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les nouvelles d'Archimède #44 - Espace culture de l'université de ...

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l e s n o u v e l l e s<br />

d<br />

J A N<br />

’ A r c h i m è d e<br />

F É V<br />

MAR<br />

le journal <strong>culture</strong>l <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong>s Sciences & Technologies <strong>de</strong> Lille<br />

# 4 4<br />

« Le mouvement »<br />

« À propos <strong>de</strong> la science »<br />

« La justice »<br />

Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong><br />

Garth Knox<br />

Trio Lazro/Boni/Rogers<br />

Concerts<br />

Cie Lakoma<br />

Danse<br />

L’affaire Sofri<br />

Cinéma<br />

Mécanique poétique<br />

Exposition<br />

2007<br />

« Je vous le dis, il faut avoir encore du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante ».<br />

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883<br />

Lille 1


LNA<strong>#44</strong> / édito<br />

De la démocratie<br />

Nabil EL-HAGGAR<br />

Vice-Prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’USTL,<br />

chargé <strong>de</strong> la Culture<br />

1<br />

Emmanuel Kant,<br />

Qu’est-ce que s’orienter dans<br />

la pensée ?, Paris, 1959<br />

(1786), Vrin, pp.87-88.<br />

Trad. Alexis Philonenko.<br />

2<br />

Journée d’étu<strong>de</strong>s « Les<br />

événements <strong>de</strong> novembre<br />

2005 : un an après »,<br />

9 novembre 2006 à<br />

l’<strong>Espace</strong> Culture.<br />

3<br />

Catherine Kintzler,<br />

philosophe, La tolérance,<br />

la laïcité et l‘école, Nouvel<br />

Observateur, 2004.<br />

L’équipe<br />

Nabil EL-HAGGAR<br />

vice-prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’USTL,<br />

chargé <strong>de</strong> la Culture<br />

Françoise POINTARD<br />

directrice <strong>de</strong> l’<strong>Espace</strong> Culture<br />

Delphine POIRETTE<br />

chargée <strong>de</strong> communication<br />

Edith DELBARGE<br />

chargée <strong>de</strong>s éditions et communication<br />

Julien LAPASSET<br />

concepteur graphique et multimédia<br />

Audrey Bosquette<br />

Assistante aux éditions<br />

Mourad SEBBAT<br />

chargé <strong>de</strong>s relations jeunesse/étudiants<br />

Martine DELATTRE<br />

assistante projets étudiants et communication<br />

Annick LECERF<br />

responsable administrative<br />

Johanne WAQUET<br />

secrétaire <strong>de</strong> direction<br />

Michèle DUTHILLIEUX<br />

relations logistique/organisation<br />

Jacques SIGNABOU<br />

régisseur<br />

Joëlle MAVET<br />

café <strong>culture</strong>l<br />

Tout au long <strong>de</strong> l’année 2007, <strong>les</strong> Français seront appelés à exercer leur droit à la<br />

démocratie. Ils <strong>de</strong>vront élire au suffrage universel leur prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la République<br />

et leurs députés. Cet exercice peu banal est un droit arraché par <strong>de</strong>s sièc<strong>les</strong> <strong>de</strong> lutte,<br />

<strong>de</strong>puis la Renaissance et la naissance <strong>de</strong>s Lumières. Le politique n’aurait jamais réussi<br />

à concevoir une société démocratique sans un programme <strong>de</strong>s Lumières qui, selon<br />

Kant, <strong>de</strong>vait répondre à la question « qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? », ce qui<br />

reviendrait à penser par soi-même, c’est-à-dire : « chercher la pierre <strong>de</strong> touche <strong>de</strong> la<br />

vérité en soi – c’est-à-dire en sa propre raison 1 ».<br />

Depuis, la démocratie a parcouru beaucoup <strong>de</strong> chemin sans pour autant s’accomplir.<br />

D’ailleurs, le propre <strong>de</strong> la démocratie est <strong>de</strong> se chercher en permanence et <strong>de</strong> ne jamais<br />

se considérer comme un acquis irréversible.<br />

Nous avons vu, lors <strong>de</strong> la journée d’étu<strong>de</strong>s consacrée aux événements <strong>de</strong> novembre<br />

2005 2 , que le rapport qu’ont <strong>les</strong> jeunes à la démocratie – c’est aussi vrai pour <strong>les</strong> moins<br />

jeunes – est, pour le moins, pauvre. Remarquons tout <strong>de</strong> même que le politique,<br />

quasiment confisqué par ladite classe politique, ne se montre pas toujours à la hauteur<br />

<strong>de</strong>s exigences d’une démocratie active. C’est-à-dire avoir la capacité <strong>de</strong> partager avec<br />

la société, dans toutes ses composantes, la réflexion sur <strong>les</strong> affaires publiques et tenir<br />

compte <strong>de</strong> la critique <strong>de</strong> l’action politique. Si la démocratie a besoin <strong>de</strong> la participation<br />

<strong>de</strong>s citoyens, elle a autant besoin que cette citoyenneté active, portée essentiellement<br />

par le mon<strong>de</strong> associatif, puisse intégrer la sphère du politique et avoir <strong>les</strong> moyens d’y<br />

participer, sans un passage obligé par l’appartenance aux famil<strong>les</strong> politiques instituées<br />

et bien i<strong>de</strong>ntifiées. Dans cette acception, la participation est rarement exercée et, quand<br />

c’est le cas, elle est souvent indésirée.<br />

De la confusion entre laïcité et tolérance<br />

L’un <strong>de</strong>s soc<strong>les</strong> sur lequel repose la démocratie française est le principe <strong>de</strong> laïcité. Or,<br />

la distinction entre tolérance et laïcité tend à s’estomper au profit d’un modèle basé<br />

sur la coexistence <strong>de</strong> communautés. D’où <strong>les</strong> notions, <strong>de</strong> plus en plus répandues, <strong>de</strong><br />

laïcité « ouverte » et « plurielle ». Ces notions « supposent un alignement <strong>de</strong> la pensée<br />

politique sur l’état <strong>de</strong>s sociétés. Or, la laïcité à la française relève d’un dispositif <strong>de</strong><br />

pensée très différent, qui repose sur une conception du politique fondamentalement<br />

étrangère à toute obligation d’appartenance... Une telle confusion suppose que l’association<br />

politique se pense en relation au phénomène religieux : être normal, c’est avoir<br />

une religion et la tolérance se contente <strong>de</strong> faire coexister différentes religions. Le statut<br />

<strong>de</strong> la laïcité est en <strong>de</strong>çà <strong>de</strong> toute pluralité <strong>de</strong> fait. La profession <strong>de</strong> foi laïque consiste à<br />

dire qu’il n’y a pas lieu <strong>de</strong> faire profession <strong>de</strong> foi du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la production du<br />

droit. Il ne saurait donc y avoir d’intégrisme laïque. 3 ».<br />

De la démocratie à l’université<br />

Le 26 du mois <strong>de</strong> janvier, l’exercice <strong>de</strong> la démocratie se verra à l’épreuve au sein <strong>de</strong><br />

notre université. En effet, <strong>les</strong> élus aux trois conseils <strong>de</strong> notre université sont appelés à<br />

élire un nouveau prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’université et son équipe.<br />

Pour la première fois, <strong>de</strong>puis très longtemps, <strong>de</strong>ux candidats issus <strong>de</strong> l’équipe sortante<br />

se présentent. Cette situation sera, sans aucun doute, bénéfique pour l’exercice <strong>de</strong> la<br />

démocratie universitaire et pour l’avenir <strong>de</strong> l’université. On peut aussi souhaiter que le<br />

débat puisse avoir lieu non seulement pour convaincre <strong>les</strong> élus <strong>de</strong>s différents conseils,<br />

mais aussi avec l’ensemble <strong>de</strong>s personnels et étudiants <strong>de</strong> l’université.<br />

Je ne manquerai pas d’inviter <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux candidats à débattre publiquement <strong>de</strong> leurs<br />

programmes à l’<strong>Espace</strong> Culture. Pour cette fois, l’université aura la chance d’échapper<br />

à la confusion entre consensus et démocratie.


sommaire / LNA<strong>#44</strong><br />

À noter pages 36 - 37 :<br />

Concerts<br />

> Garth Knox<br />

> Trio Lazro/Boni/Rogers<br />

Le mouvement<br />

4-5 Le tournant 1900 – Whitehead et Bergson par Xavier Verley<br />

6 La « gran<strong>de</strong> transformation » <strong>de</strong> la société française par Robert Castel<br />

À propos <strong>de</strong> la science<br />

7 Éthique et liberté du chercheur par Jacques Testart<br />

8-9 Bientôt un siècle <strong>de</strong> cosmologie scientifique par Marc Lachièze-Rey<br />

La justice<br />

10 Punir et faire son <strong>de</strong>uil par Frédéric Gros<br />

11 Le juge, l’historien et le cinéaste par Youcef Boudjemai<br />

Rubriques<br />

12-13 Paradoxes par Jean-Paul Delahaye<br />

14-15 Mémoires <strong>de</strong> science par Gil<strong>les</strong> Denis<br />

16-17 Humeurs par Jean-François Rey<br />

18-19 Repenser la politique par Alain Cambier<br />

20-21 Jeux littéraires par Robert Rapilly<br />

22-23 Vivre <strong>les</strong> sciences, vivre le droit… par Jean-Marie Breuvart<br />

24 À lire Ivar Ekeland - Jean Decottignies<br />

25 À lire par Bernard Maitte<br />

26-28 L’art et la manière par Éric Laniol<br />

Libres propos<br />

29-30 Les provi<strong>de</strong>ntialismes et la science par Guillaume Lecointre<br />

À noter<br />

31 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : Cycle « La justice »<br />

32 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : Cycle « Le mouvement »<br />

33 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> - Cafés-sciences : Cycle « À propos <strong>de</strong> la science »<br />

34 Danse : Cie Lakoma - Cie Juha Pekka Marsalo<br />

35 Projection cinéma : L’affaire Sofri<br />

36-37 Concerts : Garth Knox - Lazro/Boni/Rogers<br />

38-39 Exposition collective d’art contemporain : Mécanique poétique<br />

LES NOUVELLES D’ARCHIMÈDE<br />

Directeur <strong>de</strong> la publication : Hervé BAUSSART<br />

Directeur <strong>de</strong> la rédaction : Nabil EL-HAGGAR<br />

Comité <strong>de</strong> rédaction : Pierre BEHAGUE<br />

Rudolf BKOUCHE<br />

Youcef BOUDJEMAI<br />

Jean-Marie BREUVART<br />

Alain CAMBIER<br />

Jean-Paul DELAHAYE<br />

Ahmed DJEBBAR<br />

Robert GERGONDEY<br />

Isabelle KUSTOSZ<br />

Bernard MAITTE<br />

Corinne MELIN<br />

Robert RAPILLY<br />

Jean-François REY<br />

Rédaction - Réalisation : Delphine POIRETTE<br />

Edith DELBARGE<br />

Julien LAPASSET<br />

Impression : Imprimerie Delezenne<br />

ISSN : 1254 - 9185


LNA<strong>#44</strong> / cycle le Mouvement<br />

Le tournant 1900<br />

Whitehead et Bergson<br />

Par Xavier verley<br />

Professeur <strong>de</strong> philosophie à l’Université <strong>de</strong> Toulouse le Mirail<br />

En conférence le 23 janvier<br />

Philosophes et physiciens s’interrogent sur le mouvement<br />

mais <strong>les</strong> premiers y cherchent souvent la raison du<br />

changement et renvoient au temps et au <strong>de</strong>venir du mon<strong>de</strong><br />

alors que <strong>les</strong> seconds, moins pressés <strong>de</strong> généraliser, tentent<br />

<strong>de</strong> le définir et <strong>de</strong> le mesurer. Aristote pensait le temps en<br />

fonction <strong>de</strong>s catégories <strong>de</strong> la quantité (mesure), <strong>de</strong> la qualité<br />

(altération) et du lieu (translation). Sa conception du mouvement<br />

dépendait <strong>de</strong> sa conception <strong>de</strong> la nature fondée sur<br />

l’idée métaphysique <strong>de</strong> cause et <strong>de</strong> production <strong>de</strong>s choses :<br />

l’étu<strong>de</strong> physique du mouvement <strong>de</strong>vait inclure la matière,<br />

la forme, l’efficience et la finalité pour comprendre ce qui<br />

se formait et se transformait. Si le mouvement provenait<br />

d’une cause externe, il était provisoire et <strong>de</strong>vait s’achever<br />

dans le repos qui révèle la plénitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s êtres. La physique<br />

d’Aristote dépendait <strong>de</strong> catégories métaphysiques tel<strong>les</strong> que<br />

la relation <strong>de</strong> la forme à la matière, <strong>de</strong> l’acte à la puissance.<br />

La physique, fondée sur l’idée <strong>de</strong> cause, dépendait <strong>de</strong> la métaphysique<br />

tournée vers la nature et vers Dieu.<br />

Descartes et Galilée réduiront la physique à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

mouvements dans l’espace et dans le temps : la notion <strong>de</strong><br />

déplacement <strong>de</strong>vient centrale, ce qui implique qu’on peut<br />

négliger l’altération dans un corps qui se meut. Le mouvement<br />

uniforme et accéléré ne change pas en principe la nature<br />

du corps. Tel est le principe du mécanisme. Pour que la<br />

cinématique et la dynamique puissent être étudiées mathématiquement,<br />

le mouvement doit être réduit à <strong>de</strong>s relations<br />

fonctionnel<strong>les</strong> qu’on peut appliquer à partir <strong>de</strong> l’espace et<br />

du temps. Dans la secon<strong>de</strong> moitié du XIX ème siècle, la physique<br />

découvre que <strong>les</strong> mouvements accélérés s’accompagnent<br />

d’une altération : par exemple, quand un corps se meut, il<br />

peut se réchauffer, voire se déformer. La thermodynamique<br />

s’efforce <strong>de</strong> comprendre <strong>les</strong> rapports entre le mouvement et<br />

<strong>les</strong> différentes formes d’énergie.<br />

Bergson et Whitehead croient que l’étu<strong>de</strong> mathématique<br />

du mouvement ne s’épuise pas dans une analyse<br />

physico-mathématique mais qu’elle ouvre sur une étu<strong>de</strong> métaphysique.<br />

Comme <strong>les</strong> physiciens, ils partent <strong>de</strong> l’idée qu’une<br />

approche mécaniste ne peut être que réductrice. Dans son<br />

ouvrage sur l’histoire <strong>de</strong> la mécanique, Mach soutient l’idée<br />

qu’il n’y a pas <strong>de</strong> phénomène purement mécanique : « Il<br />

n’existe pas <strong>de</strong> phénomène purement mécanique. Quand<br />

<strong>de</strong>ux masses se communiquent <strong>de</strong>s accélérations réciproques,<br />

il semble qu’il y ait tout au moins là un pur phénomène<br />

<strong>de</strong> mouvement. Mais à ce mouvement sont, dans la réalité,<br />

toujours liées <strong>de</strong>s variations thermiques, magnétiques et<br />

électriques qui, dans la mesure où el<strong>les</strong> se produisent, modifient<br />

le phénomène. Inversement, <strong>de</strong>s circonstances ther-<br />

miques, magnétiques, électriques et chimiques peuvent<br />

déterminer un mouvement. Les phénomènes purement<br />

mécaniques sont donc <strong>de</strong>s abstractions intentionnel<strong>les</strong> ou<br />

forcées, dont le but est une plus gran<strong>de</strong> facilité <strong>de</strong> l’examen. Il<br />

en est <strong>de</strong> même <strong>de</strong> toutes <strong>les</strong> autres catégories <strong>de</strong> phénomène<br />

physique. En toute rigueur, tout phénomène appartient<br />

à toutes <strong>les</strong> branches <strong>de</strong> la physique qui n’ont été distinguées<br />

l’une <strong>de</strong> l’autre que pour <strong>de</strong>s raisons conventionnel<strong>les</strong>,<br />

physiologiques ou historiques » 1 . Mach, que l’on considère<br />

comme un physicien, se proposait d’étudier la nature en<br />

intégrant l’information reçue par <strong>les</strong> sens et en excluant<br />

toute perspective causale qui implique le dualisme <strong>de</strong> la<br />

nature « causante » et <strong>de</strong> la nature « causée ». Il s’agit d’une<br />

perspective qui relève <strong>de</strong> la philosophie naturelle, prolongeant<br />

celle <strong>de</strong> Newton, Leibniz, Bernoulli et d’autres.<br />

L’étu<strong>de</strong> du mouvement requiert la nature comme puissance<br />

<strong>de</strong> relation et non la pensée subjective <strong>de</strong> celui qui, face à la<br />

nature, l’observe, l’analyse et conjecture. Sa philosophie naturelle,<br />

qui rejette toute perspective métaphysique, considère<br />

la nature comme différente d’un assemblage <strong>de</strong> parties à la<br />

manière d’une machine.<br />

L’importance <strong>de</strong> Mach vient <strong>de</strong> ce qu’il a montré la nécessité<br />

<strong>de</strong> réinterpréter la nature : elle ne peut être comprise sans<br />

sa relation aux sens. Si la nature est le fond sur lequel se<br />

détachent <strong>les</strong> phénomènes, n’y aurait-il pas un fond dans ce<br />

fond ? Il ne saurait être question d’invoquer une intuition<br />

<strong>de</strong> l’espace et du temps puisqu’il s’agit <strong>de</strong> comprendre <strong>les</strong><br />

relations à partir <strong>de</strong>s actions <strong>de</strong>s masses, <strong>de</strong>s charges électriques<br />

du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la nature qui inclut aussi bien<br />

l’observateur que l’observé 2 .<br />

Les recherches <strong>de</strong> Whitehead dans Le concept <strong>de</strong> Nature<br />

et An Enquiry concerning the Princip<strong>les</strong> of Natural Knowledge<br />

sont proches <strong>de</strong> cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> Mach. Tous <strong>de</strong>ux s’accor<strong>de</strong>nt sur<br />

la nécessité <strong>de</strong> redéfinir la matière, le mouvement ainsi que<br />

l’espace et le temps. Si on tient compte <strong>de</strong> l’effet sensible <strong>de</strong><br />

la nature sur nous, on ne peut plus opposer la science à la<br />

philosophie. L’idéalisme et le positivisme se rejoignent dans<br />

la réduction <strong>de</strong> la connaissance <strong>de</strong> la nature à ce qu’en saisit<br />

notre pensée : « Aujourd’hui règne en science et en philosophie<br />

une molle adhésion à la conclusion selon laquelle on<br />

ne peut expliquer <strong>de</strong> façon cohérente la nature telle qu’elle<br />

nous est dévoilée dans la conscience sensible, sans faire intervenir<br />

ses relations à la pensée. L’explication mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong><br />

la nature n’est pas, comme elle le <strong>de</strong>vrait, simplement une<br />

explication <strong>de</strong> ce que l’esprit connaît <strong>de</strong> la nature ; mais elle<br />

est aussi mêlée à une explication <strong>de</strong> l’effet <strong>de</strong> la nature sur<br />

l’esprit humain » 3 . Un peu plus loin, Whitehead affirme


cycle le Mouvement / LNA<strong>#44</strong><br />

que, pour la philosophie naturelle, toute chose perçue est<br />

dans la nature 4 : elle est le siège d’interactions entre <strong>les</strong> choses<br />

et le corps qui perçoit <strong>les</strong> choses. Il <strong>de</strong>vient alors impossible<br />

<strong>de</strong> dissocier l’aspect quantitatif <strong>de</strong> l’aspect qualitatif : la<br />

chaleur est à la fois agitation moléculaire et rayonnement<br />

qui agit sur nos sens. Pour comprendre la possibilité <strong>de</strong> cette<br />

interaction, il faut supposer que dans le corps, inséré dans<br />

la nature, <strong>les</strong> événements physiques ne peuvent être séparés<br />

<strong>de</strong>s événements psychiques. Les événements forment un<br />

socle continu et dynamique qui rend difficile leur localisation<br />

: ils sont liés par une relation d’extension qui s’applique<br />

aussi bien à l’espace qu’au temps. Il n’est plus possible <strong>de</strong><br />

dissocier l’espace du temps : on ne parvient pas à comprendre<br />

la relation d’un point à un point, d’un instant à un autre<br />

instant, ni celle du point à l’instant. Les événements occupent<br />

un volume et une durée et supposent une force d’extension<br />

ayant une gran<strong>de</strong>ur et une direction. Whitehead<br />

parle <strong>de</strong> durée propre à la nature et, plus tard, il introduira<br />

l’idée <strong>de</strong> procès cosmique : « La nature est un procès », dit-il<br />

dans Le concept <strong>de</strong> nature 5 .<br />

Bergson, informé <strong>de</strong>s problèmes <strong>de</strong> la science <strong>de</strong><br />

son temps, part d’une critique <strong>de</strong> la psychophysique (Essais<br />

sur <strong>les</strong> données immédiates <strong>de</strong> la conscience) qu’il considère<br />

comme un prolongement du mécanisme. La perception ne<br />

peut se comprendre comme un effet dépendant d’une cause<br />

extérieure au percevant. Si on peut localiser un stimulus<br />

agissant sur l’organisme, on ne peut localiser la sensation<br />

qui en serait l’effet. Bergson montre que l’activité mentale<br />

dépend d’une réalité différente <strong>de</strong> la réalité physique :<br />

dans la première, <strong>les</strong> événements impliquent <strong>de</strong> la durée<br />

alors que, dans la secon<strong>de</strong>, ils peuvent se comprendre par<br />

<strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> causalité qui font intervenir l’espace et le<br />

temps. Le temps physique n’est que l’extériorisation d’un<br />

temps métaphysique que Bergson voit d’abord dans la vie<br />

intérieure mais qu’il étendra ensuite à la nature et à la vie<br />

dans L’ évolution créatrice. Sa critique <strong>de</strong> la conception<br />

parménidienne du mouvement exprimée par Zénon<br />

d’Elée signifie que la réalité du mouvement ne peut être<br />

réduite à ses manifestations dans l’espace et le temps : la<br />

conception atomiste <strong>de</strong> l’espace et du temps, réduite à <strong>de</strong>s<br />

poussières <strong>de</strong> points associées à <strong>de</strong>s instants, ne <strong>de</strong>vient intelligible<br />

que si on admet une force <strong>de</strong> liaison qui agit dans<br />

et sur l’espace et le temps : « On dit le plus souvent qu’un<br />

mouvement a lieu dans l’espace et, quand on déclare le<br />

mouvement homogène et divisible, c’est à l’espace parcouru<br />

que l’on pense, comme si on pouvait le confondre avec le<br />

mouvement lui-même. Or, en y réfléchissant davantage, on<br />

verra que <strong>les</strong> positions successives du mobile occupent bien<br />

en effet <strong>de</strong> l’espace, mais que l’opération par laquelle il passe<br />

d’une position à l’autre, opération qui occupe <strong>de</strong> la durée et<br />

qui n’a <strong>de</strong> réalité que pour un spectateur conscient, échappe<br />

à l’espace. Nous n’avons point affaire ici à une chose, mais à<br />

un progrès : le mouvement, en tant que passage d’un point<br />

à un autre, est une synthèse mentale, un processus psychique<br />

et, par suite, inétendu » 6 .<br />

L’étu<strong>de</strong> physique du mouvement se prolonge alors dans une<br />

étu<strong>de</strong> métaphysique : la référence à l’espace-temps n’explique<br />

pas tout car il reste à comprendre la force qui lie et<br />

oriente <strong>les</strong> points <strong>de</strong> l’espace et <strong>les</strong> instants du temps. L’importance<br />

<strong>de</strong> Whitehead et Bergson vient <strong>de</strong> ce qu’ils tirent<br />

<strong>les</strong> conséquences <strong>de</strong> problèmes propres à la physique : si on<br />

veut être fidèle à la signification <strong>de</strong> la dynamique, il faut<br />

admettre que la force a une puissance métaphysique dans la<br />

mesure où elle permet <strong>de</strong> lier et d’orienter (caractère vectoriel)<br />

<strong>les</strong> processus naturels. Le procès whiteheadien et la durée<br />

bergsonienne se rejoignent dans une conception renouvelée<br />

<strong>de</strong> l’espace et du temps : il n’est pas un simple substrat<br />

pour <strong>les</strong> phénomènes, mais il agit et produit ce qui advient<br />

par sa puissance <strong>de</strong> mise en relation. À ce niveau, il <strong>de</strong>vient<br />

difficile <strong>de</strong> distinguer la physique <strong>de</strong> la métaphysique.<br />

1<br />

Ernst Mach, La mécanique, Exposé historique et critique <strong>de</strong> son développement,<br />

éditions Jacques Gabay, tr. fr. Emile Bertrand, p. 465. Dans le même ouvrage,<br />

l’auteur critique ce qu’il appelle la « mythologie mécanique » appliquée à la<br />

totalité <strong>de</strong> la nature par <strong>les</strong> encyclopédistes (p. 433).<br />

2<br />

« Nous avons donc simplement à découvrir <strong>les</strong> dépendances réel<strong>les</strong> <strong>de</strong>s<br />

mouvements <strong>de</strong>s masses, <strong>de</strong>s variations <strong>de</strong> la température, <strong>de</strong>s variations <strong>de</strong> la<br />

fonction potentielle, <strong>de</strong>s variations chimiques, sans nous imaginer rien d’autre<br />

sous ces éléments, qui sont <strong>les</strong> caractéristiques physiques directement ou<br />

indirectement données dans l’observation », Mach, M, p. 466.<br />

3<br />

Whitehead, Le concept <strong>de</strong> nature (CN), Vrin, tr. fr. Jean Douchement, p. 52.<br />

4<br />

CN, p. 53.<br />

5<br />

CN, p. 73.<br />

6<br />

Bergson, Essai sur <strong>les</strong> données immédiates <strong>de</strong> la conscience, p. 74, édition du<br />

centenaire.


LNA<strong>#44</strong> / cycle le Mouvement<br />

La « gran<strong>de</strong> transformation » <strong>de</strong> la société française<br />

Par Robert CASTEL<br />

Sociologue, directeur d’étu<strong>de</strong>s à l’EHESS<br />

En conférence le 13 février<br />

Depuis <strong>les</strong> années 1970, il s’est produit en France, et<br />

plus généralement en Europe occi<strong>de</strong>ntale, ce que l’on<br />

peut appeler, en reprenant une expression <strong>de</strong> Karl Polanyi,<br />

une « grand transformation ». Jusqu’à cette date, la société<br />

française paraissait engagée dans une dynamique <strong>de</strong> progrès<br />

économique et social continu. Surtout pendant la pério<strong>de</strong><br />

qui a suivi la secon<strong>de</strong> guerre mondiale, on observe un développement<br />

simultané <strong>de</strong> la richesse économique et <strong>de</strong> la<br />

protection sociale. Ainsi, entre 1953 et 1975, un taux <strong>de</strong><br />

croissance annuel <strong>de</strong> 5 à 6% permet pratiquement <strong>de</strong> tripler<br />

la productivité, la consommation et <strong>les</strong> revenus salariaux.<br />

En même temps, une sécurité sociale généralisée en vient<br />

à « couvrir » la gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong> la population contre <strong>les</strong><br />

principaux risques sociaux.<br />

Ce que l’on a commencé à appeler « la crise », au début<br />

<strong>de</strong>s années 1970, marque une inversion complète <strong>de</strong> cette<br />

tendance. Alors que l’avenir se vivait jusque-là sous la forme<br />

du progrès social, voire pour beaucoup, <strong>de</strong> len<strong>de</strong>mains qui<br />

chanteraient après la Révolution, bien peu <strong>de</strong> nos contemporains<br />

pensent maintenant que <strong>de</strong>main sera meilleur<br />

qu’aujourd’hui. On n’a donc pas seulement à faire à <strong>de</strong>s turbulences<br />

passagères dont on pourrait sortir à plus ou moins<br />

long terme pour retrouver la dynamique antérieure. Il s’agit<br />

plutôt d’une sorte <strong>de</strong> mutation, qui affecte d’ailleurs <strong>les</strong> différents<br />

secteurs <strong>de</strong> la vie sociale. S’il est impossible <strong>de</strong> la<br />

décliner dans ses multip<strong>les</strong> dimensions, on peut s’efforcer <strong>de</strong><br />

caractériser son épicentre.<br />

Depuis un quart <strong>de</strong> siècle, nous sommes entrés dans un<br />

nouveau régime du capitalisme, plus mobile, plus agressif,<br />

qui joue la concurrence exacerbée dans une économie mondialisée<br />

sous l’hégémonie du capital financier international.<br />

Sa dynamique profon<strong>de</strong> est une dynamique <strong>de</strong> dé-collectivisation,<br />

ou <strong>de</strong> ré-individualisation, qui prend à contre-pied<br />

et déstabilise à la fois <strong>les</strong> régulations collectives <strong>de</strong> l’organisation<br />

du travail et cel<strong>les</strong> du droit du travail et <strong>de</strong> la protection<br />

sociale. Un nombre croissant d’individus se retrouvent<br />

livrés à eux-mêmes, ils ont à faire face à <strong>de</strong>s changements<br />

incessants et doivent gérer leur carrière professionnelle sans<br />

pouvoir prendre appui sur <strong>les</strong> collectifs protecteurs qui assuraient<br />

la stabilité <strong>de</strong> leur rapport au travail et leur sécurité<br />

à travers leur participation aux droits sociaux. Tel serait le<br />

noyau d’un ébranlement qui se répercute dans différents<br />

secteurs <strong>de</strong> la vie sociale et se traduit par une remontée <strong>de</strong><br />

l’insécurité sociale, l’apparition <strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong> formes <strong>de</strong> pauvreté<br />

y compris parmi ceux qui travaillent, le développement<br />

<strong>de</strong> la précarité et, en bout <strong>de</strong> course, l’invalidation <strong>de</strong>s<br />

« exclus ».<br />

La question se pose <strong>de</strong> savoir si ces transformations sont<br />

irréversib<strong>les</strong>. Allons-nous vers une société entièrement<br />

remarchandisée ou sera-t-il possible d’élaborer un nouveau<br />

compromis, différent <strong>de</strong> celui du capitalisme industriel, entre<br />

<strong>les</strong> exigences <strong>de</strong> mobilité ou <strong>de</strong> flexibilité requises par le<br />

nouveau fonctionnement du marché et un socle <strong>de</strong> protections<br />

indispensab<strong>les</strong> aux travailleurs pour assurer leur indépendance<br />

sociale ? Sera-t-il possible <strong>de</strong> concilier à nouveau<br />

le social et l’économique dans une économie mondialisée ?<br />

L’hypothèse la plus vraisemblable est que nous assistons à<br />

un changement <strong>de</strong> régime du capitalisme. La pério<strong>de</strong> dite<br />

<strong>de</strong>s « Trente glorieuses » marque en France l’apogée du capitalisme<br />

industriel. Celui-ci était parvenu, à travers bien <strong>de</strong>s<br />

luttes et <strong>de</strong>s conflits, à un certain équilibre entre <strong>les</strong> intérêts<br />

du marché (compétitivité et productivité <strong>de</strong>s entreprises)<br />

et la sécurité <strong>de</strong>s travailleurs (droit du travail et protection<br />

sociale). C’est ce que l’on a appelé « le compromis social »<br />

<strong>de</strong>s années 1970. Il repose pour l’essentiel sur une synergie<br />

élaborée dans le cadre <strong>de</strong> l’État-nation entre <strong>les</strong> formes collectives<br />

<strong>de</strong> l’organisation du travail et <strong>les</strong> régulations collectives<br />

<strong>de</strong> la protection sociale.


cycle À propos <strong>de</strong> la science / LNA<strong>#44</strong><br />

Éthique et liberté du chercheur<br />

1<br />

jacques.testart@cea.fr<br />

2<br />

http://www.<br />

sciencescitoyennes.org<br />

Par Jacques TESTART<br />

Directeur <strong>de</strong> recherches à l’Inserm 1<br />

et prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la Fondation Sciences Citoyennes 2<br />

En conférence le 3 avril<br />

Alors que nous vivons dans un mon<strong>de</strong> où tout est <strong>de</strong> plus en plus sous contrôle, « la liberté du<br />

chercheur » est toujours largement revendiquée par la plupart <strong>de</strong>s acteurs <strong>de</strong> la recherche. Pourtant,<br />

on <strong>de</strong>vrait convenir que la liberté absolue d’agir n’est pas admissible pour <strong>de</strong>s employés <strong>de</strong> l’Etat,<br />

surtout pour ceux qui œuvrent à l’avenir du mon<strong>de</strong>. L’accord général sur le principe <strong>de</strong> Gabor (« tout<br />

ce qui est possible sera nécessairement réalisé ») suffit à rendre illégitime l’exploration sans contrôle <strong>de</strong>s<br />

possib<strong>les</strong>, sauf à se réfugier dans l’hypocrite assertion que « la recherche est neutre » et à trancher artificiellement<br />

entre « le fondamental » et « l’appliqué ». Les chercheurs n’ont aucune légitimité pour<br />

constituer seuls une communauté autonome, capable <strong>de</strong> savoir ce qu’est le bien commun. D’autant<br />

que, quels que soient <strong>les</strong> moyens qu’on voudra lui attribuer, la recherche ne peut concerner qu’une<br />

partie <strong>de</strong>s sujets susceptib<strong>les</strong> d’être explorés ou valorisés. Aussi, piloter la recherche, c’est d’abord faire<br />

<strong>de</strong>s choix. Il faut être hautement bénéficiaire <strong>de</strong> cette situation (comme le sont <strong>les</strong> généticiens moléculaires)<br />

pour ne pas reconnaître <strong>les</strong> pressions variées vers une mono<strong>culture</strong> <strong>de</strong>s chercheurs : appels<br />

d’offre sur thèmes redondants, recrutement fléché, soutien actif <strong>de</strong>s industriels (projets économiques)<br />

et <strong>de</strong>s associations caritatives (espoirs thérapeutiques), incitations <strong>de</strong>s institutions scientifiques (start<br />

up, brevets, etc.). Et que cette mono<strong>culture</strong> entraîne la paupérisation <strong>de</strong>s autres disciplines puisque <strong>les</strong><br />

programmes élus le sont parmi tous <strong>les</strong> programmes possib<strong>les</strong> que recèle l’immense ignorance…<br />

La mission sociale <strong>de</strong> la recherche, ce n’est pas seulement <strong>de</strong> mener « l’explication et le dialogue<br />

avec le public, d’expliquer la recherche… », comme l’affirment <strong>de</strong>s scientifiques paternalistes. C’est aussi<br />

<strong>de</strong> recueillir et respecter l’opinion d’un public informé, capable <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s choix éclairés. Veut-on une<br />

République <strong>de</strong>s savants ou une démocratie <strong>de</strong>s savoirs ? « Pour sauver la recherche, ouvrons la ! » avionsnous<br />

écrit (Libération, 22 Janvier 2004) au nom <strong>de</strong> l’Association Sciences Citoyennes, mais le propos<br />

est encore inaudible pour la plupart <strong>de</strong>s acteurs. Il l’est même souvent pour le public, lequel hésite<br />

avant d’oser poser <strong>les</strong> questions importantes : pourquoi <strong>de</strong>s plantes transgéniques (toujours sans avantage)<br />

et pas plus <strong>de</strong> recherches sur <strong>les</strong> métho<strong>de</strong>s cultura<strong>les</strong>, <strong>les</strong> améliorations variéta<strong>les</strong> ?… Pourquoi <strong>les</strong><br />

thérapies géniques (toujours inefficaces) et pas plus <strong>de</strong> recherches sur <strong>les</strong> maladies contagieuses, surtout<br />

exotiques, sur <strong>les</strong> résistances bactériennes ?… Pourquoi <strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong> machines nucléaires (EPR,<br />

ITER… toujours dangereuses à long terme) et pas plus <strong>de</strong> recherches sur <strong>les</strong> économies d’énergie, la<br />

pollution environnementale ?…<br />

Par ailleurs, le chercheur ne peut pas bénéficier <strong>de</strong> la liberté d’action dont jouit l’artiste. En<br />

effet, s’il existe une infinité d’attitu<strong>de</strong>s subjectives pour exprimer un sentiment ou une idée, il n’existe<br />

qu’un faible nombre <strong>de</strong> solutions rationnel<strong>les</strong> pour résoudre un problème. Cette limitation est encore<br />

aggravée par la complexification technique qui transforme le « savant » d’antan en super ingénieur, au<br />

prix d’une universalisation <strong>de</strong>s formations et <strong>de</strong>s protoco<strong>les</strong> scientifiques : il y a davantage d’inventivité<br />

dans un seul concours Lépine que dans tous <strong>les</strong> laboratoires <strong>de</strong> biologie moléculaire en activité…<br />

Alors, quelle liberté intellectuelle reste-t-il au chercheur s’il est <strong>de</strong> moins en moins artiste ou<br />

inventeur, c’est-à-dire maître <strong>de</strong> sa propre façon <strong>de</strong> chercher ? Il ne peut que prendre parfois, et discrètement,<br />

le chemin <strong>de</strong>s écoliers pour une recherche buissonnière, hors <strong>de</strong>s autoroutes <strong>de</strong> la compétition<br />

techno scientifique.<br />

La liberté du chercheur tend ainsi à se réduire à ne pas porter la cravate (mais cela se perd…)<br />

et à ses horaires (ce dont il profite souvent en travaillant plus qu’un autre salarié…). Si c’est dans <strong>les</strong><br />

laboratoires que le futur se prépare, il est normal qu’on n’y fasse pas ce qu’on veut : on ne peut pas<br />

exempter le chercheur du contrôle social car il n’existe pas d’ « intérêt supérieur <strong>de</strong> la science » par<br />

rapport à l’intérêt public. Il faudrait même se réjouir dans <strong>les</strong> laboratoires <strong>de</strong> l’irruption <strong>de</strong> ce relatif<br />

carcan <strong>de</strong> l’intérêt public. Car, si la recherche scientifique gagnait en démocratie, elle tendrait à correspondre<br />

à la volonté exprimée par <strong>les</strong> citoyens avertis plutôt qu’aux pressions <strong>de</strong>s industriels et autres<br />

lobbies. Et la mythique « liberté du chercheur » <strong>de</strong>vrait y gagner la sérénité, qui est une condition du<br />

comportement éthique.


LNA<strong>#44</strong> / cycle À propos <strong>de</strong> la science<br />

Bientôt un siècle <strong>de</strong> cosmologie scientifique<br />

Sous quel<strong>les</strong> conditions une discipline peut-elle être qualifiée<br />

<strong>de</strong> science ? Épistémologues et scientifiques s’accor<strong>de</strong>nt<br />

au moins sur trois critères. Le premier, <strong>de</strong> nature sociologique,<br />

consacre la nature scientifique d’une activité dès lors<br />

que la communauté <strong>de</strong>s scientifiques (et le regard extérieur<br />

<strong>de</strong>s épistémologues) la reconnaît comme telle.<br />

Le second, que beaucoup considèrent comme nécessaire et<br />

suffisant, exige qu’une théorie permette <strong>de</strong>s prédictions falsifiab<strong>les</strong><br />

: si l’une n’est pas vérifiée, la théorie doit être rejetée.<br />

Selon le troisième, une science doit se définir par son objet,<br />

dont <strong>les</strong> propriétés sont bien définies et (au moins en principe)<br />

mesurab<strong>les</strong>.<br />

La cosmologie d’avant le XX ème siècle ne satisfaisait aucun <strong>de</strong><br />

ces critères. De nombreuses « théories du Mon<strong>de</strong> » avaient<br />

été proposées, y compris par <strong>de</strong>s scientifiques (par exemple,<br />

le mon<strong>de</strong> newtonien). Mais aucune <strong>de</strong> ces approches ne<br />

répondait au critère <strong>de</strong> falsifiabilité. Aucune n’exhibait <strong>de</strong><br />

propriété <strong>de</strong> l’univers susceptible d’une mesure. La communauté<br />

<strong>de</strong>s scientifiques était loin <strong>de</strong> reconnaître la cosmologie<br />

comme une science.<br />

Tout change en 1917 : la théorie <strong>de</strong> la relativité générale<br />

invite à voir l’univers comme un objet géométrique aux propriétés<br />

bien définies et mesurab<strong>les</strong>. Einstein propose un espace-temps<br />

dont on peut mesurer le rayon <strong>de</strong> courbure par<br />

triangulations cosmiques. La cosmologie commence à être<br />

vue comme une science.<br />

Le début du XX ème siècle apporte une moisson <strong>de</strong> résultats<br />

observationnels pertinents pour la cosmologie, sous la forme<br />

<strong>de</strong>s mesures <strong>de</strong>s décalages vers le rouge <strong>de</strong>s galaxies et<br />

<strong>de</strong> la « loi <strong>de</strong> Hubble » (1929). Pour résumer une longue<br />

histoire, ceci a finalement mené, grâce au physicien belge<br />

Georges Lemaître, à la reconnaissance <strong>de</strong> l’expansion cosmique.<br />

L’observation <strong>de</strong>s décalages fournit la première propriété<br />

mesurée <strong>de</strong> la géométrie <strong>de</strong> l’espace-temps : son taux<br />

d’expansion ou « constante <strong>de</strong> Hubble » H.<br />

Lemaître a montré que <strong>les</strong> solutions <strong>de</strong> la relativité représentant<br />

l’univers – <strong>les</strong> modè<strong>les</strong> cosmologiques relativistes –<br />

prédisent non seulement <strong>de</strong>s valeurs <strong>de</strong> H, mais aussi une<br />

panoplie d’autres quantités physiques mesurab<strong>les</strong>. El<strong>les</strong><br />

concernent bien l’univers dans sa globalité ; et non pas, par<br />

exemple, <strong>les</strong> galaxies qui ont pu servir d’intermédiaire pour<br />

Par Marc LACHIÈZE-REY<br />

Astrophysicien et physicien théoricien,<br />

directeur <strong>de</strong> recherche au CNRS, Centre d’Étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Saclay, CEA<br />

En conférence le 6 février<br />

Il n’est guère <strong>de</strong> mythe antique qui n’évoque la structure du mon<strong>de</strong>, son histoire ou sa création. De tels discours<br />

cosmologiques n’ont bien sûr rien <strong>de</strong> scientifique. Comment comprendre alors que <strong>de</strong>ux prix Nobel <strong>de</strong> physique, <strong>les</strong> plus<br />

éminentes consécrations scientifiques, soient venus récompenser la cosmologie ?<br />

<strong>les</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce. Des protoco<strong>les</strong> observationnels précis,<br />

<strong>les</strong> « tests cosmologiques », sont conçus pour <strong>les</strong> mesurer.<br />

Les modè<strong>les</strong> sont ainsi réfutab<strong>les</strong>. L’univers, muni <strong>de</strong> propriétés<br />

mesurab<strong>les</strong>, se révèle un objet physique <strong>de</strong> bon aloi,<br />

un objet <strong>de</strong> science. La cosmologie vérifie <strong>les</strong> critères d’une<br />

discipline scientifique.<br />

Lemaître poursuit ses travaux vers ce que l’on appelle<br />

aujourd’hui <strong>les</strong> « modè<strong>les</strong> <strong>de</strong> big bang ». Il en existe toute<br />

une famille ; chaque version se présente comme une solution<br />

<strong>de</strong> la relativité générale et prédit <strong>de</strong>s valeurs particulières<br />

pour <strong>les</strong> quantités cosmiques. Tout l’effort <strong>de</strong>s cosmologues<br />

jusqu’à aujourd’hui s’est consacré à <strong>les</strong> mesurer. Les premières<br />

observations, cependant, ne permettaient guère <strong>de</strong> mesurer<br />

quoi que ce soit au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> H, d’où une désaffection<br />

certaine, dans ces années, à l’égard <strong>de</strong> la cosmologie.<br />

Par ailleurs, <strong>les</strong> nouveaux résultats dérangent. Comme<br />

Lemaître l’a compris le premier, l’expansion cosmique implique<br />

que l’univers évolue, qu’il a peut-être eu un début.<br />

Certains acceptent difficilement cette remise en cause du<br />

dogme millénaire d’un univers toujours égal à lui-même.<br />

Dans un premier temps, conformément à la méthodologie<br />

scientifique, sont proposés <strong>de</strong>s modè<strong>les</strong> concurrents, tels<br />

ceux d’univers stationnaire. Leurs prédictions diffèrent clairement<br />

<strong>de</strong> cel<strong>les</strong> du big bang et il est possible <strong>de</strong> tester par<br />

<strong>de</strong>s observations : une illustration du statut scientifique <strong>de</strong><br />

la cosmologie du milieu du XX ème siècle.<br />

Après <strong>de</strong> premiers résultats (en fait erronés) qui firent pencher<br />

la balance en faveur <strong>de</strong> l’univers stationnaire, celui-ci<br />

apparaît au contraire intenable, incompatible avec une collection<br />

<strong>de</strong> résultats successifs : l’âge <strong>de</strong> l’univers, <strong>les</strong> abondances<br />

<strong>de</strong>s éléments chimiques légers, la physique <strong>de</strong>s particu<strong>les</strong>,<br />

et surtout la découverte du fond diffus cosmologique<br />

en 1964. Cette <strong>de</strong>rnière clôt le débat, ce qui lui vaut le prix<br />

Nobel <strong>de</strong> physique : sont consacrés en même temps le statut<br />

scientifique <strong>de</strong> la cosmologie et la conclusion d’un long débat<br />

entre modè<strong>les</strong> concurrents, au bénéfice du big bang.<br />

Tels <strong>les</strong> anti-coperniciens quelques sièc<strong>les</strong> plus tôt, certains<br />

acceptent mal la situation. Les observations ayant tranché,<br />

il n’est plus question d’attaquer le big bang sur le plan<br />

scientifique. Se met en place un refus dogmatique qui


cycle À propos <strong>de</strong> la science / LNA<strong>#44</strong><br />

conteste la démarche scientifique elle-même : <strong>les</strong> observations<br />

n’auraient que peu <strong>de</strong> valeur face à l’affirmation péremptoire<br />

que l’univers n’évolue pas ; Lemaître ne serait pas un<br />

bon scientifique, car trop motivé par son concordisme 1 (alors<br />

qu’il en fut au contraire un adversaire farouche). Par dérision,<br />

Fred Hoyle introduit le terme <strong>de</strong> « big bang », porteur<br />

d’un contresens qui fut la source <strong>de</strong> bien <strong>de</strong>s malentendus.<br />

Comme pour toutes <strong>les</strong> révolutions scientifiques, la contestation<br />

s’éteint peu à peu avec la disparition <strong>de</strong>s opposants.<br />

La cosmologie a parcouru <strong>de</strong>puis beaucoup <strong>de</strong> chemin. Les<br />

progrès <strong>de</strong>s techniques astronomiques ont conduit à mesurer<br />

effectivement, et <strong>de</strong> plus en plus finement, plusieurs<br />

<strong>de</strong>s propriétés <strong>de</strong> l’espace-temps : taux d’expansion, taux <strong>de</strong><br />

décélération, âge <strong>de</strong> l’univers, courbure <strong>de</strong> l’espace, température<br />

cosmique… La cosmologie, <strong>de</strong>venue une science<br />

observationnelle <strong>de</strong> précision, œuvre à déterminer quelle version,<br />

au sein <strong>de</strong> la famille <strong>de</strong>s modè<strong>les</strong> <strong>de</strong> big bang, décrit<br />

le mieux notre univers. Quantitativement, ceci est exprimé<br />

par <strong>les</strong> valeurs <strong>de</strong> certains « paramètres cosmologiques »,<br />

qui caractérisent la géométrie spatiotemporelle.<br />

Les observations <strong>les</strong> plus déterminantes furent cel<strong>les</strong> du fond<br />

diffus. Rappelons qu’il s’agit d’un objet physique tout à fait<br />

concret, dont on mesure avec précision la température, le<br />

spectre (distribution en longueurs d’on<strong>de</strong>s), la polarisation,<br />

la distribution sur le ciel... Chacune <strong>de</strong> ces caractéristiques a<br />

fait l’objet d’une ou <strong>de</strong> plusieurs expériences dédiées (té<strong>les</strong>copes,<br />

ballons, fusées, satellites), avec <strong>de</strong>s résultats <strong>de</strong> précision<br />

croissante. Le satellite COBE a fait franchir une étape<br />

à cette connaissance, consacrée par le Nobel <strong>de</strong> physique<br />

<strong>de</strong> 2006. Celui <strong>de</strong> 1965 saluait l’avènement <strong>de</strong> la cosmologie<br />

scientifique et du big bang ; celui <strong>de</strong> 2006 consacre la<br />

précision <strong>de</strong> la science cosmologique et le <strong>de</strong>gré extrême <strong>de</strong><br />

confirmation du big bang. Notons que <strong>les</strong> observations <strong>de</strong><br />

COBE, très délicates, avaient été confirmées en 2001 par le<br />

satellite WMAP, dédié lui aussi au fond diffus.<br />

Depuis près d’un siècle, la cosmologie a clairement défini<br />

son objet : l’espace-temps, muni d’une panoplie <strong>de</strong> propriétés<br />

aujourd’hui mesurées. Les modè<strong>les</strong> proposés ont été falsifiés,<br />

sauf ceux <strong>de</strong> big bang, chaque nouveau test confirmant<br />

davantage leur validité. Pleinement reconnue comme discipline<br />

scientifique, la cosmologie a été consacrée par <strong>de</strong>ux prix<br />

Nobel <strong>de</strong> physique.<br />

Quel est son avenir ? Aucun scientifique n’affirmera qu’un<br />

modèle ou une théorie puisse être définitivement validé.<br />

Chaque cosmologue est motivé par le désir <strong>de</strong> trouver un<br />

résultat non conforme au big bang, qui obligerait à le<br />

remettre en cause. Les tentatives n’ont pas manqué, mais<br />

chacune a finalement augmenté notre confiance : il n’existe<br />

aujourd’hui aucune proposition concurrente. Pour l’avenir,<br />

nous <strong>de</strong>vons attendre !<br />

Reste que ces modè<strong>les</strong> n’ont pas vocation <strong>de</strong> tout expliquer.<br />

Par exemple, ils ne disent pratiquement rien sur <strong>les</strong> instants<br />

<strong>les</strong> plus reculés du passé cosmique, probablement gouvernés<br />

par <strong>de</strong>s phénomènes quantiques : l’ère <strong>de</strong> Planck. Cette<br />

incertitu<strong>de</strong> motive tout un pan <strong>de</strong> la recherche actuelle qui<br />

requiert, pensent <strong>les</strong> physiciens, <strong>de</strong> remplacer nos théories<br />

actuel<strong>les</strong> – relativité générale et physique quantique – par<br />

<strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong> encore inconnues. Supercor<strong>de</strong>s, gravité quantique,<br />

…, <strong>les</strong> théoriciens explorent <strong>de</strong> nombreuses pistes.<br />

Le big bang, considéré comme bien établi, est utilisé ici<br />

comme un premier test : toute nouvelle théorie proposée<br />

n’est reconnue comme viable que si elle s’accor<strong>de</strong> avec lui.<br />

Les physiciens considèrent ainsi aujourd’hui le big bang<br />

comme un fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> nos connaissances scientifiques ; à<br />

peu près comme le « modèle standard » [<strong>de</strong> la physique <strong>de</strong>s<br />

particu<strong>les</strong>] pour le mon<strong>de</strong> microscopique.<br />

Le XX ème siècle a vu émerger la cosmologie scientifique.<br />

Le XXI ème l’a vue <strong>de</strong>venir une science <strong>de</strong> précision et une<br />

science <strong>de</strong> référence pour la physique.<br />

1<br />

Tentative <strong>de</strong> vouloir accor<strong>de</strong>r science et religion.<br />

Bibliographie :<br />

- Initiation à la cosmologie, Marc Lachièze-Rey, Dunod 2004.<br />

- Essais <strong>de</strong> cosmologie, l’invention du big bang, Jean-Pierre Luminet, Alexandre<br />

Friedmann et Georges Lemaître, Le Seuil/Points Sciences, 2004.<br />

Georges Lemaître


LNA<strong>#44</strong> / cycle la Justice<br />

Punir et faire son <strong>de</strong>uil<br />

Par Frédéric GROS<br />

Philosophe, maître <strong>de</strong> conférences à l’Université <strong>de</strong> Paris 12 - Créteil<br />

Le sens du châtiment public, toute une philosophie, <strong>de</strong><br />

Platon à Kant, <strong>de</strong> Hobbes à Ricœur, l’a, au cours <strong>de</strong>s<br />

sièc<strong>les</strong>, élaboré. On a ainsi pensé longtemps que punir, c’était<br />

d’abord et essentiellement restaurer le prestige d’une Loi insultée<br />

par le crime. La punition pouvait alors se comprendre<br />

comme une cérémonie <strong>de</strong> restauration : l’anéantissement<br />

public du criminel valait comme affirmation terrible <strong>de</strong> la<br />

supériorité définitive et écrasante <strong>de</strong> la Loi du groupe. Rappel<br />

dur <strong>de</strong>s interdits fondateurs. Il faut punir, car l’impunité<br />

ferait trembler la croyance en le bien-fondé et la majesté <strong>de</strong>s<br />

Valeurs partagées et communes (Durkheim). Ou bien encore,<br />

on dira que la punition vient rencontrer une exigence<br />

morale profon<strong>de</strong> du sujet lui-même, et elle peut apparaître<br />

comme un hommage rendu à l’humanité <strong>de</strong> l’individu en<br />

tant qu’on le punit au nom d’une loi dont on le reconnaît<br />

l’auteur (Kant). Des penseurs politiques ont trouvé qu’il<br />

y avait décidément trop <strong>de</strong> sacralité transcendante ou <strong>de</strong><br />

morale métaphysique dans cette présentation et que le sens<br />

du châtiment se trouverait mieux établi dans une défense<br />

immanente <strong>de</strong> l’ordre public. Punir alors ne trouve <strong>de</strong> sens<br />

que dans la défense <strong>de</strong> la société : protéger <strong>les</strong> citoyens du<br />

crime, du vol, du vice dans toutes ses formes, neutraliser<br />

<strong>les</strong> fauteurs <strong>de</strong> trouble, éradiquer <strong>les</strong> ferments du désordre,<br />

dissua<strong>de</strong>r et menacer. De Hobbes à Rousseau, on affirmera<br />

qu’il faut traiter le criminel comme un ennemi du pacte<br />

social. Le caractère fortement répressif <strong>de</strong> cette conception<br />

a pu amener, comme en réaction, un certain nombre <strong>de</strong><br />

penseurs à trouver le sens <strong>de</strong> la peine dans un projet plus<br />

noble. C’est ainsi qu’a trouvé place le sens pédagogique <strong>de</strong><br />

la peine. Depuis Platon, un certain nombre <strong>de</strong> philosophes<br />

ne cessent <strong>de</strong> proclamer que punir, c’est-à-dire infliger une<br />

souffrance, ne peut être recevable aux yeux <strong>de</strong> la Justice que<br />

si l’on vise la transformation <strong>de</strong> l’individu puni. Ou alors<br />

c’est cruauté ignoble. Toute une pléia<strong>de</strong> complexe <strong>de</strong> termes<br />

tente <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong> cette transformation : amen<strong>de</strong>ment,<br />

régénération, réinsertion, conditionnement, culpabilisation,<br />

dressage, conversion… On ne justifie la souffrance<br />

<strong>de</strong> la peine qu’en tant qu’elle est censée produire une éducation<br />

<strong>de</strong> l’âme.<br />

son <strong>de</strong>uil » et « travailler sa souffrance ». Ce serait donc le<br />

dépassement <strong>de</strong> la souffrance <strong>de</strong> la victime qui donnerait<br />

son sens au châtiment. Mais ce discours est-il bien neuf ?<br />

Ne trouvait-on pas déjà, dans la vengeance, cette idée que<br />

la peine infligée à l’agresseur servait à soulager la souffrance<br />

<strong>de</strong> la victime ? Notre <strong>culture</strong> judiciaire a en effet du mal à<br />

faire graviter le sens <strong>de</strong> la peine autour <strong>de</strong> la souffrance <strong>de</strong><br />

la victime, car elle craint un débor<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> passions (le<br />

désespoir et la haine, le malheur et la rancœur) propres à<br />

altérer la sérénité nécessaire au jugement. Dans ce retour<br />

<strong>de</strong> la victime, elle voit se <strong>de</strong>ssiner le spectre hi<strong>de</strong>ux <strong>de</strong> la<br />

vengeance. Au même moment, la figure <strong>de</strong> la victime prend<br />

une dimension et une urgence dans la sensibilité publique<br />

qu’il est impossible d’ignorer et difficile <strong>de</strong> mépriser.<br />

Le travail philosophique inédit qui s’offre à la justice consiste<br />

donc en cela : se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si la place nouvelle prise par<br />

la victime dans l’horizon pénal constitue une chance ou<br />

un danger. La victime ne risque-t-elle pas d’instrumentaliser<br />

le procès et le traitement médiatique <strong>de</strong> sa souffrance<br />

n’est-il pas <strong>de</strong> nature à troubler l’impartialité du rendu <strong>de</strong><br />

justice ? Mais, d’un autre côté, l’institution judiciaire ne<br />

peut-elle pas trouver une ressource nouvelle dans l’entreprise<br />

<strong>de</strong> reconnaissance <strong>de</strong>s souffrances endurées ? Ce sont<br />

ces questions qui s’offrent aujourd’hui à la philosophie et<br />

qu’elle doit se faire un <strong>de</strong>voir d’affronter.<br />

Depuis quelques décennies cependant, on entend autre<br />

chose autour du sens <strong>de</strong> la peine que ces énoncés fondateurs<br />

(« rappeler la Loi », « défendre la Société », « transformer<br />

l’Individu »). De nouvel<strong>les</strong> propositions constituent <strong>de</strong><br />

nouvel<strong>les</strong> évi<strong>de</strong>nces : la peine permet à la Victime <strong>de</strong> « faire<br />

10


cycle la Justice / LNA<strong>#44</strong><br />

Le juge, l’historien et le cinéaste<br />

Par Youcef BOUDJEMAI<br />

Directeur <strong>de</strong> Point Jeunes<br />

et Service Droit <strong>de</strong>s Jeunes <strong>de</strong> Lille<br />

La violence politique marquant l’Italie <strong>de</strong>s années 70 s’est<br />

traduite par <strong>de</strong> nombreux actes terroristes commis durant<br />

la décennie. Certains sont revendiqués par une partie <strong>de</strong><br />

l’extrême gauche passée à l’action armée, d’autres, anonymes,<br />

jettent profondément le trouble sur leurs auteurs. La tradition<br />

fasciste, encore vivace dans l’appareil d’Etat, favorise la<br />

thèse d’une manipulation qui s’appuie sur une stratégie <strong>de</strong><br />

tension visant à provoquer un coup d’Etat afin d’éviter que<br />

le pays ne bascule dans le communisme. Se considérant « en<br />

état <strong>de</strong> guerre », le gouvernement accentue la répression et<br />

procè<strong>de</strong> à <strong>de</strong>s milliers d’arrestations dans la mouvance gauchiste<br />

pour <strong>de</strong>s « faits liés à <strong>de</strong>s tentatives <strong>de</strong> subordination<br />

<strong>de</strong> l’ordre constitutionnel ». Pour mettre fin à « ces années<br />

<strong>de</strong> plomb », l’Etat articule cette politique répressive à une<br />

législation d’urgence bâtie autour <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux entités juridiques<br />

<strong>de</strong>vant servir à l’édification <strong>de</strong> la « réconciliation » : d’un<br />

côté, le « repenti » à qui la justice octroie une réduction <strong>de</strong><br />

peine, voire son effacement en échange d’informations, <strong>de</strong><br />

l’autre, le « dissocié » qui, en reconnaissant <strong>les</strong> délits ou crimes<br />

qui lui sont imputés, obtient une remise <strong>de</strong> peine.<br />

En juillet 1988, Adriano Sofri, lea<strong>de</strong>r <strong>de</strong> l’organisation Lotta<br />

continua, ainsi que <strong>de</strong>ux membres du mouvement, sont arrêtés<br />

sur la foi <strong>de</strong>s déclarations du « repenti » Marino. Accusé<br />

d’être le commanditaire du meurtre du commissaire <strong>de</strong> police<br />

Calabresi, qui fut rendu responsable du suici<strong>de</strong>-assassinat<br />

d’un anarchiste en 1972, Sofri est condamné à 22 ans<br />

<strong>de</strong> prison. Sofri résiste et refuse tout aveu. En 1991, Carlo<br />

Ginzburg publie son livre « Le juge et l’historien, considérations<br />

en marge du procès Sofri », dans lequel il dénonce le<br />

travail <strong>de</strong> la justice. Le livre <strong>de</strong> Ginzburg est construit sur<br />

<strong>de</strong>ux plans : d’une part, l’examen rigoureux <strong>de</strong>s documents<br />

et actes judiciaires, <strong>de</strong> l’autre, une réflexion plus générale sur<br />

l’approche <strong>de</strong>s juges et <strong>de</strong>s historiens. L’auteur utilise la métho<strong>de</strong><br />

qui caractérise ses précé<strong>de</strong>nts ouvrages, la micro-histoire,<br />

qui vise à faire émerger dans le champ <strong>de</strong> la visibilité<br />

<strong>les</strong> effets d’échelle temporelle et spatiale qui semblent souvent<br />

aller <strong>de</strong> soi. Il s’agit donc <strong>de</strong> travailler à partir d’indices,<br />

<strong>de</strong> traces, <strong>de</strong> données négligées ou apparemment laissées<br />

hors champ. Leur compréhension exige donc <strong>de</strong> situer <strong>les</strong><br />

filtres qui ont rendu possible leur construction. Aussi l’historien<br />

est amené à faire appel au « contexte » pour introduire<br />

certains éléments explicatifs selon <strong>de</strong>s modalités précises.<br />

Partant <strong>de</strong> la métho<strong>de</strong> appliquée aux archives <strong>de</strong>s tribunaux<br />

<strong>de</strong> l’inquisition qui « jugeaient » <strong>les</strong> hérétiques dans l’Europe<br />

chrétienne à la fin du Moyen âge, Ginzburg fait surgir<br />

<strong>les</strong> anomalies, le dit et le non-dit dans le procès Sofri pour<br />

reconstituer le poids et la portée <strong>de</strong>s tensions à l’intérieur<br />

<strong>de</strong> la société italienne. Pour Ginzburg, l’innocence <strong>de</strong> Sofri<br />

est une « certitu<strong>de</strong> ». Sa culpabilité n’étant pas démontrée,<br />

le doute doit bénéficier à l’accusé. La justice s’est appuyée<br />

sur <strong>les</strong> aveux d’un repenti sans établir réellement la moindre<br />

preuve permettant d’approcher la vérité, <strong>de</strong> la rendre « visible »<br />

et convaincante.<br />

C’est autour <strong>de</strong> ce souci <strong>de</strong> la preuve que s’opère une<br />

continuité intellectuelle entre le juge d’hier et l’historien<br />

d’aujourd’hui. Dans l’affaire Sofri, la justice a tenté <strong>de</strong> compenser<br />

l’absence <strong>de</strong> preuve, attestant la responsabilité individuelle<br />

par <strong>de</strong>s considérations généra<strong>les</strong>. Ici, le juge prend<br />

ses distances avec l’historien : le crime collectif ne trouve <strong>de</strong><br />

traduction juridique que s’il se rattache à <strong>de</strong>s responsabilités<br />

individuel<strong>les</strong> ou étatiques. Le juge et l’historien possè<strong>de</strong>nt<br />

en commun la reconstruction <strong>de</strong> la vérité à partir d’éléments<br />

ou <strong>de</strong> traces <strong>de</strong> preuve. En y renonçant, la justice viole la<br />

logique la plus élémentaire qui caractérise tout procès. Dès<br />

lors, « La logique <strong>de</strong> la condamnation » <strong>de</strong> Sofri redouble <strong>les</strong><br />

procès contre <strong>les</strong> sorcières : la prééminence <strong>de</strong> la confession<br />

sur l’examen <strong>de</strong>s faits et <strong>de</strong>s pièces à conviction domine <strong>les</strong><br />

droits <strong>de</strong> la défense. La repentance et la dissociation relèvent<br />

ainsi <strong>de</strong> l’exercice <strong>de</strong> la pénitence où s’entremêlent le politique<br />

et le religieux. Certaines similitu<strong>de</strong>s avec le procès en<br />

sorcellerie trouvent leur sens autour d’une familiarité entre<br />

la figure du « repenti » et le phénomène inquisitoire « d’appel<br />

en cause ».<br />

En 2001, Jean-Louis Comolli réalise l’affaire Sofri. Le cinéaste<br />

filme Ginzburg dans une triple dimension : lecteur,<br />

penseur et « acteur ». La présence à l’image <strong>de</strong> l’historien est<br />

celle d’un penseur qui déploie sa pensée et d’une parole qui<br />

soutient le corps qui la porte.<br />

L’image prend appui sur le livre qui réunit le corps et la voix<br />

<strong>de</strong> l’auteur, dans un espace se donnant comme instrument <strong>de</strong><br />

la représentation : l’appartement renvoie immanquablement<br />

à un prétoire où le procès Sofri est convoqué afin <strong>de</strong> déconstruire<br />

son instruction à partir <strong>de</strong> règ<strong>les</strong> démocratiques.<br />

La métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> Comolli consiste également dans la mise en<br />

rapport, l’association, le montage <strong>de</strong>s traces anodines, <strong>de</strong> ces<br />

éléments d’archives et <strong>de</strong>s sources publiques qu’il convient<br />

<strong>de</strong> rendre visib<strong>les</strong> et entendab<strong>les</strong>. En cela, le juge, l’historien<br />

et le cinéaste traitent tous <strong>de</strong> « l’aveuglement et <strong>de</strong> la surdité »,<br />

c’est-à-dire, selon Comolli, « du voir et <strong>de</strong> l’entendre ».<br />

Le film vient nous rappeler, dit encore Comolli, que « nous<br />

sommes nous-mêmes dans <strong>les</strong> archives et que c’est à travers<br />

el<strong>les</strong>, en <strong>les</strong> remettant en scène, que nous trouverons notre<br />

place présente en accédant à la conscience d’un récit qui<br />

nous a pris dans ses rets ».<br />

11


LNA<strong>#44</strong> / paradoxes<br />

Paradoxes<br />

Rubrique <strong>de</strong> divertissements mathématiques pour ceux qui aiment se prendre la tête<br />

*Laboratoire d’Informatique<br />

Fondamentale <strong>de</strong> Lille,<br />

UMR CNRS 8022, Bât. M3<br />

Par Jean-Paul DELAHAYE<br />

Professeur à l’Université <strong>de</strong>s Sciences et Technologies <strong>de</strong> Lille*<br />

Les paradoxes stimulent l’esprit et sont à l’origine <strong>de</strong> nombreux progrès mathématiques. Notre but est <strong>de</strong> vous<br />

provoquer et <strong>de</strong> vous faire réfléchir. Si vous pensez avoir une explication <strong>de</strong>s paradoxes proposés, envoyez-la moi<br />

(faire parvenir le courrier à l’<strong>Espace</strong> Culture <strong>de</strong> l’USTL ou à l’adresse électronique <strong>de</strong>lahaye@lifl.fr).<br />

Le paradoxe précé<strong>de</strong>nt :<br />

« mais qu’ai-je donc fait d’interdit ? »<br />

Rappel <strong>de</strong> l’énoncé<br />

Considérons l’équation :<br />

que a est différent <strong>de</strong> 0. La règle doit donc être énoncée sous<br />

la forme précise :<br />

- Si <strong>de</strong>ux fractions ayant le même numérateur a/b et a/c avec<br />

a ≠ 0 sont éga<strong>les</strong>, alors <strong>les</strong> dénominateurs sont égaux b = c.<br />

Dans notre calcul paradoxal, avions-nous vraiment a ≠ 0,<br />

c’est-à-dire x ≠ 10 ?<br />

Justement non ! Par définition, x est la solution <strong>de</strong> l’équation :<br />

Il est facile <strong>de</strong> voir qu’elle possè<strong>de</strong> une solution.<br />

L’équation peut s’écrire :<br />

ou encore :<br />

Les numérateurs étant égaux, <strong>les</strong> dénominateurs le sont<br />

aussi. Donc :<br />

7 - x = 13 - x<br />

En simplifiant par x – c’est-à-dire en ajoutant x la solution<br />

<strong>de</strong> l’équation <strong>de</strong> départ <strong>de</strong> chaque côté <strong>de</strong> l’égalité – on<br />

obtient :<br />

7 = 13<br />

Où est l’erreur ?<br />

Solution<br />

Nous avons utilisé la règle <strong>de</strong> simplification suivante :<br />

- Si <strong>de</strong>ux fractions ayant le même numérateur a/b et a/c<br />

sont éga<strong>les</strong>, alors <strong>les</strong> dénominateurs sont égaux b = c.<br />

Revoyons la démonstration <strong>de</strong> cette règle qui semble évi<strong>de</strong>nte.<br />

On part <strong>de</strong> :<br />

a/b = a/c<br />

On multiplie par 1/a <strong>de</strong> chaque côté <strong>de</strong> l’égalité. Cela donne<br />

1/b = 1/c<br />

On utilise alors la règle selon laquelle <strong>de</strong>ux nombres qui<br />

possè<strong>de</strong>nt le même inverse sont égaux, et donc : b = c.<br />

Dans le raisonnement, on multiplie par 1/a, ce qui suppose<br />

Calculons-la. En réduisant au même dénominateur, et en<br />

simplifiant, on obtient successivement :<br />

(x+5 -5(x-7))(13-x) = (4x-40)(x-7)<br />

(4x -40)(13-x) = (4x-40)(x-7)<br />

4(x-10)(13-x-x+7) = 0<br />

8(x-10)(10-x) = 0<br />

La solution (et il n’y en a qu’une) est x = 10. Nous avons donc<br />

appliqué la règle indiquée au-<strong>de</strong>ssus dans un cas illicite.<br />

Nouveau paradoxe : jetons noirs et jetons blancs<br />

Les pions du jeu d’Othello sont au nombre <strong>de</strong> 64 et possè<strong>de</strong>nt<br />

chacun une face blanche et une face noire. On <strong>les</strong> étale<br />

<strong>de</strong>vant le Grand logicien fou en <strong>les</strong> disposant <strong>de</strong> telle sorte<br />

que 10 pions montrent leur côté blanc, et 54 leur côté noir.<br />

Le Grand logicien fou annonce :<br />

- « Vous allez me ban<strong>de</strong>r <strong>les</strong> yeux, mélanger <strong>les</strong> pions (sans<br />

en retourner) ; ensuite je manipulerai <strong>les</strong> pions et j’en ferai<br />

<strong>de</strong>ux paquets A et B. Vous pourrez alors constater qu’il y<br />

aura le même nombre <strong>de</strong> pions noirs dans le paquet A et<br />

dans le paquet B ».<br />

Cela semble totalement absur<strong>de</strong> : si <strong>les</strong> pions sont mélangés,<br />

le Grand logicien fou ne peut pas savoir où sont <strong>les</strong> pions<br />

montrant leur côté noir, et donc le partage qu’il prétend<br />

pouvoir faire est impossible.<br />

Pourtant, on lui ban<strong>de</strong> <strong>les</strong> yeux, il manipule <strong>les</strong> pions et<br />

compose <strong>de</strong>ux paquets ayant chacun le même nombre <strong>de</strong><br />

pions noirs.<br />

Comment fait-il ? À vous <strong>de</strong> réfléchir et <strong>de</strong> résoudre ce qui<br />

apparaît comme un paradoxe.<br />

12


paradoxes / LNA<strong>#44</strong><br />

13


LNA<strong>#44</strong> / mémoires <strong>de</strong> science : rubrique dirigée par Ahmed Djebbar<br />

Pratiques paysannes, théories savantes et transmission<br />

<strong>de</strong>s maladies <strong>de</strong>s blés (1730-1760)<br />

Par Gil<strong>les</strong> DENIS<br />

Maître <strong>de</strong> conférences en histoire et épistémologie <strong>de</strong>s sciences du vivant, Université <strong>de</strong> Lille 1<br />

UMR Savoirs, Textes, Langage / Lille 1 – Lille 3<br />

En prenant en compte <strong>les</strong> pratiques et savoirs paysans, certains savants, à partir <strong>de</strong>s années 1750, proposent <strong>de</strong> nouveaux<br />

modè<strong>les</strong> explicatifs pour <strong>les</strong> maladies qui noircissent, entièrement ou partiellement, <strong>les</strong> grains <strong>de</strong> froment dans<br />

<strong>les</strong> champs, remplaçant ainsi ceux apparus dans l’Antiquité.<br />

Jusqu’au milieu du XVIII ème siècle, <strong>les</strong> explications savantes<br />

<strong>de</strong>s dommages observés sur <strong>les</strong> plantes sont très proches<br />

<strong>de</strong> celle donnée par Théophraste pour l’érusibé ou <strong>de</strong> celle<br />

donnée par Pline l’Ancien pour la rubigo. Pour le premier,<br />

l’érusibé (rougissement, rouille, etc.) est une sorte <strong>de</strong> putréfaction<br />

du liqui<strong>de</strong> qui se rassemble à la surface <strong>de</strong>s plantes.<br />

Jean Bauhin, Historia plantarum Universalis,<br />

Ebroduni, 1651, tomus II, liber XVII, cap. X : Ustilago, p. 418 (notre « charbon nu »)<br />

Ce dommage n’apparaît pas après une forte pluie – le liqui<strong>de</strong><br />

rassemblé sur la feuille serait <strong>les</strong>sivé – mais après une petite<br />

pluie ou <strong>de</strong> fortes rosées suivies d’un soleil ar<strong>de</strong>nt. Pour Pline,<br />

la rubigo (rouille) apparaît, lors d’une certaine disposition<br />

<strong>de</strong>s astres, par l’effet du froid d’une nuit <strong>de</strong> pleine lune sur<br />

la rosée qui tombe <strong>de</strong> la voie lactée. La suite explicative<br />

– petite pluie, bruine, rosée ou brouillard suivi d’un soleil<br />

ar<strong>de</strong>nt – proposée par Théophraste, restera comme la cause<br />

principalement retenue pour <strong>les</strong> maladies <strong>de</strong>s plantes par <strong>les</strong><br />

savants jusqu’au milieu du XVIII ème siècle. Avant le milieu<br />

du XVIII ème siècle, <strong>les</strong> savants, peu nombreux, qui écrivent<br />

sur la transformation partielle ou totale du grain <strong>de</strong> blé<br />

en poussière noire, le font d’une manière secondaire dans<br />

<strong>de</strong>s écrits portant sur un autre sujet. Ainsi, Char<strong>les</strong> Bonnet,<br />

dans une dissertation sur « la végétation <strong>de</strong>s plantes<br />

dans d’autres matières que la terre » (1750), présente quelques<br />

observations qui, selon lui, montrent que le dommage<br />

est dû à l’action <strong>de</strong>s rosées gelées sous l’effet <strong>de</strong>s premiers<br />

rayons du soleil.<br />

Très tôt, <strong>les</strong> pratiques paysannes, souvent décrites par plusieurs<br />

auteurs <strong>de</strong> toute l’Europe, suggèrent que l’origine <strong>de</strong><br />

la « brûlure » ou « nielle » qui noircit <strong>les</strong> grains <strong>de</strong> céréa<strong>les</strong><br />

est dans quelque chose lié à la semence. Dans ses mémoires,<br />

Clau<strong>de</strong> Haton raconte ainsi, au XVI ème siècle, que <strong>les</strong> paysans<br />

évitent d’avoir <strong>de</strong> la « bruyne », maladie qui remplit<br />

<strong>les</strong> grains <strong>de</strong> farine noire puante, en utilisant une semence<br />

saine provenant d’une autre région.<br />

Le nombre <strong>de</strong> textes (livres, artic<strong>les</strong> <strong>de</strong> périodiques), portant<br />

sur <strong>les</strong> aspects scientifiques et techniques <strong>de</strong> l’agri<strong>culture</strong>,<br />

augmentent rapi<strong>de</strong>ment à partir <strong>de</strong>s années 1730. Leurs<br />

auteurs, dans <strong>les</strong> premières décennies, sont généralement<br />

<strong>de</strong>s lettrés ruraux tels que <strong>de</strong>s responsab<strong>les</strong> administratifs,<br />

<strong>de</strong>s propriétaires, <strong>de</strong>s fermiers, <strong>de</strong>s cultivateurs, <strong>de</strong>s curés,<br />

etc. On retrouve ces types <strong>de</strong> personnalités dans <strong>les</strong> premières<br />

sociétés d’agri<strong>culture</strong>, dès le début du siècle en Gran<strong>de</strong>-<br />

Bretagne, à partir <strong>de</strong>s années 1750 pour le continent. Leurs<br />

textes se situent entre <strong>de</strong> simp<strong>les</strong> <strong>de</strong>scriptions <strong>de</strong>s pratiques<br />

paysannes et <strong>de</strong>s explications théoriques plus ou moins élaborées.<br />

On y trouve <strong>de</strong>s remè<strong>de</strong>s pour bien choisir et <strong>les</strong>siver<br />

<strong>les</strong> semences <strong>de</strong> manière à protéger du noircissement <strong>les</strong> futurs<br />

épis du printemps. Par exemple, Ancelot suggère, en 1730,<br />

dans le Journal <strong>de</strong> Verdun, <strong>de</strong> prévenir la « nielle » en suivant<br />

ce qui se fait avec succès chez lui en Picardie, en choisissant<br />

un blé non moucheté (c’est-à-dire un grain sain non tâché<br />

lors <strong>de</strong> la récolte par la poussière noire et puante d’un grain<br />

14


mémoires <strong>de</strong> science : rubrique dirigée par Ahmed Djebbar / LNA<strong>#44</strong><br />

niellé), venant d’un autre sol et <strong>les</strong>sivé dans <strong>de</strong> la chaux. Le<br />

blé moucheté, plus que le blé niellé, est le véritable problème<br />

économique <strong>de</strong>s paysans. La présence <strong>de</strong> grains niellés réduit<br />

relativement l’importance <strong>de</strong> la récolte mais la présence<br />

<strong>de</strong> poussière sur la récolte, suite à l’éclatement <strong>de</strong> ces grains<br />

niellés, aboutit à ce que tous <strong>les</strong> blés soient mouchetés, ce<br />

qui entraîne la production d’une farine violacée à l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong><br />

poisson pourri et donc <strong>de</strong> très bas prix.<br />

En France, le débat sur cette maladie du froment aboutit à<br />

l’immense succès du chimiste métallurgiste Mathieu Tillet.<br />

C’est essentiellement après avoir lu <strong>les</strong> auteurs ruraux, et notamment<br />

un anonyme du Pays <strong>de</strong> Caux, que Tillet propose<br />

une nouvelle explication et un remè<strong>de</strong> inspiré, dit-il, <strong>de</strong>s<br />

paysans normands qui refusent sans ambiguïté le discours<br />

savant qui accuse <strong>les</strong> intempéries. Pour Tillet, <strong>les</strong> pratiques<br />

paysannes sont le résultat d’une très longue histoire d’essais<br />

effectués dans <strong>les</strong> champs qu’il faut savoir recueillir. Il s’oppose<br />

à l’accusation <strong>de</strong> routine dont el<strong>les</strong> sont souvent l’objet<br />

<strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s savants. Sa Dissertation sur « la cause qui corrompt<br />

et noircit <strong>les</strong> grains <strong>de</strong> blés dans <strong>les</strong> épis » obtient, en<br />

1754, le prix <strong>de</strong> l’Académie royale <strong>de</strong>s sciences <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux.<br />

Se mêlent, dans le modèle <strong>de</strong> Tillet, <strong>les</strong> explications issues<br />

<strong>de</strong>s pratiques paysannes mais aussi <strong>de</strong>s concepts provenant<br />

<strong>de</strong> la mé<strong>de</strong>cine iatrochimique <strong>de</strong> Jean Astruc. Pour Tillet,<br />

le noircissement <strong>de</strong>s grains <strong>de</strong> froment est dû à une sorte<br />

<strong>de</strong> ferment, une sorte <strong>de</strong> virus chimique, présent dans la<br />

poussière noire, elle-même présente dans le grain mala<strong>de</strong>.<br />

Ce ferment-virus se retrouve sur un grain sain sali par cette<br />

poussière noire lors <strong>de</strong> la récolte. Lorsqu’un tel grain est utilisé<br />

comme semence à l’automne, le ferment-virus se retrouve,<br />

au printemps, au niveau <strong>de</strong> l’épi émergeant. Il agit alors<br />

en transformant, par une sorte <strong>de</strong> fermentation, la sève en<br />

poussière noire puante i<strong>de</strong>ntique à lui-même. Ce fermentvirus<br />

prend ainsi la place du ferment habituel qui transforme,<br />

par une autre fermentation, la sève en farine blanche<br />

nourricière. Tillet propose le même remè<strong>de</strong> que celui <strong>de</strong>s<br />

paysans : le lavage <strong>de</strong>s semences à la chaux. Il le justifie en<br />

affirmant que le ferment est ainsi neutralisé chimiquement.<br />

Le succès <strong>de</strong> Tillet est immense. Il est très largement cité<br />

avec éloge dans toute l’Europe. Plusieurs chimistes, dont<br />

Parmentier, Fourcroy ou Vauquelin, chercheront à préciser<br />

le processus qu’il a imaginé. Le fait que l’explication et le remè<strong>de</strong><br />

proposés par Tillet soient en accord avec <strong>les</strong> pratiques<br />

et savoirs paysans est une raison, sinon la principale, <strong>de</strong> son<br />

succès parmi la communauté <strong>de</strong>s auteurs ruraux et <strong>de</strong>s savants<br />

qui sont intéressés par l’amélioration <strong>de</strong> l’agri<strong>culture</strong>.<br />

Il apparaît comme le « physicien agriculteur » type imaginé<br />

par cette communauté. Sa métho<strong>de</strong>, la prise en compte <strong>de</strong><br />

ce qui se fait dans <strong>les</strong> campagnes et l’expérimentation dans<br />

<strong>les</strong> champs, correspond à la métho<strong>de</strong> ambitionnée par cette<br />

communauté. Cette <strong>de</strong>rnière est le résultat d’un contexte<br />

particulier – <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong>s années 1720 au début <strong>de</strong>s années<br />

1760 – caractérisé, spécialement en France, par le développement<br />

<strong>de</strong> quatre mouvements socio<strong>culture</strong>ls :<br />

1) le développement <strong>de</strong> l’idée selon laquelle « l’utilité » est<br />

la valeur essentielle, si ce n’est unique, <strong>de</strong> la science ;<br />

2) le développement <strong>de</strong> l’idée selon laquelle <strong>les</strong> métho<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong> la nouvelle science – observation et expérience – seu<strong>les</strong><br />

permettent <strong>de</strong> comprendre et maîtriser la nature (empirisme,<br />

sensualisme) ;<br />

3) le développement <strong>de</strong> l’idée selon laquelle l’agri<strong>culture</strong><br />

est la principale, si ce n’est la seule, source <strong>de</strong>s richesses<br />

(physiocratie) ;<br />

4) l’accroissement <strong>de</strong> l’alphabétisation dans une gran<strong>de</strong><br />

partie du royaume <strong>de</strong> France <strong>de</strong>puis la fin du XVII ème siècle<br />

qui donne <strong>de</strong>s lecteurs et <strong>de</strong>s auteurs.<br />

Tillet réalise le projet, mis en avant en particulier par Di<strong>de</strong>rot,<br />

Réaumur et Duhamel du Monceau, d’associer sciences et<br />

« arts et métiers » pour le bien <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux domaines. En<br />

combinant expérience professionnelle et expérience paysanne,<br />

il achève à la fois un succès théorique (en mettant en<br />

évi<strong>de</strong>nce le processus contagieux à travers la poussière noire)<br />

et un succès pratique (en proposant un remè<strong>de</strong> normalisé).<br />

De nos jours, ces pratiques paysannes ancestra<strong>les</strong> sont toujours<br />

efficaces et leur savoir implicite toujours correct. En<br />

revanche, le modèle <strong>de</strong> Tillet et ses améliorations chimiques<br />

effectuées par <strong>les</strong> chimistes français sont oubliés <strong>de</strong>puis le<br />

début du XIX ème siècle.<br />

Il semble nécessaire <strong>de</strong> se représenter <strong>les</strong> relations entre<br />

mon<strong>de</strong> paysan et mon<strong>de</strong> savant comme cel<strong>les</strong> existant<br />

entre <strong>de</strong>ux <strong>culture</strong>s différentes ayant leurs propres cohérences<br />

et leurs propres rythmes : l’information venant <strong>de</strong><br />

l’une est acceptée, traduite par l’autre, quand elle s’intègre<br />

dans une histoire, un contexte, qui peut l’utiliser.<br />

Pour plus d’informations :<br />

Cf. Pratiques paysannes et théories savantes préagronomiques au XVIII ème siècle :<br />

le cas <strong>de</strong>s débats sur la transmission <strong>de</strong>s maladies <strong>de</strong>s grains <strong>de</strong> blé, Gil<strong>les</strong> Denis,<br />

Revue Histoire <strong>de</strong>s Sciences, 2001.<br />

15


LNA<strong>#44</strong> / humeurs<br />

Des valeurs et <strong>de</strong>s fins : la gran<strong>de</strong> confusion<br />

Par Jean-François REY<br />

Professeur agrégé <strong>de</strong> philosophie à l’IUFM <strong>de</strong> Lille<br />

« Votre jugement vous juge », disait un philosophe. Ainsi d’une phrase qu’aurait prononcée<br />

Goethe et qui, si elle est vraie, ne sert pas sa mémoire. Le grand homme aurait dit : « J’ai<br />

toujours préféré une injustice à un désordre ». Imaginez un homme politique aujourd’hui tenant<br />

<strong>de</strong> tels propos. C’est qu’en cette pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s déclarations préélectora<strong>les</strong>, il est beaucoup<br />

question <strong>de</strong> s’engager pour <strong>de</strong>s « valeurs ». Ce que l’on entend généralement par « valeurs » est loin<br />

d’être clair. Prenons notre phrase <strong>de</strong> Goethe : il y aurait <strong>de</strong>ux valeurs, la justice et l’ordre, et entre<br />

<strong>les</strong> <strong>de</strong>ux une différence <strong>de</strong> niveau, une hiérarchie établie par un jugement, une évaluation qui nous<br />

choque par son cynisme et sa brutalité. Nous savons ce que recouvre, en termes <strong>de</strong> morts violentes,<br />

l’expression : « l’ordre règne à Varsovie (ou à Pékin) ». L’ordre serait-il une valeur au même titre que<br />

la justice ? Mieux vaudrait parler d’amour <strong>de</strong> l’ordre et <strong>de</strong> sentiment d’injustice. L’attachement à<br />

l’ordre au mépris <strong>de</strong> la justice qualifie immédiatement d’autoritaire, ou pire, le régime qui l’érige<br />

ainsi. Aussi a-t-on coutume <strong>de</strong> se repérer entre valeurs <strong>de</strong> gauche et valeurs <strong>de</strong> droite. Où classezvous<br />

la sécurité ? la propriété ? le travail ? l’esprit critique ? etc. Les <strong>de</strong>ux premières sont <strong>de</strong>s droits<br />

<strong>de</strong> l’homme, la troisième est une réalité sociale, la quatrième un produit <strong>de</strong> l’éducation. La catégorie<br />

<strong>de</strong> valeur est un fourre-tout.<br />

1<br />

Mathieu XIII, 45.<br />

2<br />

Olivier Reboul,<br />

Les valeurs <strong>de</strong> l’éducation,<br />

Paris, PUF 1992, p. 32.<br />

Pour notre malheur, <strong>de</strong>puis pas mal <strong>de</strong> temps, rô<strong>de</strong> le préjugé qui énonce : à chacun ses valeurs.<br />

Au point qu’il est <strong>de</strong>venu banal, stéréotypé et stérile d’opposer l’universalisme et le relativisme et,<br />

postmo<strong>de</strong>rnité aidant, la plupart en reste à une position « agnostique » sur la question <strong>de</strong>s valeurs.<br />

Il est toutefois possible d’éclaircir le débat. Essayons. La valeur, c’est d’abord le prix que j’accor<strong>de</strong> à<br />

une chose. C’est ce que j’aime, ce que je préfère. C’est ce pour quoi je suis prêt à sacrifier quelque<br />

chose : mon temps, mon argent, ma vie <strong>de</strong> famille, ma vie elle-même. Pour le philosophe Olivier<br />

Reboul, toute valeur se reconnaît dans la parabole évangélique <strong>de</strong> la perle : un homme riche sacrifie<br />

toute sa fortune pour une perle <strong>de</strong> grand prix 1 . C’est le sacrifice qui fait la valeur. Pour Olivier Reboul<br />

(philosophe <strong>de</strong> l’éducation), éduquer quelqu’un « c’est lui faire comprendre qu’on n’a rien sans<br />

rien, c’est-à-dire sans effort, sans risque d’échec, et que ce sacrifice, loin <strong>de</strong> nier la valeur <strong>de</strong> ce qu’on<br />

sacrifie l’exige » 2 . Encore faut-il que ce sacrifice soit libre, justifié et sur un horizon pas trop lointain.<br />

Mais qui nous garantit que le marchand <strong>de</strong> l’évangile n’est pas tout simplement un fou en phase<br />

d’agitation maniaque ? C’est que je ne suis pas seul à aimer, à préférer, à sacrifier. Comme l’écrivait,<br />

il y a fort longtemps, Paul-Louis Landsberg, élève <strong>de</strong> Max Scheler : « <strong>les</strong> valeurs ont un caractère <strong>de</strong><br />

transsubjectivité qui constitue le sérieux <strong>de</strong> l’engagement humain ». Ce qui nous importe, au fond<br />

<strong>de</strong> cette question, c’est le lien entre l’engagement personnel et <strong>les</strong> valeurs. Landsberg (1937) écrivait<br />

aussi, paraphrasant Nietzsche : « formule <strong>de</strong> mon bonheur : une gran<strong>de</strong> richesse d’expériences ordonnées<br />

<strong>de</strong> telle manière que rien ne soit nié, ni rien égalisé. Découverte d’une gran<strong>de</strong> hiérarchie ».<br />

Cette formule d’un homme qui <strong>de</strong>vait entrer en résistance quelques années après ces lignes paraît<br />

d’un autre âge, pour autant que notre âge soit celui du relativisme. Car, comment s’y retrouver,<br />

comment ne pas se perdre <strong>de</strong>vant l’équivalence axiologique généralisée du « tout se vaut, rien n’est<br />

préférable à rien » ? Nous ne pourrions nous engager puisque nous sommes incapab<strong>les</strong> d’évaluer,<br />

c’est-à-dire <strong>de</strong> préférer une valeur à une autre. La condition tragique <strong>de</strong> l’homme mo<strong>de</strong>rne, c’est <strong>de</strong><br />

n’avoir pas assez d’arguments <strong>de</strong>vant la démission munichoise, le lâche soulagement, ou <strong>de</strong> n’avoir<br />

pas le « cœur » <strong>de</strong> préférer le Front Populaire à Hitler.<br />

Mais, dans la formule <strong>de</strong> Landsberg, on aura noté le terme <strong>de</strong> « gran<strong>de</strong> hiérarchie ». Le spectacle<br />

qu’offre tout déballage <strong>de</strong>s valeurs n’est pas celui d’une harmonie mais bien plutôt, pour le dire<br />

avec <strong>les</strong> mots <strong>de</strong> Vladimir Jankélévitch, d’un « sporadisme ». « Les valeurs forment non pas une cité<br />

intelligible, mais plutôt une sorte <strong>de</strong> firmament déchiré, c’est-à-dire que chacune d’el<strong>les</strong> se proclame<br />

le centre <strong>de</strong> l’univers, sans nul souci <strong>de</strong>s autres ; chacune d’el<strong>les</strong> veut toute la place, fait comme si <strong>les</strong><br />

16


humeurs / LNA<strong>#44</strong><br />

autres n’existaient pas, <strong>de</strong> même que chacune <strong>de</strong> ses voluptés successives est pour l’amant versatile<br />

un présent éternel et absolument incomparable à tous <strong>les</strong> autres » 3 . Non seulement il n’y a pas harmonie<br />

(cosmos), mais cette confusion est le fait <strong>de</strong> l’homme qui ne peut qu’en rajouter. Voilà qui<br />

donne raison au « polythéisme <strong>de</strong>s valeurs » <strong>de</strong> Max Weber. Au niveau <strong>de</strong>s dieux <strong>de</strong> l’Olympe (que<br />

nous appellerons méta empirique), il y a une lutte intestine <strong>de</strong>s valeurs. Mais, au niveau empirique,<br />

celui du « cœur humain », le mal n’est pas dans le pluriel, mais dans « l’intention machiavélique<br />

d’affaiblir <strong>les</strong> valeurs et <strong>de</strong> jeter sur leur sérieux le doute et la déconsidération » 4 . Le plus souvent,<br />

nous vivons dans « l’imbroglio », dans cette « macédoine » qui rend l’existence viable et vivable.<br />

3<br />

V. Jankélévitch,<br />

Le mal in Philosophie<br />

morale, Paris, Flammarion<br />

1998, p. 305.<br />

4<br />

V. Jankélévitch, ibid.<br />

Que nous disent maintenant <strong>les</strong> hommes politiques en quête <strong>de</strong> nos suffrages ? Ils situent leur rivalité<br />

sur le plan <strong>de</strong>s valeurs. Mais tout se passe comme si ces valeurs étaient hypostasiées, comme<br />

s’il y avait, dans quelque arrière mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s Idées platoniciennes incarnées dans <strong>de</strong>s valeurs (le<br />

polythéisme n’étant pas satisfaisant). Dès lors, <strong>les</strong> discours dressent valeurs contre valeurs. Et si,<br />

précisément, ce n’était pas cela que nous attendions ? Et si notre engagement personnel à chacun ne<br />

se reconnaissait dans aucun <strong>de</strong> ces discours ? Levinas, dans un renversement radical, énonçait : « le<br />

fait éthique ne doit rien aux valeurs ; ce sont <strong>les</strong> valeurs qui lui doivent tout ». Il n’y a <strong>de</strong> valeurs que<br />

<strong>de</strong> ce qui fait valoir celui que j’éduque, à qui j’enseigne, avec qui je me mobilise, ou tout simplement<br />

à qui j’adresse la parole. Dès lors, tout en découle : la liberté (<strong>de</strong> mon élève, etc.), l’émancipation,<br />

l’instruction, l’éducation. Ce n’est pas sur <strong>les</strong> valeurs que nous attendons <strong>les</strong> hommes politiques.<br />

D’eux, nous attendons autre chose : un discours clair sur <strong>les</strong> fins, <strong>les</strong> fins du politique, du vivre<br />

ensemble, du bien commun. Et qu’ils ne sacrifient pas ces fins à la vue basse <strong>de</strong>s moyens. Mais peutêtre<br />

est-ce une autre question ?<br />

17


LNA<strong>#44</strong> / repenser la politique<br />

Capitalisme et cage d’acier<br />

Par Alain CAMBIER<br />

Docteur en philosophie, professeur en classes préparatoires,<br />

Faidherbe - Lille<br />

Depuis l’effondrement du communisme soviétique, il est <strong>de</strong>venu incongru <strong>de</strong> dénoncer <strong>les</strong> excès<br />

du capitalisme, comme si l’échec d’un système pouvait mettre l’autre au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> tout soupçon.<br />

Pourtant, <strong>de</strong>s critiques virulentes s’élevent aujourd’hui <strong>de</strong> l’intérieur même <strong>de</strong>s rouages du<br />

système pour en stigmatiser <strong>les</strong> dérives. Le capitalisme contemporain a laissé se développer <strong>de</strong>s<br />

fonds <strong>de</strong> gestion spéculatifs – hedge founds – dont le montant <strong>de</strong>s capitaux a doublé en cinq ans<br />

au point d’influencer directement la politique <strong>de</strong>s plus gran<strong>de</strong>s entreprises. Or, comme ils manquent<br />

singulièrement <strong>de</strong> transparence, procè<strong>de</strong>nt à coups d’emprunts et fonctionnent <strong>de</strong> manière<br />

totalement dérégulée, ces nouveaux monstres <strong>de</strong> puissance font désormais courir un risque fatal<br />

à l’ensemble <strong>de</strong>s places financières. Ainsi, le capitalisme financier actuel est menacé par sa propre<br />

logique. Mais <strong>les</strong> effets pervers <strong>de</strong> ce néo-capitalisme ne sont pas seulement économiques, ils<br />

sont également <strong>culture</strong>ls…<br />

1<br />

Cf. la distinction entre<br />

Gemeinschaft et Gesellschaft<br />

établie par Ferdinand<br />

Tönnies, déjà formulée<br />

chez Lorenz von Stein.<br />

2<br />

Max Weber, L’Ethique<br />

protestante et l’esprit du<br />

capitalisme.<br />

3<br />

Cf. la lettre <strong>de</strong> Calvin à<br />

Clau<strong>de</strong> <strong>de</strong> Sachin du<br />

7 novembre 1545,<br />

publiée pour la première<br />

fois en 1575.<br />

L<br />

’émergence du capitalisme a entraîné à la fois le passage d’une économie fondée sur la valeur d’usage<br />

à une économie privilégiant la valeur d’échange et celui d’une société considérée comme une<br />

communauté historique <strong>de</strong> traditions à une société civile articulée sur la poursuite d’intérêts individuels<br />

sans cesse renouvelés 1 . Or, cette mutation n’a pu se faire qu’en mobilisant <strong>de</strong>s schèmes <strong>culture</strong>ls<br />

déterminants : Max Weber a eu le mérite <strong>de</strong> pointer <strong>les</strong> présupposés éthiques et religieux <strong>de</strong> la révolution<br />

opérée par le capitalisme 2 . Même si la Réforme protestante – et plus particulièrement le Calvinisme<br />

– ne poursuivait, <strong>de</strong> son propre point <strong>de</strong> vue, que <strong>de</strong>s buts spirituels, elle servit <strong>de</strong> creuset<br />

pour forger une nouvelle approche <strong>de</strong> la société et <strong>de</strong> l’économie. Son rigorisme moral a favorisé une<br />

logique <strong>de</strong> réinvestissement <strong>de</strong>s richesses accumulées. La glorification du travail comme vocation<br />

a permis <strong>de</strong> mettre en valeur la sphère terrestre censée nous avoir été léguée par Dieu. En faisant<br />

<strong>de</strong> la foi une expérience fondamentalement subjective, le protestantisme a également contribué à<br />

responsabiliser l’individu. Le dynamisme personnel a pu alors se donner libre cours, jusque dans<br />

la vie profane, et récuser toute attitu<strong>de</strong> attentiste : « Ai<strong>de</strong>-toi, le ciel t’ai<strong>de</strong>ra ! ». Enfin, cette <strong>culture</strong><br />

protestante a joué un rôle crucial dans « le désenchantement du mon<strong>de</strong> » qui a autorisé une exploitation<br />

rationnelle <strong>de</strong> la nature. En particulier, la désacralisation du temps s’est concrétisée dans la<br />

justification du prêt à intérêt 3 . Le capitalisme n’a été possible que sur fond d’un dépli ontologique<br />

entre l’ici-bas et l’au-<strong>de</strong>là, vecteur <strong>de</strong> la démythologisation <strong>de</strong> notre sphère terrestre. Il serait donc<br />

simpliste d’en rester à un clivage entre infrastructures et superstructures, alors que tout concourt<br />

à montrer que <strong>les</strong> changements socio-économiques profonds opérés par le capitalisme n’ont pu se<br />

faire que grâce à un contexte <strong>culture</strong>l propice.<br />

Pourtant, s’il a su mettre au jour <strong>les</strong> racines <strong>culture</strong>l<strong>les</strong> du capitalisme et reconnaître que<br />

celui-ci était tributaire d’un « esprit », Weber est aussi celui qui portait, à la fin <strong>de</strong> son œuvre, un<br />

jugement sans appel sur ce type d’économie : « …le souci <strong>de</strong>s biens extérieurs ne <strong>de</strong>vait peser sur <strong>les</strong><br />

épau<strong>les</strong> <strong>de</strong> ses saints qu’à la façon d’un léger manteau qu’à chaque instant l’on peut rejeter. Mais la<br />

fatalité a transformé ce manteau en une cage d’acier ». Et notre auteur <strong>de</strong> préciser : « Aujourd’hui,<br />

l’esprit <strong>de</strong> l’ascétisme religieux s’est échappé <strong>de</strong> sa cage – définitivement ? qui saurait le dire… Quoi<br />

qu’il en soit, le capitalisme vainqueur n’a plus besoin <strong>de</strong> ce soutien <strong>de</strong>puis qu’il repose sur une<br />

base mécanique ». Ainsi, Weber considérait que le capitalisme était déjà <strong>de</strong>venu, à son époque,<br />

une cage d’acier aliénante dont l’« esprit » s’était échappé. Alors que cette économie avait été portée,<br />

au départ, par <strong>de</strong>s valeurs spirituel<strong>les</strong> respectab<strong>les</strong>, l’obsession exclusive <strong>de</strong>s biens matériels l’aurait<br />

emporté, vidant l’esprit du capitalisme <strong>de</strong> tout son sens. L’avidité la plus prosaïque d’enrichissement<br />

est <strong>de</strong>venue le seul ressort <strong>de</strong>s capitalistes et, pour <strong>les</strong> salariés, le vertige <strong>de</strong> la consommation l’unique<br />

stimulation au travail. « Le puritain voulait être un homme besogneux – et nous sommes forcés<br />

<strong>de</strong> l’être » : <strong>de</strong>s préoccupations strictement matérialistes ont supplanté <strong>les</strong> raisons <strong>culture</strong>l<strong>les</strong> qui<br />

18


epenser la politique / LNA<strong>#44</strong><br />

avaient animé initialement le développement du capitalisme et nous sommes enchaînés désormais<br />

à ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie dont Weber disait avec lucidité : « peut-être le déterminera-t-il jusqu’à ce que la<br />

<strong>de</strong>rnière tonne <strong>de</strong> carburant fossile ait achevé <strong>de</strong> se consumer ».<br />

Mais le capitalisme financier d’aujourd’hui ne s’est pas contenté <strong>de</strong> rejeter <strong>les</strong> valeurs spirituel<strong>les</strong><br />

qui l’avaient d’abord inspiré : il est <strong>de</strong>venu un danger pour toute <strong>culture</strong>. Certes, il peut<br />

se targuer d’avoir fait avancer la civilisation, mais celle-ci consiste surtout en une accumulation <strong>de</strong><br />

conventions artificiel<strong>les</strong>, <strong>de</strong> découvertes scientifiques, <strong>de</strong> prouesses techniques et d’avantages économiques.<br />

Or, la civilisation n’est pas la <strong>culture</strong> : elle peut même apparaître comme un instrument<br />

d’appauvrissement <strong>culture</strong>l 4 . Du point <strong>de</strong> vue strictement économique, la financiarisation du capitalisme<br />

a eu pour effet <strong>de</strong> remettre en cause la <strong>culture</strong> d’entreprise. Comme toute activité humaine,<br />

la poiésis – la production technique – est tributaire non seulement d’un contexte <strong>culture</strong>l géo-politique<br />

et du type spécifique <strong>de</strong> secteur économique dans lequel elle se développe, mais elle est également<br />

influencée par <strong>les</strong> mœurs propres à une entreprise qui permettent à ses membres <strong>de</strong> donner<br />

du sens à leur vie professionnelle à travers <strong>les</strong> représentations et <strong>les</strong> valeurs qui se sont sédimentées<br />

au fil <strong>de</strong>s luttes et <strong>de</strong>s compromis nécessaires. Grâce à la <strong>culture</strong> d’entreprise, <strong>les</strong> salariés disposent<br />

alors <strong>de</strong> repères qui leur permettent <strong>de</strong> mieux s’orienter et <strong>de</strong> se réapproprier, en partie, l’univers <strong>de</strong><br />

leur travail. Or, cette <strong>culture</strong> d’entreprise apparaît traitée avec la plus gran<strong>de</strong> désinvolture par un<br />

capitalisme qui n’a plus que faire <strong>de</strong>s conditions dans <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> s’effectue la production, obnubilé<br />

qu’il est <strong>de</strong> satisfaire à court terme la logique exclusivement lucrative <strong>de</strong>s actionnaires.<br />

Le capitalisme d’aujourd’hui ne se contente pas <strong>de</strong> dissoudre <strong>les</strong> <strong>culture</strong>s d’entreprise, mais<br />

s’emploie plus fondamentalement à éradiquer <strong>les</strong> <strong>culture</strong>s qui constituent l’i<strong>de</strong>ntité originale <strong>de</strong>s<br />

peup<strong>les</strong>. En ce sens, la <strong>culture</strong> désigne ce tout complexe comprenant <strong>les</strong> savoirs, <strong>les</strong> croyances, <strong>les</strong><br />

arts, la morale, <strong>les</strong> lois, <strong>les</strong> coutumes et <strong>les</strong> autres habitu<strong>de</strong>s acquises par l’homme dans l’état social.<br />

Chaque <strong>culture</strong> contribue ainsi à donner un style <strong>de</strong> vie, un « esprit » propre à une population et lui<br />

procure <strong>de</strong>s racines. Or, sous prétexte <strong>de</strong> mondialisation, le capitalisme ne reconnaît plus le droit à<br />

la diversité <strong>culture</strong>lle : il prétend imposer ses critères comme <strong>de</strong>s valeurs universel<strong>les</strong>. Alors qu’une<br />

<strong>culture</strong> se vit, la civilisation capitaliste raisonne en termes d’application <strong>de</strong> procédés. Toute <strong>culture</strong><br />

se caractérise par un ensemble <strong>de</strong> systèmes symboliques qui permettent à chacun <strong>de</strong> se situer dans<br />

l’existence, mais la civilisation capitaliste opère la déconstruction <strong>de</strong>s médiations symboliques pour<br />

lui substituer une approche purement opérationnelle <strong>de</strong>s problèmes. La civilisation capitaliste tend<br />

à imposer systématiquement l’activité rationnelle par finalité qui privilégie uniquement le calcul et<br />

ne supporte pas le « polythéisme <strong>de</strong>s valeurs ». Lorsque elle-même prétend se référer à <strong>de</strong>s valeurs,<br />

cel<strong>les</strong>-ci n’apparaissent plus fondées <strong>culture</strong>llement, mais relèvent d’une idéologie artificiellement<br />

distillée par <strong>de</strong>s média inféodés à une pensée unique préfabriquée. Celle-ci est <strong>de</strong>venue l’ersatz<br />

<strong>de</strong> cet « esprit <strong>de</strong> conditions socia<strong>les</strong> d’où l’esprit est exclu 5 ». Le capitalisme actuel a remplacé la<br />

<strong>culture</strong> par l’idéologie, au point que la « mondialisation » dont il se réclame apparaît <strong>de</strong> plus en plus<br />

elle-même comme une notion purement idéologique qui vise à opérer la dénégation <strong>de</strong> l’irréductibilité<br />

d’un mon<strong>de</strong> humain pluriel et multipolaire.<br />

Il serait naïf <strong>de</strong> vouloir renoncer à la civilisation, mais son extension ne présente aucun sens si elle se<br />

produit au détriment <strong>de</strong> la <strong>culture</strong>. Seule celle-ci donne le moyen aux hommes <strong>de</strong> se réapproprier <strong>les</strong><br />

ouvrages dont ils sont <strong>les</strong> auteurs, mais dans <strong>les</strong>quels néanmoins ils peuvent se perdre. C’est pourquoi<br />

le capitalisme peut être à la fois un vecteur <strong>de</strong> civilisation, mais en même temps une source<br />

profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> déshumanisation 6 . Au cours <strong>de</strong> son histoire, le capitalisme a non seulement perdu son<br />

esprit, mais il est <strong>de</strong>venu allergique à « l’esprit <strong>de</strong>s nations », au sens <strong>de</strong> Montesquieu 7 . Le capitalisme<br />

financier voudrait nous faire entrer dans l’ère <strong>de</strong> l’homme sans caractère, <strong>de</strong> « l’homme sans<br />

qualités », définitivement commutatif. Il confond allégrement économie d’échange et économie<br />

<strong>de</strong> l’interchangeable. Aujourd’hui, le capitalisme a bien compris qu’ayant perdu le sens <strong>de</strong>s vertus<br />

<strong>de</strong> l’ascèse qui permet <strong>de</strong> prendre la distance critique nécessaire vis-à-vis <strong>de</strong> soi-même, l’expérience<br />

<strong>de</strong> la différence <strong>culture</strong>lle est pour lui une épreuve périlleuse, car susceptible <strong>de</strong> démystifier aussi<br />

son propre fonctionnement et <strong>de</strong> mettre au jour la vanité qui l’anime. Aussi, ici et là, il s’emploie à<br />

dresser <strong>de</strong>s clôtures, à édifier <strong>de</strong>s murs, recours dérisoires pour protéger son vi<strong>de</strong> intérieur. La cage<br />

d’acier semble s’être donné comme ultime ambition <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir cage <strong>de</strong> béton.<br />

4 « La civilisation est un<br />

processus se déroulant<br />

au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> l’humanité »,<br />

écrit Sigmund Freud,<br />

c’est-à-dire un processus<br />

aveugle, sans sujet.<br />

5<br />

Cette expression est<br />

<strong>de</strong> Marx : Critique <strong>de</strong> la<br />

philosophie du droit <strong>de</strong> Hegel.<br />

6<br />

« Culture et civilisation :<br />

c’est le corps vivant<br />

d’une âme <strong>culture</strong>lle et sa<br />

momie », Oswald Spengler.<br />

7<br />

Cf. Montesquieu,<br />

De l’Esprit <strong>de</strong>s lois.<br />

19


LNA<strong>#44</strong> / jeux littéraires<br />

Voulez-vous savoir pourquoi, à l’ombre tutélaire <strong>de</strong> Max<br />

Ernst, la Nouvelle Revue Mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> Philippe Lemaire<br />

est indispensable en ces temps maudits ? À supposer que vous<br />

le <strong>de</strong>mandiez, je répondrais simplement : ouvrez un quelconque<br />

<strong>de</strong>s 20 numéros <strong>de</strong> la NRM, plus <strong>de</strong> 1000 pages et 80 auteurs<br />

<strong>de</strong>puis 2002. Et par cet acte congru, la réponse vous sautera<br />

aux yeux : le survol <strong>de</strong> quelques poèmes, nouvel<strong>les</strong> ou illustrations<br />

suffit à frôler le souffle essentiel <strong>de</strong> la vie et <strong>de</strong>s mots.<br />

Arrêtez-vous sur <strong>les</strong> pages <strong>de</strong> critique et <strong>les</strong> notes <strong>de</strong> lecture.<br />

Au mépris <strong>de</strong>s tendances mercanti<strong>les</strong> mais toujours à l’affût<br />

où il faut, <strong>les</strong> chroniqueurs décèlent ce que la <strong>culture</strong> et la pensée<br />

produisent <strong>de</strong> meilleur et <strong>de</strong> durable. Goûtez, tournant <strong>les</strong><br />

pages, à une sensation puissante et inédite, l’interférence <strong>de</strong>s<br />

collages et <strong>de</strong> la poésie. Un précurseur tout proche se nomme<br />

Jirí Kolár, grand maître dans l’art du collage, poète au sens<br />

d’Eluard : celui qui inspire, bien plus que celui qui est inspiré.<br />

C’est qu’un protocole comparable rapproche poète et collagiste<br />

: l’un assemble <strong>de</strong>s mots, l’autre <strong>de</strong>s papiers découpés, <strong>les</strong><br />

<strong>de</strong>ux rebâtissent un mon<strong>de</strong> à gagner. Rien moins la mission<br />

que s’assigne Philippe Lemaire. Avec <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> fortune ?<br />

N’empêche, la NRM s’impose comme l’une <strong>de</strong>s revues <strong>les</strong><br />

plus riches aujourd’hui, quant au fond, quant à la forme.<br />

Philippe Lemaire - 68, rue du Moulin d’Ascq<br />

59493 Villeneuve-d’Ascq<br />

phil.fax@free.fr<br />

Version électronique http://nouvellerevuemo<strong>de</strong>rne.free.fr/<br />

L’or du temps - Philippe Lemaire<br />

Faute <strong>de</strong> place ici, un coup <strong>de</strong> dés a désigné le chien errant<br />

<strong>de</strong> Jacques Abeille et bêtises <strong>de</strong> Jean L’Anselme parmi <strong>les</strong><br />

échantillons poétiques que la Nouvelle Revue Mo<strong>de</strong>rne a<br />

confiés aux Nouvel<strong>les</strong> d’Archimè<strong>de</strong>. Il faudra vous procurer<br />

la revue pour lire Marie Groëtte, Alfonso Jimenez, Éricle<br />

Mimosa, Olivier Salon, Lucien Suel et 80 auteurs.<br />

Welcome to the Beat hotel - Philippe Lemaire<br />

LE CHIEN ERRANT<br />

à la mémoire <strong>de</strong> Franz Kafka<br />

Collage<br />

Il allait dans la déférente agitation d’un corps dégingandé, affrontant le pâle<br />

printemps du retour d’âge avec un évi<strong>de</strong>nt manque d’appétit. Les peupliers<br />

tremblaient dans l’émulsion <strong>de</strong> leur feuillage et la route était aussi blanche<br />

que le ciel. De personne il n’attendait un signe. Il était seul, ne laissant<br />

nulle trace dans le lointain paysage qu’il trouvait.<br />

Un chien vint à lui. L’animal flageolait sur ses pattes comme à la<br />

traversée d’une nappe <strong>de</strong> chaleur et frôla du museau le pantalon <strong>de</strong> coutil<br />

du voyageur. Ce <strong>de</strong>rnier posa la main sur le poil rêche <strong>de</strong> l’animal qui leva<br />

la tête. Il avait <strong>les</strong> <strong>de</strong>ux yeux ouverts d’une taie laiteuse et opaque. Le ciel<br />

uniforme et vi<strong>de</strong> lui remplissait le crâne. L’homme n’eut pas le cœur <strong>de</strong><br />

le chasser. Ainsi firent-ils route ensemble, l’homme guidant le chien et le<br />

gardant <strong>de</strong> tout danger, et pendant <strong>de</strong> longs mois ils traversèrent <strong>de</strong>s pays<br />

indifférents. Mêmes terres, mêmes <strong>culture</strong>s, mêmes levers <strong>de</strong> peupliers au<br />

bord <strong>de</strong> rivières muettes.<br />

Puis ils entrèrent dans un paysage <strong>de</strong> garrigues où la pierraille craquait<br />

sous <strong>les</strong> semel<strong>les</strong>. Un jour qu’ils se reposaient dans une cahute <strong>de</strong><br />

berger, l’homme entendit le souffle hâtif du chien et sut que la bête allait<br />

mourir. Sur le flanc secoué <strong>de</strong>s spasmes il posa une main rassurante, à tâtons<br />

car <strong>de</strong>puis plusieurs jours il ne discernait plus son compagnon. Une<br />

brume toujours plus <strong>de</strong>nse envahissait à son tour le regard <strong>de</strong> l’homme.<br />

Le chien mort, l’homme continua d’errer par l’âpreté du mon<strong>de</strong> qu’il ne<br />

connaissait plus qu’enveloppé <strong>de</strong> l’ouate <strong>de</strong> ses pensées.<br />

20<br />

Jacques ABEILLE (NRM n°11)


jeux littéraires / LNA<strong>#44</strong><br />

Le fleuve <strong>de</strong>s livres imaginaires - Philippe Lemaire<br />

L’Eau <strong>de</strong>s Rêves, calendrier perpétuel 2003<br />

mental<br />

par Robert RAPILLY<br />

BÊTISES<br />

L’humoriste est un être infréquentable<br />

tout juste accepté dans <strong>les</strong> endroits <strong>de</strong><br />

tolérance où il flanque le bor<strong>de</strong>l.<br />

L’indiscipline faisant la force principale<br />

désarmée, pour être fort, soyons indisciplinés.<br />

Pour rouler un patin, faut-il <strong>de</strong>s patins<br />

à roulettes ?<br />

Il faut que le pauvre sache que « l’économie<br />

<strong>de</strong> marcher » concourt à une plus<br />

gran<strong>de</strong> espérance <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s chaussures.<br />

Le cyclamen n’est pas un vélo <strong>de</strong> curé,<br />

comme on pourrait le croire.<br />

Jean L’ANSELME (NRM n°14)<br />

Nouvel exercice d’Alain Zalmanski* (voir NdA n° 42),<br />

la contrainte du prisonnier.<br />

Le prisonnier vit dans un espace restreint, dispose<br />

<strong>de</strong> peu <strong>de</strong> papier, n’utilisera que <strong>les</strong> lettres<br />

“prisonnières” <strong>de</strong> l’interligne. Pas <strong>de</strong> b, d, f, g, h,<br />

j, k, l, p, q, t, y. La contrainte dite “dure” se prive<br />

également du i, du z, <strong>de</strong>s accents et virgu<strong>les</strong>. Exemple :<br />

manon murmure mon nom avec une nuance amoureuse accrue<br />

Si vous ne parvenez à écrire tout un poème, trouvez<br />

au moins 5 vil<strong>les</strong> et 5 prénoms respectant la contrainte<br />

du prisonnier. Résultats dans notre prochain numéro.<br />

La toute jeune, tout imaginative Caroline Lousier,<br />

écolière à La Ma<strong>de</strong>leine, a remporté notre précé<strong>de</strong>nt<br />

concours en transformant<br />

Cet homme est énormément bête<br />

en ces 2 holorimes :<br />

Ce Tom est ténor mais m’embête<br />

Seth omettait norme et mon bec<br />

_<br />

* in Maths et Jeux - ADCS 2005<br />

21


LNA<strong>#44</strong> / vivre <strong>les</strong> sciences, vivre le droit...<br />

Y-a (pas) photo !<br />

Par Jean-Marie BREUVART<br />

Philosophe<br />

Qui n’a pas entendu cette expression médiatique, pour<br />

illustrer une réalité qu’il n’est pas nécessaire <strong>de</strong> vérifier,<br />

tant elle éclate par son évi<strong>de</strong>nce ?<br />

Pourtant, le développement actuel <strong>de</strong>s techniques <strong>de</strong> photographie<br />

pourrait conduire à penser que nous assistons au contraire<br />

à un dévoiement <strong>de</strong> cette (supposée) source d’évi<strong>de</strong>nce.<br />

Interrogé par Philippe Petit à propos <strong>de</strong> la photographie,<br />

Jean Baudrillard considérait qu’elle est justement « nonobjective<br />

» :<br />

(…) Pour en revenir à la photo ; c’est la technique qui lui donne<br />

son caractère inouï en tant qu’image. C’est par cette technicité<br />

que notre mon<strong>de</strong> se révèle radicalement non objectif. C’est<br />

l’objectif photographique qui, paradoxalement, révèle l’inobjectivité<br />

du mon<strong>de</strong>, ce quelque chose qui ne sera pas résolu par<br />

l’analyse ou dans la ressemblance 1 .<br />

Or, tout aussi paradoxalement, c’est précisément cette nonobjectivité<br />

<strong>de</strong> la photo qui, bien davantage encore qu’à l’époque<br />

<strong>de</strong> ces réflexions (1997), fait aujourd’hui question. Le développement<br />

même <strong>de</strong> l’Internet et <strong>de</strong>s techniques électroniques<br />

en photographie aura transformé ce que Baudrillard<br />

considérait encore comme une chance pour une interrogation<br />

du réel en un flux d’images non signées, mais toujours bonnes<br />

à cueillir. Ni subjective, ni objective, la photo fait partie,<br />

tout simplement, d’un environnement impersonnel dont se<br />

contentent souvent <strong>les</strong> sujets qui <strong>les</strong> utilisent.<br />

A. Foca<strong>les</strong> variab<strong>les</strong><br />

Coup sur coup, se sont en effet développées <strong>de</strong>s techniques<br />

qui nous ont permis <strong>de</strong> décentrer la photographie <strong>de</strong> sa dimension<br />

humaine. On pourrait résumer ces techniques en<br />

disant qu’el<strong>les</strong> ont introduit un « objectif à focale variable »<br />

dans notre perception du réel.<br />

Première focale : celle du tout petit, <strong>de</strong> l’insecte. Voici comment<br />

est présenté sur Internet le DVD Microcosmos ou le<br />

peuple <strong>de</strong> l’herbe, film sorti en 1996 :<br />

Une heure quinze sur une planète inconnue : la Terre, redécouverte<br />

à l’échelle du centimètre. Ses habitants, <strong>de</strong>s créatures<br />

fantastiques : <strong>les</strong> insectes et autres animaux <strong>de</strong> l’ herbe et <strong>de</strong><br />

l’eau. Ses paysages : <strong>les</strong> forêts impénétrab<strong>les</strong> que sont <strong>les</strong> touffes<br />

d’herbe, ou <strong>de</strong>s gouttes <strong>de</strong> rosée grosses comme <strong>de</strong>s ballons...<br />

Ce film proposait donc une approche révolutionnaire dans<br />

le domaine du « micro-vivant ». On découvrait une réalité<br />

côtoyée chaque jour, mais pourtant insoupçonnée, celle<br />

d’un réel agissant en secret dans la nature, avec un déploiement<br />

inouï <strong>de</strong> formes et <strong>de</strong> couleurs, qui multipliaient à<br />

l’infini <strong>les</strong> potentialités d’admiration du réel.<br />

Une autre déclinaison <strong>de</strong> ce regard différent sur le réel nous<br />

est venue par <strong>les</strong> techniques d’IRM, nous permettant, ici<br />

encore, <strong>de</strong> visualiser <strong>de</strong>s processus également insoupçonnés,<br />

dans la compréhension <strong>de</strong> la vie psychique. Ce n’était plus<br />

simplement la psychanalyse qui permettait d’un coup <strong>de</strong><br />

nous faire découvrir la vie cachée <strong>de</strong> nos affects. C’était,<br />

plus radicalement, le comportement <strong>de</strong>s cellu<strong>les</strong> mêmes qui<br />

nous font penser : ici aussi, disparition du « sujet », même<br />

psychanalytique, au profit d’une mise en scène d’événements<br />

plus fondamentaux que ceux <strong>de</strong> ce « sujet ».<br />

Autre changement <strong>de</strong> « focale » : un double effort pour<br />

comprendre notre planète terre :<br />

- d’un côté, la Terre vue du ciel, nous faisant découvrir combien<br />

le lointain pouvait être beau, alors qu’il se situait sur la<br />

même planète que la nôtre. Soudain, l’on prenait conscience<br />

<strong>de</strong> la splen<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> ce quotidien qui s’appelle notre terre ;<br />

- parallèlement, <strong>les</strong> satellites nous ont fait découvrir une vue<br />

globale <strong>de</strong> cette même planète, en un mouvement allant du<br />

plus grand au plus petit, <strong>de</strong>s continents et océans immenses<br />

jusqu’à l’endroit même où nous vivons et respirons. La technique<br />

aura opéré un miracle encore plus grand que celui <strong>de</strong><br />

Copernic : non seulement notre terre évolue dans le ciel, mais<br />

on peut facilement faire l’aller et retour virtuel entre elle et<br />

notre « terre » locale, celle qui nous a vu naître et qui nous<br />

fait vivre.<br />

Autre focale encore : cette « terre-patrie » semble noyée dans<br />

un océan cé<strong>les</strong>te infiniment plus large encore. Recevoir d’innombrab<strong>les</strong><br />

photos <strong>de</strong> la lune ou <strong>de</strong> Mars, en avoir d’autres<br />

qui nous font découvrir <strong>les</strong> gran<strong>de</strong>s planètes comme Jupiter,<br />

Saturne, Neptune ou Uranus, nous ouvrir au-<strong>de</strong>là aux<br />

dimensions d’un univers sans limites assignab<strong>les</strong>, toutes ces<br />

possibilités confèrent à la révolution copernicienne et à la<br />

« lunette » galiléenne une portée quasi infinie, nous renvoyant<br />

par là-même à notre propre fragilité.<br />

B. Peut-on photographier la vie privée ?<br />

On le voit, tous ces changements d’échelle, <strong>de</strong> l’infiniment<br />

petit à l’infiniment grand, modifient en profon<strong>de</strong>ur notre<br />

rapport personnel à nous-mêmes et à nos lieux <strong>de</strong> vie. Cette<br />

intrusion <strong>de</strong> la photo dans l’univers infini a-t-elle alors une<br />

autre signification que celle d’être une simple prouesse<br />

technique ?<br />

En réalité, ce décuplement <strong>de</strong> nos pouvoirs d’observation<br />

n’est pas sans poser d’autres questions, beaucoup plus vita<strong>les</strong>,<br />

sur notre perception <strong>de</strong> nous-mêmes.<br />

Car si l’on se réfère, non plus aux différentes « foca<strong>les</strong> » évo-<br />

22


vivre <strong>les</strong> sciences, vivre le droit... / LNA<strong>#44</strong><br />

quées, mais aux « interstices » ainsi créés entre ces différentes<br />

échel<strong>les</strong>, il semble qu’il n’y a plus rien : entre la cellule<br />

vivante, celle <strong>de</strong> nos neurones, la réalité <strong>de</strong> notre terre et <strong>de</strong><br />

l’univers, il n’y a plus que la variation du plus petit au plus<br />

grand, avec disparition progressive <strong>de</strong> ce qui faisait la différence<br />

: tout simplement l’œil regardant.<br />

Cette dimension humaine est celle qu’avait pourtant bien<br />

étudiée un Merleau-Ponty, dans sa Phénoménologie <strong>de</strong> la<br />

Perception, et plus encore dans Le visible et l’ invisible.<br />

C’est celle <strong>de</strong> notre présence réelle aux choses, celle d’une<br />

fleur que nous pouvons sentir en même temps que nous<br />

la regardons. N’est-ce pas une dimension importante <strong>de</strong><br />

nos vies qui est ainsi engloutie dans un océan illimité <strong>de</strong><br />

représentations ?<br />

Prenons l’exemple <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> famille. La technologie ellemême<br />

rend possible l’échange et la diffusion <strong>de</strong>s photos<br />

qu’engendre, au fil <strong>de</strong>s ans, cette vie <strong>de</strong> famille. Ces photos<br />

sont, par nature, toujours relatives à <strong>de</strong>s événements qui<br />

affectent l’histoire <strong>de</strong> celui qui <strong>les</strong> regar<strong>de</strong>. Il faudrait ici<br />

rapprocher ce sens <strong>de</strong> la photo <strong>de</strong> famille <strong>de</strong> l’engouement<br />

actuel pour <strong>les</strong> généalogies. La « transmission », pour parler<br />

comme P. Legendre, est ici à l’œuvre.<br />

Or, cette possibilité même est menacée : Internet, mais également<br />

la télévision en ses émissions <strong>de</strong> « télé-réalité », nous<br />

permettent d’entrer dans l’intimité d’autres famil<strong>les</strong>, <strong>de</strong> rencontrer<br />

d’autres images privées que cel<strong>les</strong> <strong>de</strong> la nôtre propre.<br />

Nous avons surtout la possibilité <strong>de</strong> recevoir d’autres images<br />

privées que <strong>les</strong> nôtres, et <strong>de</strong> vibrer à ce qui fut à l’origine <strong>de</strong><br />

ces photos, sans réellement le connaître, sinon par le seul<br />

biais d’une émotion passagère.<br />

C. Une nouvelle signification <strong>de</strong> l’image<br />

C’est cette nouvelle signification <strong>de</strong> l’image que le développement<br />

<strong>de</strong>s techniques <strong>de</strong> communication nous impose,<br />

non sans avoir quelques répercussions sur la façon même<br />

dont nous envisageons notre vie privée. Pensons ici à ce que<br />

M.J. Mondzain appelle <strong>les</strong> sources byzantines <strong>de</strong> l’imaginaire<br />

contemporain 2 .<br />

De quoi s’agit-il ? La thèse <strong>de</strong> M.J. Mondzain consiste à dire<br />

que se joue aujourd’hui, par l’image médiatisée, le même<br />

processus <strong>de</strong> prise <strong>de</strong> pouvoir que celui auquel a été confrontée<br />

l’icône. Au fond, tout se passe comme si le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

la photo, par l’extension même qu’il a prise, avait pour<br />

office <strong>de</strong> gommer toute dimension existentielle personnelle,<br />

<strong>de</strong> faire oublier l’absence et la mort auxquel<strong>les</strong> nous sommes<br />

pourtant réellement confrontés, <strong>de</strong> la même façon que<br />

l’icône a pu parfois opérer ce masquage <strong>de</strong> la mort par son<br />

intégration dans une économie <strong>de</strong> pouvoir.<br />

La véritable image, y compris celle <strong>de</strong> la photo, <strong>de</strong>vrait donc<br />

être plus qu’une image, puisque, selon M.J. Mondzain, elle<br />

renvoie à un vi<strong>de</strong> et une absence. Religion ou pas, on retrouve<br />

ici la réflexion <strong>de</strong> J. Baudrillard évoquée ci-<strong>de</strong>ssus :<br />

la photo ne représente pas la réalité qu’on croit, mais nous<br />

met en présence <strong>de</strong> palpitations <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> mort, et finalement<br />

d’une absence que ne saurait combler la multiplicité<br />

<strong>de</strong> représentations médiatiques dont nous sommes chaque<br />

jour abreuvés. Il suffit <strong>de</strong> « voir » <strong>les</strong> productions <strong>de</strong>s grands<br />

photographes, comme Doisneau ou Depardon, pour comprendre<br />

comment ces photos étaient d’abord <strong>de</strong>s instants <strong>de</strong><br />

vie humaine, non-répétab<strong>les</strong> et donc fragi<strong>les</strong>.<br />

Une chance : c’est précisément cette dimension transcendante<br />

que l’on peut retrouver dans certains échanges passagers<br />

<strong>de</strong> photos que se transmettent <strong>de</strong>s amis par le portable. D’un<br />

coup, c’est la dimension particulière unique qui réapparaît.<br />

Telle est la transmutation <strong>de</strong> la rencontre opérée ainsi par<br />

cet échange furtif. Mais cela, à une condition : c’est que<br />

soit sauvegardé en même temps l’espace privé ainsi révélé,<br />

dans la définition d’un secret partagé, par exemple, dans la<br />

vie amoureuse. Paradoxe : c’est justement dans l’utilisation<br />

du support maintenant le plus universel que peut être vécue<br />

l’expérience la plus indicible.<br />

Terminons, comme nous avions commencé, par J. Baudrillard<br />

: dans un livre plus ancien, il invitait à changer <strong>de</strong><br />

regard pour trouver le salut, au sein <strong>de</strong> l’univers « universel »<br />

et impersonnel qui nous est donné chaque jour. Ce qu’il<br />

proposait en terminant, voici trente ans, c’est<br />

…Une révolution qui libérerait non pas <strong>les</strong> objets et leur valeur,<br />

mais la relation d’échange elle-même, mais la réciprocité<br />

d’une parole que partout aujourd’hui le terrorisme <strong>de</strong> la valeur<br />

écrase 3 .<br />

Il faudrait sans doute passer du « y-a pas photo » à la simple<br />

photo du « y-a pas ».<br />

1<br />

Le Paroxyste indifférent, Grasset, 1997, Livre 2, chapitre 2, « La photo, c’est très<br />

beau, mais il ne faut pas le dire », p. 164.<br />

2<br />

Sous-titre à son livre Image, Icône, Économie, Seuil, 1996.<br />

3<br />

J. Baudrillard, Pour une Critique <strong>de</strong> l’économie politique du signe, Gallimard,<br />

Les Essais, CLVIII, 1976.<br />

23


LNA<strong>#44</strong> / à lire<br />

Le chaos<br />

Ivar Ekeland<br />

Le chaos est une théorie mathématique qui permet <strong>de</strong> décrire<br />

<strong>de</strong>s systèmes instab<strong>les</strong> comme <strong>les</strong> mouvements <strong>de</strong>s planètes<br />

et <strong>les</strong> variations météorologiques.<br />

Mais le calcul <strong>de</strong>s trajectoires d’un système chaotique est-il<br />

possible ? La réponse à cette question nous conduit à nous<br />

interroger sur le rapport entre mathématiques et ordinateurs<br />

et, plus généralement, sur la place<br />

<strong>de</strong>s mathématiques dans <strong>les</strong> sciences.<br />

Comme <strong>les</strong> théories sont désormais trop<br />

complexes pour que l’on puisse faire <strong>les</strong><br />

calculs à la main, l’ordinateur est <strong>de</strong>venu<br />

un intermédiaire obligé entre<br />

le modèle mathématique et<br />

la réalité physique qu’il prétend<br />

décrire. Ce que montre la théorie<br />

du chaos, c’est que même <strong>les</strong><br />

calculs effectués par ordinateur<br />

sont sujets à caution. L’ordinateur<br />

change <strong>les</strong> conditions <strong>de</strong><br />

la recherche scientifique, mais<br />

pour l’utiliser à bon escient,<br />

il faut être conscient <strong>de</strong> ses limites.<br />

Cet ouvrage est paru, dans une première version,<br />

en 1995, dans la collection « Dominos » <strong>de</strong> Flammarion.<br />

Cette nouvelle version est mise à jour et<br />

augmentée d’un chapitre : « Comment construire<br />

notre propre petit chaos personnel ».<br />

Un vrai défi !<br />

Éditions Le Pommier, collection Poche, 160 p., 2006, 6 E.<br />

Philosophe et mathématicien, Ivar Ekeland a été prési<strong>de</strong>nt<br />

<strong>de</strong> l’Université Paris-Dauphine <strong>de</strong> 1989 à 1994. Il est à présent<br />

professeur <strong>de</strong> mathématiques et d’économie à l’Université<br />

<strong>de</strong> Colombie Britannique à Vancouver. Son œuvre<br />

scientifique porte sur la dynamique, la géométrie et <strong>les</strong> problèmes<br />

mathématiques issus <strong>de</strong> l’économie et <strong>de</strong> la gestion.<br />

Son œuvre <strong>de</strong> vulgarisation lui a valu plusieurs récompenses,<br />

dont le prix Jean Rostand et le prix d’Alembert. Il est<br />

membre <strong>de</strong> l’Académie <strong>de</strong>s Sciences <strong>de</strong> Norvège, et titulaire<br />

d’une chaire <strong>de</strong> recherche du Canada.<br />

La vie poétique<br />

<strong>de</strong> l’inspecteur Morse<br />

Un polar mélancolique<br />

Jean Decottignies<br />

Si, comme on l’a dit, un livre <strong>de</strong> philosophie <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à<br />

être lu comme une espèce particulière <strong>de</strong> roman policier,<br />

Colin Dexter nous livre pour sa<br />

part, avec la saga <strong>de</strong> l’inspecteur<br />

Morse, une œuvre policière qui<br />

pourrait bien intéresser <strong>de</strong> près la<br />

philosophie. Échappant aux lois<br />

du genre, cultivant délibérément<br />

la vertu d’incongruité, la fable du<br />

célèbre inspecteur met en avant<br />

<strong>de</strong>s appréciations sur l’homme,<br />

la vie, la <strong>de</strong>stinée, voire la rhétorique<br />

et la poétique. Une sorte <strong>de</strong><br />

contre-texte critique accompagne<br />

la narration, prend en écharpe le<br />

projet policier, dévoyant <strong>les</strong> protoco<strong>les</strong><br />

d’écriture et l’idéologie<br />

fondatrice du genre.<br />

Telle est l’action <strong>de</strong> l’ironie, ce<br />

sentiment <strong>de</strong> la limitation qui<br />

ne vise, en l’occurrence, <strong>les</strong> Holmes et Poirot que pour<br />

montrer la précarité <strong>de</strong>s valeurs <strong>de</strong> vérité et <strong>de</strong> justice, et<br />

discréditer <strong>les</strong> conventions du polar traditionnel. Morse,<br />

inspecteur atypique, illustre ainsi dans son discours et son<br />

comportement la posture hérétique <strong>de</strong> l’ennemi <strong>de</strong>s dogmes<br />

et <strong>de</strong>s institutions. Il célèbre, en revanche, le « Gai Savoir »<br />

instauré par Nietzsche : voué à la musique et au culte féminin,<br />

c’est « au sein <strong>de</strong> toute l’incertitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> la pluralité<br />

merveilleuse <strong>de</strong> l’existence » que Morse associe à son activité<br />

policière le péché <strong>de</strong> « délectation morose ».<br />

Prenant en compte ces diverses anomalies, une telle lecture<br />

ne saurait revendiquer d’autre validité que celle d’une fiction<br />

théorique.<br />

ELLUG, Université Stendhal, Grenoble, 2004, 23 E.<br />

Jean Decottignies (1918-2003), professeur émérite à l’université<br />

Char<strong>les</strong> <strong>de</strong> Gaulle (Lille III), a consacré l’essentiel <strong>de</strong><br />

ses recherches à la littérature <strong>de</strong>s XIX ème et XX ème sièc<strong>les</strong>. La<br />

vie poétique <strong>de</strong> l’inspecteur Morse, ouvrage a priori peu universitaire<br />

par son objet, se situe résolument dans la lignée <strong>de</strong><br />

travaux par <strong>les</strong>quels il n’a cessé d’explorer notre mo<strong>de</strong>rnité.<br />

24


à lire / LNA<strong>#44</strong><br />

Deux livres <strong>de</strong> Jean-Marc Lévy-Leblond<br />

« La vitesse <strong>de</strong> l’ombre. Aux limites <strong>de</strong> la science »<br />

et « De la matière (quantique, relativiste, interactive) »<br />

Par Bernard MAITTE,<br />

Professeur d’histoire et d’épistémologie <strong>de</strong>s sciences<br />

Voici <strong>de</strong>ux excellents livres, à lire absolument.<br />

Le premier, La vitesse <strong>de</strong> l’ombre. Aux limites <strong>de</strong><br />

la science 1 est un recueil d’essais, déjà publiés dans différentes<br />

revues, considérablement remaniés et augmentés, dont le<br />

regroupement en un volume fait sens. Jean-Marc Levy-<br />

Leblond nous y parle, avec une plume vive et alerte, pleine<br />

d’humour et d’ironie, <strong>de</strong>s sept couleurs <strong>de</strong> l’arc-en-ciel, du<br />

volume <strong>de</strong> l’Enfer, <strong>de</strong> l’utilisation <strong>de</strong>s lettres <strong>de</strong> l’alphabet<br />

dans <strong>les</strong> formu<strong>les</strong> (cabalistiques) <strong>de</strong> la physique, rapporte<br />

<strong>les</strong> historiettes qui se content dans <strong>les</strong> laboratoires, relève<br />

<strong>les</strong> images qui collent aux grands savants… À cette lecture<br />

« au premier niveau », j’ai pris un vif plaisir. Mais le second<br />

niveau m’a procuré une véritable délectation : c’est que la<br />

stratégie suivie par Jean-Marc Levy-Leblond est claire. Il<br />

explore <strong>les</strong> marges <strong>de</strong> la science pour mettre à nu son fonctionnement,<br />

sa portée, ses significations, ses fon<strong>de</strong>ments, <strong>les</strong><br />

relations qu’elle entretient avec <strong>les</strong> autres activités humaines.<br />

Cette « critique <strong>de</strong> science » interroge ce que nous appelons<br />

la « connaissance scientifique ». Elle la montre prendre sens<br />

dans <strong>de</strong>s contextes historiques, philosophiques, politiques<br />

bien précis. Elle incite à réfléchir sur cette science, qui est<br />

parvenue au terme du projet élaboré pour elle par ses « pères<br />

fondateurs » au XVII ème siècle, qui a épuisé le programme<br />

<strong>de</strong>s « Lumières », et se rabat aujourd’hui sur la sombre technoscience.<br />

Mais, en se consacrant presque exclusivement à<br />

la besogne d’apporter <strong>de</strong>s réponses, ne délaisse-t-elle pas ce<br />

qui fait (faisait ?) véritablement sa force et sa pertinence :<br />

poser <strong>de</strong> nouvel<strong>les</strong> questions ? Jean-Marc Lévy-Leblond, en<br />

homme <strong>de</strong> <strong>culture</strong> qu’il est, nous montre la pensée scientifique<br />

se nourrir aux sources du rêve, <strong>de</strong> l’imaginaire et <strong>de</strong><br />

l’utopie pour modifier le rêve, l’imaginaire et l’utopie. Il<br />

interroge : cette pensée vivante, cette pensée qui porte en<br />

elle sa propre capacité <strong>de</strong> contestation n’est-elle pas gagnée<br />

par l’ombre ? Une ombre à qui on peut assigner une vitesse<br />

supérieure à celle <strong>de</strong> la lumière…<br />

Le second livre De la matière (quantique, relativiste, interactive) 2<br />

est la transcription <strong>de</strong> conférences données dans le cadre du<br />

Collège <strong>de</strong> la Cité <strong>de</strong>s Sciences et <strong>de</strong> l’Industrie. Traces écrites<br />

et remaniées d’une réflexion communiquée à un auditoire,<br />

dont le texte prend en compte remarques et questionnements.<br />

Le but poursuivi par Jean-Marc Levy-Leblond est ici<br />

tout autre que dans le précé<strong>de</strong>nt ouvrage : il veut expliciter<br />

<strong>les</strong> conceptions que la physique contemporaine se fait <strong>de</strong> la<br />

matière. L’auteur le fait en physicien théoricien, en épistémologue,<br />

en pédagogue qu’il est. C’est un truisme <strong>de</strong> dire que<br />

la physique a vécu au début du XX ème siècle <strong>de</strong>s révolutions.<br />

À une science qui connaissait <strong>de</strong>ux objets, <strong>les</strong> particu<strong>les</strong> et<br />

<strong>les</strong> on<strong>de</strong>s, succè<strong>de</strong> une autre qui n’en distingue plus qu’un<br />

seul, ni on<strong>de</strong>, ni corpuscule. L’histoire <strong>de</strong> cette mutation est<br />

connue, contée dans <strong>de</strong> nombreux ouvrages. Les propriétés<br />

particulières <strong>de</strong>s constituants dits élémentaires <strong>de</strong> la matière,<br />

leur classification actuelle, leurs interactions supposées fondamenta<strong>les</strong><br />

sont rapportées dans nombre <strong>de</strong> livres. Jean-<br />

Marc Levy-Leblond ne nous en parle donc pas, ne développe<br />

ou ne s’appuie sur aucun formalisme mathématique. Son<br />

but est autre : il s’intéresse à l’essence <strong>de</strong>s constituants <strong>de</strong> la<br />

matière, aux principes <strong>de</strong> leurs interactions, nous présente<br />

<strong>les</strong> idées qu’il s’en fait ici et maintenant.<br />

Le parti pris <strong>de</strong> ce livre est stimulant : c’est qu’en apportant<br />

<strong>de</strong>s idées nouvel<strong>les</strong> à la physique, <strong>les</strong> Planck, Einstein, Bohr,<br />

Heisenberg, Schrödinger, De Broglie, Pauli, Born… restaient<br />

marqués par <strong>les</strong> anciens concepts physiques. Nombre<br />

<strong>de</strong> problèmes qu’ils ont posés à la physique témoignent <strong>de</strong>s<br />

ponts qu’ils ont jetés entre idées anciennes et nouvel<strong>les</strong> : la<br />

dualité on<strong>de</strong>-particule, le principe d’incertitu<strong>de</strong>, le principe<br />

d’exclusion, l’anti-matière… Mais ces notions sont encore<br />

ancrées dans l’esprit <strong>de</strong> bien <strong>de</strong>s physiciens, persistent dans<br />

l’enseignement et la communication <strong>de</strong> la nouvelle physique,<br />

parasitent la compréhension <strong>de</strong>s représentations que nous<br />

pouvons accrocher à la matière, mettent un masque <strong>de</strong>vant<br />

cel<strong>les</strong>-ci (un autre masque étant le formalisme). Point <strong>de</strong><br />

tout cela chez Jean-Marc Levy-Leblond, mais une présentation<br />

claire, limpi<strong>de</strong>, stimulante <strong>de</strong>s idées actuel<strong>les</strong>, l’introduction<br />

<strong>de</strong> mots nouveaux (quanton) pour désigner <strong>de</strong>s<br />

objets nouveaux, une réflexion sur ce que sont ces objets,<br />

sur ce que <strong>de</strong>viennent la masse, l’énergie, <strong>les</strong> lois <strong>de</strong> conservation,<br />

<strong>les</strong> processus <strong>de</strong> transformation, <strong>les</strong> interactions,<br />

l’élémentaire… dans une conception épurée <strong>de</strong> toutes <strong>les</strong><br />

scories accumulées par l’histoire.<br />

Nul physicien, nul professeur <strong>de</strong> physique, nul honnête<br />

homme ne doit ignorer <strong>les</strong> pages que nous propose Jean-<br />

Marc Levy-Leblond dans ce bel ouvrage.<br />

1<br />

Jean-Marc Levy-Leblond, La vitesse <strong>de</strong> l’ombre. Aux limites <strong>de</strong> la science,<br />

Paris, Seuil, Science ouverte, 2006.<br />

2<br />

Jean-Marc Levy-Leblond, De la matière (quantique, relativiste, interactive) Paris,<br />

Seuil, Traces écrites, 2006.<br />

25


LNA<strong>#44</strong> / l'art et la manière : rubrique dirigée par Corinne Melin<br />

Situation contemporaine : du mo<strong>de</strong> brouillon<br />

Par Eric LANIOL 1<br />

Artiste, maître <strong>de</strong> conférences en arts plastiques<br />

à l’Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

Paul Pouvreau<br />

Sans titre (série : scènes <strong>de</strong> ménage)<br />

19949 photos n & b montées sur panneau<br />

60 x 80 chaque<br />

collection frac limousin<br />

1<br />

Eric Laniol, Logiques <strong>de</strong><br />

l’élémentaire (le dérisoire<br />

dans <strong>les</strong> pratiques contemporaines),<br />

collection Ars,<br />

L’Harmattan, Paris, 2004.<br />

2<br />

Pascal Rousseau,<br />

Fabrice Hybert, Hazan,<br />

1999, p. 10.<br />

3<br />

Fabrice Hybert,<br />

« Entretien avec Jean-Yves<br />

Jouannais », Art Press<br />

n°180, mai 1993, p. 38.<br />

4<br />

Thomas Hirschhorn,<br />

« Le pari <strong>de</strong> la faib<strong>les</strong>se »,<br />

Art Press n°195, octobre 1994.<br />

Nous avons proposé à Eric Laniol <strong>de</strong> publier la première partie <strong>de</strong> son<br />

ouvrage, Logiques <strong>de</strong> l’élémentaire (le dérisoire dans <strong>les</strong> pratiques contemporaines).<br />

L’auteur s’essaie à un hypothétique recoupement autour <strong>de</strong> la notion<br />

du dérisoire et <strong>de</strong>s pratiques désublimées, en prenant acte <strong>de</strong> la situation<br />

plurielle du champ artistique contemporain (Clau<strong>de</strong> Closky, Thomas<br />

Hirschhorn, Paul Pouvreau, Beat Streuli, Roman Signer…). Ce compendium<br />

<strong>de</strong>s postures mineures éclaircit <strong>les</strong> postulats qui originent cette logique<br />

<strong>de</strong> l’élémentaire.<br />

On pourrait avancer que la multiplication <strong>de</strong>s supports et <strong>de</strong>s interprétations,<br />

d’une part, et la (con)fusion du mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> visibilité <strong>de</strong> l’œuvre avec<br />

le réel, d’autre part, ont relégué au rang <strong>de</strong> fétichisme tout effet <strong>de</strong> distinction<br />

entre <strong>les</strong> genres, <strong>les</strong> gestes, <strong>les</strong> postures.<br />

Un état général <strong>de</strong> la création actuelle serait alors a priori perceptible comme<br />

désordre, comme <strong>culture</strong> du brouillon.<br />

Le terme <strong>de</strong> brouillon ne serait pas seulement à entendre comme articulation<br />

classique du peu vers l’achèvement, mais bien davantage comme une attitu<strong>de</strong><br />

indéterminée visant le croisement <strong>de</strong>s pratiques, <strong>de</strong>s postulats, <strong>de</strong>s domaines<br />

spécifiques.<br />

Le mot <strong>de</strong> brouillon permettrait en outre <strong>de</strong> ne pas dissimuler l’embarras lié<br />

à une telle attitu<strong>de</strong>, ni la déception qu’il ne manque pas <strong>de</strong> provoquer – pauvreté<br />

<strong>de</strong>s moyens, mélanges arbitraires, indifférenciation, etc.<br />

D’une certaine manière, toute pratique brouillonne entretient le doute par<br />

une implication variable <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> l’artiste (attitu<strong>de</strong>s paradoxa<strong>les</strong>, nourries<br />

quelquefois autant <strong>de</strong> <strong>culture</strong> que <strong>de</strong> dilettantisme) comme <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> l’objet<br />

exposé – quel est, en effet, le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> visibilité d’une profusion d’informations ?<br />

Toute tentative brouillonne ne se sol<strong>de</strong>-t-elle pas nécessairement par une frustration ou, à tout le<br />

moins, par une précarité – <strong>de</strong> l’objet comme <strong>de</strong> la pensée ?<br />

Certains artistes revendiquent pleinement cette incertitu<strong>de</strong>, faisant émerger dans la multiplicité <strong>de</strong>s<br />

« raisonnements plausib<strong>les</strong> : <strong>de</strong>s raisonnements non rigoureux menant à <strong>de</strong>s conclusions vali<strong>de</strong>s, mais<br />

précaires » 2 .<br />

On pourrait supposer qu’un versant conséquent <strong>de</strong> l’art contemporain exposerait en apparence du<br />

« fini », qui ne serait en fait qu’un vaste ensemble <strong>de</strong> brouillons – comme autant d’hypothèses :<br />

en somme, tous <strong>les</strong> déchets possib<strong>les</strong> <strong>de</strong> cette virtuelle finitu<strong>de</strong>. L’exploitation <strong>de</strong> médiums divers<br />

utilisés en commun, rassemblés, configurés accroîtrait bien entendu cette tendance, ainsi que l’accrochage<br />

souvent proliférant.<br />

Dans ce sens, l’artiste peut apparaître comme un brouilleur, c’est-à-dire un producteur <strong>de</strong> désordre<br />

(à commencer par le remue-ménage <strong>de</strong> sa propre pratique) : « La création nécessite une digestion sans<br />

cesse renouvelée <strong>de</strong>s données » 3 .<br />

Ou encore, il peut revendiquer une forme <strong>de</strong> perturbation, voire d’inadéquation dans la présentation<br />

comme dans la réception <strong>de</strong> son activité : « Je veux aussi faire quelque chose <strong>de</strong> non-propre, <strong>de</strong><br />

sale, <strong>de</strong> non-protégé » 4 .<br />

Il n’est sans doute pas hasar<strong>de</strong>ux d’évoquer le terme <strong>de</strong> brouillon dans une ère contemporaine sommée<br />

en permanence <strong>de</strong> justifier <strong>de</strong> sa qualité d’art.<br />

26


l'art et la manière : rubrique dirigée par Corinne Melin / LNA<strong>#44</strong><br />

Chaque manifestation, me semble-t-il, témoigne <strong>de</strong> cette assignation implicite – instaurer à chaque<br />

nouvelle tentative l’idée d’art, l’idée que c’est <strong>de</strong> l’art – dans ses moyens comme dans son exploitation<br />

<strong>de</strong> l’espace. En outre, critiques et institutions se joignent à la para<strong>de</strong> <strong>de</strong> cette curieuse ordonnance<br />

: l’établissement d’une valeur proprement artistique.<br />

Toute mise en présence semble préfigurée par ce postulat : <strong>les</strong> brouillons, notes, détours, échecs sont<br />

largement ouverts aux yeux du public afin <strong>de</strong> prouver son bon droit, afin <strong>de</strong> rendre légitime son<br />

exposition... La mise à jour <strong>de</strong>s procès <strong>de</strong> création (projets, carnets, patrons, etc.) est le recours le<br />

plus courant à ce type spécifique d’exigence ; la raison actuelle <strong>de</strong> l’art serait-elle <strong>de</strong> placer un simple<br />

miroir sur ses déambulations pour prouver sa bonne foi ?<br />

L’art contemporain ne va sans aucun doute pas <strong>de</strong> soi, mais <strong>les</strong> supports justificateurs dont il fait<br />

souvent étalage perturbent le regard impru<strong>de</strong>nt : s’agit-il d’une véritable réflexion sur l’état <strong>de</strong> prémisse<br />

– ou n’est-ce qu’un leurre <strong>de</strong>stiné à fon<strong>de</strong>r sa présence, autrement dit à se dégager <strong>de</strong> toute<br />

responsabilité ?<br />

Il est vrai que la situation particulière <strong>de</strong> cette fin <strong>de</strong> siècle autorise tous <strong>les</strong> écarts ; il est juste aussi<br />

<strong>de</strong> reconnaître que la pério<strong>de</strong> contemporaine atteste d’un singulier moment d’incertitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong><br />

contradiction : comment, en effet, à la fois écarter le précepte mo<strong>de</strong>rniste <strong>de</strong> progrès, tout en refusant<br />

la régression dans la tradition ?<br />

Comment justifier son être-là tout en s’infiltrant dans <strong>les</strong> données historiques fluctuantes du réel ?<br />

Comment quitter tout en restant visible « le versant <strong>de</strong> la communication et <strong>de</strong> l’appropriation <strong>de</strong><br />

l’image » 5 ?<br />

Enfin, concrètement, comment conjuguer éclectisme et visibilité ?<br />

Ce sont ces interrogations qui semblent précé<strong>de</strong>r l’évocation d’un mo<strong>de</strong> brouillon, ce <strong>de</strong>rnier semblant<br />

aussi bien autoriser que répondre à ces questionnements : paradoxe d’une formule qui ne se<br />

veut pas une métho<strong>de</strong>, à la fois indécise et justifiée. Cette ambivalence se retrouve jusqu’aux titres<br />

mêmes <strong>de</strong>s pièces contemporaines : le « Programme d’entreprise indéterminé » est un projet sans<br />

finalité avouée... 6 .<br />

Cet état contradictoire <strong>de</strong> brouillon relativise en quelque sorte la production <strong>de</strong>s œuvres : en présentant<br />

<strong>les</strong> procédures, <strong>les</strong> erreurs, <strong>les</strong> associations, abandons et dérives, nous ne jugeons plus un objet<br />

spécifique mais une trajectoire irrégulière.<br />

Mais alors sommes-nous encore dans une possibilité <strong>de</strong> jugement ? Ne sommes-nous pas dans l’incapacité<br />

<strong>de</strong> mesurer une telle somme d’écarts ?<br />

Comme le souligne Ciryl Jarton, on a plus « affaire à <strong>de</strong> l’action qu’à <strong>de</strong>s objets : action <strong>de</strong> narrer,<br />

<strong>de</strong> mettre en perspective, <strong>de</strong> s’auto-critiquer, <strong>de</strong> juger, <strong>de</strong> rire <strong>de</strong> soi » 7 . Le problème est que ces gestes<br />

particuliers ne sont plus observés dans leur singularité, ils sont égalisés dans leur visée. Leur combinaison<br />

n’entretient-elle pas plus souvent la confusion qu’une réelle projection ?<br />

Ce n’est plus vraiment selon <strong>de</strong>s critères extérieurs (idéologiques, esthétiques) que nous pouvons<br />

estimer ces œuvres, mais à la seule lumière d’une conduite instauratrice, d’une dynamique <strong>de</strong>s propositions<br />

– instaurer <strong>de</strong>s Fictions chez Patrick Corillon, <strong>de</strong>s Programmes indéterminés chez Fabrice<br />

Hybert, <strong>de</strong> la débâcle chez Fischli & Weiss, du non-sens chez Clau<strong>de</strong> Closky, etc.<br />

Cette énergie <strong>de</strong> la tentative semble le plus souvent se développer par répercussion, rebond, multiplication<br />

: « Les systèmes arborescents, qui caractérisent <strong>les</strong> réseaux, influencent largement le mo<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> travail <strong>de</strong>s artistes contemporains, amenant la fin <strong>de</strong>s sty<strong>les</strong> individuels i<strong>de</strong>ntifiab<strong>les</strong> au profit d’une<br />

multiplicité organisée <strong>de</strong> propositions esthétiques » 8 .<br />

À <strong>de</strong>voir proposer d’un même élan l’idée d’art, son espace et ses enjeux, l’artiste contemporain non<br />

seulement brouille <strong>les</strong> chronologies et autres genres établis, mais invoque surtout le mouvement,<br />

l’action spontanée comme seule cause <strong>de</strong> son activité. Confrontés à ce mouvement discontinu et<br />

prolifique, nous ne pouvons entrer dans l’œuvre que par effraction – nous ne percevons jamais que<br />

<strong>de</strong>s fragments...<br />

C’est dans cette mesure que l’on a pu évoquer une forme <strong>de</strong> « décept » 9 , une tromperie – tant la<br />

vue <strong>de</strong> ces mo<strong>de</strong>s multip<strong>les</strong> exposés exclue l’idée même d’aboutissement – pourquoi exposer ces choses<br />

non-faites ?, entend-on couramment dans <strong>les</strong> galeries contemporaines...<br />

Ce qui nous est montré n’est jamais qu’un premier feuilletage, une ébauche : il faut y voir une pers-<br />

5<br />

Jean-Char<strong>les</strong> Masséra,<br />

Amour, gloire et CAC 40,<br />

P.O.L éditeur, Paris, p. 236.<br />

6<br />

Fabrice Hybert,<br />

Programme d’entreprise<br />

indéterminé, La salle blanche,<br />

Musée <strong>de</strong>s Beaux-Arts <strong>de</strong><br />

Nantes, 1993.<br />

7<br />

Cyril Jarton, « L’art en<br />

train <strong>de</strong> se faire », Art Press<br />

n° 222, mars 1997, p. 29.<br />

8<br />

Nicolas Bourriaud,<br />

« Le réalisme opératoire »,<br />

entretien avec B. Weil,<br />

Parachute n° 85, mars<br />

1997, p. 9.<br />

9<br />

Anne Cauquelin,<br />

La déception et Le décept, in<br />

Petit traité d’art contemporain,<br />

Ed. du Seuil, 1996,<br />

pp. 106-108.<br />

27


LNA<strong>#44</strong> / l'art et la manière : rubrique dirigée par Corinne Melin<br />

pective ouverte, un catalogue <strong>de</strong> propositions à l’usage <strong>de</strong>s spectateurs, un ensemble<br />

d’informations laissées volontairement indépendantes (sans limitation d’aucune autorité<br />

– du moins en apparence...). On peut alors admettre avec Kostas Axelos que l’art<br />

est <strong>de</strong>venu « une activité ni directement productive, ni techniquement organisée » 10 .<br />

On trouve là curieusement quelque chose <strong>de</strong> la définition même du brouillon, car ce<br />

<strong>de</strong>rnier ne produit pas directement du sens, et n’applique pas non plus <strong>de</strong> manière<br />

ostensible ses moyens d’organisation.<br />

Le brouillon contemporain serait bien un terme possible pour ce double effet d’action<br />

instauratrice et d’interrogation ouverte, pour cette posture spécifique qui allie dérive<br />

et engagement, principes d’incertitu<strong>de</strong>s et relevés prolifiques.<br />

L’art peut aujourd’hui s’entendre comme « le terme générique d’un principe d’articulation<br />

» 11 : ce qui est à voir est une amorce, un éparpillement, une somme variable <strong>de</strong><br />

possib<strong>les</strong>.<br />

Ces <strong>de</strong>venirs nombreux entretiennent in fine une forme <strong>de</strong> mythologie <strong>de</strong> la promesse,<br />

sans jamais vraiment chercher à concrétiser cette <strong>de</strong>rnière... C’est que le brouillon est<br />

bien l’œuvre elle-même, ou encore que « le différé <strong>de</strong> l’événement <strong>de</strong>vient l’événement<br />

lui-même » 12 .<br />

Toute tentative, toute ébauche <strong>de</strong> pratique est montrée au titre <strong>de</strong> travail fini, ce qui a<br />

pour effet d’autoriser un constant effet <strong>de</strong> report : l’annonce d’une exposition <strong>de</strong>vient<br />

par là-même l’exposition (cf. Le combat <strong>de</strong> Philippe Perrin à l’ELAC, Lyon, 1993) 13 .<br />

La confusion volontaire entre la promesse et l’achèvement participe pleinement <strong>de</strong> ce<br />

que l’on pourrait qualifier <strong>de</strong> <strong>culture</strong> du brouillon. Ce qui est exhibé, recherché, avoué<br />

n’est que préambule ; ce qui est écarté est le déterminé, le circonscrit, en d’autres termes<br />

ce qui constituait traditionnellement le label <strong>de</strong> qualités artistiques.<br />

Christine Crozat<br />

secon<strong>de</strong> récolte 1996<br />

savons usagés<br />

10<br />

Kostas Axelos, cité par<br />

N. Bourriaud, « Un art <strong>de</strong><br />

réalisateurs », Art Press<br />

n°147, mai 1990, p. 48.<br />

11<br />

Nicolas Bourriaud,<br />

op.cit., p. 48.<br />

12<br />

Nicolas Bourriaud,<br />

op. cit., p. 50.<br />

13<br />

D’ailleurs, on ne compte<br />

plus <strong>de</strong>puis <strong>les</strong> annonces<br />

faites œuvres, voir à ce<br />

sujet (entre autres) : Eric<br />

Mangion, « L’effet ban<strong>de</strong>annonce<br />

», in Art Press<br />

spécial « Ecosystèmes du<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’art », n°22,<br />

2001, pp. 34-38.<br />

14<br />

Pascal Rousseau,<br />

Fabrice Hybert, Hazan,<br />

1999, p. 10.<br />

15<br />

Pascal Rousseau,<br />

op. cit., p. 11.<br />

16<br />

Pierre Restany,<br />

« Nouvel<strong>les</strong> orientations <strong>de</strong><br />

l’art », in Mémoire <strong>de</strong>s arts<br />

n° 7, mai-juin 1997, p. 4.<br />

Afin <strong>de</strong> promouvoir une pensée mobile et ouverte, Fabrice Hybert s’inspire, par exemple, <strong>de</strong>s états<br />

<strong>de</strong> non-vigilance du maçon ou <strong>de</strong> l’éplucheur <strong>de</strong> pommes <strong>de</strong> terre, états procurés par la mécanique<br />

circonscrite <strong>de</strong> leur activité : « (...) Derrière la nonchalance répétitive <strong>de</strong> leur activité, ils constituent le<br />

modèle d’un suspens créatif entre l’action et l’intention, donnant libre cours au désir <strong>de</strong> transformation<br />

du mon<strong>de</strong> » 14 .<br />

On voit ainsi se multiplier <strong>de</strong>s pratiques brouillonnes en ce sens qu’el<strong>les</strong> s’esquissent sur une certaine<br />

médiocrité, qu’el<strong>les</strong> prennent parti pour le peu, l’insuffisant, voire le stérile...<br />

Ces activités dérisoires renvoient directement à l’incertitu<strong>de</strong> brouillonne qui est la nôtre en tant que<br />

regar<strong>de</strong>ur : c’est pourquoi il paraît utile <strong>de</strong> développer plus avant un inventaire <strong>de</strong> ces postures<br />

mineures afin d’éclairer <strong>les</strong> postulats autant que <strong>les</strong> articulations qui originent ce souci <strong>de</strong> l’aporie.<br />

On remarquera alors que cette tendance à la banalité n’est peut-être que le versant apparent d’une<br />

volonté dissimulée <strong>de</strong> se tourner vers l’échange, vers une dimension d’interactivité authentique et<br />

non pas technologique, autrement dit un exercice <strong>de</strong> proximité : « (...) coller à l’imprévisibilité <strong>de</strong>s<br />

phénomènes et <strong>de</strong>s besoins [à l’ai<strong>de</strong> d’une] pensée vagabon<strong>de</strong> dépourvue d’orientation préétablie » 15 .<br />

Cette absence d’orientation entraîne avec elle l’esquisse <strong>de</strong> « zones d’espace-temps, d’interstices <strong>de</strong> la<br />

vie courante où l’expression spontanée <strong>de</strong> la normalité existentielle s’opère <strong>de</strong> façon plus évi<strong>de</strong>nte, plus<br />

aisée » 16 .<br />

Les interstices, justement, sont bien <strong>de</strong>s synonymes <strong>de</strong> brouillons, c’est-à-dire <strong>de</strong>s propositions insuffisantes<br />

pour s’ériger en produits finis : nous sommes bien en présence d’une situation réservée,<br />

indéterminée, dérisoire, mais paradoxalement ouverte. Cette <strong>de</strong>rnière fait-elle fatalement référence<br />

à la situation historique générale actuelle ?<br />

Et si oui, s’agit-il d’opérer sur le mo<strong>de</strong> brouillon afin <strong>de</strong> tenter <strong>de</strong> résister au formatage <strong>de</strong>s consciences<br />

et <strong>de</strong>s comportements ? La pratique dérisoire peut-elle espérer <strong>de</strong>nsifier – voire réinventer – la<br />

subjectivité ?<br />

Tel<strong>les</strong> sont quelques-unes <strong>de</strong>s interrogations qui prési<strong>de</strong>nt à notre inventaire, lequel restera forcément<br />

partial et non exhaustif, la liste <strong>de</strong>s plasticiens attachés au dérisoire étant, comme le présent<br />

lui-même, constamment renouvelée et renouvelable.<br />

28


libres propos / LNA<strong>#44</strong><br />

Les provi<strong>de</strong>ntialismes et la science<br />

Par Guillaume LECOINTRE<br />

Professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle, Paris<br />

Le provi<strong>de</strong>ntialisme postule l’action d’un créateur à l’origine<br />

<strong>de</strong> ce qui existe. Les moyens d’action du créateur<br />

peuvent prendre une foule <strong>de</strong> formes, <strong>de</strong>ssinant ainsi <strong>les</strong><br />

contours <strong>de</strong> confessions, <strong>de</strong> théologies ou <strong>de</strong> lobbies politiques<br />

s’exposant publiquement. Nous ne parlerons pas ici<br />

du provi<strong>de</strong>ntialisme proprement théologique, qui consiste à<br />

englober, à surplomber la démarche scientifique tout en lui<br />

reconnaissant son autonomie. Nous ne parlerons que <strong>de</strong>s<br />

provi<strong>de</strong>ntialismes intrusifs ; ceux qui enten<strong>de</strong>nt coloniser<br />

<strong>les</strong> métho<strong>de</strong>s scientifiques.<br />

L’époque du créationnisme négateur<br />

Le créationnisme est intrusif dès lors qu’il contredit activement<br />

et récuse <strong>les</strong> résultats <strong>de</strong> la science. Le créationnisme<br />

négateur s’exprime publiquement aux Etats-Unis<br />

d’Amérique <strong>de</strong>s années 1920 où baptistes et presbytériens<br />

provoquent <strong>de</strong>s démissions forcées <strong>de</strong> professeurs <strong>de</strong>s éco<strong>les</strong><br />

et tentent <strong>de</strong> faire interdire l’enseignement <strong>de</strong> la théorie<br />

darwinienne <strong>de</strong> l’évolution. Leur tentative réussit dans le<br />

Tennessee. C’est dans cette ambiance qu’a lieu le fameux<br />

procès <strong>de</strong> Thomas Scopes à Dayton en 1925 et que se forgent<br />

entre 1935 et 1937 <strong>les</strong> premières associations et journaux<br />

créationnistes 1 .<br />

Le créationnisme mimétique<br />

Suite à la vague d’annulations <strong>de</strong>s lois anti-évolution dans<br />

<strong>les</strong> années 1960, <strong>les</strong> créationnismes changent <strong>de</strong> stratégie.<br />

Au lieu <strong>de</strong> contrer la science, ils vont la mimer. En 1969,<br />

H. M. Morris, ingénieur, baptiste, fon<strong>de</strong> la Creation Science<br />

Inc. <strong>de</strong>stinée à publier <strong>de</strong>s livres et donner un véritable<br />

point <strong>de</strong> départ du créationnisme dit « scientifique ». En<br />

1970, Morris et Gish (pharmacologues) fon<strong>de</strong>nt le Creation<br />

Science Research Center et essaiment en Australie et en<br />

Nouvelle Zélan<strong>de</strong>. Il s’agit <strong>de</strong> prouver scientifiquement la<br />

littéralité du texte sacré, à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> frau<strong>de</strong>s s’il le faut. En<br />

1978, ils écrivent : « Ven<strong>de</strong>z <strong>de</strong> la science… Qui peut objecter<br />

à l’enseignement <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> science ? N’utilisez pas le mot<br />

‘créationnisme’. Parlez <strong>de</strong> science ». En 1981, l’Arkansas et la<br />

Louisiane adoptent le « balanced treatment » dans l’enseignement,<br />

qui consiste à traiter dans <strong>les</strong> programmes à part<br />

égale théorie darwinienne <strong>de</strong> l’évolution et création. Suite<br />

au fameux procès <strong>de</strong> Little Rock, la loi <strong>de</strong> l’Arkansas est<br />

jugée anti-constitutionnelle en 1982 ; <strong>de</strong> même pour celle<br />

<strong>de</strong> Louisiane en 1985. En 1987, la cour suprême <strong>de</strong>s Etats-<br />

Unis confirme ces jugements condamnant l’enseignement<br />

du créationnisme scientifique. Dans <strong>les</strong> années 1980, Morris<br />

et Gish essaiment en Afrique du Sud, en Suisse et en<br />

Suè<strong>de</strong>, au Brésil, en Bolivie, au Nigeria, aux Philippines…<br />

Ici ou là ressurgiront <strong>de</strong>s affaires ponctuel<strong>les</strong>, comme l’enseignement<br />

<strong>de</strong> l’évolution rendu facultatif dans l’Etat du<br />

Kansas entre 1999 et 2000, mais il est clair qu’ils doivent<br />

désormais changer <strong>de</strong> stratégie.<br />

Le créationnisme raffiné<br />

Dès le début <strong>de</strong>s années 1990, P. Johnson, juriste, élabore<br />

la notion d’ « Intelligent Design » (ID) à partir <strong>de</strong> la vieille<br />

analogie du théologien anglican William Paley et la présente<br />

comme théorie scientifique. De quoi s’agit-il ? On<br />

trouve une montre au sol. On constate que chaque pièce<br />

<strong>de</strong> la montre possè<strong>de</strong> une forme remarquablement adaptée<br />

à la fonction qu’elle remplit. On en infère l’existence d’un<br />

horloger concepteur <strong>de</strong> la montre, à l’origine <strong>de</strong> cette merveilleuse<br />

adéquation. Le raisonnement n’est qu’une analogie.<br />

L’ID observe la complexité <strong>de</strong>s organes, <strong>de</strong>s fonctions, leurs<br />

adéquations dans la Nature et en appellent à un Designer au<br />

sein même <strong>de</strong> ce qu’ils appellent une démarche scientifique 2 .<br />

Sur le plan épistémologique, il s’agit en fait d’un retour antérieur<br />

au XVIII ème siècle. De l’aveu même <strong>de</strong> ses membres,<br />

le but <strong>de</strong> l’organisation est politique 3 ou plus benoîtement<br />

<strong>de</strong> « moraliser » la science. Pour le Discovery Institute, think<br />

tank conservateur américain promoteur <strong>de</strong> l’Intelligent Design,<br />

l’ID est conçu pour faire passer pour scientifique un<br />

créationnisme dont on tait le nom afin qu’il parvienne dans<br />

<strong>les</strong> programmes scolaires. Il est également conçu pour qu’il<br />

soit scientifiquement justifié <strong>de</strong> penser que toute personne<br />

qui utilise ses organes non conformément aux fonctions que<br />

le Grand Concepteur (<strong>de</strong>signer) lui a assignées se comporte<br />

en décalage <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>ssein. Tout homme <strong>de</strong> loi serait donc<br />

scientifiquement soutenu <strong>de</strong> légiférer contre l’avortement<br />

ou l’homosexualité. Il s’agit donc d’un véritable scientisme<br />

métaphysique et politique. En décembre 2005, l’ID est jugé<br />

au procès <strong>de</strong> Dover comme religion et non comme science<br />

et son enseignement est déclaré anticonstitutionnel. Les résurgences<br />

<strong>de</strong>s créationnismes peuvent être analysées comme<br />

<strong>de</strong>s moyens d’action <strong>de</strong>s partis politiques conservateurs<br />

américains, lorsqu’ils se sentent encouragés par leur prési<strong>de</strong>nt,<br />

par exemple en 1981 suite aux déclarations publiques<br />

<strong>de</strong> Ronald Reagan en faveur « d’Adam et Eve » et, en 2005,<br />

suite aux déclarations <strong>de</strong> George Bush. Dans le continuum<br />

idéologique anti-Darwin, anti-avortement et anti-gay, la<br />

théorie darwinienne <strong>de</strong> l’évolution est rendue responsable<br />

<strong>de</strong> tous <strong>les</strong> malheurs moraux, économiques et sociaux.<br />

29


LNA<strong>#44</strong> / libres propos<br />

À noter : un autre libre propos<br />

contre la montée du créationnisme<br />

dans le prochain numéro <strong>de</strong>s<br />

Nouvel<strong>les</strong> d’Archimè<strong>de</strong>.<br />

Le provi<strong>de</strong>ntialisme dans <strong>les</strong> sciences<br />

Qu’il s’agisse <strong>de</strong> l’ID aux Etats-Unis ou <strong>de</strong> l’Université<br />

Interdisciplinaire <strong>de</strong> Paris 4 en France, le provi<strong>de</strong>ntialisme<br />

propose d’incorporer <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> spiritualité dans la<br />

démarche scientifique, soit comme source d’hypothèses<br />

à tester, soit comme éléments <strong>de</strong> preuve. Pourquoi cela ?<br />

Parce qu’on reproche à la science d’être immorale ; et on<br />

entend réintroduire la provi<strong>de</strong>nce dans la mécanique <strong>de</strong>s<br />

sciences pour la moraliser ; pour qu’elle s’imprègne <strong>de</strong> valeurs.<br />

La communication provi<strong>de</strong>ntialiste est assez bien<br />

rôdée et, sans que nous ne nous en apercevions, imprègne<br />

<strong>les</strong> plus généralistes <strong>de</strong> nos media. L’argument est fallacieux<br />

pour plusieurs raisons. Premièrement, on fait comme si le<br />

recours à la provi<strong>de</strong>nce avait le monopole <strong>de</strong> la morale et<br />

<strong>de</strong>s valeurs. Inutile <strong>de</strong> dire que cette position est très discutable<br />

; il n’y a qu’à se pencher sur l’Histoire <strong>de</strong>s solidarités.<br />

Deuxièmement, on confond <strong>de</strong>ux niveaux, d’une part le<br />

cœur méthodologique <strong>de</strong>s sciences (en quelque sorte son<br />

moteur), le « comment on démontre », qui est amoral et non<br />

pas immoral, et d’autre part le contrôle social <strong>de</strong> la science<br />

(le volant). Tout se passe comme si, parce que la voiture ne<br />

se dirige pas où l’on souhaite, il fallait spiritualiser le moteur<br />

au lieu <strong>de</strong> spiritualiser le volant. À nous, citoyens, <strong>de</strong><br />

nous emparer du volant – à quoi voulons-nous utiliser notre<br />

science ? – mais laissons la logique et <strong>les</strong> métho<strong>de</strong>s scientifiques<br />

tranquil<strong>les</strong> ! Mais le provi<strong>de</strong>ntialisme commet d’autres<br />

tours <strong>de</strong> passe-passe. Il i<strong>de</strong>ntifie <strong>les</strong> scientifiques conscients<br />

<strong>de</strong> la condition méthodologiquement matérialiste 2 <strong>de</strong> la<br />

science tantôt comme <strong>de</strong>s « idéologues », tantôt comme <strong>de</strong>s<br />

« scientistes », tantôt comme <strong>de</strong>s « militants ». Bien entendu,<br />

le militant (comme l’idéologue) est implicitement disqualifié<br />

puisqu’il est soupçonné <strong>de</strong> plier <strong>les</strong> faits aux besoins<br />

<strong>de</strong> sa cause. L’article du Mon<strong>de</strong> paru le 2 septembre 2006 est<br />

exemplaire à ce titre. Le journaliste Michel Alberganti analyse<br />

le mouvement provi<strong>de</strong>ntialiste français nommé « Université<br />

Interdisciplinaire <strong>de</strong> Paris » et malmène quelque peu<br />

son initiateur et secrétaire général Jean Staune, avec raison.<br />

Mais c’est pour réduire ensuite le propos <strong>de</strong> la majorité <strong>de</strong>s<br />

scientifiques à quelques slogans dont il dit que ce sont ceux<br />

<strong>de</strong> « militants ». Surtout, c’est pour donner amplement la<br />

parole à Pierre Perrier, autre membre <strong>de</strong> l’UIP, qui prône le<br />

retour <strong>de</strong>s valeurs dans <strong>les</strong> sciences, qu’Alberganti i<strong>de</strong>ntifie à<br />

l’éthique. En fait, la gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong>s scientifiques n’utilisent<br />

pas <strong>de</strong> valeurs dans le cours <strong>de</strong>s démonstrations ni ne<br />

démontrent le bien fondé <strong>de</strong> valeurs. Même si certains ont<br />

pu le faire dans l’Histoire, ils ont été récusés a posteriori 5 .<br />

Cela n’empêche pas pour autant <strong>les</strong> scientifiques d’exprimer<br />

ou <strong>de</strong> se plier à <strong>de</strong>s valeurs au niveau du contrôle social <strong>de</strong><br />

la science, par exemple lorsqu’un biologiste signe une charte<br />

contre la souffrance animale alors que l’anesthésie d’un animal<br />

ne sert pas en soi à l’expérience. L’article du Mon<strong>de</strong> fait<br />

comme si <strong>les</strong> scientifiques, conscients du matérialisme <strong>de</strong><br />

leurs métho<strong>de</strong>s, niaient l’éthique, et reproduit ainsi la manipulation<br />

<strong>de</strong>s provi<strong>de</strong>ntialistes. On peut penser que ce n’est<br />

qu’un exemple. En fait, c’est l’ambiance d’une époque.<br />

Où est le scientisme ?<br />

Pour finir, il va sans dire que la science n’est pas faite méthodologiquement<br />

pour vali<strong>de</strong>r activement ce qu’il faut faire<br />

dans le champ moral, religieux ou politique. Les citoyens<br />

peuvent peut-être s’emparer <strong>de</strong> quelques connaissances objectives<br />

pour déci<strong>de</strong>r entre eux du bien fondé <strong>de</strong>s règ<strong>les</strong> <strong>de</strong><br />

leur vie commune ; mais en aucun cas ces connaissances<br />

n’ont été démontrées à <strong>de</strong>ssein. L’ Intelligent Design commet<br />

à ce titre une entorse extrêmement dangereuse à l’intime<br />

neutralité <strong>de</strong> la science vis-à-vis du moral et du politique.<br />

Un scientisme naïf, précisément parce qu’il est ignorant <strong>de</strong>s<br />

limites méthodologiques <strong>de</strong> la science, consiste à assigner<br />

à la science <strong>de</strong>s tâches pour <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> elle n’est pas faite :<br />

répondre sur l’existence <strong>de</strong> Dieu, ou vali<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s postures<br />

politiques. Parce qu’il croit que la science doit avoir réponse<br />

à tout et tout <strong>de</strong> suite, la rejette dès qu’elle ne répond pas à<br />

une question ou dès qu’elle change son interprétation sur tel<br />

ou tel fait. Ou bien il convoque la provi<strong>de</strong>nce pour combler<br />

ce qui est vécu comme une insupportable lacune. Nous ne<br />

sommes pas éduqués à laisser temporairement <strong>de</strong> l’inexpliqué<br />

dans notre représentation du mon<strong>de</strong>. La science n’explique<br />

pas tout (sinon elle n’aurait plus <strong>de</strong> travail !), elle a pour<br />

vœu <strong>de</strong> tout expliquer potentiellement, et selon ses propres<br />

métho<strong>de</strong>s, ce qui est différent. Les « trous » dans nos<br />

connaissances ne sont pas <strong>de</strong>s justifications pour la religion<br />

ou le rejet <strong>de</strong>s sciences, mais une zone <strong>de</strong> travail à investir.<br />

1<br />

Voir Pour Darwin sous la Direction <strong>de</strong> Patrick Tort (1997), Presses Universitaires<br />

<strong>de</strong> France. Voir aussi L’Amérique entre la Bible et Darwin <strong>de</strong> Dominique Lecourt<br />

(1992), Presses Universitaires <strong>de</strong> France.<br />

2<br />

Voir Les matérialismes (et leurs détracteurs) <strong>de</strong> Jean Dubessy, Guillaume Lecointre<br />

et Marc Silberstein (2004) chez Syllepse, Paris.<br />

3<br />

Voir le dossier du Nouvel Observateur sur l’Intelligent Design La bible contre<br />

Darwin, Hors-Série n° 61, décembre 2005-Janvier 2006.<br />

4<br />

Voir Intrusions spiritualistes et impostures intellectuel<strong>les</strong> en sciences <strong>de</strong> Jean<br />

Dubessy et Guillaume Lecointre, (2001) chez Syllepse, Paris.<br />

5<br />

Voir La malmesure <strong>de</strong> l’Homme <strong>de</strong> Stephen Jay Gould.<br />

30


au programme / réflexion-débat / LNA<strong>#44</strong><br />

Cycle La justice<br />

Octobre 2006 – mai 2007<br />

u La justice dans la philosophie du droit<br />

Mardi 16 janvier à 18h30<br />

Par Bernard Bourgeois, Académicien, prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la Société<br />

Française <strong>de</strong> Philosophie.<br />

La philosophie du droit, comme ensemble normatif imposable<br />

par la contrainte étatique, a traditionnellement centré sur lui sa<br />

justification théorique : l’idéal <strong>de</strong> justice, et son application ou<br />

administration pratique : l’institution juridictionnelle. La tâche<br />

actuelle <strong>de</strong> la philosophie n’est-elle pas plutôt <strong>de</strong> s’interroger<br />

sur <strong>les</strong> conditions et <strong>les</strong> limites d’une réinsertion du système<br />

juridico-politique dans la sphère totale <strong>de</strong> la justice ?<br />

u L’institution judiciaire mo<strong>de</strong>rne<br />

Mardi 30 janvier à 18h30<br />

Avec Henri-Char<strong>les</strong> Egret, Prési<strong>de</strong>nt du Tribunal <strong>de</strong> Gran<strong>de</strong><br />

Instance <strong>de</strong> Lille et Philippe Lemaire, Procureur <strong>de</strong> la<br />

République <strong>de</strong> Lille.<br />

u Justice et inquisition<br />

Jeudi 15 mars<br />

18h30 : conférence<br />

20h : projection du film « L’affaire Sofri » (cf. p. 35)<br />

Avec Carlo Ginzburg, Professeur d’histoire mo<strong>de</strong>rne à l’Université<br />

<strong>de</strong> Californie, Los Ange<strong>les</strong> (UCLA) et Jean-Louis<br />

Comolli, Cinéaste, réalisateur du film « L’affaire Sofri ».<br />

Dans mon livre Le juge et l’historien, j’ai utilisé mon expertise<br />

<strong>de</strong>s procès d’inquisition pour analyser le procès politique<br />

contemporain contre Adriano Sofri et ses amis. Je<br />

partagerai quelques réflexions sur cette double expérience :<br />

le livre, le film.<br />

Carlo Ginzburg<br />

J’abor<strong>de</strong>rai la question <strong>de</strong> la lecture-interprétation <strong>de</strong>s documents<br />

d’archives <strong>de</strong>s procès d’inquisition et <strong>de</strong>s procédures<br />

contemporaines, lecture qui permet d’interroger <strong>de</strong>s<br />

documents à partir <strong>de</strong> leurs lacunes, <strong>de</strong> leurs silences, <strong>de</strong><br />

leurs erreurs…<br />

Jean-Louis Comolli<br />

u La machine justice<br />

Mardi 27 mars à 18h30<br />

Par Guy Canivet, Premier Prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la Cour <strong>de</strong> Cassation,<br />

Paris.<br />

À suivre<br />

u Penser la justice aujourd’hui : justice et démocratie<br />

en contexte pluri<strong>culture</strong>l<br />

Mardi 15 mai à 18h30<br />

Par Dominique Ley<strong>de</strong>t, Professeure, département <strong>de</strong> philosophie<br />

à l’Université du Québec, Montréal (UQÀM).<br />

u La difficile institution du juste<br />

Mardi 29 mai à 18h30<br />

Avec Olivier Abel, Professeur <strong>de</strong> philosophie éthique à la Faculté<br />

Libre <strong>de</strong> théologie protestante <strong>de</strong> Paris et Jean-François<br />

Rey, Professeur agrégé <strong>de</strong> philosophie à l’IUFM <strong>de</strong> Lille.<br />

JOURNÉE D’ÉTUDES<br />

Justice divine et institutions humaines<br />

Jeudi 12 avril à partir <strong>de</strong> 9h<br />

Entrée libre sur inscription (formulaire en ligne prochainement :<br />

www.univ-lille1.fr/<strong>culture</strong> ou disponible à l’<strong>Espace</strong> Culture)<br />

La loi, qu’elle soit révélée ou instituée, se donne toujours,<br />

même en démocratie, avec une dimension d’extériorité. Elle<br />

me concerne, j’en suis, en tant que citoyen, l’auteur, mais j’en<br />

suis aussi le sujet : j’obéis à la loi. Mais ce que signifie être<br />

sujet <strong>de</strong> la loi n’a pas le même sens dans la mo<strong>de</strong>rnité <strong>de</strong>puis<br />

<strong>les</strong> Lumières du XVIII ème siècle que dans <strong>les</strong> Lumières médiéva<strong>les</strong><br />

(XII ème -XIII ème sièc<strong>les</strong>). Différences tout à fait contemporaines<br />

: nous aurions tort <strong>de</strong> croire que le politique s’est une<br />

fois pour toutes affranchi du théologique.<br />

Faut-il parler, avec Clau<strong>de</strong> Lefort, d’une « permanence du<br />

théologico-politique » ? De vieil<strong>les</strong> représentations théocratiques<br />

ne travaillent-el<strong>les</strong> pas en sous-main <strong>les</strong> institutions <strong>les</strong><br />

plus justes ?<br />

Comment s’articulaient dans <strong>les</strong> sociétés antiques, puis médiéva<strong>les</strong>,<br />

le Tribunal cé<strong>les</strong>te et la loi civile ? Quel était le pouvoir<br />

<strong>de</strong>s Docteurs <strong>de</strong> la Loi (Judaïsme, Islam) ?<br />

Jean-François Rey<br />

Remerciements à Youcef Boudjemai, Jean-Marie Breuvart, Alain Cambier, Robert<br />

Gergon<strong>de</strong>y et Jean-François Rey pour leur participation à l’élaboration <strong>de</strong> ce cycle.<br />

Plus d’informations : www.univ-lille1.fr/<strong>culture</strong><br />

Programme détaillé disponible à l’<strong>Espace</strong> Culture<br />

31


LNA<strong>#44</strong> / au programme / réflexion-débat<br />

Cycle<br />

Le mouvement<br />

Octobre 2006 – mai 2007<br />

le mouvement<br />

R e n d e z - v o u s d ’A r c h i m è d e<br />

Octobre 06 > Mai 07<br />

RENDEZ-VOUS D’ARCHIMÈDE<br />

u Le tournant 1900<br />

Mardi 23 janvier à 18h30<br />

Par Xavier Verley, Professeur <strong>de</strong> philosophie à l’Université<br />

<strong>de</strong> Toulouse le Mirail.<br />

Il est difficile <strong>de</strong> séparer la dimension physique <strong>de</strong> la dimension<br />

métaphysique dans l’étu<strong>de</strong> du mouvement. Les physiciens<br />

ont <strong>de</strong>vancé <strong>les</strong> philosophes dans leur critique du mécanisme.<br />

Whitehead et Bergson représentent <strong>de</strong>ux pensées philosophiques<br />

qui ont vu que le mouvement ne pouvait se réduire à sa<br />

trajectoire dans l’espace et dans le temps. La force inhérente<br />

au mouvement, non seulement le détermine, mais l’oriente en<br />

fonction d’une visée créatrice qui est la vie. Bergson et Whitehead<br />

voient dans le mouvement un effet d’une réalité qui<br />

s’étend dans l’espace et le temps physique : l’un l’appelle la durée<br />

et l’autre le procès.<br />

u Les mutations socia<strong>les</strong><br />

Mardi 13 février à 18h30<br />

Par Robert Castel, Sociologue, directeur d’étu<strong>de</strong>s à l’EHESS.<br />

Alors que, jusqu’au milieu <strong>de</strong>s années 1970, nous nous représentions<br />

l’avenir sous le signe du progrès social, il est désormais<br />

marqué par l’incertitu<strong>de</strong> et le risque d’une dégradation<br />

<strong>de</strong> la situation sociale. On peut interpréter cette mutation<br />

comme une sortie du capitalisme industriel qui était parvenu à<br />

établir un certain équilibre entre <strong>les</strong> intérêts du marché et la<br />

sécurité <strong>de</strong>s travailleurs. Un nouveau régime du capitalisme,<br />

plus agressif, remet en question ces formes <strong>de</strong> régulations<br />

collectives. La question se pose <strong>de</strong> savoir s’il sera possible <strong>de</strong><br />

maîtriser ce risque <strong>de</strong> fragmentation <strong>de</strong> la société.<br />

u Anciens et nouveaux mouvements sociaux :<br />

une fausse antinomie<br />

Mardi 13 mars à 18h30<br />

Par Frédéric Sawicki, Professeur <strong>de</strong> Science Politique à<br />

l’Université <strong>de</strong> Lille 2, directeur du Centre d’étu<strong>de</strong>s et <strong>de</strong><br />

recherches administratives, politiques et socia<strong>les</strong>.<br />

Le terme « mouvement social » reste souvent associé aux<br />

revendications concernant le travail. Mais la notion <strong>de</strong><br />

« nouveaux mouvements sociaux » est apparue dans <strong>les</strong><br />

années 1970 pour qualifier l’émergence <strong>de</strong> mobilisations<br />

nouvel<strong>les</strong> visant <strong>de</strong>s objectifs i<strong>de</strong>ntitaires et/ou d’accès à<br />

certains droits ou environnementaux. Certains chercheurs<br />

y ont même inclus <strong>de</strong>s mouvements <strong>de</strong> mo<strong>de</strong> ou <strong>culture</strong>ls.<br />

Nous verrons qu’en pratique anciens et nouveaux mouvements<br />

sociaux sont beaucoup moins opposés qu’il n’y<br />

paraît.<br />

u La technologie en mouvement<br />

Mardi 20 mars à 18h30<br />

Par Bruno Jacomy, Directeur du Centre <strong>de</strong> conservation<br />

et d’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s collections, directeur adjoint du Muséum -<br />

Musée <strong>de</strong>s Confluences, Lyon.<br />

D’un côté, la société occi<strong>de</strong>ntale a fait <strong>de</strong>s machines l’un <strong>de</strong>s<br />

ressorts majeur <strong>de</strong> son développement et <strong>de</strong> ses gran<strong>de</strong>s mutations.<br />

De l’autre, <strong>les</strong> hommes <strong>de</strong> la technique ont souvent<br />

puisé leur inspiration dans le mon<strong>de</strong> qui <strong>les</strong> entoure.<br />

Nous découvrirons ainsi, en trois stations, la quête <strong>de</strong><br />

l’homme pour s’approprier le mouvement :<br />

- observer le mouvement : la naissance <strong>de</strong>s instruments<br />

scientifiques, l’avènement <strong>de</strong> la science<br />

- reproduire le mouvement : le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s êtres artificiels,<br />

<strong>de</strong>s horloges aux automates<br />

- créer le mouvement : l’apparition <strong>de</strong>s moteurs, à partir<br />

d’un mouvement existant ou d’une absence <strong>de</strong> mouvement<br />

– ou plutôt d’un mouvement invisible.<br />

À suivre<br />

u Le mouvement du corps humain : du normal au pathologique<br />

Mardi 10 avril à 18h30<br />

Par Henrique Sequeira, Professeur <strong>de</strong> neurosciences à<br />

l’Université <strong>de</strong> Lille 1.<br />

L’esthétique du mouvement<br />

Mardi 22 mai 2007 à 18h30<br />

Par Anne Boissière, Professeur <strong>de</strong> philosophie et d’esthétique<br />

à l’Université <strong>de</strong> Lille 3.<br />

Remerciements à Rudolf Bkouche, Jean-Marie Breuvart, Alain Cambier, Ahmed<br />

Djebbar, Bruno Duriez, Robert Gergon<strong>de</strong>y, Jacques Lemière, Bernard Maitte et<br />

Henrique Sequeira pour leur participation à l’élaboration <strong>de</strong> ce cycle.<br />

Plus d’informations : www.univ-lille1.fr/<strong>culture</strong><br />

Programme détaillé disponible à l’<strong>Espace</strong> Culture<br />

32


au programme / réflexion-débat / LNA<strong>#44</strong><br />

Cycle<br />

À propos <strong>de</strong> la science<br />

Octobre 2006 – mai 2007<br />

RENDEZ-VOUS D’ARCHIMÈDE<br />

u Les écoulements <strong>de</strong> la matière<br />

Mardi 9 janvier à 18h30<br />

Par Etienne Guyon, Directeur honoraire<br />

<strong>de</strong> l’Ecole Normale Supérieure,<br />

professeur émérite à l’Université Paris<br />

Sud et chercheur au laboratoire PMMH<br />

<strong>de</strong> l’ESPCI (Paris).<br />

Clepsydres et sabliers illustrent la<br />

parenté entre <strong>les</strong> écoulements <strong>de</strong> la<br />

matière et le temps. Les montres mol<strong>les</strong><br />

<strong>de</strong> Dali suggèrent, el<strong>les</strong> aussi, que<br />

même la matière soli<strong>de</strong> n’échappe pas<br />

à la règle : « Tout s’écoule ».<br />

Nous vous invitons à un parcours en<br />

images <strong>de</strong> cette relation contrôlée par<br />

le temps entre formes et forces. Nous<br />

commencerons par <strong>de</strong>s exemp<strong>les</strong> <strong>de</strong><br />

flui<strong>de</strong>s simp<strong>les</strong> caractérisés par une viscosité<br />

indépendante du temps, souvent<br />

relayée par <strong>les</strong> effets <strong>de</strong> la convection.<br />

Puis nous rencontrerons la très riche<br />

famille <strong>de</strong>s flui<strong>de</strong>s complexes et <strong>les</strong><br />

effets <strong>de</strong> vieillissement où l’évolution<br />

<strong>de</strong> structures sous contrainte conduit<br />

à faire intervenir le temps <strong>de</strong> façon<br />

intrinsèque. Au cours <strong>de</strong> cette promena<strong>de</strong>,<br />

nous évoquerons le statut <strong>de</strong><br />

l’image en science.<br />

u La cosmologie relativiste d’Einstein<br />

au XXI ème siècle<br />

Mardi 6 février à 18h30<br />

Par Marc Lachièze-Rey, Astrophysicien<br />

et physicien théoricien, directeur<br />

<strong>de</strong> recherche au CNRS, Centre d’étu<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong> Saclay, CEA.<br />

La cosmologie relativiste résulte directement<br />

<strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> la relativité<br />

générale. C’est pourquoi Einstein a pu<br />

l’inaugurer dès 1917, en proposant le<br />

premier modèle d’univers relativiste.<br />

Plus tard, <strong>les</strong> résultats d’observations<br />

astronomiques ont dévoilé l’immensité<br />

du cosmos, constitué <strong>de</strong> galaxies, et le<br />

mouvement <strong>de</strong> fuite apparente <strong>de</strong> ces<br />

<strong>de</strong>rnières. Il en résulte un tournant <strong>de</strong><br />

la cosmologie relativiste, dans <strong>les</strong> années<br />

1930, qui aboutira aux modè<strong>les</strong> <strong>de</strong> big<br />

bang. Je retracerai cette évolution, jusqu’à<br />

l’actualité et la prospective <strong>de</strong> la<br />

réflexion cosmologique.<br />

u Les formes du créationnisme dit<br />

« scientifique »<br />

Mardi 20 février à 18h30<br />

Par Guillaume Lecointre, Professeur<br />

au Museum National d’Histoire Naturelle<br />

et directeur <strong>de</strong> l’école doctorale<br />

du MNHN.<br />

L’année 2005 a été celle du retour<br />

médiatique du créationnisme à prétention<br />

scientifique et <strong>de</strong> son échec juridique<br />

aux Etats-Unis. Nous verrons<br />

que ce phénomène n’est pas nouveau :<br />

il revient régulièrement au cours du<br />

vingtième siècle. Nous examinerons<br />

également, en Europe cette fois-ci, <strong>les</strong><br />

formes d’un spiritualisme courtisant<br />

<strong>les</strong> sciences et ses affinités philosophiques<br />

avec le créationnisme.<br />

u L’éthique en science<br />

Mardi 3 avril à 18h30<br />

Par Jacques Testart, Biologiste, directeur<br />

<strong>de</strong> recherches à l’Institut national<br />

<strong>de</strong> la santé et <strong>de</strong> la recherche médicale<br />

(INSERM), prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la Fondation<br />

Sciences Citoyennes.<br />

Le développement accéléré <strong>de</strong> la technoscience<br />

place <strong>les</strong> scientifiques en situation<br />

inédite <strong>de</strong> responsabilité puisqu’ils<br />

sont <strong>les</strong> principaux architectes<br />

du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>main. Alors l’éthique<br />

ne peut pas se limiter à une spécialité<br />

académique : elle indique à chaque chercheur<br />

ce qu’il est en mesure d’accepter<br />

<strong>de</strong> son pouvoir <strong>de</strong> changer le mon<strong>de</strong>,<br />

sans renier sa citoyenneté. Le principal<br />

éclairage pour un tel choix rési<strong>de</strong> dans<br />

<strong>les</strong> processus démocratiques.<br />

CAFÉS-SCIENCES<br />

u La mondialisation : rapports Nord/<br />

Sud<br />

Jeudi 15 mars à 18h30<br />

Avec Valentine Rugwabiza, Directeur<br />

général adjoint <strong>de</strong> l’Organisation<br />

Mondiale du Commerce et Gustave<br />

Massiah, Prési<strong>de</strong>nt du Centre <strong>de</strong><br />

Recherche <strong>de</strong> d’Information pour le<br />

Développement (CRID) et ancien<br />

vice-prési<strong>de</strong>nt d’ATTAC.<br />

À suivre<br />

u Le sport : fabrication du corps<br />

Jeudi 10 mai à 18h30<br />

Avec Sébastien Fleuriel, Sociologue -<br />

Maître <strong>de</strong> conférences, Chargé <strong>de</strong> mission<br />

SHS programme sport du CNRS et<br />

Philippe Lamblin, Prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la Ligue<br />

Nord-Pas <strong>de</strong> Calais d’athlétisme.<br />

Remerciements à Rudolf Bkouche, Bruno Duriez et<br />

Bernard Maitte pour leur participation à l’élaboration<br />

<strong>de</strong> ce cycle.<br />

Plus d’informations : www.univ-lille1.fr/<strong>culture</strong><br />

Programme détaillé disponible à l’<strong>Espace</strong> Culture<br />

33


LNA<strong>#44</strong> / au programme / danse<br />

Lundi 15 Janvier 2007<br />

à 12h30<br />

Chorégraphie : Pàl Frenàk *<br />

Danseur : Kristof Varnagy<br />

Durée : 20 minutes<br />

Pénétrer dans l’univers étonnant <strong>de</strong> Pàl Frenàk en sa quête absolue du langage du corps,<br />

du langage <strong>de</strong>s signes – il est né en Hongrie <strong>de</strong> parents sourds muets – pénétrer dans un<br />

mon<strong>de</strong> traversé, hanté par l’histoire terrible <strong>de</strong> son pays, par ses souffrances personnel<strong>les</strong>. Il passe son<br />

enfance dans <strong>les</strong> internats <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> démocratie populaire.<br />

Pénétrer dans <strong>les</strong> très divers cheminements d’un chorégraphe inspiré du cinéma, <strong>de</strong>s arts plastiques, du body art<br />

et qui tisse sans cesse sa relation à la musique contemporaine.<br />

Et puis découvrir enfin l’univers du danseur en scène, le mystère d’un simple décor, une robe bleue posée au sol<br />

mais qui, par la fascinante magie d’un corps en mouvement, se métamorphose, dans <strong>les</strong> pulsations extrêmes <strong>de</strong>s<br />

musiques électroniques, en univers aquatique.<br />

La performance sera suivie d’une rencontre avec le danseur.<br />

Les étudiants <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Lille 1 pourront bénéficier d’une inscription gratuite à un atelier proposé par la compagnie<br />

Lakoma <strong>les</strong> 15 et 16 janvier <strong>de</strong> 18h30 à 21h30, à la Rose <strong>de</strong>s Vents à Villeneuve d’Ascq.<br />

Ils pourront également bénéficier d’un tarif spécifique <strong>de</strong> 7 euros au lieu <strong>de</strong> 16 euros pour le spectacle Mil et An, nouvelle<br />

création <strong>de</strong> Pàl Frenàk, présentée à la Rose <strong>de</strong>s Vents du 24 au 26 janvier 2007.<br />

Les places sont à retirer au secrétariat <strong>de</strong> l’<strong>Espace</strong> Culture du lundi au jeudi <strong>de</strong> 9 à 13h et <strong>de</strong> 14 à 18h.<br />

* Pàl Frenàk est chorégraphe associé à la Rose <strong>de</strong>s Vents <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux saisons.<br />

Février à avril 2007<br />

Que vous soyez employés,<br />

étudiants, enseignants, chercheurs,<br />

ingénieurs, vous ne<br />

pouvez résister à la circulation<br />

<strong>de</strong> l’énergie vitale du corps<br />

et du mouvement.<br />

La compagnie Juha Pekka<br />

Marsalo vous invite à une<br />

expérience exceptionnelle qui<br />

réunit amateurs et danseurs<br />

professionnels, dans<br />

une démarche commune<br />

pour une création chorégraphique<br />

éphémère à l’<strong>Espace</strong><br />

Culture <strong>de</strong> Lille 1.<br />

Juha Pekka Marsalo, après<br />

avoir quitté sa Finlan<strong>de</strong> natale<br />

et mené une carrière d’interprète<br />

<strong>de</strong> premier plan en<br />

France et en Belgique, avec<br />

Carolyn Carlson et Wim<br />

Van<strong>de</strong>keybus, a créé sa propre<br />

compagnie en 2001 avec une<br />

trilogie remarquée, Isa, Oiva<br />

et Shocking ainsi qu’une rési<strong>de</strong>nce<br />

au Centre National <strong>de</strong><br />

la Danse <strong>de</strong> Roubaix.<br />

Invitation à manifester vos<br />

désirs d’expression, à écrire<br />

dans l’espace <strong>de</strong>s phrases<br />

« qui ne finissent jamais par<br />

un point mais plutôt trois »,<br />

invitation à faire émerger un<br />

sentiment <strong>de</strong> débor<strong>de</strong>ment<br />

et <strong>de</strong> vie, un travail basé sur<br />

la motricité fondamentale<br />

comme « accès à l’imaginaire »<br />

et surtout que chacun puisse<br />

trouver son propre langage.<br />

Invitation à une démarche<br />

singulière offerte par l’<strong>Espace</strong><br />

Culture <strong>de</strong> Lille 1, dépasser<br />

la simple consommation du<br />

spectacle vivant pour pénétrer<br />

au cœur d’un exceptionnel<br />

processus créatif.<br />

Ce projet est ouvert à tous<br />

publics.<br />

Pour tout renseignement,<br />

contacter l’<strong>Espace</strong> Culture au<br />

03 20 43 69 09.<br />

34


au programme / cinéma / LNA<strong>#44</strong><br />

Cinéma<br />

L’affaire Sofri<br />

dans le cadre du cycle La justice<br />

Jeudi 15 mars à 20h<br />

Entrée libre<br />

Adriano Sofri<br />

18h30 : conférence Justice et inquisition<br />

Avec Carlo Ginzburg, Ecrivain et historien, professeur d’histoire mo<strong>de</strong>rne à l’Université<br />

<strong>de</strong> Californie, Los Ange<strong>les</strong> (UCLA) et Jean-Louis Comolli, Cinéaste, réalisateur<br />

du film « L’affaire Sofri », 2001.<br />

20h : projection L’affaire Sofri<br />

De Jean-Louis Comolli, d’après l’ouvrage « Le juge et l’historien » <strong>de</strong> Carlo Ginzburg.<br />

Avec Carlo Ginzburg (France, 2001, 65’).<br />

L’histoire <strong>de</strong> ce qu’on appelle « L’affaire Sofri » est d’abord l’histoire d’une erreur judiciaire.<br />

Accusé d’avoir commandité en 1972 le meurtre du commissaire Luigi Calabresi, Adriano<br />

Sofri, qui dirigeait alors le quotidien Lotta continua, est condamné en 1990 à 22 ans <strong>de</strong><br />

prison, sur la foi <strong>de</strong>s déclarations d’un « repenti ».<br />

Le film <strong>de</strong> Jean-Louis Comolli est construit sur la démonstration <strong>de</strong> l’innocence <strong>de</strong> Sofri<br />

mais ne s’y résume pas. Il convoque <strong>de</strong>vant sa caméra l’historien Carlo Ginzburg, spécialiste<br />

<strong>de</strong>s procès en sorcellerie du Moyen-âge, auteur d’un livre paru en 1991, Le Juge et<br />

l’historien, où Ginzburg démontait le travail <strong>de</strong> la justice italienne dans l’affaire Sofri,<br />

en étudiant <strong>les</strong> minutes <strong>de</strong>s procès comme il l’aurait fait <strong>de</strong> documents d’archives. Jean-Louis<br />

Comolli dénonce dans ce film « une justice politique où la droite extrême <strong>de</strong> toujours<br />

règle ses comptes avec l’extrême gauche <strong>de</strong>s années 70 ».<br />

« C’est à Bologne, chez lui,<br />

à l’automne 2000, que j’ai<br />

rencontré Carlo Ginzburg,<br />

historien <strong>de</strong> la sorcellerie et<br />

<strong>de</strong> l’Inquisition. J’avais lu,<br />

parmi ses livres, Le Juge et<br />

l’ historien 1 , et j’étais dans<br />

l’idée d’en faire un film. Il y<br />

a ce qu’un homme écrit, ou<br />

peint, compose, filme, et il<br />

y a ce qu’il est quand on est<br />

face à lui. Surprise <strong>de</strong> découvrir<br />

dans ses trois dimensions<br />

le corps <strong>de</strong> l’historien. Surprise<br />

également à parcourir<br />

son appartement fait, comme<br />

tous, <strong>de</strong> pièces successives,<br />

mais toutes, sauf la cuisine,<br />

couvertes <strong>de</strong> rayonnages et<br />

remplies <strong>de</strong> livres. Une maison-livre<br />

? Un livre-corps ?<br />

Il suffirait, me dis-je, que<br />

Ginzburg lise <strong>de</strong>s extraits<br />

<strong>de</strong> son livre (citation, profération,<br />

ressassement) pour<br />

que l’écrit, repassant à l’oral,<br />

<strong>de</strong>venant revenant, soit représenté<br />

en tant que puissance<br />

d’inscription par le corps<br />

lui-même du lecteur. Qu’estce<br />

que l’historien peut avoir<br />

en commun avec nous, qui<br />

ne le sommes pas ? D’être,<br />

ici et maintenant, celui qui<br />

lit. Cette mise commune a<br />

beaucoup d’importance dans<br />

une démonstration qui veut<br />

contrer <strong>les</strong> raisonnements<br />

tenus par <strong>les</strong> juges dans une<br />

instruction et un procès : il<br />

s’agira d’opposer une justesse<br />

– <strong>de</strong> ton, <strong>de</strong> propos, d’allure,<br />

d’incarnation – à une justice<br />

jugée faussée. Ginzburg lecteur,<br />

penseur-acteur, déplie<br />

sa pensée sur la scène cinématographique,<br />

mieux : il en<br />

fait un geste, une action, une<br />

marche à travers <strong>les</strong> bibliothèques,<br />

un mouvement qui<br />

allie la métho<strong>de</strong> et la fureur.<br />

La rigueur logique du raisonnement<br />

entraîne avec elle<br />

un engagement du corps, la<br />

pensée soutient le corps qui<br />

la porte. Affronter la répétition.<br />

Ce qui revient aussi,<br />

dans ce film, à travers <strong>les</strong> citations<br />

d’Adriano Sofri et <strong>de</strong><br />

Lotta Continua, ce sont ces<br />

années dites « <strong>de</strong> plomb »,<br />

pour moi plutôt impalpab<strong>les</strong><br />

sous le voile léger du fantôme<br />

Carlo Ginzburg<br />

<strong>de</strong> nos peurs. Avec Ginette<br />

Lavigne, monteuse du film,<br />

nous avons choisi dans <strong>les</strong><br />

archives <strong>de</strong>s télévisions italiennes<br />

cel<strong>les</strong> qui montraient<br />

Adriano Sofri comme sujet<br />

d’une énonciation active, au<br />

présent, lui aussi combattant<br />

<strong>de</strong> la parole et <strong>de</strong> la logique.<br />

Sofri n’est pas un fantôme,<br />

pourtant il en est un. Prisonnier,<br />

il endosse l’héritage<br />

spectral <strong>de</strong> toute prison ;<br />

archivé dans <strong>les</strong> rayons <strong>de</strong>s<br />

vidéothèques, il endossait <strong>de</strong><br />

surcroît la dimension spectrale<br />

<strong>de</strong> tout être filmé. L’urgent<br />

était donc <strong>de</strong> le faire revenir à<br />

nous, ici et maintenant, présent<br />

bien qu’absent dans un<br />

dialogue imaginaire avec le<br />

très présent Ginzburg. Il est<br />

<strong>de</strong> l’essence du cinéma d’enfermer<br />

le corps filmé dans un<br />

cadre, mais tout autant <strong>de</strong> lui<br />

rendre la liberté à travers un<br />

montage. »<br />

Jean-Louis Comolli<br />

Extrait <strong>de</strong> l’ouvrage<br />

Voir et pouvoir, 2003.<br />

1<br />

Il giudice et lo storico, traduction<br />

française Le juge et l’historien, Verdier,<br />

1997.<br />

35


LNA<strong>#44</strong> / au programme / concert<br />

Concert Garth Knox violon alto<br />

Mercredi 31 janvier à 19h<br />

Concert gratuit sur retrait préalable <strong>de</strong>s places<br />

Dans le cadre du Festival Muzzix #7<br />

Avec le Crime et Circum<br />

Le Crime et Circum présentent<br />

Muzzix #7<br />

Festival <strong>de</strong> Jazz, Improvisation et Musiques Expérimenta<strong>les</strong><br />

Du 12 au 31 janvier 2007<br />

12 janvier / 20h / la Malterie : Li Ping Ting, Laurent<br />

Rigaut, Laurence Medori, performance<br />

19 janvier / 20h30 / la Malterie : poetry is music / sound<br />

is poetry (poésie expérimentale, poésie rock, poésie sonique)<br />

Avec l’association Trame Ouest<br />

24 janvier / 20h30 / le Grand Mix : La Pieuvre • Limousine<br />

& Fred Poulet<br />

25 janvier / 20h30 / la Malterie : Cruz/Orins/Ternoy •<br />

Agnel/Lazro/Nick/Noetinger<br />

26 janvier / 20h30 / la Malterie : Certain Ants •<br />

Trio Accordéons • Electric Cue & Jean-Marc Montera<br />

27 janvier / 20h30 / la Malterie : Cucumber /W • Tetsu<br />

Saitoh solo • Call the Mexicans !<br />

28 janvier / 17h / la Malterie : Happy House invite<br />

Geoffroy <strong>de</strong> Masure et Thomas <strong>de</strong> Pourquery pour un<br />

goûter d’anniversaire…<br />

30 janvier / 20h30 / L’Univers : Soirée musique et<br />

cinéma programmée par Séance tenante<br />

20 et 21 janvier / la Malterie : Atelier d’improvisation<br />

avec Jean-Luc Guionnet (15 participants – musiciens)<br />

Tarifs<br />

Pass Muzzix : 24 e (entrée à toutes <strong>les</strong> manifestations)<br />

Soirée (sauf le 12, le 30 et le 31) : 5 e (réduit), 7 e (plein)<br />

12 janvier : gratuit (adhésion à la Malterie obligatoire – 2 e)<br />

30 janvier (l’Univers) : 3 e<br />

31 janvier (<strong>Espace</strong> Culture) : gratuit (sur réservation)<br />

Inscription atelier Jean-Luc Guionnet : 15 e (20 et 21<br />

janvier – 15 places maximum)<br />

Renseignements et réservations :<br />

Muzzix – 03 20 35 01 72 – http://www.muzzix.info<br />

La Malterie, 42 rue Kuhlmann à Lille<br />

Le Grand Mix, 5 place Notre Dame à Tourcoing<br />

L’Univers, 16 rue Danton à Lille<br />

Garth Knox, altiste explorateur d’origines écossaise et irlandaise, compte<br />

actuellement parmi <strong>les</strong> musiciens <strong>les</strong> plus recherchés sur la scène internationale.<br />

Il déploie sa virtuosité dans <strong>de</strong>s domaines très variés, <strong>de</strong>puis <strong>les</strong> musiques<br />

médiéva<strong>les</strong> et baroques jusqu’au répertoire contemporain et l’improvisation, en<br />

passant par la musique traditionnelle.<br />

Après ses étu<strong>de</strong>s au Royal College of Music à Londres, Garth Knox <strong>de</strong>vient membre<br />

<strong>de</strong> l’English Chamber Orchestra, petite formation sans chef qui lui permet <strong>de</strong><br />

travailler avec <strong>de</strong>s solistes tels que Daniel Baremboim, Pincas Zukerman, Itzak<br />

Perlman ou James Galway.<br />

Sur l’invitation <strong>de</strong> Pierre Boulez, Garth Knox <strong>de</strong>vient membre <strong>de</strong> l’Ensemble<br />

InterContemporain à Paris en 1983, où il crée <strong>de</strong> nombreuses œuvres en soliste et<br />

en musique <strong>de</strong> chambre (Boulez, Xenakis, Donatoni etc.).<br />

De 1990 à 1997, Garth Knox est l’altiste du prestigieux Quatuor Arditti, avec<br />

lequel il fait plusieurs fois le tour du mon<strong>de</strong>, il collabore avec la plupart <strong>de</strong>s grands<br />

compositeurs du moment : Ligeti, Kurtag, Berio ou encore Stockhausen.<br />

Installé à Paris <strong>de</strong>puis 1998, il multiplie ses activités dans différents domaines<br />

artistiques. Il se produit en duo avec Kim Kashkashian (alto), Pascal Gallois (basson)<br />

et Frédéric Stochl (contrebasse) et collabore avec <strong>de</strong>s chorégraphes.<br />

Avec la viole d’amour, il explore le répertoire baroque et suscite un nouveau<br />

répertoire pour cet instrument insolite. En improvisateur, il joue avec Dominique<br />

Pifarely, Bruno Chevillon, Benat Achiary, Steve Lacy, Scanner...<br />

Son <strong>de</strong>rnier disque, un récital <strong>de</strong> pièces pour alto seul (Ligeti, Kurtag, Sciarrino,<br />

Dusapin, Berio, Dillon), sorti chez Naïve (MO 782082), a gagné le prestigieux<br />

Deutsche Schallplatte Preis.<br />

Au programme :<br />

György Ligeti : Sonate pour alto<br />

Salvatore Sciarrino : 3 notturni brillanti<br />

Marin Marais : Folies for viola d’amore<br />

Olga Neuwirth : Risonanze for viola d’amore<br />

Garth Knox : Viola Spaces<br />

36


au programme / concert / LNA<strong>#44</strong><br />

Daunik Lazro © emouvance<br />

Raymond Boni © Agata Lopko<br />

Concert Trio Lazro, Boni, Rogers (F/UK)<br />

Mercredi 14 mars à 19h<br />

Concert gratuit sur retrait préalable <strong>de</strong>s places<br />

Avec le Crime et Circum<br />

Daunik Lazro : saxophone alto et baryton<br />

Raymond Boni : guitare<br />

Paul Rogers : contrebasse<br />

Trois musiciens créateurs, figures <strong>de</strong> la musique improvisée européenne, pour qui la virtuosité n’est qu’un outil,<br />

jamais la cible. Trois voix singulières et remarquab<strong>les</strong> par leur constance <strong>de</strong>puis 30 ans, au travers <strong>de</strong> leurs expériences<br />

<strong>les</strong> plus variées – jazz, improvisation libre, free-rock et autres aventures pas toujours aisément étiquetab<strong>les</strong><br />

– en solo ou au sein <strong>de</strong> formations et <strong>de</strong> rencontres fabuleuses.<br />

Créée en 2002, la musique du trio respire l’envie <strong>de</strong> jouer, <strong>de</strong> donner <strong>de</strong>s émotions. Un trio jeune, « avec une<br />

énergie à fleur <strong>de</strong> peau et ce qu’il y a d’indéfinissable après… », témoigne Daunik Lazro.<br />

Les phrases acérées, au lyrisme exacerbé, s’enroulant en spira<strong>les</strong> répétitives <strong>de</strong> Daunik Lazro, <strong>les</strong> vertigineuses<br />

accélérations flamencas s’épanouissant en une pluie <strong>de</strong> notes irisées <strong>de</strong> Raymond Boni, <strong>les</strong> courses fol<strong>les</strong> <strong>de</strong>s<br />

doigts <strong>de</strong> Paul Rogers sur sa contrebasse se fon<strong>de</strong>nt en une musique éruptive et parfaitement maîtrisée.<br />

Une rencontre au sommet qui promet <strong>de</strong>s jaillissements fulgurants <strong>de</strong> beautés ar<strong>de</strong>ntes et d’émotions<br />

indéfinissab<strong>les</strong>.<br />

37


LNA<strong>#44</strong> / au programme / exposition<br />

Mécanique Poétique<br />

Exposition collective d’art contemporain<br />

Cycle Le Mouvement 1 er accrochage<br />

1<br />

À la chaîne (1998-2005)<br />

Daniel Depoutot<br />

Chaîne <strong>de</strong> transmission, matériaux divers<br />

et moteur électrique, 180 x 200 x 120 cm<br />

Photo © Klaus Stöber<br />

2<br />

Paysage sonore<br />

Piet.sO et Peter Keene 2005<br />

Circuit interactif, performance collective<br />

Photo © Rolan Ménégon<br />

3<br />

Raoul Hausmann revisited<br />

Peter Keene 2004<br />

Installation avec source sonore, synthétiseurs<br />

analogiques. Appareils <strong>de</strong> projections, capteurs<br />

photomultiplicateurs, haut-parleurs<br />

Dimensions variab<strong>les</strong><br />

Photo © Rolan Ménégon<br />

4<br />

Biosphère<br />

Piet.sO et Peter Keene 2005<br />

Installation biosonore<br />

Photo © Rolan Ménégon<br />

5<br />

Hypnotiseur<br />

Peter Keene 2004<br />

Source sonore, disque aluminium, dio<strong>de</strong>s<br />

lumineuses, moteur d’asservissement, système<br />

électronique <strong>de</strong> comman<strong>de</strong><br />

Photo © Rolan Ménégon<br />

1<br />

Du 22 janvier au 9 mars<br />

Vernissage le 22 janvier à 18h30<br />

Dessiner à grands traits l’image d’une incroyable<br />

contradiction, le mouvement en ses propriétés<br />

stab<strong>les</strong>, gravé à jamais dans <strong>les</strong> lois physiques<br />

immuab<strong>les</strong>. La mécanique inscrite dans un<br />

2<br />

schéma mathématique universel et reproductible.<br />

Et pourtant, l’imprévisible s’est produit.<br />

Des individus se sont emparés <strong>de</strong>s lois physiques<br />

pour combiner <strong>de</strong>s rythmes, <strong>de</strong>s sons,<br />

<strong>de</strong>s mouvements inattendus. Ces individus,<br />

voleurs <strong>de</strong>s secrets <strong>de</strong> la mécanique, se nomment<br />

artistes du mon<strong>de</strong> mécanique. L’exposition<br />

Mécanique poétique présentera quelques<br />

auteurs <strong>de</strong> ce rapt poétique <strong>de</strong>s lois mécaniques.<br />

Parmi eux, Daniel Depoutot et ses machines<br />

sculptures qui s’agitent dans tous <strong>les</strong> sens, s’assemblent,<br />

trépignent, menacent, s’accouplent,<br />

manifestent une force <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction toujours<br />

sous-jacente. Grand amateur <strong>de</strong> rouages complexes<br />

et <strong>de</strong> mécaniques bizarres, artiste du<br />

ramassage, <strong>de</strong> l’assemblage ou du pliage, du<br />

ponçage ou <strong>de</strong> la soudure, il enfreint <strong>les</strong> règ<strong>les</strong><br />

et <strong>les</strong> normes du bon usage du commerce <strong>de</strong>s<br />

objets et <strong>de</strong>s mécanismes <strong>de</strong> la vie quotidienne.<br />

Il vous parle <strong>de</strong> ses sculptures aussi amoureusement<br />

qu’un garagiste <strong>de</strong> ses moteurs ou un<br />

éleveur <strong>de</strong> ses bêtes.<br />

A<strong>de</strong>pte d’une activité qui relève <strong>de</strong> la bricole et<br />

<strong>de</strong> la bidouille, qu’il nomme « la mamaille », il<br />

vérifie cette assertion <strong>de</strong> Clau<strong>de</strong> Levi Strauss :<br />

« tout le mon<strong>de</strong> sait que l’artiste tient à la fois<br />

du savant et du bricoleur ».<br />

38


au programme / exposition / LNA<strong>#44</strong><br />

Peter Keene, né à Birmingham, le creuset originel <strong>de</strong> la révolution<br />

industrielle, grandit dans un paysage d’aciéries en<br />

ruine, d’usines <strong>de</strong> verre et <strong>de</strong> produits chimiques, puis effectue<br />

<strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s sérieuses d’ingénieur. Petit-fils d’un ingénieur<br />

assez fou pour déambuler sur un lit motorisé dans <strong>les</strong> rues<br />

<strong>de</strong> Birmingham, il est initié précocement<br />

dans l’atelier laboratoire <strong>de</strong> son grand-père,<br />

à la mécanique, l’électronique et <strong>les</strong> sciences<br />

analogiques.<br />

Il <strong>de</strong>vient chimiste, électronicien, puis <strong>de</strong>signer<br />

sur le territoire britannique, plasticien,<br />

sculpteur robotique à sa venue à Paris en<br />

1985.<br />

Peter Keene est avant tout un érudit <strong>de</strong><br />

l’histoire <strong>de</strong>s développements <strong>de</strong> la technologie<br />

analogique qu’il manipule et revisite<br />

à sa guise, en tant que propre ingénieur <strong>de</strong><br />

ses œuvres. Le circuit imprimé, voilà sa palette<br />

secrète.<br />

Piet.So vient, <strong>de</strong> par ses origines, <strong>de</strong> Pologne<br />

et d’Ukraine. Elle fut architecte,<br />

scénographe, performeuse, sculptureuse<br />

lumière sur le sol français où elle est<br />

née. Ses recherches s’éten<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’installation<br />

à la performance multimédia et à<br />

la revisite <strong>de</strong>s objets quotidiens.<br />

Voyager dans un <strong>de</strong>ux-pièces cuisine, contrôler<br />

la mutation <strong>de</strong> saucisses d’origines diverses<br />

sont <strong>de</strong>s invitations dans <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> la technologie<br />

tente le contrôle et la mesure du vivant.<br />

Qu’elle stresse volontairement <strong>de</strong>s plantes en<br />

pot pour en tirer une substance sonore, qu’elle<br />

surveille une mutation alchimique alimentaire<br />

ou qu’elle vous invite à contrôler vous-mêmes<br />

votre vie quotidienne, la technologie et sa<br />

hor<strong>de</strong> <strong>de</strong> capteurs, caméras et oscilloscopes se<br />

heurtent au chaos du vivant, à l’aléatoire <strong>de</strong><br />

volontés multip<strong>les</strong> qui la dépassent.<br />

Johan Muyle, né <strong>de</strong> parents flamands, installé à Liège, figure<br />

parmi <strong>les</strong> artistes belges contemporains <strong>les</strong> plus actifs sur la<br />

scène internationale. Son œuvre est dominée par une suite <strong>de</strong><br />

provocations et par <strong>de</strong>s interrogations politiques successives.<br />

Il fait partie <strong>de</strong> ces artistes qui questionnent le mon<strong>de</strong> dans lequel<br />

ils vivent. Ses créations, assemblages d’objets hétéroclites<br />

parfois au sein <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s installations, sont le plus souvent<br />

animées, grâce à d’ingénieux systèmes <strong>de</strong> motorisation, par<br />

<strong>de</strong>s mouvements, <strong>de</strong>s sonorités ou encore <strong>de</strong>s jeux <strong>de</strong> lumière<br />

qui leur confèrent un air carnava<strong>les</strong>que.<br />

Jeff Olffen, quant à lui, récupère toutes sortes d’objets<br />

chargés d’un sens qui nous est commun. Le fait d’utiliser<br />

<strong>de</strong>s objets usés et <strong>de</strong> <strong>les</strong> mettre en scène <strong>de</strong> façon ludique<br />

favorise la reconnaissance immédiate.<br />

L’artiste use constamment <strong>de</strong> jeux<br />

3<br />

<strong>de</strong> formes et <strong>de</strong> mots ; il jongle<br />

sans cesse avec la juxtaposition<br />

d’un terme et <strong>de</strong> son contraire.<br />

4<br />

Patrice Ferasse, inventeur, détourneur<br />

d’objets <strong>de</strong> la vie quotidienne,<br />

« téléphone tournesol »,<br />

« lustre oiseau », tente <strong>de</strong> s’attaquer<br />

à la signalisation routière.<br />

Dérives rêveuses ou souriantes<br />

qui débor<strong>de</strong>nt par l’humour,<br />

à l’interférence <strong>de</strong>s arts plastiques<br />

et du graphisme d’utilité publique,<br />

il tente <strong>de</strong> mettre en place un<br />

regard critique <strong>de</strong> nos attitu<strong>de</strong>s<br />

et <strong>de</strong> nos gestes quotidiens. Un<br />

chauffeur qui tourne indifféremment<br />

en rond dans un sens<br />

giratoire, n’est-ce pas une preuve d’un acte<br />

délictueux ?<br />

Ouvrir à la dimension poétique <strong>les</strong> immuab<strong>les</strong><br />

lois <strong>de</strong> la mécanique, n’est-ce pas<br />

révéler un ultime secret ? La machine,<br />

mon<strong>de</strong> technologique, est toujours dépassée<br />

par l’infinie capacité humaine <strong>de</strong><br />

transcen<strong>de</strong>r le mécanisme, le mouvement<br />

mécanique <strong>de</strong> la société et <strong>de</strong> l’individu<br />

par l’humour, la dérision, l’invention, un<br />

mouvement sans fin.<br />

5<br />

39


A g e n d a<br />

Retrouvez le détail <strong>de</strong>s manifestations sur notre site : www.univ-lille1.fr/<strong>culture</strong> ou dans « l’in_edit » en pages<br />

centra<strong>les</strong>. L’ ensemble <strong>de</strong>s manifestations se déroulera à l’<strong>Espace</strong> Culture <strong>de</strong> l’USTL.<br />

*Pour ce spectacle, le nombre <strong>de</strong> places étant limité, il est nécessaire <strong>de</strong> retirer préalablement vos entrées libres à l’<strong>Espace</strong> Culture (disponib<strong>les</strong> un mois avant <strong>les</strong> manifestations).<br />

janvier, février, mars 2007<br />

Les 9, 16, 23 et 30 janvier 14h30<br />

Conférences <strong>de</strong> l’UTL<br />

Mardi 9 janvier 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : Cycle « À propos <strong>de</strong> la science »<br />

« Les écoulements <strong>de</strong> la matière »<br />

Jeudi 11 janvier<br />

Lundi 15 janvier<br />

18h30 Question <strong>de</strong> sens : « Pour que la France assume ses responsabilités dans<br />

l’en<strong>de</strong>ttement <strong>de</strong>s pays du Sud et lutte contre <strong>les</strong> paradis fiscaux »<br />

12h30 Performance Pàl Frenàk avec la Rose <strong>de</strong>s Vents<br />

Mardi 16 janvier 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : Cycle « La justice » « La justice dans la philosophie du droit »<br />

Du 22 janvier au 9 mars<br />

Exposition « Mécanique poétique » - Vernissage le 22 janvier à 18h30<br />

Mardi 23 janvier 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : Cycle « Le mouvement » « Le tournant 1900 »<br />

Jeudi 25 janvier 18h30 Question <strong>de</strong> sens : « Pour une justice énergétique et climatique mondiale »<br />

Mardi 30 janvier 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : « L’institution judiciaire mo<strong>de</strong>rne »<br />

Mercredi 31 janvier 19h Concert Garth Knox dans le cadre du Festival Muzzix #7 avec le Crime et Circum *<br />

Jeudi 1 er février 18h30 Question <strong>de</strong> sens : « Responsabilité sociale et environnementale <strong>de</strong>s entreprises »<br />

Les 6, 13 et 20 février<br />

14h30 Conférences <strong>de</strong> l’UTL<br />

Mardi 6 février 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : La cosmologie relativiste d’Einstein au XXI ème siècle »<br />

Jeudi 8 février 18h30 Question <strong>de</strong> sens : « Pour une politique <strong>de</strong> la France en Afrique responsable et transparente »<br />

Mardi 13 février 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : « Les mutations socia<strong>les</strong> »<br />

Jeudi 15 février<br />

18h30 Question <strong>de</strong> sens : « Pour une politique en faveur du commerce agricole<br />

et commercial plus équitable »<br />

Mardi 20 février 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : « Les formes du créationnisme dit ‘scientifique’ »<br />

Mercredi 21 février<br />

Les 13, 20 et 27 mars<br />

18h30 Salon étrange(r) : Auberge internationale<br />

14h30 Conférences <strong>de</strong> l’UTL<br />

Mardi 13 mars 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : « Anciens et nouveaux mouvements sociaux : une fausse antinomie »<br />

Mercredi 14 mars 19h Concert Trio Lazro/Boni/Rogers avec le Crime et Circum *<br />

Jeudi 15 mars 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : « Justice et inquisition »<br />

20h Projection « L’affaire Sofri »<br />

Mardi 20 mars 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : « La technologie en mouvement »<br />

Mercredi 21 mars<br />

18h30 Salon étrange(r)<br />

Jeudi 22 mars 18h30 Café-sciences : « La mondialisation : rapports Nord/Sud »<br />

Mardi 27 mars 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : « La machine justice »<br />

Mardi 3 avril 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : « L’éthique en science »<br />

<strong>Espace</strong> Culture - Cité Scientifique 59655 Villeneuve d’Ascq<br />

Du lundi au jeudi <strong>de</strong> 11h à 18h et le vendredi <strong>de</strong> 10h à 13h45<br />

Tél : 03 20 43 69 09 - Fax : 03 20 43 69 59<br />

www.univ-lille1.fr/<strong>culture</strong> - Mail : ustl-cult@univ-lille1.fr

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