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Dictionnaire des fantasmes et perversions – Extrait - Numilog

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Sur quelques idées reçues à propos de la sexualité<br />

par le docteur Pierre MARIE<br />

philosophe, psychanalyste<br />

Préfacer un “dictionnaire <strong>des</strong> <strong>fantasmes</strong>, <strong>perversions</strong> <strong>et</strong> autres pratiques<br />

de l’amour” impose d’en situer le proj<strong>et</strong> : il s’est agi, pour les auteurs, d’établir<br />

un tableau aussi exhaustif que possible <strong>des</strong> conduites sexuelles sans<br />

s’arrêter à une classification qui renverrait à un présupposé normatif.<br />

C<strong>et</strong>te intention est louable <strong>et</strong> à plus d’un titre : si les auteurs avaient<br />

cédé à <strong>des</strong> préjugés moraux, ils se seraient écartés de la rigueur dont ils se<br />

réclament <strong>et</strong> auraient dressé un portrait faussé de la réalité.<br />

Car il n’y a pas de règle en c<strong>et</strong>te matière, tout simplement parce qu’il<br />

n’y a pas de nature humaine : ni essence commune susceptible de définir<br />

chacun comme l’un de ses exemplaires ou l’une de ses copies, ni conscience<br />

transparente à elle-même : le désir corrode irréductiblement le rêve d’une<br />

sexualité éducable, maîtrisable, adaptable à une finalité qui lui serait extérieure<br />

: la procréation n’est pas l’horizon obligé de la libido, mais seulement<br />

une de ses conséquences contingentes.<br />

En d’autres termes, la sexualité est le symptôme du clivage qui constitue<br />

chacun ; <strong>et</strong> aucune thérapeutique ne pourra jamais la soum<strong>et</strong>tre aux<br />

modèles véhiculés par les discours religieux <strong>et</strong> politiques (mais y a-t-il une<br />

différence à faire ici ?) d’une société quelle qu’elle soit : la sexualité en<br />

transgresse toujours les principes <strong>et</strong>, en cela, elle est fondamentalement<br />

perverse (pervertere : bouleverser, m<strong>et</strong>tre sens <strong>des</strong>sus <strong>des</strong>sous).<br />

Ni fonction biologique (Aristote), ni énergie propice à servir par sa<br />

sublimation les intérêts de l’art <strong>et</strong> de la civilisation (Platon), la sexualité est<br />

la marque indomptable de la singularité qui caractérise chacun à travers les<br />

pulsions partielles qui la manifestent.<br />

5


PRÉFACE<br />

Car le paradoxe de la sexualité est sa dimension protéiforme : elle ne<br />

s’égale nullement à une seule pulsion qui en tant que telle serait objectivable,<br />

fruit d’on ne sait quelle maturation ayant laissé en chemin les scories<br />

d’une sexualité traitée d’infantile <strong>et</strong>, à ce titre, vouées à disparaître : le<br />

bébé pervers polymorphe se r<strong>et</strong>rouve à peine masqué chez l’adulte.<br />

Pour le dire autrement, les pulsions partielles n’ont aucune inclination<br />

à s’effacer au profit de l’une d’entre elles, la génitale, comme elles n’ont<br />

aucune propension à taire leur satisfaction au bénéfice de l’accouplement<br />

hétérosexuel : c<strong>et</strong> idéal leur est absolument étranger.<br />

Tout au plus peut-on approcher les diverses pulsions partielles (orale,<br />

anale, tactile, olfactive, gustative, auditive, scopique – le regard –, vocale,<br />

génitale) à partir <strong>des</strong> zones érogènes qui les voient apparaître. Et si on peut<br />

noter une poussée constante <strong>et</strong> un but commun à toutes : la satisfaction, on<br />

doit bien reconnaître la variabilité de leurs obj<strong>et</strong>s. Quoi de semblable entre<br />

le sein maternel, le biberon, la peluche <strong>et</strong> les autres substituts qui viendront<br />

occuper c<strong>et</strong>te fonction? Même le partenaire génital ne prend c<strong>et</strong>te place<br />

qu’au titre de support de marques évanescentes suscitant le désir : chatoiement<br />

d’une chevelure, d’un regard, galbe d’une hanche, d’une nuque,<br />

inflexion d’une voix, <strong>des</strong>sin d’une bouche, grain <strong>et</strong> odeur d’une peau...<br />

D’où la limite que la satisfaction <strong>des</strong> pulsions partielles impose à la plénitude<br />

que serait la jouissance : le plaisir est l’obstacle le plus tenace à la<br />

félicité qui ne subsiste que comme fiction <strong>et</strong> horizon inaccessible – nous ne<br />

pouvons connaître que le bien-être <strong>et</strong> non le Bien... c<strong>et</strong>te carotte que font<br />

miroiter toutes les religions comme toutes les morales en prix du renoncement<br />

de leurs adeptes aux plaisirs possibles... Reste que de leur sacrifice, ils<br />

obtiendront au moins le contentement d’avoir suivi les principes auxquels<br />

ils s’étaient assuj<strong>et</strong>tis...<br />

Même la passion du pouvoir (si mal nommée libido dominandi) n’est<br />

pas un dérivé de la sexualité ; elle est seulement une revendication narcissique:<br />

aucun plaisir n’en est tiré, mais un simple contentement peut y être<br />

trouvé.<br />

Le plaisir, je le rappelle, est une sensation corporelle directement issue<br />

de la satisfaction d’une pulsion partielle – quand le contentement est le<br />

produit d’une ambition narcissique : l’un se rapporte à une expérience<br />

réelle, l’autre à une situation imaginaire.<br />

Mais si la sexualité est la mise en acte <strong>des</strong> pulsions partielles sans qu’un<br />

jugement de valeur ne puisse en être proposé pour préciser entre elles<br />

quelque hiérarchie qui les distinguerait, sa réalisation s’opère tout autant à<br />

l’abri d’une référence aux caractères biologiques déterminant l’opposition<br />

du masculin <strong>et</strong> du féminin.<br />

6


PRÉFACE<br />

Il n’y a pas plus de sexualité masculine que de sexualité féminine : la<br />

même sexualité convient aux deux sexes ; elle est pour l’un comme pour<br />

l’autre l’affaire de leurs pulsions partielles.<br />

Les notions d’homme <strong>et</strong> de femme relèvent de la constitution de<br />

l’identité, c’est-à-dire de la structuration de la représentation à laquelle<br />

chacun se rapporte pour se situer <strong>et</strong> dont nous savons désormais qu’elle est<br />

le fruit d’une préhistoire nourrie par les discours de la constellation familiale<br />

au sein de laquelle nous avons vu le jour : chacun se modèle sur<br />

l’image qui lui est proposée. Comment pourrais-je m’appeler Pierre si on<br />

ne m’avait pas nommé ainsi ?<br />

Et c’est à partir de c<strong>et</strong>te image que l’on se pense homme ou femme,<br />

actif ou passif : chacun répond – car il ne peut faire autrement – à ce qui<br />

a été attendu de lui en un temps où il n’avait pas le choix.<br />

D’où le conflit inévitable entre les aspirations <strong>des</strong> pulsions partielles <strong>et</strong><br />

les prescriptions assignées par ces discours auxquels nous n’avons pu<br />

qu’adhérer.<br />

Seulement, l’emploi ici <strong>des</strong> termes d’image <strong>et</strong> de représentation n’est<br />

guère approprié : on ne s’identifie pas à une image unique, sorte de bonne<br />

forme (qu’on se souvienne <strong>des</strong> errements de la Gestalt-théorie) à laquelle il<br />

aurait suffi de coïncider ; l’identification – on en fait chaque jour l’expérience<br />

– est une sédimentation de traits multiples dont aucune exhaustion<br />

n’est possible – ce qui rend vaine <strong>et</strong> futile toute quête <strong>des</strong> origines : nous<br />

n’en finissons pas, enfant, d’opérer <strong>des</strong> relations affectives (parents, fratrie,<br />

enseignants, camara<strong>des</strong>, voisins...) où nous nous positionnons selon les<br />

qualités qui nous sont prêtées <strong>et</strong> où nos pulsions partielles s’accomplissent<br />

avec les éléments fournis par nos interlocuteurs : composants de leur corps,<br />

obj<strong>et</strong>s qui leur sont liés.<br />

L’identification est donc en quelque sorte double : il y a celle – imaginaire<br />

– confectionnée par le discours <strong>des</strong> divers personnages de mon<br />

histoire <strong>et</strong> celle – réelle – engendrée par la satisfaction de mes pulsions :<br />

je suis autant ce fils doux <strong>et</strong> travailleur qui plaisait tant à ma mère que<br />

celui qui salive devant ce plat de sardines fraîches ou qu’émoustille un<br />

certain sourire, au point que le choix de ma p<strong>et</strong>ite amie n’est sûrement<br />

pas étranger à c<strong>et</strong>te particularité présentée par sa physionomie.<br />

Mais suis-je plus là où je m’égale au “fils idéal” ou là où je me sens excité<br />

par <strong>des</strong> choses qui me conviennent <strong>et</strong> dont l’abord m’ouvrira au bien-être ?<br />

C<strong>et</strong>te question n’est pas subsidiaire ; car selon le poids accordé à l’obligation<br />

de répondre au thème du “fils idéal”, je serai peu ou prou enclin à<br />

satisfaire mes pulsions ou du moins à leur imposer les modalités <strong>et</strong> les restrictions<br />

associées au thème “fils idéal”.<br />

7


PRÉFACE<br />

C’est c<strong>et</strong>te intrication entre ces deux plans qui organise ce qu’on<br />

appelle désormais le fantasme dont la figuration apparaît dans nos rêveries<br />

éveillées ou hypnagogiques comme dans la construction de nos rêves <strong>et</strong> où<br />

se déterminent nos conduites – en particulier sexuelles.<br />

Pour en comprendre la portée, il faut se rappeler que l’enfant – du fait<br />

même de sa naissance – suppose que le couple parental ne se suffit pas,<br />

qu’il souffre d’un certain manque, que lui, l’enfant, aura pour tâche de<br />

réparer comme prix de sa conception <strong>et</strong> de la reconnaissance qu’il<br />

escompte. Et c’est pour cela qu’il est prêt – <strong>et</strong> nous sommes tous passés par<br />

là – à se plier à ce qu’il croit être attendu de lui.<br />

Le fantasme articule ainsi une prescription aux obj<strong>et</strong>s évanescents susceptibles<br />

de susciter le désir : si je ne peux faire autrement que d’être attiré<br />

par ce sourire sus-évoqué, il s’ensuit cependant que ma conduite envers<br />

c<strong>et</strong>te jeune fille (porteuse de ce sourire) sera dictée par les impératifs<br />

agrégés au thème de mon identité auquel je me rapporte en ce moment,<br />

en l’occurrence celui du “fils idéal” ; <strong>et</strong> là toutes les attitu<strong>des</strong> sont envisageables,<br />

de l’inhibition la plus stricte à l’inclination obscène la plus<br />

franche, pour peu que les femmes porteuses de ce sourire m’aient été interdites<br />

ou, au contraire, qu’elles m’aient été désignées comme les plus disponibles.<br />

Ce n’est donc pas la raison qui ordonne nos comportements ; si cela<br />

était, on le saurait depuis longtemps, <strong>et</strong>, somme toute, nous ne serions que<br />

<strong>des</strong> robots pour lesquels il resterait à s’interroger sur la cohérence <strong>et</strong><br />

l’intérêt du programme qui les fait agir. La raison n’est jamais neutre ; elle<br />

prend ses références au sein de préjugés, comme le montrent toutes les philosophies<br />

politiques utopiques qui, en voulant le bien de tous, n’ont,<br />

quand elles ont été appliquées, engendré que le pire. C’est même là,<br />

comme nous le verrons plus loin, le problème central de la perversion.<br />

Mais revenons au fantasme.<br />

On sait que sa prescription ne se limite ni à la prohibition ni à la permission<br />

<strong>et</strong> que d’autres injonctions s’y mêlent : que le partenaire ne soit pas<br />

libre (femme ou homme marié), qu’il soit loin d’être chaste (femme ou<br />

homme lascif), qu’il ait “besoin d’être sauvé” ou, au contraire, qu’il puisse<br />

être rabaissé, <strong>et</strong>c... Quoi qu’il en soit, c’est la prescription qui induit le<br />

comportement : ainsi de ceux qui s’arrêtent au seul plan de la séduction,<br />

de ceux qui ne peuvent s’autoriser la moindre satisfaction (impuissance/frigidité),<br />

de ceux qui se plient sans réserve aux exigences de leur(s) partenaire(s)...<br />

Quant aux obj<strong>et</strong>s susceptibles de susciter la libido, deux d’entre eux ont<br />

une fonction prégnante : le sein <strong>et</strong> le pénis. Si on peut convenir que le pre-<br />

8


PRÉFACE<br />

mier (par ailleurs attribut maternel par excellence) soit un substitut du<br />

second par déplacement de bas en haut – puisque ce dernier, par l’oscillation<br />

de sa détumescence <strong>et</strong> de son érection, serait le symbole même de<br />

l’expérience pulsionnelle <strong>et</strong> de sa satisfaction –, l’un <strong>et</strong> l’autre ont un rôle<br />

fondamental pour ceux qui les élisent comme l’index ultime de leur désir.<br />

C’est c<strong>et</strong>te élection qui motive leur vie sexuelle.<br />

Quant au comment de c<strong>et</strong>te élection où se partagent, selon le sexe<br />

biologique de chacun, homosexuel <strong>et</strong> hétérosexuels, il serait fastidieux de<br />

s’y plonger : aucune autre réponse que le constat de sa réalité n’est ici<br />

recevable.<br />

Qu’un homme (sur le plan biologique) élise le pénis <strong>et</strong> le voilà homosexuel<br />

; qu’il élise le sein <strong>et</strong> le voilà hétérosexuel. Qu’une femme (sur le<br />

plan biologique) élise le pénis <strong>et</strong> la voilà hétérosexuelle ; qu’elle élise le sein<br />

<strong>et</strong> la voilà homosexuelle.<br />

Mais ce n’est pas parce qu’une mère aurait été trop prévenante avec son<br />

fils qu’elle lui aurait façonné un “<strong>des</strong>tin” homosexuel. Combien d’hétérosexuels<br />

peuvent se prévaloir d’une telle attention de leur mère !<br />

Et ce n’est pas parce qu’un père aurait attiré à lui les souhaits d’identification<br />

de sa fille qu’il l’aurait modelée en garçon “manqué” ne pouvant<br />

trouver d’agrément que dans la compagnie <strong>des</strong> femmes.<br />

C<strong>et</strong>te psychologie naïve, en voulant expliquer une orientation subjective<br />

par le comportement supposé <strong>des</strong> parents, fait l’impasse sur les modalités<br />

d’élection <strong>des</strong> obj<strong>et</strong>s cause du désir dont la genèse se perd dans les<br />

méandres d’une mémoire toujours réorganisée après-coup par le fantasme :<br />

aucune archéologie autre qu’imaginaire n’en est concevable.<br />

De plus, ne nous méprenons pas : ce partage <strong>des</strong> conduites selon le<br />

choix de l’obj<strong>et</strong> ultime du désir n’est clairement délimité – sur le plan du<br />

fantasme – chez personne : nous avons tous, peu ou prou, <strong>des</strong> inclinations<br />

homo <strong>et</strong> hétérosexuelles, même si l’une <strong>des</strong> deux est prédominante.<br />

Nous ne pouvons que nous limiter à distinguer le contenu prescriptif<br />

du fantasme (enjoignant, par exemple, d’être actif ou passif) de la constitution<br />

<strong>des</strong> obj<strong>et</strong>s cause du désir (sein/pénis) : l’un relève <strong>des</strong> fragments du<br />

discours familial, <strong>des</strong> enseignants, <strong>des</strong> voisins, <strong>des</strong> camara<strong>des</strong> <strong>et</strong> tisse l’identité<br />

de chacun, l’autre est le produit de l’expérience où se sélectionne ce qui<br />

convient à chacun.<br />

Si sur le discours, une certaine prise est possible – on peut en repérer<br />

les thèmes, voire en suspendre les injonctions déplaisantes éventuelles (c’est<br />

la visée d’une psychanalyse) –, il n’en est pas de même pour l’élection <strong>des</strong><br />

obj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> une telle intention serait dans sa nature scabreuse : pourquoi se<br />

détourner de ce qui plaît ?<br />

9


PRÉFACE<br />

Il serait tout aussi insensé de demander à un homosexuel de s’adonner<br />

à l’hétérosexualité (ou l’inverse) que d’inviter un amateur exclusif de chablis<br />

à boire du sancerre.<br />

Quant à l’universalité <strong>des</strong> penchants, on la r<strong>et</strong>rouve pour toutes nos<br />

appétences, a minima ou plus prévalentes : l’attouchement, l’exhibitionnisme,<br />

la scopophilie – le plaisir de regarder – dont le caractère commun<br />

n’est plus à démontrer avec le succès <strong>des</strong> films X, <strong>et</strong>c. On aime toucher, voir,<br />

être vu, subir quelque violence ou l’administrer, avilir ou être ravalé, <strong>et</strong>c.<br />

C’est aussi ainsi qu’il nous faut comprendre la dichotomie entre les<br />

femmes vaginales <strong>et</strong> les femmes clitoridiennes : les premières se suffisent de<br />

la pénétration <strong>et</strong> s’y abandonnent quand les secon<strong>des</strong> veulent conserver<br />

quelque maîtrise de leur plaisir <strong>et</strong> en refusent la gestion au seul pénis. Et on<br />

trouve la même différence chez les hommes entre ceux qui s’accommodent<br />

de la seule intromission <strong>et</strong> ceux qui l’associent à leur masturbation.<br />

Ce serait donc être gonflé de fatuité que d’envisager le réel autrement<br />

qu’il n’est : ayons l’humilité de l’accepter. De tout temps, la sexualité a été<br />

ainsi <strong>et</strong> il en sera de même pour tous les temps à venir. Que nous le voulions<br />

ou non, chacun va là où l’appelle son bien-être !... car “si tu diffères<br />

de jouir, comme le soulignait déjà Épicure, tu ajournes la joie”...<br />

Nonobstant, nous restons là dans le cadre d’une sexualité affriolante<br />

où chacun dans la quête de son plaisir envisage son partenaire pour une<br />

subjectivité à part entière, c’est-à-dire lui témoigne le plus grand respect<br />

de sa singularité, respect qui se manifeste par l’attention à son plaisir<br />

comme aux modalités de son accès. Dans la vie ordinaire, nous sommes<br />

soucieux du plaisir de l’autre <strong>et</strong> enclin à le lui assurer. Même dans les pratiques<br />

sadomasochistes, nous n’allons pas au-delà du cadre du contrat établi<br />

où nous avons pris soin de définir un signal d’arrêt afin d’éviter un<br />

excès inacceptable.<br />

Le terme de perversion – s’il doit être conservé – ne peut plus aujourd’hui<br />

désigner une conduite sexuelle qui, par son choix d’obj<strong>et</strong> ou par la<br />

modalité de son exécution, serait opposée au modèle véhiculé par la morale<br />

ou la biologie.<br />

Bien plutôt, ce terme peut convenir pour caractériser un comportement<br />

qui excède la sphère sexuelle proprement dite <strong>et</strong> qui consiste pour<br />

celui qui en est l’acteur à “m<strong>et</strong>tre à mal” ceux qui en sont les partenaires,<br />

les victimes plus précisément : il en veut à leur peau en quelque sorte.<br />

Quand on lit certains rapports médico-légaux, on est frappé par le<br />

caractère obligé du scénario mis en scène – qu’il soit directement sexuel ou<br />

non – <strong>et</strong> dont la réalisation ne souffre d’aucune modification au cours de<br />

son déroulement.<br />

10


PRÉFACE<br />

On est ici à mille lieux de la fantaisie présidant à la sexualité ordinaire<br />

où chacun est sensible aux attentes de ses partenaires, c’est-à-dire, je le rappelle,<br />

n’est pas sans manifester un certain respect à l’égard de leur subjectivité,<br />

y compris dans les pratiques communes sadomasochistes.<br />

La perversion, au contraire, définit une attitude niant l’autre au nom<br />

<strong>des</strong> principes dont le suj<strong>et</strong> se fait l’agent.<br />

À ce titre, les ouvrages de Sade sont exemplaires. On y assiste à la répétition<br />

inlassable de la même scène où il s’agit de faire violence à <strong>des</strong> victimes<br />

qui ne sont pas consentantes. Le héros sadien exécute une loi à<br />

laquelle il assuj<strong>et</strong>tit ses partenaires sans tenir compte de leurs <strong>des</strong>iderata : il<br />

y a le suj<strong>et</strong> qui prescrit la loi (ainsi de Madame de Sainte-Ange dans La<br />

Philosophie dans le boudoir), celui qui la réalise (Dolmancé) <strong>et</strong> celui qui<br />

la subit (Eugénie).<br />

En somme, la perversion est la mise en acte d’un devoir : Dolmancé se<br />

doit d’accomplir la loi qui s’impose à lui.<br />

Sous ce rapport, il y a une grande proximité entre la perversion <strong>et</strong> le<br />

moralisme kantien.<br />

Le lecteur se rappelle que pour Kant, le suj<strong>et</strong>, lors de l’accomplissement<br />

de la loi (dictée par la raison), afflige à son moi les sacrifices qu’impose la<br />

réalisation de la morale : le suj<strong>et</strong> est là tout à la fois l’auteur de la loi, son<br />

exécuteur <strong>et</strong> celui qui s’y soum<strong>et</strong>.<br />

Dans la perversion, il y a un éclatement <strong>des</strong> trois rôles sur <strong>des</strong> entités<br />

différentes :<br />

– celui qui prescrit la loi : cela peut-être une morale religieuse, un règlement<br />

administratif, une autorité (chef politique, gourou d’une secte...),<br />

une hallucination, un délire...<br />

– celui qui l’exécute : le suj<strong>et</strong> pervers ;<br />

– celui qui la subit : la victime.<br />

Tripartition dont se sont réclamés les criminels nazis pour leur<br />

défense : ils n’avaient accompli que leur devoir, de sorte que leur action<br />

était complètement morale.<br />

En somme, dans la perversion, la prescription du fantasme se présente<br />

comme une règle universelle d’action qui s’impose à tous les<br />

êtres humains : agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse<br />

toujours valoir en même temps comme principe d’une législation<br />

universelle.<br />

Or, toute règle universelle d’action se fonde sur la croyance en une<br />

nature humaine (opinion partagée par Kant <strong>et</strong> Sade) ; elle est la négation<br />

de la singularité de chaque subjectivité, c’est-à-dire la négation de tout<br />

désir, marque même de c<strong>et</strong>te singularité.<br />

11


PRÉFACE<br />

Il y a là, comme dans le moralisme kantien, un effacement absolu du<br />

désir au profit du pur devoir ; avec pour conséquence une abrasion de la<br />

réalité du partenaire, car si la réalisation du désir suppose <strong>et</strong> nécessite toujours<br />

l’acceptation du désir de l’autre, la réalisation du devoir n’impose<br />

nullement son consentement.<br />

Et si le devoir implique l’exclusion du désir <strong>et</strong> donc l’apathie la plus<br />

radicale – puisqu’il exclut toute autre motivation que sa propre injonction<br />

–, il s’ensuit que le pervers – comme le suj<strong>et</strong> kantien – accomplit son<br />

forfait dans l’ignorance de la pitié comme de la compassion <strong>et</strong> qu’il ne vise<br />

ni son plaisir ni son bien-être, mais la réalisation de l’impératif qui le régit<br />

dont il r<strong>et</strong>ire seulement un contentement de soi : la satisfaction du devoir<br />

accompli.<br />

D’où il résulte qu’une sexualité conforme aux prescriptions d’une<br />

morale est sûrement perverse dans son essence puisqu’elle est la négation<br />

tant du désir de l’intéressé que de celui de son partenaire, le premier imposant<br />

au second une forme de relation sexuelle qui ne tient pas compte de<br />

leurs attentes.<br />

La perversion n’est donc pas là où il est coutumier de la chercher, mais<br />

bien plutôt là où on se fait fort de régler les conduites humaines à l’aune<br />

<strong>des</strong> principes dont on est le prosélyte. Tout missionnaire d’une doctrine<br />

religieuse, politique ou philosophique est potentiellement un pervers, puisqu’il<br />

nie par son action la singularité <strong>et</strong> le désir irréductible de ceux auxquels<br />

il s’adresse.<br />

De c<strong>et</strong>te forme sociale de perversion dont l’histoire est riche à la forme<br />

individuelle, celle du psychopathe qui finit par occuper la rubrique <strong>des</strong><br />

faits divers <strong>des</strong> journaux, il n’y a qu’une différence d’ampleur : le nombre<br />

<strong>des</strong> victimes de l’Inquisition, du goulag, de l’épuration (raciale, religieuse,<br />

politique) ou de la solution finale sera toujours supérieur à celui du pédophile<br />

pervers, du violeur d’occasion ou du père abusif. Mais les uns comme<br />

les autres agissent selon la même logique : ils considèrent leurs victimes<br />

comme une chose qu’ils peuvent maltraiter sans réserve, <strong>et</strong> pourquoi pas<br />

anéantir, <strong>et</strong> non comme une personne.<br />

Aussi, si la seule loi qui tienne comme loi symbolique inconditionnée<br />

est le respect d’autrui, loi qui est aussi <strong>et</strong> nécessairement celle du désir, on<br />

peut convenir – comme je le laissais entendre plus haut – que celui désigné<br />

ici sous le terme de pervers répond au mieux à l’étymologie du mot<br />

qui le nomme : il m<strong>et</strong> effectivement sens <strong>des</strong>sus <strong>des</strong>sous la loi.<br />

D’où il résulte que la perversion gu<strong>et</strong>te chacun dès qu’il réprime son<br />

désir, n’étant pas prêt à en assumer l’accomplissement, préférant se soum<strong>et</strong>tre<br />

à une autorité extérieure pour organiser ses conduites, autorité à<br />

12


PRÉFACE<br />

laquelle il voudra aussi assuj<strong>et</strong>tir tous ses proches pour assurer à ses principes<br />

une (pseudo) validité universelle.<br />

Dans une tout autre dimension, on peut rappeler que les philosophies<br />

politiques <strong>et</strong> religieuses totalitaires ont réalisé chacune à leur manière l’univers<br />

de la perversion, comme on peut ajouter que le propos de la science<br />

n’en est pas très éloigné. N’oublions pas que la science, en niant la singularité<br />

<strong>et</strong> le désir, nous prom<strong>et</strong> un monde complètement ordonné, entièrement<br />

prévisible, délivré de toute émotion, un monde froid ; demain, ditelle,<br />

la procréation se fera dans <strong>des</strong> éprouv<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> par clonage, elle produira<br />

<strong>des</strong> suj<strong>et</strong>s tous semblables qui, par <strong>des</strong> techniques de conditionnement,<br />

seront déterminés à <strong>des</strong> comportements programmés. Mais ce monde nous<br />

le connaissons déjà, c’est celui vanté par les ouvrages de science-fiction<br />

dont le succès traduit bien c<strong>et</strong>te aspiration secrète de beaucoup d’être dispensés<br />

enfin de la responsabilité de leur désir.<br />

C’est en cela que la science est la religion de notre temps : nous lui<br />

confions, aveuglément, le soin de diriger notre existence comme nous nous<br />

plions sans r<strong>et</strong>enue à ses préceptes, oubliant que comme tout discours elle<br />

repose sur <strong>des</strong> présupposés, <strong>des</strong> hypothèses, dont la légitimité est relative à<br />

la croyance de ceux qui la servent.<br />

La question est bien celle-ci : jusqu’où sommes-nous prêts à sacrifier<br />

notre désir <strong>et</strong> notre plaisir pour obtenir le contentement d’être conforme<br />

aux attentes de la morale ?<br />

En cela, les pratiques de l’amour sont sûrement le meilleur antidote à<br />

ce risque.<br />

Tant que <strong>des</strong> hommes oseront assumer leur sexualité dans la diversité<br />

de sa manifestation, non seulement ils connaîtront la joie, comme le disait<br />

déjà Épicure, mais ils seront le ferment nécessaire au rappel de la loi : assumer<br />

la responsabilité de son désir, c’est accepter la loi qui régit notre condition<br />

: si le désir nous porte vers le bien-être, il échappe à toute prévision, à<br />

toute maîtrise <strong>et</strong> nous rappelle ainsi notre <strong>des</strong>tin inéluctablement mortel.<br />

Car la vie n’a pas un sens qui vaudrait pour tous ; elle n’a que le sens que<br />

le désir singulier de chacun lui imprime dans le moment où il apparaît.<br />

Si les religions polythéistes ménageaient une certaine place aux pratiques<br />

de l’amour – leurs dieux eux-mêmes en donnaient l’exemple – <strong>et</strong> si<br />

leur codification de la sexualité avait à cœur d’ouvrir au plaisir (ainsi du<br />

célèbre Kama Sutra), les religions monothéistes, centrées sur un dieu sans<br />

affect autre que le courroux ou l’amour désincarné, asexuel, ont eu à cœur,<br />

au contraire, d’extirper le plaisir <strong>et</strong> d’imposer à la sexualité soit le renoncement<br />

– les fidèles doivent se plier au modèle divin – soit une pratique<br />

visant exclusivement la procréation.<br />

13


À peu de choses près, les philosophies politiques utopiques (Platon,<br />

Augustin, Campanella, More, <strong>et</strong>c., sans oublier, bien sûr, les idéologies fascistes,<br />

le stalinisme, le maoïsme...) ont repris les attendus du monothéisme,<br />

à l’exception notoire de Fourier – <strong>et</strong> encore...<br />

Comme, sous un certain rapport, les philosophies morales (Descartes,<br />

Kant, Schopenhauer, <strong>et</strong>c...) se sont coulées dans le même moule.<br />

Et aujourd’hui la science...<br />

C’est donc tout le mérite de ce <strong>Dictionnaire</strong> <strong>des</strong> <strong>fantasmes</strong>, <strong>perversions</strong><br />

<strong>et</strong> autres pratiques de l’amour de rappeler le caractère incontournable<br />

de la sexualité <strong>et</strong> d’appeler à son respect ; il y va de la qualité de<br />

la vie de chacun...<br />

Puisse-t-il être lu.

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