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Tanger, ville frontière - La Pensée de Midi

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A midi, dans un restaurant espagnol justement, j’ai mangé sûrement l’un <strong>de</strong>s meilleurs poissonsdont je me souvienne, énorme daura<strong>de</strong> sauvage vidée <strong>de</strong> ses arêtes et farcie aux vermicelles parfumés.C’est d’habitu<strong>de</strong> une recette plutôt réservée au poulet beldi. Il y a donc à <strong>Tanger</strong> du poissonbeldi. J’étais en compagnie <strong>de</strong> Zouina, qui a réinvesti les économies <strong>de</strong> ses dix années passées enEspagne “à faire la pute”, dit-elle, dans une agence immobilière. En face <strong>de</strong> nous, son amant, fonctionnaireau cadastre, ne dira pas un mot, pas même en partant. J’ai croisé le soir très tard, dans lesboîtes <strong>de</strong> nuit et les pubs <strong>de</strong>s rues adjacentes à l’avenue Pasteur, <strong>de</strong>s chefs <strong>de</strong> parti et <strong>de</strong>s députés,un juge, <strong>de</strong>s notables dont je découvrais plus tard avec surprise la photo dans la presse lorsqu’ilsétaient promus à <strong>de</strong> hautes fonctions, <strong>de</strong>ux ou trois écrivains <strong>de</strong> gauche et <strong>de</strong>s hommes d’affaires. Ilssont dans le transport ou le textile, l’immobilier ou la finance et ils adorent le poisson et le vin espagnol.J’ai croisé là-bas un poète très connu au Maroc, <strong>de</strong>s messieurs très respectés à <strong>Tanger</strong> qui ontgardé cette habitu<strong>de</strong> d’un autre âge qui consiste à priser un tabac broyé comme <strong>de</strong> la poussière qu’ilsdéposent en fines lignes sur le bord <strong>de</strong> leur poignet avant <strong>de</strong> le respirer. J’ai croisé aussi <strong>de</strong>s professeursd’Université et <strong>de</strong>s putes en activité.<strong>La</strong> prostitution à <strong>Tanger</strong> est une activité très usuelle, pratiquée dans tous les bars <strong>de</strong> nuit et boîtes <strong>de</strong>la <strong>ville</strong>. L’âge <strong>de</strong>s jeunes filles suit très rigoureusement le standing du lieu. Mais toutes les femmesqui exercent cette activité sont ou ont été <strong>de</strong>s ouvrières, <strong>de</strong>s femmes au foyer divorcées, <strong>de</strong>s mèresou <strong>de</strong>s filles attentionnées. Elles ne pratiquent d’ailleurs pas une prostitution à l’européenne, où leshommes se succè<strong>de</strong>nt, à la chaîne. Elles se tiennent par groupes dans les bars, atten<strong>de</strong>nt un signediscret d’un client auprès <strong>de</strong> qui l’une d’entre elles s’installe, formant un couple qui boit, rit et fumecomme le ferait n’importe quel couple dans une boîte <strong>de</strong> nuit. Quand les clients sont rares ou tar<strong>de</strong>nt,elles dansent seules, face aux miroirs, étudiant <strong>de</strong>s poses <strong>de</strong> série télé. Lorsqu’on arrive un peutôt dans les bars, on les voit arriver elles aussi, habillées comme toutes les filles <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s populaires,portant même pour certaines le voile et la djellaba. Un sac plastique sous le bras, elles vont auvestiaire revêtir <strong>de</strong>s tenues plus appropriées à leur métier, robe décolletée, short ou jupe étroite,comme les ouvrières qui vont au travail enfilent <strong>de</strong>s blouses ou <strong>de</strong>s bleus. Parfois l’homme s’en va,trop fatigué ou trop ivre pour aller plus loin, se contente d’un baiser appuyé et d’une accola<strong>de</strong> maladroite,et la fille trouve un autre client ou rentre seule chez elle, dans l’un <strong>de</strong> ces quartierspériphériques sur les collines au sud, vers l’aéroport.Longues rues en pente bordées d’immeubles <strong>de</strong> brique rouge qui ne seront sans doute jamaisenduits, sur <strong>de</strong>s rues jamais goudronnées où <strong>de</strong>s souks se sont installés, ruralisant aussitôt la <strong>ville</strong>qui s’étend. Je me souviens qu’au moment <strong>de</strong> l’Aïd, en plein cœur <strong>de</strong> la médina, <strong>de</strong>s paysans viennentvendre <strong>de</strong>s ballots <strong>de</strong> foin pour nourrir les moutons que l’on entend bêler sur les terrasses et lesbalcons, dans les arrière-cours. Dans ces quartiers poussiéreux et comme <strong>de</strong>s niches ruralesdéplacées dans la <strong>ville</strong>, les hommes sont habillés <strong>de</strong> longues djellabas blanches et les femmes <strong>de</strong> noirjusqu’aux yeux, à la mo<strong>de</strong> saoudienne.Le plus souvent, l’homme et la fille finissent la nuit ensemble, dans une chambre <strong>de</strong>s petits hôtels ducentre où les filles ont leurs habitu<strong>de</strong>s. Un seul homme par nuit. J’ai encore croisé un fabricant hollandais<strong>de</strong> bateaux et un autre Hollandais très étrange, venu se cacher à <strong>Tanger</strong> <strong>de</strong> sa femme marocaine,dont il ne supportait plus l’entrée brutale en religion et qu’il avait laissée à la tête <strong>de</strong> leur ryadà Marrakech. J’ai suivi les débuts <strong>de</strong> tractations très compliquées que <strong>de</strong>ux entrepreneurs lyonnaismettaient en œuvre pour ouvrir une filière d’importation <strong>de</strong> vaches françaises au Maroc. L’ami quim’a présenté nombre <strong>de</strong> ces nouveaux cosmopolites et qui m’a accompagné dans les nuits tangéroisesest un économiste, il a été professeur <strong>de</strong>s universités dans une autre vie, avant que le roi ne déci<strong>de</strong><strong>de</strong> mettre en prison les militants <strong>de</strong>s gauches radicales. Au début <strong>de</strong>s années quatre-vingt, il a doncpassé plusieurs années dans les sombres prisons du Maroc, y a gagné beaucoup d’amis et pris ladécision qu’il n’avait qu’une vie, <strong>de</strong>s talents <strong>de</strong> “rassembleur” et qu’il <strong>de</strong>vait si possible essayer <strong>de</strong> lesemployer à gagner <strong>de</strong> l’argent sans s’user au travail. Il y est parvenu, possè<strong>de</strong> aujourd’hui quelqueshôtels à <strong>Tanger</strong>, à Marbella, <strong>de</strong>s appartements à Marrakech, à <strong>Tanger</strong> bien sûr ou sur la côte, quatrebeaux enfants issus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mariages. Nous avons décidé d’écrire un jour ensemble un livre <strong>de</strong>théorie économique pour lancer un mouvement moral et politique que nous baptiserons flussisme.

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