne pas prétendre ressemb<strong>le</strong>r à une jeune<br />

femme alors qu'on est âgée, comme la comtesse de Marans, de 38 ans. Et lorsque malgré<br />

l'avertissement de Madame de La Fayette, Mélusine se fait couper <strong>le</strong>s cheveux, <strong>le</strong> châtiment social<br />

s'abat sous la forme du <strong>rire</strong> : « Pour moi, je riais sous ma coiffe » écrit Madame de Sévigné, <strong>le</strong> 22<br />

avril (p. 159-160) et quelques pages plus loin (p.162) « La Marans a paru ridicu<strong>le</strong> au dernier point ;<br />

on riait à son nez de sa coiffure. » Le ridicu<strong>le</strong>, et en premier lieu physique, purement visuel, est un<br />

sujet de moquerie, source de fous <strong>rire</strong>s moqueurs que Madame de Sévigné se plaît à communiquer à<br />

sa fil<strong>le</strong>, d'autant plus que Madame de Montalais s'est rendue coupab<strong>le</strong> de médisance envers la<br />

comtesse de Grignan. La paro<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s propos sont aussi la cib<strong>le</strong> des rail<strong>le</strong>ries. C'est <strong>le</strong> cas de<br />

Courcel<strong>le</strong>s, époux trompé, qui explique innocemment qu'il ne peut enfi<strong>le</strong>r sa perruque car il a deux<br />

« bosses », <strong>le</strong> 20 février <strong>1671</strong> (p. 76). L'épistolière écrit : « Cette sottise nous a tous fait sortir de<br />

tab<strong>le</strong>, avant qu'on eût achevé de manger du fruit, de peur d'éclater à son nez. » Le pronom indéfini<br />

« tous » qui vient renforcer <strong>le</strong> pronom personnel de 4e personne accentue <strong>le</strong> contraste entre ceux qui<br />

connaissent <strong>le</strong> comportement de Madame de Courcel<strong>le</strong>s et l'homme trompé qui profère des propos<br />

sans se rendre compte de <strong>le</strong>ur doub<strong>le</strong> sens. De même, Mademoisel<strong>le</strong> du P<strong>le</strong>ssis, que Madame de<br />

Sévigné fréquente dans son domaine breton, est risib<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> même motif. El<strong>le</strong> fait du langage,<br />

comme Courcel<strong>le</strong>s, un usage maladroit mais éga<strong>le</strong>ment dans son cas, malhonnête. L'épistolière écrit<br />

<strong>le</strong> 5 juil<strong>le</strong>t (p. 235) : « el<strong>le</strong> tomba dans <strong>le</strong> malheur de mentir <strong>sur</strong> je ne sais quoi ; en même temps, je<br />

la re<strong>le</strong>vai et lui dis qu'el<strong>le</strong> était menteuse. El<strong>le</strong> me répond en baissant <strong>le</strong>s yeux : « Ah ! Oui,<br />

madame, je suis la plus grande menteuse du monde, je vous remercie de m'en avertir. » Nous<br />

éclatâmes tous, car c'était du ton de Tartuffe : Oui, mon frère, je suis un misérab<strong>le</strong>, un vase<br />

d'iniquité, etc. » L'intertextualité certainement non souhaitée de Mademoisel<strong>le</strong> du P<strong>le</strong>ssis souligne<br />

son travers et l'inscrit dans une filiation comique. Sous la plume de la marquise, el<strong>le</strong> devient


personnage molièresque. Mais si Madame de Kerlouche ou Mélusine sont prétextes à la moquerie<br />

acerbe, au <strong>rire</strong> méchant, la rail<strong>le</strong>rie peut éga<strong>le</strong>ment être plus douce. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s Bretons se<br />

trompent <strong>sur</strong> <strong>le</strong> nom de la comtesse de Grignan (p. 283, 19/08/71) : « un Breton ayant voulu<br />

nommer votre nom et ne <strong>le</strong> sachant pas, s'est <strong>le</strong>vé, et a dit tout haut : « C'est donc à la santé de<br />

Madame de Carignan. » Cette sottise a fait <strong>rire</strong> M. de Chaulnes et d'Harouys jusqu'aux larmes. Les<br />

Bretons ont continué, croyant bien dire, et vous ne serez d'ici à plus de huit jours que Madame de<br />

Carignan ; quelques-uns disent la comtesse de Carignan ; voilà en quel état j'ai laissé <strong>le</strong>s choses. »<br />

La marquise rit de la « sottise » sans pour autant se permettre de reprendre <strong>le</strong> Breton à l'origine de la<br />

nouvel<strong>le</strong> dénomination, alors même qu'el<strong>le</strong> se plaît à corriger Mademoisel<strong>le</strong> du P<strong>le</strong>ssis, signe de son<br />

adhésion à la sottise. L'exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> plus frappant de cette douce rail<strong>le</strong>rie reste néanmoins Brancas<br />

qui suscite par ses étourderies nombre de fous <strong>rire</strong>s mais auquel la marquise est profondément<br />

attachée. El<strong>le</strong> écrit <strong>le</strong> 8 juil<strong>le</strong>t (p. 240) : « Vous savez comme Brancas m'aime ; il y a trois mois que<br />

je n'ai de ses nouvel<strong>le</strong>s. Cela n'est pas vraisemblab<strong>le</strong>, mais lui, il n'est pas vraisemblab<strong>le</strong> aussi. » Il<br />

semb<strong>le</strong> bien dans cette phrase que <strong>le</strong> sentiment qu'el<strong>le</strong> attribue à Brancas soit valab<strong>le</strong> dans l'autre<br />

sens. La moquerie est, dans ce cas, dénuée de toute hostilité et rejoint presque <strong>le</strong> second usage du<br />

<strong>rire</strong> dans <strong>le</strong>s cerc<strong>le</strong>s mondains.<br />

Se réjouir, se divertir, <strong>rire</strong> de bon cœur constituent un véritab<strong>le</strong> ciment social dans <strong>le</strong>s salons<br />

que fréquente Madame de Sévigné. Les <strong>le</strong>ctures des <strong>le</strong>ttres de sa fil<strong>le</strong> à Monsieur de La<br />

Rochefoucauld sont l'occasion de maintenir <strong>le</strong> souvenir de Madame de Grignan, de flatter l'ego de<br />

Madame de Sévigné, si fière de l'éloquence de sa fil<strong>le</strong>, et d'inclure la comtesse dans la société<br />

mondaine qu'el<strong>le</strong> a dû quitter. El<strong>le</strong> écrit <strong>le</strong> 1er février : « Je n'ai jamais rien vu de si plaisant que ce<br />

que vous m'écrivez là-dessus. Je l'ai lu à M. de la Rochefoucauld ; il en ri de tout son cœur. » Ces<br />

scènes de <strong>le</strong>cture se multiplient et pas uniquement pour <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres de Madame de Grignan, <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres<br />

de Char<strong>le</strong>s sont éga<strong>le</strong>ment lues et appréciées dans <strong>le</strong>s salons (p. 131). Les <strong>le</strong>ttres circu<strong>le</strong>nt,<br />

participent à une émulation comique, maintiennent la présence des êtres absents, permettent de faire<br />

corps, de resserrer <strong>le</strong>s liens de la communauté. Plus encore, <strong>le</strong>s farces sont l'occasion d'un <strong>rire</strong> de<br />

groupe. Madame de Sévigné rapporte par exemp<strong>le</strong> la farce faite au père Desmares (20 mars, p.<br />

112) : « On donna l'autre jour au P. Desmares un bil<strong>le</strong>t en montant en chaire. Il <strong>le</strong> lut avec ses<br />

lunettes. C'était : De par Monseigneur de Paris, On déclare à tous <strong>le</strong>s maris Que <strong>le</strong>urs femmes on<br />

baisera, Al<strong>le</strong>luia ! Il en lut plus de la moitié ; on pensa mourir de <strong>rire</strong>. Il y a des gens de bonne<br />

humeur, comme vous voyez. » La marquise participe même à l'une de ces farces, en faisant croire à<br />

La P<strong>le</strong>ssis qu'el<strong>le</strong> est jalouse de l'une de ses amies. La farce se fait ici aux dépens de<br />

« l'exagéreuse », comme la marquise l'appel<strong>le</strong>, mais permet à la mère et à la fil<strong>le</strong> de ressouder <strong>le</strong>ur<br />

relation. Le <strong>rire</strong> apparaît éga<strong>le</strong>ment comme un signe de reconnaissance de nob<strong>le</strong>sse de sang et<br />

d'esprit. Madame de Sévigné rencontre Madame de Chaulnes, accompagnée de Pomenars et de la<br />

Murinette beauté, c'est-à-dire Marie-Anne du Murinais, en riant (26 juil<strong>le</strong>t, p. 256) : « Je vois ouvrir<br />

ma porte par une grande femme de très bonne mine ; cette femme s'étouffait de <strong>rire</strong>, et cachait<br />

derrière el<strong>le</strong> un homme qui riait plus fort qu'el<strong>le</strong> ; cet homme était suivi <strong>d'une</strong> femme fort bien faite<br />

qui riait aussi ; et moi, je me mis à <strong>rire</strong> sans <strong>le</strong>s reconnaître et sans savoir ce qui <strong>le</strong>s faisait <strong>rire</strong>. » Le<br />

<strong>rire</strong> est donc bel et bel un langage mondain que maîtrise parfaitement la marquise de Sévigné. Les<br />

<strong>le</strong>ttres se font l'écho de cette pratique socia<strong>le</strong> et deviennent dès lors une chronique mondaine à<br />

l'attention de Madame de Grignan. Néanmoins, <strong>le</strong>s usages du <strong>rire</strong> dans la correspondance avec sa<br />

fil<strong>le</strong> ne se limitent pas à cet exercice de sty<strong>le</strong>, la marquise s'approprie cette ressource du <strong>rire</strong> et la<br />

détourne de ses visées habituel<strong>le</strong>s afin de créer un échange épistolaire spécifique.


Le <strong>rire</strong> apparaît comme un antidote à la morosité de cette <strong>année</strong> <strong>1671</strong> et comme un lieu de<br />

rencontre entre <strong>le</strong>s deux femmes dans la correspondance.<br />

La tentation des larmes est forte pour la marquise qui voit sa fil<strong>le</strong> partir en Provence à la fin<br />

du mois de janvier, qui doit quitter <strong>le</strong>s distractions parisiennes de mi-mai à décembre et qui souffre<br />

des choix sentimentaux et moraux de son fils. Ces motifs de désespoir contentent un caractère qui<br />

tend de lui-même à la morosité puisqu'el<strong>le</strong> dit <strong>le</strong> 23 décembre qu'el<strong>le</strong> est une « p<strong>le</strong>ureuse » comme<br />

si el<strong>le</strong> désignait un emploi de théâtre ou une caractéristique si profonde de son caractère qu'el<strong>le</strong><br />

engendre très naturel<strong>le</strong>ment une désignation métonymique. La séparation d'avec Madame de<br />

Grignan est la plus vive des peines de cette <strong>année</strong>, el<strong>le</strong> écrit <strong>le</strong> 9 février qu'el<strong>le</strong> fond en larmes en<br />

lisant ses <strong>le</strong>ttres et qu'il « semb<strong>le</strong> que son cœur veuil<strong>le</strong> se fendre par la moitié ». La dou<strong>le</strong>ur est<br />

décrite en termes médicaux par l'épistolière qui renvoie à plusieurs reprises dans ses <strong>le</strong>ttres à la<br />

théorie des humeurs de Galien. El<strong>le</strong> dit <strong>le</strong> 18 février (p. 71) : « cette séparation me fait une dou<strong>le</strong>ur<br />

au cœur et à l'âme, que je sens comme un mal au corps. » Le plan psychologique et physique sont<br />

mis en rapport, Madame de Sévigné souffre de la séparation comme si el<strong>le</strong> souffrait <strong>d'une</strong> rage de<br />

dents. Si nous adoptions la théorie des humeurs, la marquise serait en proie à un excès de bi<strong>le</strong> noire,<br />

provenant de la rate et qui lui donnerait un caractère « atrabilaire ». El<strong>le</strong> emploie éga<strong>le</strong>ment des<br />

expressions poétiques pour désigner sa souffrance comme « rêve[r] noir » ou comme être en proie<br />

aux « mil<strong>le</strong> dragons », ces pensées qui « égratignent la tête ». Pour me<strong>sur</strong>er <strong>le</strong> degré de sa<br />

souffrance mora<strong>le</strong>, il suffit de lire la <strong>le</strong>ttre du 3 mars <strong>1671</strong> (p. 88) : « Je me fais peur quand je pense<br />

combien alors j'étais capab<strong>le</strong> de me jeter par la fenêtre, car je suis fol<strong>le</strong> quelquefois ». Dans cette<br />

atmosphère de déréliction, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> semb<strong>le</strong> bien être un autre langage de l'âme, qui par<strong>le</strong> autant que<br />

<strong>le</strong>s larmes au cœur de la marquise. <strong>En</strong> effet, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s met <strong>sur</strong> <strong>le</strong> même plan, <strong>le</strong>s place dans une même<br />

alchimie du cœur : « Au milieu de mon <strong>rire</strong>, je me suis senti des serrements de cœur qui ne<br />

paraissaient point y devoir trouver <strong>le</strong>ur place, et que je trouvais fort bien <strong>le</strong> moyen d'y mettre ; tous<br />

chemins vont à Rome, c'est-à-dire tout me va droit au cœur. » (p. 340, 25/10/71). Les larmes<br />

<strong>sur</strong>gissent au milieu de l'hilarité ici, mais nous pouvons aisément admettre que <strong>le</strong> mouvement<br />

inverse, des larmes au <strong>rire</strong>, est un autre chemin qui mène lui aussi au cœur. Dans cet état d'esprit, la<br />

marquise a bien conscience de la nécessité de « glisser » <strong>sur</strong> ces pensées. L'expression est employée<br />

plusieurs fois et l'épistolière la reprend à sa fil<strong>le</strong> même (p. 87, 88, 133, 270). El<strong>le</strong> dit éga<strong>le</strong>ment à<br />

Madame de Grignan qu'« il faut se conso<strong>le</strong>r, et s'amuser en [lui] écrivant. » (p. 73, 20/02/71). El<strong>le</strong><br />

conseil<strong>le</strong> <strong>le</strong> même remède à sa fil<strong>le</strong> lorsque cel<strong>le</strong>-ci semb<strong>le</strong> en proie aux mil<strong>le</strong> dragons : « vous<br />

savez, et je vous l'ai dit en chanson, on ne rit pas toujours ; non as<strong>sur</strong>ément, il s'en faut beaucoup.<br />

Cependant il ne faut pas que vous fassiez de la bi<strong>le</strong> noire. » (p. 327, 07/10/71). Le <strong>rire</strong> est un remède<br />

au chagrin, qui compense <strong>le</strong>s larmes afin de rétablir l'équilibre du cœur. Le <strong>rire</strong> se voit conférer ici<br />

une vertu thérapeutique.<br />

Sur <strong>le</strong> plan pragmatique, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> participe à un autre équilibre, celui qui lie l'expéditrice et la<br />

destinataire. <strong>En</strong> effet, c'est Madame de Grignan qui, la première, parvient à faire <strong>rire</strong> sa mère, à<br />

travers l'une de ses <strong>le</strong>ttres alors même que l'effervescence parisienne, ses expériences de la vie<br />

mondaine avaient jusqu'à lors échoué à conso<strong>le</strong>r la mère éplorée. El<strong>le</strong> écrit <strong>le</strong> 11 février (p. 64): « Il<br />

était juste, ma bonne, que ce fût vous la première qui me fissiez <strong>rire</strong>, après m'avoir tant fait p<strong>le</strong>urer.<br />

Ce que vous mandez de M. Busche est original ; cela s'appel<strong>le</strong> des traits dans <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> de l'éloquence.<br />

J'en ai donc ri, je vous l'avoue, et j'en serais honteuse, si depuis huit jours j'avais fait autre chose que<br />

p<strong>le</strong>urer. » Ce premier éclat de <strong>rire</strong> revêt des allures d'autorisation, d'accord implicite : la<br />

correspondance entre <strong>le</strong>s deux femmes doit être un lieu de réjouissance, de divertissement, de <strong>rire</strong><br />

dans toutes ses modalités. Dans cette perspective, ce n'est pas un hasard si <strong>le</strong> champ <strong>le</strong>xical que<br />

nous avons repéré plus haut, celui du glissement <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s pensées noires, trouve son origine chez<br />

Madame de Grignan. Si Madame de Sévigné à partir du 11 février, à partir de ce premier fou <strong>rire</strong><br />

<strong>sur</strong> Monsieur Busche, prend <strong>le</strong> parti de « s'amuser en [lui] écrivant », c'est que sa fil<strong>le</strong> <strong>le</strong> souhaite,<br />

l'incite à <strong>le</strong> faire. Le <strong>rire</strong> apparaît ici comme un compromis, un accord entre la marquise et la<br />

comtesse. A de nombreuses reprises, Madame de Sévigné laisse entendre que la litanie de ses<br />

sentiments sombres est pénib<strong>le</strong> à sa destinataire : dès lors, introduire des récits comiques, où <strong>le</strong>s<br />

deux femmes se rejoignent dans <strong>le</strong> <strong>rire</strong>, est une échappatoire à cette litanie, une heureuse issue pour


la destinataire, une façon pour la marquise de ménager sa fil<strong>le</strong>.<br />

De plus, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> est l'occasion d'éprouver l'efficacité de l'échange épistolaire. Il ne faut pas<br />

oublier qu'en <strong>dépit</strong> des soins diligents de Monsieur Dubois, des <strong>le</strong>ttres peuvent être perdues,<br />

peuvent parvenir au lieu de destination en retard. Le risque <strong>d'une</strong> conversation boiteuse est réel :<br />

« Quand on est si loin, on ne fait quasi rien, on ne dit quasi rien, qui ne soit hors de sa place. On<br />

p<strong>le</strong>ure quand il faut <strong>rire</strong>. On rit quand on devrait p<strong>le</strong>urer. » (p. 365, 06/12/71). Rire en temps voulu,<br />

rendre compte de son <strong>rire</strong> dans la bonne <strong>le</strong>ttre, c'est prouver à la marquise que la conversation<br />

fonctionne malgré la distance. Cette réf<strong>le</strong>xion explique <strong>le</strong> soin pris par, semb<strong>le</strong>-t-il, <strong>le</strong>s deux femmes<br />

pour indiquer à sa destinataire que <strong>le</strong> récit comique l'a fait <strong>rire</strong>. Le 20 septembre, la marquise as<strong>sur</strong>e<br />

sa destinataire que son récit <strong>sur</strong> Carpentras était hilarant. De même, la marquise demande à sa fil<strong>le</strong><br />

si son étourderie – el<strong>le</strong> a pris un nob<strong>le</strong> de basse-Bretagne pour un maître d'hôtel – l'a fait <strong>rire</strong>, dans<br />

la <strong>le</strong>ttre du 4 octobre (p. 326). Le <strong>rire</strong> est aussi un moyen de réduire la distance qui sépare la mère<br />

de sa fil<strong>le</strong>, pour reprendre une rêverie de Madame de Sévigné, de monter <strong>sur</strong> un hypogriffe qui<br />

mènerait aux Rochers (15 juil<strong>le</strong>t, p. 244). <strong>En</strong> effet, pour faire <strong>rire</strong> sa fil<strong>le</strong>, la marquise utilise toutes<br />

<strong>le</strong>s ressources visuel<strong>le</strong>s ou sonores à sa disposition afin d'engendrer un fort effet de présence.<br />

Madame de Sévigné aime à pasticher l'accent de Madame de Ludres originaire de Lorraine. La<br />

marquise reproduit un de ses compliments dans la <strong>le</strong>ttre du 22 avril : « Ah ! Pour matame te<br />

Grignan, el<strong>le</strong> est atorab<strong>le</strong> » (p. 164). El<strong>le</strong> conclut <strong>le</strong> récit de la supposée maladie des fil<strong>le</strong>s de la<br />

Reine qui furent mordues par un chien enragé et plongées dans <strong>le</strong>s eaux de Dieppe, par cette<br />

remarque : « Ah, Jésus ! Matame te Crignan, l'étranse sose t'être zettée toute nue tans la mer. » (p.<br />

100, 13/03/71). El<strong>le</strong> fi<strong>le</strong> cette métaphore de la rage <strong>le</strong> 29 juil<strong>le</strong>t alors que Madame de Ludres vient<br />

d'apprendre <strong>le</strong> mariage du Comte d'Ayen avec Mademoisel<strong>le</strong> de Bournonvil<strong>le</strong>, en écrivant :<br />

« Matame te Ludres en est enrazée. » (p. 263, 29/07/71). Dans la même veine, l'épistolière transcrit<br />

<strong>le</strong> langage enfantin de Marie-Blanche afin d'offrir à sa mère <strong>le</strong> plaisir de ressentir, même<br />

facticement, la présence de son enfant : « El<strong>le</strong> par<strong>le</strong> plaisamment : et titata, tetita, y totata » (p. 382,<br />

25/12/71). A chaque fois, ces pastiches suscitent <strong>le</strong> <strong>rire</strong>, du moins, <strong>le</strong> sou<strong>rire</strong>, tout en effaçant la<br />

distance qui sépare <strong>le</strong>s deux femmes. Les ressources visuel<strong>le</strong>s sont el<strong>le</strong>s aussi convoquées pour<br />

créer cet effet de présence et, dans <strong>le</strong> même temps, supprimer la source de la déréliction de Madame<br />

de Sévigné, cette insoutenab<strong>le</strong> séparation. Pour rail<strong>le</strong>r la dévotion d'un c<strong>le</strong>rc de Livry, el<strong>le</strong> se met en<br />

scène. El<strong>le</strong> écrit <strong>le</strong> 27 juil<strong>le</strong>t : « Si j'avais présentement un verre d'eau <strong>sur</strong> la tête, il n'en tomberait<br />

pas une goutte. Si vous aviez vu notre homme de Livry <strong>le</strong> Jeudi saint, c'est bien pis que toute<br />

l'<strong>année</strong>. Il avait hier la tête plus droite qu'un cierge, et ses pas étaient si petits qu'il ne semblait pas<br />

qu'il marchât. » (p. 123). Bien que <strong>le</strong> lien entre sa propre personne et cet homme de Livry ne soit<br />

pas explicité, Madame de Sévigné laisse entendre que s'il avait lui-même un verre d'eau <strong>sur</strong> la tête,<br />

pas une goutte ne tomberait. Le procédé comique crée une image : Madame de Grignan peut<br />

visualiser sa mère en train de lui jouer une scène clownesque. A travers ces quelques exemp<strong>le</strong>s,<br />

nous cernons l'entreprise de rapprochement, de retrouvail<strong>le</strong>s imaginaires qui se cachent derrière <strong>le</strong><br />

<strong>rire</strong> des épistolières. Ainsi, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> est un remède au mal de la séparation et une façon d'éradiquer<br />

concrètement cet éloignement.


Le <strong>rire</strong> est enfin une c<strong>le</strong>f vers l'intimité de l'épistolière : à travers lui, el<strong>le</strong> se dévoi<strong>le</strong>, se<br />

confie à sa destinataire.<br />

Grâce au <strong>rire</strong>, Madame de Sévigné transmet à sa fil<strong>le</strong> ce qui lui plaît, ce qui suscite chez el<strong>le</strong><br />

la joie de vivre. Par exemp<strong>le</strong>, presque toutes <strong>le</strong>s fois où el<strong>le</strong> par<strong>le</strong> de sa petite fil<strong>le</strong>, Marie-Blanche,<br />

la marquise emploie <strong>le</strong> verbe « <strong>rire</strong> ». Le 25 février, « Votre enfant embellit tous <strong>le</strong>s jours ; el<strong>le</strong> rit,<br />

el<strong>le</strong> connaît. », <strong>le</strong> 8 avril, « Votre petite devient aimab<strong>le</strong> ; on s'y attache. El<strong>le</strong> sera dans quinze jours<br />

une pataude blanche comme de la neige, qui ne cessera de <strong>rire</strong>. », <strong>le</strong> 15 avril, « El<strong>le</strong> est jolie, cette<br />

pauvre petite. El<strong>le</strong> vient <strong>le</strong> matin dans ma chambre ; el<strong>le</strong> rit, el<strong>le</strong> regarde. […] Je l'aime ; el<strong>le</strong><br />

m'amuse. » <strong>En</strong> effet, ce verbe « <strong>rire</strong> » dénote sans aucun doute l'enfance, ses joies et ses jeux. Mais<br />

loin de déc<strong>rire</strong> une caractéristique enfantine, Madame de Sévigné renvoie plutôt ici, il me semb<strong>le</strong>, à<br />

une relation entre sa petite-fil<strong>le</strong> et el<strong>le</strong> : Marie-Blanche rit car el<strong>le</strong> observe <strong>le</strong>s mimiques, <strong>le</strong>s farces<br />

de sa grand-mère. Le verbe opère donc une légère atténuation : au lieu de déc<strong>rire</strong> directement la<br />

relation, l'épistolière n'évoque que ses conséquences <strong>sur</strong> la petite fil<strong>le</strong>. Mais on l'a vu dans la<br />

dernière citation, Madame de Sévigné est capab<strong>le</strong> de nommer sans ambiguïté, sans effet de<br />

sourdine, son sentiment : el<strong>le</strong> l'aime. Ce sentiment est réciproque puisque la petite Marie-Blanche<br />

appel<strong>le</strong> sa grand-mère « maman » au mois de décembre <strong>1671</strong>, alors même qu'el<strong>le</strong>s furent séparées<br />

pendant presque sept mois : « On m'embrasse, on me connaît, on me rit, on m'appel<strong>le</strong>. Je suis<br />

Maman tout court, et de cel<strong>le</strong> de Provence, pas un mot. » (p. 378). Peut-être plus légère, l'affection<br />

de Madame de Sévigné pour <strong>le</strong>s Bretons se transmet éga<strong>le</strong>ment à sa fil<strong>le</strong> par <strong>le</strong> biais du <strong>rire</strong>. Après<br />

<strong>le</strong> début des États bretons, l'épistolière multiplie <strong>le</strong>s déclarations d'affection dans ses <strong>le</strong>ttres, el<strong>le</strong> qui<br />

rit de <strong>le</strong>ur repas bien trop alcoolisés (5 août, p. 268). El<strong>le</strong> conclut <strong>le</strong> 13 septembre : « J'aime nos<br />

Bretons ; ils sentent un peu <strong>le</strong> vin, mais votre f<strong>le</strong>ur d'orange ne cache pas de si bons cœurs. »<br />

(p. 307), la f<strong>le</strong>ur d'orange désignant métonymiquement <strong>le</strong>s Provençaux qui refusent de donner au<br />

comte de Grignan de quoi entretenir sa compagnie. Ainsi, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> apparaît bel et bien comme un<br />

langage du cœur puisque Madame de Sévigné utilise, dans ses <strong>le</strong>ttres, <strong>le</strong> mode du <strong>rire</strong> pour donner à<br />

entendre ses sentiments, son affection, sa sympathie.<br />

Le <strong>rire</strong> peut éga<strong>le</strong>ment être un vecteur de confidence, <strong>le</strong> signe distinctif d'un récit intime,<br />

qu'il serait diffici<strong>le</strong> de transmettre sans <strong>le</strong> voi<strong>le</strong> du divertissement. C'est <strong>le</strong> cas pour <strong>le</strong>s mésaventures<br />

sexuel<strong>le</strong>s de Char<strong>le</strong>s. Le 8 avril, el<strong>le</strong> écrit à sa fil<strong>le</strong> : p. 134-135. L'impuissance de Char<strong>le</strong>s donne<br />

lieu à une scène de confidence, « Et ce qui vous paraîtra plaisant, c'est qu'il mourait d'envie de me<br />

conter sa déconvenue », <strong>le</strong> fils confie à sa mère son troub<strong>le</strong> et lui reproche l'héritage de sa froideur,<br />

tandis qu'el<strong>le</strong> tente de <strong>le</strong> ras<strong>sur</strong>er, sans parvenir ni à <strong>le</strong> conso<strong>le</strong>r ni à calmer son fou <strong>rire</strong>. Cette scène<br />

de confidence se trouve comme transposée au sein de l'échange épistolaire : la scène entre Char<strong>le</strong>s<br />

et sa mère engendre la confidence de la mère à la fil<strong>le</strong>. Nous percevons ce registre à travers un<br />

temps de suspens, d'attente toute remplie de joie anticipée, avant l'énonciation du problème : « et<br />

cependant oserais-je <strong>le</strong> dire ? Son dada demeura court à Lérida ». Dans cette perspective de<br />

confidence, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> a un rô<strong>le</strong> déterminant : <strong>le</strong> verbe est employé à deux reprises ce qui instaure pour<br />

la destinataire une atmosphère claire de divertissement. De plus, Madame de Sévigné multiplie <strong>le</strong>s<br />

références littéraires comiques. El<strong>le</strong> s'approprie une épître de Voiture <strong>sur</strong> l'échec militaire de Condé<br />

face à la vil<strong>le</strong> de Lérida, une scène de Bussy-Rabutin qui associe cet échec à l'impuissance, comme<br />

el<strong>le</strong> <strong>le</strong> fait el<strong>le</strong>-même, el<strong>le</strong> convoque éga<strong>le</strong>ment Molière, puis <strong>sur</strong> <strong>le</strong> mode ironique, la tragédie en<br />

général et enfin la tragi-comédie sous la figure de Chimène. Nous pouvons aisément imaginer que<br />

l'ensemb<strong>le</strong> de ces références ne figurait pas dans la scène de confidence de Char<strong>le</strong>s mais a été<br />

introduit au moment de la rédaction de la marquise, afin <strong>d'une</strong> part, de faire <strong>rire</strong> sa destinataire, de<br />

communiquer l'enjouement et d'autre part, de parvenir à exprimer <strong>le</strong> sujet, qui est tout de même bien<br />

délicat à aborder dans ce milieu aristocratique. Le <strong>rire</strong> est donc un masque qui permet à l'épistolière<br />

de faire entendre une voix intime.<br />

<strong>En</strong>fin, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> offre la possibilité à la marquise de composer des scènes où el<strong>le</strong> ne tient pas un<br />

rô<strong>le</strong> très confortab<strong>le</strong>, et pour <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s el<strong>le</strong> fait montre de dérision envers el<strong>le</strong>-même. Le 6<br />

septembre, el<strong>le</strong> se méprend <strong>sur</strong> <strong>le</strong> statut social d'un homme (p. 300) : « Je vis avant dîner, chez M.<br />

de Chaulnes, un homme au bout de la sal<strong>le</strong>, que je crus être <strong>le</strong> maître d'hôtel. J'allai à lui, et lui dis :<br />

« Mon pauvre Monsieur, faites-nous dîner ; il est une heure, je meurs de faim. » Cet homme me


egarde, et me dit : « Madame, je voudrais être assez heureux pour vous donner à dîner chez moi. Je<br />

me nomme Pécaudière ; ma maison n'est qu'à deux lieues de Landerneau » Mon enfant, c'était un<br />

gentilhomme de basse Bretagne. Ce que je devins n'est pas une chose qu'on puisse redire ; je ris<br />

encore en vous l'écrivant. ». Dans la dernière phrase, l'épistolière fait preuve de pudeur, en refusant<br />

à sa destinataire de peindre son visage, sûrement rouge de honte. Le <strong>rire</strong> seul fait comprendre toute<br />

l'étendue de la gêne ressentie, tout en la dédramatisant. De même, la scène où Madame de Sévigné<br />

doit montrer certaines <strong>le</strong>ttres à Mademoisel<strong>le</strong> du P<strong>le</strong>ssis, <strong>le</strong>ttres dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s Madame de<br />

Grignan, selon Char<strong>le</strong>s, par<strong>le</strong> d'el<strong>le</strong> (1er juil<strong>le</strong>t, p. 231-232) est toute empreinte d'auto-dérision. Cet<br />

épisode est source d'un <strong>rire</strong> commun entre la mère et la fil<strong>le</strong> qui fortifie <strong>le</strong>ur lien. Ainsi, l'épistolière<br />

n'hésite pas à se montrer sous un jour risib<strong>le</strong> afin de divertir sa fil<strong>le</strong>, tout en pointant du doigt<br />

certains de ses défauts : « el<strong>le</strong> est sujette à se tromper » (p. 300) dit-el<strong>le</strong> juste avant de raconter sa<br />

méprise <strong>sur</strong> Monsieur Pécaudière et el<strong>le</strong> est peut-être trop cruel<strong>le</strong> envers Mademoisel<strong>le</strong> du P<strong>le</strong>ssis.<br />

Ainsi, <strong>le</strong> <strong>rire</strong> participe d'un ton particulier de la <strong>le</strong>ttre, qui se caractérise par une ouverture vers<br />

l'intime.<br />

<strong>En</strong> guise de conclusion, <strong>le</strong>s emplois du <strong>rire</strong> chez Madame de Sévigné témoignent à la fois<br />

<strong>d'une</strong> fidélité aux codes de la mondanité et d'un dépassement de ces mêmes conventions. El<strong>le</strong> tient<br />

certes, à l'attention de sa fil<strong>le</strong>, une chronique épistolaire riante et malicieuse des petits et grands<br />

événements des salons et de la cour. <strong>En</strong> ce sens, <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres de <strong>1671</strong> pourraient parfaitement tenir lieu<br />

<strong>d'une</strong> description sociologique de la société aristocratique de cette période, description opérée par <strong>le</strong><br />

prisme du <strong>rire</strong>. Mais dire que <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres sont un excel<strong>le</strong>nt manuel d'histoire ou de sociologie serait<br />

injustement diminuer la capacité créatrice de l'épistolière, qui comme nous l'avons montré, invente<br />

bel et bien un langage personnel à partir du <strong>rire</strong>. Celui-ci est un moyen de particulariser <strong>le</strong> discours,<br />

qu'il vise à pallier une morosité toute personnel<strong>le</strong>, à instaurer une communication bien spécifique<br />

avec sa fil<strong>le</strong>, à évoquer ses propres sentiments, affections, défauts, etc. Le <strong>rire</strong> est donc<br />

paradoxa<strong>le</strong>ment chez Madame de Sévigné une échappatoire au discours mondain classique, au<br />

badinage dépourvu d'investissement personnel. Dès lors, il nous faut considérer que <strong>le</strong> <strong>rire</strong><br />

appartient à la spécificité créatrice, à la poétique épistolaire de la marquise, qu'il est un signe<br />

indéniab<strong>le</strong> de la légitimité de cette correspondance parmi <strong>le</strong>s bel<strong>le</strong>s-<strong>le</strong>ttres de son temps.

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