Philanthropie, mode d'emploi - Fondation de France

Vendredi 29 juin 2012 LA TRIBUNE
idées opinion livres temps ARGENT libéré 31
entretien Francis Charhon, directeur général de la Fondation
de France, s’inquiète dans une note de la Fondapol (*) des menaces
qui pèsent sur le secteur en ces temps de crise économique et budgétaire.
Et plaide pour une stabilité du cadre juridique et fiscal.
« Attention au risque
de krach ! »
Un nouveau type
de donateurs
investissement Les donateurs
d’aujourd’hui ne ressemblent plus à ceux
d’hier. Ils veulent savoir où va leur argent.
Des « process » de suivi et de mesure d’impact
apparaissent.
Pascale Besses-Boumard
Propos recueillis par philippe mabillE
ÄÄLA TRIBUNE – Où en est la philanthropie
en France aujourd’hui ?
FRANCIS CHARHON – La France
a mis du temps pour s’acclimater
à la philanthropie. Le mot luimême
n’est pas naturel : on parle
plutôt de mécénat, de générosité.
Aux États-Unis, le terme désigne
toute action privée tournée vers
l’autre, qu’elle soit portée par une
entreprise ou un particulier. Et
génère 300 milliards de dollars
par an, contre 3 milliards en
France. Longtemps méfiant à
l’égard de la charité, que le pouvoir
royal a toujours voulu contrôler,
l’État n’a pas voulu encourager
la générosité privée. Il a fallu
attendre les années 1960 et la
création, sur le modèle américain,
de la Fondation de France, pour
que les fondations connaissent un
renouveau.
En 1987, le terme est pour la première
fois inscrit et protégé dans
la loi française et accompagne le
déploiement du mécénat d’entreprise.
Mais ce n’est qu’au cours des
dix dernières années, grâce aux
lois Aillagon en 2003 et TEPA en
2007, que le secteur a connu son
véritable envol. Le renforcement
de l’incitation fiscale, à un niveau
rarement égalé en Europe, a eu un
impact important sur le comportement
des donateurs et le
nombre de fondations a été multiplié
par 2,5 en dix ans.
En 2011, on comptait 2 733 fondations,
dont 700 abritées au sein de
la Fondation de France, 617 fondations
reconnues d’utilité publique
(Frup) et 852 fonds de dotation.
Suivant l’exemple de plusieurs
grandes fortunes, dont la plus
connue est la Fondation Bill et
Melinda Gates, du fondateur de
Microsoft, de nombreux projets
philanthropiques d’envergure ont
vu le jour. L’enjeu, c’est de laisser
émerger des initiatives complémentaires
de celles de l’État. En
2009, les fondations privées françaises
ont dépensé au total
4,9 milliards d’euros, dont la moitié
pour la santé, le tiers pour les
œuvres sociales et 10 % pour
l’enseignement.
La philanthropie privée est autonome.
Elle se distingue de l’action
publique par la marge de
manœuvre dont elle dispose pour
expérimenter, tester et défricher
des terrains délaissés par l’État ou
Francis Charhon, DG
de la Fondation de France. [DR]
les collectivités locales. C’est ce
qui fait son intérêt, surtout en
période de crise.
ÄÄDans une note de la Fondapol (*),
vous dites craindre un krach philanthropique.
Que voulez-vous dire ?
On observe depuis 2010 un tassement
de la croissance de la collecte,
à cause de la crise économique.
Le phénomène a été
amplifié par le contexte électoral
qui a suscité de l’attentisme, surtout
de la part des gros donateurs.
Déjà, la réforme de l’ISF en 2011
a fait disparaître 300 000 donateurs
potentiels en supprimant la
première tranche de 800 000 à
1,3 million d’euros et la perspective
d’une nouvelle réforme fiscale
fait craindre un recul des dons.
Il y a eu déjà, au cours de la précédente
législature, de premières
alertes sur le mécénat d’entreprise,
avec un projet d’amendement
Carrez heureusement abandonné.
Mais il y a toujours, chez
les politiques, de droite comme de
gauche, l’idée que l’on peut assimiler
les dons à une niche fiscale.
C’est à mon sens la marque d’une
méconnaissance des décideurs
publics à l’égard des mécanismes
de la philanthropie. Le don dont
il est question est irrévocable et
ne donne lieu qu’à des contreparties
symboliques. En outre, les
dispositifs fiscaux actuels n’allègent
jamais totalement le donateur
de la charge de son don.
Pour l’État surtout, le gain potentiel
d’une réduction des avantages
fiscaux accordés à la philanthropie
me semble un bien mauvais
calcul. Si l’on considère les 2 milliards
d’euros que donnent les
5,3 millions de particuliers, l’État
en prend certes à sa charge
1,3 milliard. Mais une réduction
de 10 % de la défiscalisation ne
rapporterait que 130 millions
d’euros, un gain bien modeste
dans la masse du budget, alors que
pour les organisations récipiendaires,
l’impact social serait
majeur, tant au niveau national
que local. Une telle réduction
constituerait une double peine
pour les associations et les fondations,
car elle viendrait s’ajouter à
la diminution parallèle des financements
publics.
Enfin, c’est méconnaître l’effet
multiplicateur du travail philanthropique,
fondé dans une proportion
importante sur le bénévolat.
Je comprends bien l’enjeu en
termes de recettes publiques en
période de crise, mais qui fera
avec la même efficacité ce que les
philanthropes ne feront plus ?
ÄÄC’est un discours difficile à tenir
en période de crise et quand on veut
augmenter la contribution fiscale
des plus aisés…
Il ne s’agit pas de défendre les
riches, mais de donner aux gens
qui ont de l’argent une option
pour agir en faveur de l’intérêt
général. Pour continuer à se
développer, la philanthropie a
besoin d’un cadre juridique et
fiscal stable. Si nous devions
assister à un double mouvement
de taxation importante des plus
fortunés et donc de baisse de leur
revenu disponible, et de réduction
des avantages fiscaux aux
dons, un krach philanthropique
ne serait pas à exclure.
On reviendrait alors plus de dix
ans en arrière à un moment où
pourtant on a besoin de ce relais de
générosité. Ce sont en effet les plus
gros dons qui permettent de créer
des fondations qui peuvent engager
des programmes massifs.
Dans un moment de grande instabilité
économique, il serait plus
sage de reposer toute la problématique
de la philanthropie dans
notre société et de trouver des
voies modernes pour assurer
l’avenir de ce secteur dans une
logique gagnante pour tous.&
(*) La philanthropie des entrepreneurs de
solidarité, F. Charhon, Note de la Fondation
pour l’innovation politique, mai/juin 2012.
L’investissement philanthropique
est-il en train de
muter ? La finance solidaire
et socialement responsable
est devenue un sujet à part
entière pour tous les interlocuteurs
financiers. Et il existe déjà
une industrie très structurée de
l’Investissement socialement
responsable. Le domaine philanthropique
est pourtant bien
à part, les investisseurs n’en
attendant pas forcément un
rendement. Pour autant, ces
intervenants n’entendent plus
donner leur argent sans savoir
où il va et comment il transite.
« Les nouveaux philanthropes
s’impliquent davantage dans les
projets qu’ils financent. Il y a
maintenant une culture du
résultat avec la mise en place
d’une mesure de plus en plus
affinée de l’impact », indique
Anne-Sophie d’Andlau, directrice
générale de CIAM, société
de gestion très en pointe dans
le domaine de la philanthropie.
En effet, ses trois dirigeantes
ont décidé de reverser 25 % de
leurs commissions de performance
à un fonds de dotation
qu’elles ont créé, CIAM for
kids, chargé d’investir dans des
associations s’occupant de
l’enfance en France et à l’étranger.
Fonds qu’elles suivent d’ailleurs
de très près.
dissocier don
et avantage fiscal
« Il y a effectivement aujourd’hui
une structuration du don
avec un vrai projet entrepreneurial.
Cette construction rationnelle
peut donner lieu à des rendements
comme elle peut ne pas
aboutir à cette issue. Et les investisseurs
sont dorénavant très au
fait de cette construction »,
assure Jean-Bernard Ott, président
de Profit & Non Profit
Finance. Cette société est spécialisée
dans le conseil en investissements
financiers, extrafinanciers
et philanthropiques.
« Notre métier est de rechercher
des co-financeurs de projets pour
le compte de mécènes, d’entreprises,
de fondations redistributives
ou de family offices. Force
est de constater que la vision du
don a énormément évolué ces
dernières années. Il faut donc
adapter cette nouvelle demande
à une offre elle-même restructurée
et plus ouverte à la transparence
», précise Jean-Bernard
Ott. « Il ne faut toutefois pas se
leurrer. Il faut encore changer les
mentalités, éveiller des vocations,
secouer un peu tout ce
monde-là. Et surtout, faire
admettre que le don n’est pas forcément
associé à un avantage
fiscal », ajoute la responsable de
CIAM for kids.
L’entrepreneuriat
social européen
Le sujet intéresse aussi les
législateurs et les politiques.
Ces derniers, on le comprend,
aimeraient voir le privé prendre
de l’importance dans le financement
de projets associatifs ou
d’entreprises solidaires. Même
Bruxelles se penche sérieusement
sur le sujet, puisque vient
d’être créé le fonds d’entrepreneuriat
social européen, ses
débuts étant prévu dans le courant
2013. Il permettra d’identifier
clairement les fonds dont
l’objet principal est d’investir
dans des entreprises sociales.
Ce nouveau cadre juridique se
veut simple : les gestionnaires
de fonds qui respectent le règlement
peuvent utiliser le nouveau
label pour commercialiser
leurs fonds dans tous les États
membres. Les fonds qui utilisent
ce label devront investir
au moins 70 % de leurs actifs
(l’argent reçu des investisseurs)
dans des entreprises sociales.
Des règles harmonisées de
transparence assureront une
information claire et efficace
sur l’évolution des investissements.
Par ailleurs, sont également
en préparation des obligations
indexées sur des critères
environnementaux.
Avec ou sans espoir de rendement,
l’investissement philanthropique
est donc en train
de connaître une deuxième vie,
plus rationnelle, plus cadrée,
plus transparente. Pour la plus
grande satisfaction des promoteurs
de cette industrie qui y
voient un argument de poids
pour aller plus loin dans cette
démarche. Le don va-t-il devenir
un financement comme un
autre ? Tout dépendra de la
capacité des investisseurs à traverser
la crise.&