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COUR SUPÉRIEURE

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Turcotte c. R. 2014 QCCS 4285<br />

<strong>COUR</strong> <strong>SUPÉRIEURE</strong><br />

CANADA<br />

PROVINCE DE QUÉBEC<br />

DISTRICT DE ST-JÉRÔME<br />

N° : 700-01-083996-093<br />

DATE : 12 septembre 2014<br />

______________________________________________________________________<br />

SOUS LA PRÉSIDENCE DE : L’HONORABLE ANDRÉ VINCENT, J.C.S.<br />

______________________________________________________________________<br />

GUY TURCOTTE<br />

c.<br />

Requérant-accusé<br />

SA MAJESTÉ LA REINE<br />

Intimée-poursuivante<br />

______________________________________________________________________<br />

JUGEMENT<br />

______________________________________________________________________<br />

[1] Monsieur Turcotte doit, de nouveau, répondre à deux accusations de meurtre au<br />

premier degré, suite à la décision de la Cour d’appel d’ordonner la tenue d’un nouveau<br />

procès.<br />

[2] Au terme d’un premier procès fort médiatisé, il avait été déclaré non<br />

criminellement responsable pour cause de troubles mentaux de ces mêmes<br />

accusations.<br />

JV00B9


700-01-083996-093 PAGE : 2<br />

[3] Les évènements remontent au mois de février 2009. Le premier procès se<br />

termine en juillet 2011. Aucune demande de mise en liberté n’avait, à l’époque, été<br />

présentée et suite au verdict prononcé, Monsieur Turcotte a été confié à l’administration<br />

de la commission d’examen.<br />

[4] Il demeure détenu au centre hospitalier Philippe Pinel jusqu’en décembre 2012<br />

avant d’être réincarcéré en novembre 2013, suite à la décision de la Cour d’appel<br />

d’ordonner un nouveau procès. Ce qui fait dire à son procureur que le requérant « a été<br />

privé de sa liberté depuis au-delà de 57 mois ».<br />

[5] Il s’agit d’une première demande de remise en liberté provisoire adressée au<br />

Tribunal selon les dispositions de l’article 522 du Code criminel.<br />

LE CONTEXTE<br />

[6] Les faits qui ont mené aux accusations ainsi que la preuve entendue au premier<br />

procès sont amplement énoncés par la juge Duval Hesler aux paragraphes 5 à 51 de la<br />

décision de la Cour d’appel 1.<br />

[7] Il est inutile en conséquence de les reprendre, sinon pour indiquer que les<br />

accusations visent les deux enfants du requérant qui ont trouvé la mort de façon atroce<br />

et brutale dans leur sommeil.<br />

LES PROCÉDURES<br />

[8] Le requérant est arrêté le 26 février 2009 à son domicile de Piedmont. Quelques<br />

minutes auparavant, les policiers avaient découvert les corps de ses deux jeunes<br />

enfants (âgés de trois (3) et cinq (5) ans) affreusement mutilés par de nombreux coups<br />

de couteau et comportant plusieurs plaies de défense.<br />

[9] Peu après son arrestation, il est transféré à l’Institut Philippe Pinel pour y subir<br />

des examens psychiatriques. Le dossier produit lors de la présente requête pour mise<br />

en liberté n’indique pas la durée de son séjour dans cette institution.<br />

[10] Toujours est-il qu’il est demeuré détenu puisqu’aucune demande pour remise en<br />

liberté n’a été adressée pendant les procédures.<br />

[11] Son procès débute le 12 avril 2011 et le jury prononce, le 5 juillet 2011, un verdict<br />

de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux.<br />

[12] Conformément à la partie XX.1 du Code criminel, le requérant est, à partir de ce<br />

moment, sous la juridiction de la commission d’examen qui a pour mandat d’évaluer sa<br />

condition mentale et le risque qu’il peut constituer pour la société. Elle a également la<br />

juridiction pour octroyer ou non une libération avec ou sans condition.<br />

1 2013 QCCA 1916


700-01-083996-093 PAGE : 3<br />

[13] La commission d’examen rend une première décision le 4 juin 2012, ordonnant<br />

qu’il demeure détenu à l’Institut Philippe Pinel considérant le risque de rechute qui<br />

pourrait entraîner une désorganisation de son état mental et qu’il pourrait représenter<br />

un risque important pour la société.<br />

[14] Le 12 décembre 2012, la commission d’examen réévalue l’état du requérant et<br />

conclut que la sécurité du public ne commande plus qu’il soit gardé dans un<br />

établissement hospitalier. Elle permet en conséquence, qu’il ne soit plus détenu et qu’il<br />

puisse continuer à recevoir les soins que son état nécessite en externe sous certaines<br />

conditions.<br />

[15] Le 13 novembre 2013, la Cour d’appel rend sa décision ordonnant la tenue d’un<br />

nouveau procès sur les accusations de meurtre au premier degré.<br />

[16] Selon la preuve, le requérant se constitue prisonnier le jour même, dès qu’il prend<br />

connaissance de l’ordonnance de nouveau procès. Il est détenu depuis.<br />

[17] À la mi-août 2014, les procureurs du requérant déposent la présente requête afin<br />

d’obtenir sa remise en liberté. L’audition de la requête se déroule les 3 et 4 septembre<br />

derniers.<br />

LA PREUVE PRÉSENTÉE LORS DE L’ENQUÊTE SUR REMISE EN LIBERTÉ<br />

[18] La psychiatre, Renée Roy, rattachée à l’Institut Philippe Pinel, témoigne. Elle<br />

assure le suivi psychiatrique du requérant depuis janvier 2013. D’abord en externe suite<br />

à la décision de la commission d’examen de le libérer avec conditions, puis à l’interne<br />

lors de sa réincarcération découlant de la décision d’ordonnance de nouveau procès de<br />

la Cour d’appel.<br />

[19] Elle explique que de janvier à octobre, Monsieur Turcotte n’a présenté aucun<br />

symptôme suggérant une décompensation aigüe sur le plan psychiatrique. À la fin du<br />

mois d’octobre 2013, elle note chez ce dernier un changement amenant un état<br />

dépressif découlant de l’anxiété devant l’imminence de la décision de la Cour d’appel<br />

qui pourrait ordonner la tenue d’un nouveau procès. Son diagnostic en est un de trouble<br />

d’adaptation avec humeur anxio-dépressive. Un antidépresseur est alors prescrit.<br />

[20] Le 20 novembre 2013, elle se rend au centre de détention Rivière des Prairies où<br />

se trouve alors le requérant, pour procéder à une nouvelle évaluation. Elle constate une<br />

détérioration telle de son état, qu’elle demande son transfert le jour même à l’Institut<br />

Philippe Pinel. De concert avec le docteur Rochette, psychiatre traitant de l’Institut<br />

Philippe Pinel, un traitement pharmacologique est entrepris puisque, selon l’opinion des<br />

psychiatres, le diagnostic retenu est alors un épisode dépressif majeur avec des<br />

symptômes psychotiques.


700-01-083996-093 PAGE : 4<br />

[21] Le cocktail de médicaments administré pour stabiliser l’état de santé du requérant<br />

est impressionnant, tel que décrit à la page 3 de son rapport 2<br />

[22] Au cours du mois de mai 2014, son état s’améliore et ne justifie plus une<br />

hospitalisation. Il est retourné au centre de détention Rivière des Prairies. Il est toujours<br />

sous médication, il reçoit la dose maximale d’antidépresseur.<br />

[23] Lors de sa dernière évaluation le 22 août 2014, la psychiatre constate que : « son<br />

contact avec la réalité est préservé. Son humeur est mobilisable, en lien avec le<br />

contenu de son discours. Il ne présente plus le ralentissement psychomoteur que je<br />

notais il y a quelques mois. Il ne présente pas d’idées suicidaires. Il n’a pas non plus<br />

d’idées de violence. Son jugement et son autocritique sont adéquats. »<br />

[24] Elle estime que même s’il est remis en liberté, son état de santé nécessite un<br />

étroit suivi qui peut se poursuivre en services externes de l’Institut Philippe Pinel de<br />

Montréal. Elle pourra assurer le même suivi au service de santé de l’Établissement de<br />

détention Rivière des Prairies, où il se trouve actuellement, si la remise en liberté lui est<br />

refusée.<br />

[25] La psychologue Tiziana Costi témoigne avoir commencé des séances de<br />

psychothérapie avec le requérant lors de son hospitalisation à l’Institut Philippe Pinel.<br />

Elle poursuit les séances de thérapie lorsqu’il obtient des sorties supervisées puis non<br />

supervisées. Elle confirme les propos tenus par la psychiatre Roy relativement à la<br />

dégradation de son état en automne 2013.<br />

[26] Monsieur Turcotte est toujours sous les soins psychothérapeutiques de la<br />

psychologue qui doivent, selon elle, se poursuivre.<br />

[27] Le psychiatre, Louis Morisette, a procédé à une évaluation du risque que pourrait<br />

causer à la société Monsieur Turcotte, s’il est remis en liberté. Pour ce faire, il utilise<br />

divers outils d’évaluations actuariels acceptés par la communauté scientifique qui ont<br />

démontré leur fiabilité. Il est à noter que ces outils ne peuvent être analysés qu’avec les<br />

observations et interprétations cliniques que fait le témoin.<br />

[28] La conclusion du docteur Morisette est, qu’il est : « à très faible risque de violence<br />

physique ou verbale contre toute personne de la communauté, incluant son exconjointe<br />

de qui il est divorcé depuis le printemps 2011. »<br />

[29] Il ajoute en produisant son rapport 3 : « actuellement, monsieur est en rémission<br />

d’un épisode dépressif majeur avec éléments psychotiques qui a débuté à la fin de<br />

l’année 2013 et qu’il a bien répondu à la médication psychotrope et aux interventions<br />

psychothérapeutiques. »<br />

2 Pièce R-1<br />

3<br />

Pièce R-4


700-01-083996-093 PAGE : 5<br />

[30] Monsieur Maher, responsable d’un organisme d’entraide, témoigne qu’avec<br />

l’accord de la fabrique paroissiale, le requérant a été embauché comme bénévole lors<br />

de sa libération conditionnelle par la commission d’examen. Il estime que les<br />

prestations de travail ainsi que les responsabilités qui lui ont été confiées se sont<br />

déroulées à la satisfaction de l’organisme et que son assiduité a été constante.<br />

[31] Le frère du requérant, Gilles, se porte caution afin de garantir le respect des<br />

conditions advenant sa remise en liberté par le Tribunal. Il est prêt à s’engager en<br />

offrant une hypothèque légale sur la propriété qu’il possède avec sa conjointe pour un<br />

montant de cent mille (100.000 $).<br />

[32] L’oncle du requérant se dit d’accord pour l’héberger. Dans son affidavit 4 , il<br />

explique qu’il a habité chez lui durant sa liberté conditionnelle accordée par la<br />

commission d’examen. Monsieur Turcotte a été un aidant naturel pour lui et son<br />

épouse.<br />

[33] Enfin, le requérant s’est fait entendre. Dans une réponse malhabile, en début de<br />

témoignage, il dit qu’il estime être « en droit de demander sa liberté » et qu’il sera plus<br />

utile en agissant comme aidant naturel plutôt que de « perdre mon temps en prison. »<br />

[34] Ce commentaire qui a été relevé, avec raison, par le contre-interrogatoire du<br />

ministère public, mérite une remarque du Tribunal. L’exercice judiciaire de la remise ou<br />

non en liberté d’un détenu ne peut prendre uniquement en considération l’impact que<br />

cela pourrait avoir pour toute personne qui se voit refuser sa remise en liberté. Il est<br />

évident que quiconque se voit légalement privé de sa liberté en subit les inconvénients.<br />

[35] S’il est remis en liberté, il s’engage à devenir aidant naturel et à faire du<br />

bénévolat. Il promet de respecter toutes les conditions que le Tribunal pourrait lui<br />

imposer. Il n’a aucun antécédent judiciaire et s’est de lui-même constitué prisonnier à<br />

l’annonce de la décision de la Cour d’appel.<br />

[36] Avant son incarcération dans la présente affaire, il était médecin spécialiste et<br />

pratiquait dans la région de St-Jérôme. Bien qu’il profitait alors d’une excellente<br />

rémunération, il vivait modestement et devait rembourser ses emprunts pour études.<br />

Aujourd’hui, sans le sou, il bénéficie des prestations d’aide sociale de l’État.<br />

[37] La couronne n’a fait entendre aucun témoin.<br />

POSITION DES PARTIES<br />

[38] Le requérant, par la voix de son procureur, estime avoir démontré que, malgré les<br />

circonstances horribles des crimes reprochés, il peut être remis en liberté et qu’il<br />

respectera les conditions que pourrait imposer le Tribunal.<br />

4<br />

Pièce R-3 A


700-01-083996-093 PAGE : 6<br />

[39] Il souligne l’importance de la présomption d’innocence qui accompagne toujours<br />

le requérant ainsi que le droit constitutionnel consacré à l’article 11 e) de la Charte<br />

canadienne des droits et liberté à ne pas être privé, sans juste cause, d’une mise en<br />

liberté assortie d’un cautionnement raisonnable.<br />

[40] Il plaide que la preuve démontre qu’il n’y a aucun danger que l’accusé ne se<br />

présente pas à son procès non plus que sa détention est nécessaire pour la protection<br />

ou la sécurité du public.<br />

[41] Relativement au troisième critère de l’article 515 paragraphe 10, la confiance du<br />

public envers l’administration de la justice, il souligne qu’un public bien informé, au fait<br />

des circonstances et du contexte de l’affaire ainsi que des principes de droit, ne serait<br />

pas choqué par une décision de remise en liberté. Il ajoute qu’un jury a déjà évalué la<br />

preuve présentée et que leur verdict indique que le moyen de défense basé sur les<br />

troubles mentaux n’est pas futile et permet d’attaquer sérieusement les accusations<br />

portées (meurtre au premier degré) et conclure à un verdict moindre et inclus si le<br />

moyen de défense n’est pas retenu.<br />

[42] Le ministère public pour sa part, estime que le fardeau qui appartient au<br />

requérant n’a pas été rempli.<br />

[43] Sur le premier motif de l’article 515 paragraphe 10, il craint que le requérant ne se<br />

présente pas à son procès soit à cause de la gravité des accusations portées et qu’il ne<br />

s’esquive soit parce que son état psychologique est tel qu’il constitue un risque contre<br />

lui-même en se suicidant.<br />

[44] Sur le deuxième motif, il souligne la décision du comité d’examen qui, dans ses<br />

décisions de juin et décembre 2012, concluait que le requérant constituait, en raison de<br />

son état mental, un risque important pour la sécurité du public.<br />

[45] Enfin, sur le troisième motif, il estime que la mise en liberté du requérant serait de<br />

nature à miner la confiance du public dans l’administration de la justice. Les<br />

circonstances horribles et inexplicables des meurtres des deux très jeunes enfants ont<br />

conduit à la réprobation sociale comme en fait foi l’impact des médias dans le<br />

traitement de cette affaire.<br />

[46] Il ajoute que le requérant admet toujours être l’auteur des actes reprochés et ne<br />

peut espérer un verdict d’acquittement, tout au plus un verdict de non-responsabilité<br />

criminelle.<br />

[47] Une nombreuse jurisprudence a été déposée et discutée par les parties au cours<br />

des plaidoiries. Le Tribunal tient à les remercier de lui avoir transmis, avant la tenue de<br />

l’audience, les nombreuses décisions des tribunaux de toutes juridictions.


700-01-083996-093 PAGE : 7<br />

ANALYSE<br />

[48] De toutes les valeurs d’une société libre et démocratique, la liberté et la vie<br />

viennent probablement au premier rang. La privation de la liberté d’un citoyen ne peut<br />

être justifiée que par une règle de droit.<br />

[49] L’article 11 e) de la Charte canadienne des droits et libertés indique :<br />

11. Tout inculpé a le droit :<br />

e) de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie<br />

d’un cautionnement raisonnable;<br />

[50] Ce droit est décrit en ces termes dans l’arrêt Hall 5 par la juge en chef McLauchlin<br />

« Le droit conféré est « un droit fondamental à une mise en liberté assortie d’un<br />

cautionnement raisonnable sauf s’il existe une juste cause justifiant le refus de<br />

l’accorder »: Pearson, précité, p. 691. Ce droit repose sur la présomption qu’un<br />

accusé est innocent jusqu’à ce que la preuve du contraire soit faite au procès.<br />

Toutefois, l’al. 11e) reconnaît aussi qu’il peut exister, malgré la présomption<br />

d’innocence, une « juste cause » qui justifie le refus de mettre en liberté un<br />

accusé en attente de procès. »<br />

[51] Toujours dans la décision de la Cour suprême, dans l'affaire Hall, le juge<br />

Iacobucci, même s'il écrit pour les juges dissidents, exprime les commentaires suivants<br />

relativement à l'importance de la liberté dans notre société ;<br />

« La liberté du citoyen est au cœur d’une société libre et démocratique. La<br />

liberté perdue est perdue à jamais et le préjudice qui résulte de cette perte ne<br />

peut jamais être entièrement réparé. Par conséquent, dès qu’il existe un risque<br />

de perte de liberté, ne serait-ce que pour une seule journée, il nous incombe, en<br />

tant que membres d’une société libre et démocratique, de tout faire pour que<br />

notre système de justice réduise au minimum le risque de privation injustifiée de<br />

liberté.<br />

En droit criminel, cette liberté fondamentale se traduit de manière générale par le<br />

droit d’être présumé innocent jusqu’à preuve du contraire et, plus précisément,<br />

par le droit à la mise en liberté sous caution. Le refus d’accorder la mise en<br />

liberté sous caution à une personne simplement accusée d’une infraction<br />

criminelle porte nécessairement atteinte à la présomption d’innocence. Tel est le<br />

contexte du présent pourvoi, contexte où le « fil d’or » qui illumine la trame de<br />

notre droit criminel risque d’être rompu. C’est dans ce contexte qu’il faut<br />

examiner les dispositions autorisant la détention avant le procès.<br />

5 [2012] 3 R.C.S. 309, par. 13


700-01-083996-093 PAGE : 8<br />

L’alinéa 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés incite<br />

particulièrement les tribunaux, en leur qualité de gardiens de la liberté, à veiller à<br />

ce que la mise en liberté avant le procès soit la règle et non l’exception et à<br />

n’ordonner la détention avant le procès que dans le cas où un intérêt sociétal<br />

urgent dont l’existence peut se démontrer justifie la suppression des droits et<br />

libertés fondamentaux de l’accusé.<br />

L’obligation de protéger les droits individuels est au cœur du rôle du pouvoir<br />

judiciaire, lequel rôle revêt une importance encore plus grande en droit criminel<br />

où les ressources considérables de l’État et, très souvent, le poids de l’opinion<br />

publique jouent contre l’accusé. Les tribunaux ne doivent donc pas prendre à la<br />

légère leur responsabilité constitutionnelle d’examiner attentivement la manière<br />

dont le législateur a autorisé la détention de l’accusé en l’absence d’une<br />

déclaration de culpabilité.<br />

[52] Les causes qui permettent à un tribunal compétent de refuser la mise en liberté<br />

d’un détenu en attente de son procès, se trouvent à l’article 515 du Code criminel qui<br />

édicte à son paragraphe 10 :<br />

(10) Pour l’application du présent article, la détention d’un prévenu sous garde<br />

n’est justifiée que dans l’un des cas suivants :<br />

a) sa détention est nécessaire pour assurer sa présence au tribunal afin<br />

qu’il soit traité selon la loi;<br />

b) sa détention est nécessaire pour la protection ou la sécurité du public,<br />

notamment celle des victimes et des témoins de l’infraction ou celle des<br />

personnes âgées de moins de dix-huit ans, eu égard aux circonstances,<br />

y compris toute probabilité marquée que le prévenu, s’il est mis en<br />

liberté, commettra une infraction criminelle ou nuira à l’administration de<br />

la justice;<br />

c) sa détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public<br />

envers l’administration de la justice, compte tenu de toutes les<br />

circonstances, notamment les suivantes :<br />

(i) le fait que l’accusation paraît fondée,<br />

(ii) la gravité de l’infraction,<br />

(iii) les circonstances entourant sa perpétration, y compris l’usage<br />

d’une arme à feu,<br />

(iv) le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une<br />

longue peine d’emprisonnement ou, s’agissant d’une infraction<br />

mettant en jeu une arme à feu, une peine minimale<br />

d’emprisonnement d’au moins trois ans


700-01-083996-093 PAGE : 9<br />

[53] L’article 522 du Code criminel indique que le fardeau appartient au requérant,<br />

compte tenu de la nature de l’infraction, de démontrer que sa détention sous garde au<br />

sens du paragraphe 515 (10) n’est pas justifiée.<br />

[54] Les deux premiers motifs permettant de refuser la remise en liberté du prévenu<br />

ne me semblent pas poser de difficultés malgré les inquiétudes du ministère public.<br />

[55] Relativement au premier motif, rien n’indique que le requérant ne se présentera<br />

pas afin de subir son procès. Il s’est constitué prisonnier le jour même après avoir<br />

appris la décision de la Cour d’appel d’ordonner un nouveau procès pour le meurtre de<br />

ses deux enfants. Alors qu’il était sous surveillance de la commission d’examen et<br />

bénéficiait d’une libération avec conditions, la preuve ne démontre pas un quelconque<br />

manquement ou omission aux conditions imposées.<br />

[56] Le Tribunal ne peut non plus accepter la position de la poursuite à l’effet qu’il y a<br />

risque qu’il ne se présente pas à son procès, car il risquerait de mettre fin à ses jours.<br />

La preuve présentée à l’audience est à l’effet contraire; selon les experts entendus, le<br />

risque n’existe pas et sa médication est suffisamment efficace pour presque neutraliser<br />

cette éventualité. De surplus, si un tel risque existait, ce serait beaucoup plus du ressort<br />

de la Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour<br />

elle-même ou pour autrui 6 ou de la Cour supérieure pour une ordonnance de soins<br />

(articles 11 et ss. C.C.Q.) que de l’application du sous-paragraphe a) de l’article 515(10)<br />

du Code criminel.<br />

[57] Relativement au deuxième motif, le Tribunal est satisfait du témoignage du<br />

psychiatre Morisette et de son rapport (R-4) à l’effet que les risques pour la société sont<br />

très faibles. Les témoignages des experts qui le suivent depuis un certain temps ainsi<br />

que ceux qui l’ont côtoyé alors qu’il bénéficiait de sorties avec ou sans escortes ou en<br />

liberté conditionnelle par ordonnance de la commission d’examen, confirment cette<br />

opinion.<br />

[58] Encore une fois, aucun manquement aux conditions imposées n’a été relevé<br />

durant la période où il était sous la surveillance de la commission d’examen.<br />

[59] Enfin, la caution proposée pour s’assurer du respect des conditions imposées si<br />

remis en liberté m’apparait sérieuse et rassurante.<br />

[60] Le Tribunal en vient donc à la conclusion que le requérant s’est déchargé de son<br />

fardeau relativement aux deux premiers motifs que l’on retrouve à l’article 515 (10).<br />

[61] Reste donc, le troisième motif et déterminer si sa détention est nécessaire pour<br />

ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice.<br />

6<br />

L.Q. chapitre 38.001


700-01-083996-093 PAGE : 10<br />

[62] Ayant à se prononcer sur la constitutionnalité de la disposition législative dans<br />

l’arrêt Hall précité, les juges majoritaires sous la plume de la juge en chef McLaughling<br />

mentionnent au paragraphe 31 :<br />

« Je conclus qu’une disposition qui permet de refuser d’accorder la mise en<br />

liberté sous caution à un accusé pour le motif que sa détention est nécessaire<br />

pour ne pas miner la confiance du public dans l’administration de la justice n’est<br />

ni superflue ni injustifiée. Elle répond à la nécessité très réelle de permettre au<br />

juge appelé à se prononcer sur la demande de mise en liberté sous caution<br />

d’ordonner la détention d’un accusé en attente de procès, si une telle mesure est<br />

nécessaire pour maintenir la confiance du public et si les circonstances de<br />

l’affaire le justifient. S’ils ne bénéficient pas de la confiance du public, le système<br />

de mise en liberté sous caution et le système de justice sont généralement<br />

compromis. Bien que les circonstances dans lesquelles il est possible d’invoquer<br />

ce motif de refus d’accorder la mise en liberté sous caution puissent être rares,<br />

lorsqu’elles se présentent, il est essentiel de disposer d’un moyen de refuser<br />

cette mise en liberté. »<br />

[63] Les circonstances ayant menées aux accusations sont telles que le Tribunal doit<br />

évaluer, à la lumière des critères établis par le législateur, si, nonobstant l’application<br />

des sous paragraphes a) et b) de l’article 515 (10), il y a lieu ou non d’accorder la<br />

remise en liberté du prévenu.<br />

[64] Ces circonstances sont la mort affreuse de deux jeunes enfants dans un contexte<br />

familial difficile où les parents étaient en rupture. La forte médiatisation de l’affaire a<br />

conduit à des réactions souvent passionnées du public et a occupé une large place<br />

dans les discussions publiques au point où le législateur en est venu à présenter des<br />

modifications législatives à la partie XX.1 du Code criminel.<br />

[65] Un commentaire s’impose toutefois. La majorité des opinions sont survenues<br />

après le verdict de non-responsabilité criminelle prononcé par le jury lors du premier<br />

procès. Il faut rappeler que les jurés appelés à prononcer le verdict l’ont fait en leur âme<br />

et conscience après avoir évalué la preuve qu’ils ont pris soin d’entendre avec attention<br />

et pris en considération les directives en droit qu’ils avaient reçues. Les reproches qu’ils<br />

leur ont été adressés sont non seulement inappropriés, mais indiquent une<br />

méconnaissance de notre système de justice et un irrespect pour la fonction qu’ils ont<br />

occupée.<br />

[66] Il y donc lieu, maintenant, de considérer les différents critères prévus au sous<br />

paragraphe c) de l’article 515 (10).<br />

[67] C’est ce que nous enseigne la Cour suprême dans Hall :<br />

40. L’alinéa 515(10) c) énonce des facteurs particuliers qui décrivent certains cas<br />

bien précis dans lesquels la mise en liberté sous caution peut être refusée dans<br />

le but de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice.


700-01-083996-093 PAGE : 11<br />

Comme nous l’avons vu, ces cas peuvent se présenter lorsque, en dépit du fait<br />

qu’il est improbable que l’accusé s’esquivera ou qu’il commettra d’autres<br />

infractions en attendant de subir son procès, sa présence dans la collectivité<br />

compromettra la confiance du public dans l’administration de la justice. Pour<br />

décider si on est en présence d’une telle situation, il faut tenir compte de toutes<br />

les circonstances, mais particulièrement des quatre facteurs énoncés par le<br />

législateur à l’al. 515(10) c) — le fait que l’accusation paraît fondée, la gravité de<br />

l’infraction, les circonstances entourant sa perpétration et le fait que le prévenu<br />

encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement. Dans le<br />

cas où, comme en l’espèce, le crime commis est horrible, inexplicable et<br />

fortement lié à l’accusé, un système de justice qui ne permet pas d’ordonner la<br />

détention de l’accusé risque de perdre la confiance du public qui est à la base du<br />

système de mise en liberté sous caution et de l’ensemble du système de justice.<br />

41. Tel est donc l’objectif du législateur : maintenir la confiance du public dans le<br />

système de mise en liberté sous caution et l’ensemble du système de justice. La<br />

question est de savoir si les moyens qu’il a choisis vont au-delà de ce qui est<br />

nécessaire pour atteindre cet objectif. À mon avis, la réponse est non. Le<br />

législateur a assorti d’importantes garanties la présente disposition en matière de<br />

mise en liberté sous caution. Le juge doit être persuadé que la détention est non<br />

seulement souhaitable, mais encore nécessaire. De plus, il doit être convaincu<br />

que cette mesure n’est pas seulement nécessaire pour atteindre un objectif<br />

quelconque, mais qu’elle s’impose pour ne pas miner la confiance du public dans<br />

l’administration de la justice. Qui plus est, le juge procède à cette évaluation<br />

objectivement à la lumière des quatre facteurs énoncés par le législateur. Il ne<br />

peut pas évoquer ses propres raisons pour refuser d’accorder la mise en liberté<br />

sous caution. Bien qu’il doive tenir compte de toutes les circonstances, le juge<br />

doit prêter une attention particulière aux facteurs énoncés par le législateur. En<br />

définitive, le juge peut refuser d’accorder la mise en liberté sous caution<br />

uniquement s’il est persuadé, à la lumière de ces facteurs et des circonstances<br />

connexes, qu’un membre raisonnable de la collectivité serait convaincu que ce<br />

refus est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public dans<br />

l’administration de la justice. En outre, comme l’a souligné le juge en chef<br />

McEachern de la Colombie-Britannique (en chambre) dans l’arrêt R. c. Nguyen<br />

(1997), 119 C.C.C. (3d) 269, la personne raisonnable qui procède à cette<br />

évaluation doit être bien informée [TRADUCTION] « de la philosophie des<br />

dispositions législatives, des valeurs consacrées par la Charte et des<br />

circonstances réelles de l’affaire » (p. 274). C’est pourquoi la disposition en<br />

cause ne laisse pas une « large place à l’arbitraire » et ne confère pas non plus<br />

aux juges un pouvoir discrétionnaire illimité. Au contraire, elle établit un juste<br />

équilibre entre les droits de l’accusé et la nécessité de veiller à ce que la justice<br />

règne dans la collectivité.<br />

[68] Le juge Doyon, dans J.V. c. R. 7 définit ansi le public dans cette notion de<br />

confiance dans l’administration de la justice :<br />

7 2008 QCCA 2157


700-01-083996-093 PAGE : 12<br />

« Le public dont il est question est celui qui connaît les règles de droit et qui est,<br />

comme l'écrit le juge Chamberland, « au fait de tous les tenants et aboutissants<br />

du dossier » : R. c. Do, REJB 1997-03809 (C.A.), et un public, comme le<br />

rappelait le juge Fish, alors à la Cour, « fully appreciative of the rules applicable<br />

under our system of justice » : Pearson c R., AZ-90011560. Il s'agit donc d'un<br />

public qui est en mesure de se former une opinion éclairée, ayant pleinement<br />

connaissance des faits de la cause et du droit applicable, et qui n'est pas mû par<br />

la passion, mais bien par la raison. »<br />

[69] Monsieur le juge Martin, dans St-Cloud c. R. 8 abondait dans le même sens<br />

lorsqu’il disait :<br />

[23] Généralement, le test appliqué par le juge est celui-ci : Est-ce qu’un<br />

homme raisonnable, sans aucun intérêt dans la situation, mais bel et bien instruit<br />

dans le contenu de la Charte des droits, dans les dispositions du Code criminel<br />

et dans les enseignements de la Cour Suprême, est-ce que cette personne<br />

pourrait conclure que la confiance du public dans l’administration de la justice<br />

serait minée par la libération de la personne en question. Effectivement, c’est le<br />

juge qui est appelé à évaluer cette formule-là face aux faits mis en preuve devant<br />

lui.<br />

[70] L’évaluation se doit d’être objective en tenant compte des divers critères établis<br />

par le législateur et autres facteurs, notamment la jurisprudence et les garanties<br />

constitutionnelles de la Charte canadienne des droits et libertés qui pourraient être<br />

pertinents, sans pour autant tomber dans la vindicte populaire non plus pour satisfaire<br />

certains groupes de pression de la société.<br />

Le fait que l’accusation parait fondée, the apparent strenght of the prosecution’s<br />

case.<br />

[71] Il ne fait aucun doute que la preuve en possession du ministère public est<br />

accablante. Les deux jeunes victimes sont retrouvées dans leur chambre à coucher<br />

respective, atteintes de nombreux coups de couteau. Le requérant est le seul autre<br />

occupant des lieux et admet être l’auteur des coups fatals administrés aux enfants.<br />

[72] Lorsqu’arrêté par les policiers, il est fortement intoxiqué au méthanol après avoir<br />

ingurgité du liquide lave-vitre dans une vaine tentative de suicide.<br />

[73] Au premier procès, l’état mental du requérant était en litige et il a présenté un<br />

moyen de défense fondé sur l’article 16 du Code criminel. Ce moyen de défense lui est<br />

encore ouvert, le jury devra cependant examiner si les troubles mentaux sont la<br />

véritable source de l’état d’incapacité et si l’intoxication volontaire a eu un effet<br />

contributif : (par. 98 de la décision de la Cour d’appel).<br />

8 2013 QCCS 5021


700-01-083996-093 PAGE : 13<br />

[98] Il y avait nécessité que le jury fasse la part des choses et réponde à la<br />

question : est-ce le trouble mental ou l’intoxication ou encore une combinaison<br />

des deux qui est la source de l’incapacité de l’intimé? Si c’est l’intoxication, il va<br />

de soi que la défense de troubles mentaux ne peut réussir. S’il y a combinaison<br />

des deux, le jury doit examiner le rôle contributif de chacun et en déterminer<br />

l’ampleur pour savoir si, par exemple, les effets de l’intoxication sont tels qu’elle<br />

est la véritable source de l’état d’incapacité de l’intimé ou au contraire si les<br />

troubles mentaux pouvaient, à eux seuls, causer cette incapacité. Rappelons que<br />

cette question se pose dans le contexte où la preuve indique que l'idée d'amener<br />

les enfants avec lui dans la mort survient après l'intoxication. On voit bien là un<br />

indice de l'importance de l'intoxication dans la conduite homicide de l'intimé.<br />

[74] Le Tribunal doit prendre en considération ce moyen de défense, et ce, malgré la<br />

force probante de la preuve que possède la couronne. Comme le mentionne la Cour<br />

d’appel dans R. c. Coates 9 :<br />

[45] C'est donc à bon droit que le juge s'est ici interrogé, non seulement sur la<br />

force apparente de la preuve de la poursuite, mais également sur les moyens de<br />

défense que pourraient faire valoir les intimés. Tel que mentionné<br />

précédemment, il serait injuste d'ignorer les arguments que la défense pourrait<br />

soulever pour ne retenir que la preuve que la poursuite affirme être en mesure<br />

de produire.<br />

[75] Même si le moyen de défense fondé sur l’article 16 du Code criminel n’était pas<br />

retenu par le jury, il devra poursuivre ses délibérations sur un moyen de défense fondé<br />

sur l’intoxication et ou sur les éléments de préméditation.<br />

[76] En conséquence, même si la preuve sur les éléments essentiels des<br />

infractions reprochées semble forte, les moyens de défense proposés sont sérieux et<br />

mériteront la considération du jury.<br />

La gravité des accusations.<br />

[77] Il s’agit, dans les circonstances, du crime le plus grave contenu au Code criminel<br />

canadien. Le meurtre au premier degré est punissable d’une peine minimale<br />

d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité d’une libération conditionnelle avant<br />

d’avoir purgé vingt-cinq (25 ans) d’emprisonnement.<br />

Les circonstances entourant sa perpétration, y compris l’usage d’une arme à feu.<br />

[78] Les circonstances sont très bien décrites dans l’analyse qu’en fait la Cour d’appel.<br />

Le Tribunal ne peut que constater l’absurdité des gestes posés sans pour autant y<br />

trouver ses propres raisons pour décider de l’issue de l’affaire.<br />

9<br />

2010 CQCA 919


700-01-083996-093 PAGE : 14<br />

Le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine<br />

d’emprisonnement.<br />

[79] Il est inutile de reprendre les conséquences d’un verdict de culpabilité sur la peine<br />

imposée pour le meurtre au premier degré.<br />

[80] Le Tribunal doit pondérer chacun de ces éléments et décider si le requérant s’est<br />

déchargé de son fardeau de démontrer que sa détention n’est pas nécessaire et que sa<br />

mise en liberté n’aura pas pour effet de miner la confiance du public dans<br />

l’administration de la justice.<br />

[81] Le Tribunal retient également les propos du juge Beaudoin dans R. c. Lamothe 10<br />

« ….S'agissant tout d'abord de la perception du public, comme on le sait, face<br />

aux criminels ou aux criminels en puissance, une large partie du public canadien<br />

adopte souvent une attitude négative et parfois passionnée. Il veut se voir<br />

protéger, voir les criminels en prison et les voir châtier durement. Se<br />

débarrasser du criminel, c'est se débarrasser du crime. Il perçoit alors indûment<br />

le système judiciaire et celui de l'administration de la justice en général comme<br />

trop indulgent, trop mou, trop bon pour le criminel. Cette perception, presque<br />

viscérale face au crime, n'est sûrement pas celle sur laquelle le juge doit se<br />

fonder pour décider de la remise en liberté. Dans cette hypothèse en effet, les<br />

personnes accusées de certains types d'infraction ne seraient jamais remises en<br />

liberté parce que la perception du public est négative à l'égard du type de crime<br />

commis, alors que d'autres, au contraire, seraient presque automatiquement<br />

libérées vu la perception plus neutre ou plus indulgente du public. Le droit<br />

criminel et son exercice a aussi et doit avoir à l'égard du public une valeur<br />

éducative. Le public informé doit comprendre que l'existence de la présomption<br />

d'innocence à toutes les étapes du processus pénal n'est pas une notion<br />

purement théorique, mais une réalité concrète et que, malgré ce qui peut passer,<br />

dans sa perception, pour certains inconvénients quant à l'efficacité de la<br />

répression criminel1e, elle est le prix à payer pour une vie dans une société libre<br />

et démocratique. C'est donc à un niveau plus élevé qu'il faut se placer, soit celui<br />

d'un public raisonnablement informé de notre système de droit pénal et capable<br />

de juger et de percevoir sans passion que l'application de la présomption<br />

d'innocence, même au niveau de la liberté provisoire, a pour effet<br />

qu'effectivement des gens qui, plus tard, seront trouvés coupables, même de<br />

crimes sérieux, auront cependant retrouvé leur liberté entre le moment de leur<br />

arrestation et celui de leur procès. En d'autres termes, le critère de la perception<br />

du public ne doit pas s'exercer à partir du plus petit commun dénominateur. Un<br />

public informé comprend donc qu'il existe au Canada une présomption<br />

d'innocence garantie constitutionnellement (art. 11 d) de la Charte) et le droit de<br />

n'être pas privé sans juste cause d'une mise en liberté assortie d'un<br />

cautionnement raisonnable (art. 11 e) de la Charte).<br />

10 (1990) A.Q. no. 514


700-01-083996-093 PAGE : 15<br />

Pesant de la réaction du public, le juge doit ensuite se demander si la remise<br />

en liberté du prévenu en attendant son procès risque, dans le milieu d'un public<br />

raisonnablement informé, provoquer une réaction qui jetterait le discrédit ou<br />

l'opprobre sur l'administration de la justice pénale. Il convient peut-être de<br />

rappeler à cet égard, bien qu'énoncés dans un tout autre contexte, les propos de<br />

M. le juge Antonio Lamer dans l'arrêt Collins c. R., (1987) 1 R.C.S. p. 281:<br />

La notion de déconsidération inclut nécessairement un certain élément<br />

d'opinion publique et la détermination de la déconsidération exige donc que le<br />

juge se réfère à ce qu'il estime être l'opinion de la société en général. Ceci ne<br />

veut pas dire que la preuve de la perception du public à l'égard de la<br />

considération dont jouit l'administration de la justice, qui, de l'avis du professeur<br />

Gibson, pourrait être produite sous forme de sondages d'opinion (précité, aux pp.<br />

236 à 247), sera déterminante sur cette question (voir Therens, précité, aux pp.<br />

653 et 654). La position est différente en matière d'obscénité par exemple, où le<br />

tribunal doit évaluer le degré de tolérance de la société, son caractère<br />

raisonnable et peut considérer les sondages d'opinion (R. v. Prairie Schooner<br />

News Ltd. and Powers (1970) 1 C.C.C. (2d) 251 (C.A. Man.), à la p. 266, cité<br />

dans l'arrêt Towne Cinema Theatres Ltd. c. La Reine, (1985) 1 R.C.S. 494 , à la<br />

p. 513). Il serait peu sage, à mon humble avis, d'adopter une attitude semblable<br />

à l'égard de la Charte. En règle générale, les membres du public ne deviennent<br />

conscients de l'importance de la protection des droits et libertés des accusés que<br />

lorsqu'ils sont eux-mêmes de quelque manière mis en contact plus intime avec le<br />

système, soit personnellement, soit par l'expérience de leurs proches ou d'amis.<br />

Le professeur Gibson a reconnu le danger qui peut se présenter si l'on permet à<br />

des membres du public mal informés de décider de l'exclusion d'éléments de<br />

preuve, lorsqu'il dit, à la p. 246:<br />

[Traduction)] La détermination finale doit relever des tribunaux, parce qu'ils<br />

constituent souvent la seule protection efficace des minorités impopulaires et des<br />

individus contre les revirements de la passion publique. »<br />

[82] Il ne faut pas confondre non plus les principes qui guident la mise en liberté<br />

provisoire avec l’issue du procès. À titre d’exemple, deux cas récents, les affaires<br />

Sorella (540-01-039473-098) et Gauthier (150-01-025052-094) où, respectivement, les<br />

juges Champagne et Grenier permettaient que les accusées retrouvent leur liberté. Ces<br />

dernières faisaient alors face à des accusations de meurtre avec préméditation de leurs<br />

enfants en bas âge. Dans l’affaire Sorella, la cause de la mort des deux enfants<br />

reposait sur une preuve circonstancielle et dans Gauthier, le moyen de défense reposait<br />

sur l’abandon du complot ourdi avec son époux de se suicider et d’emmener avec eux<br />

leurs trois enfants. Dans les deux cas, la présomption d’innocence qui les<br />

accompagnait jusque-là s’est terminée avec le verdict du jury les déclarants coupables<br />

des infractions reprochées.<br />

[83] Ceci n’est qu’une illustration que la règle de droit qui régit la mise en liberté<br />

pendant procès peut être fort différente que la règle qui gère le procès. Une mise en


700-01-083996-093 PAGE : 16<br />

liberté provisoire ne signifie aucunement que le détenu est exonéré de la responsabilité<br />

criminelle qu’il encourt.<br />

[84] Le Tribunal n’est pas insensible à la très forte médiatisation qui a suivi les<br />

évènements tragiques qui ont conduit à la mort de deux jeunes et innocents enfants.<br />

Même après plus de cinq (5) ans, l’affaire est toujours d’actualité. Malgré l’indignation<br />

publique face à l’incompréhension des gestes posés, la règle de droit se doit de<br />

continuer à s’appliquer, telle est la garantie que nous donne une société libre et<br />

démocratique.<br />

[85] Après avoir considéré les divers critères du sous-paragraphe c) de l’article 515<br />

(10), je considère que le requérant s’est également déchargé de son fardeau de<br />

démontrer que la confiance du public envers l’administration de la justice ne serait pas<br />

minée, et ce, pour les raisons suivantes.<br />

[86] L’état mental du requérant au moment de la commission des actes ayant mené<br />

au décès tragique de ses enfants sera au cœur de la décision qu’aura à rendre le jury. Il<br />

en sera de même de l’état d’intoxication dans lequel il se trouvait au moment des<br />

gestes posés.<br />

[87] Des verdicts moindres et inclus peuvent être rendus sur le moyen de défense<br />

basé sur l’intoxication. Si les troubles mentaux étaient tels qu’il était incapable de juger<br />

de la nature et de la qualité des actes posés ou de savoir que l’acte était mauvais, alors<br />

le jury pourrait en venir à un verdict de non-responsabilité pour cause de troubles<br />

mentaux. Une déclaration de culpabilité peut également être rendue sur les accusations<br />

telles que portées si aucun de ces moyens de défense n’est retenu et que la poursuite<br />

démontre hors de tout doute raisonnable chacun des éléments essentiels des<br />

infractions.<br />

[88] Les moyens de défense ne sont pas futiles, ils devront être pris en considération<br />

par le jury et peuvent être de nature à affaiblir la force apparente de la preuve de la<br />

poursuite. La Cour d’appel reconnaît d’ailleurs que l’état mental du requérant et l’impact<br />

de son intoxication sur cet état mental peuvent être soumis à un jury.<br />

[89] L’état psychologique actuel du requérant nécessite toujours une forte médication<br />

et un suivi constant des spécialistes. Ses conditions de détention sont telles qu’il est<br />

toujours en unité de soins et confiné dans sa cellule 20 heures sur 24. Il reçoit<br />

régulièrement les soins que son état requiert. La preuve révèle également qu’il a été<br />

l’objet d’harcèlements de codétenus (peut-être dus à la notoriété des évènements).<br />

[90] Le procès, qui ne peut avoir lieu avant un (1) an (septembre 2015), est aussi un<br />

considérant. Les événements reprochés au requérant remontent à plus de cinq (5) ans<br />

et il a été détenu provisoirement, en attente de son procès ou par ordonnance de la<br />

commission d’examen depuis plus de cinquante-sept (57) mois.


700-01-083996-093 PAGE : 17<br />

[91] Enfin, l’absence d’antécédent judiciaire et le respect des conditions de libération<br />

conditionnelle imposées par la commission d’examen sont de nature à favoriser la<br />

remise en liberté provisoire.<br />

[92] Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal est confiant qu’un public bien informé<br />

des faits de la cause et du droit applicable en matière de remise en liberté provisoire ne<br />

considérerait pas que la décision de permettre au requérant de retrouver sa liberté<br />

assortie de conditions minerait sa confiance dans l’administration de la justice, tout au<br />

contraire.<br />

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :<br />

[93] ACCUEILLE la requête<br />

[94] ORDONNE la mise en liberté provisoire de monsieur Guy Turcotte aux conditions<br />

suivantes :<br />

a) Qu’il garde la paix et ait une bonne conduite,<br />

b) Qu’il se présente à la Cour lorsque requis,<br />

c) Qu’il habite au domicile de son oncle Léo Turcotte, au […], Brossard.<br />

[95] Il lui est interdit de changer d’adresse sans, au préalable, avoir obtenu la<br />

permission du Tribunal.<br />

[96] Interdiction lui est faite de communiquer directement ou indirectement par<br />

quelque moyen que ce soit avec son ex-conjointe ou le conjoint de celle-ci, s’il en est.Il<br />

lui est également interdit de se trouver à moins de 100 mètres de leur résidence.<br />

[97] Interdiction lui est faite de quitter le territoire de la province de Québec.<br />

[98] Interdiction lui est faite de posséder ou faire une demande de passeport.<br />

[99] Interdiction de posséder, acquérir ou avoir en sa possession, armes à feu,<br />

munitions et autres objets mentionnés à l’article 109 du Code criminel<br />

[100] ORDONNE l’imposition d’un couvre-feu de 18 heures à 6 heures où il devra se<br />

trouver en tout temps à la résidence de la rue Martinique à Brossard.<br />

[101] Obligation de se rapporter tous les deux mercredis du mois à un agent de la<br />

Sûreté du Québec.


700-01-083996-093 PAGE : 18<br />

[102] Obligation lui est faite de continuer les traitements psychiatriques prodigués par le<br />

psychiatre Roy ainsi que les thérapies de la psychologue Costi et de respecter les<br />

rendez-vous fixés à l’Institut Philippe Pinel de Montréal.<br />

[103] Obligation de prendre la médication prescrite par ses médecins traitants.<br />

[104] Un acte d’hypothèque judiciaire sur la résidence de Gilles Turcotte, frère du<br />

requérant, au montant de 100.000 $ devra être fourni et déposé au greffe de la Cour<br />

supérieure avant qu’il ne puisse être remis en liberté.<br />

[105] Interdiction lui est faite de consommer des boissons alcooliques ainsi que tout<br />

médicament ou drogue qui ne sont pas prescrits par un médecin qualifié.<br />

Me Pierre Poupart<br />

Me Guy Poupart<br />

Procureurs du requérant-accusé<br />

Me René Verret<br />

Me Maria Albanese<br />

Procureurs de l’intimée-poursuivante<br />

Dates d’audience : 3 et 4 septembre 2014<br />

__________________________________<br />

ANDRÉ VINCENT, J.C.S.

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