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Tanger, ville frontière - La Pensée de Midi

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Tout est allé tellement vite que la <strong>ville</strong> a désormais <strong>de</strong>s allures <strong>de</strong> palimpseste. Il est <strong>de</strong>s témoignagesarchéologiques délicieusement endormis sur leur gloire passée, comme ces cafés baroques, oùmême les ampoules n’ont jamais été changées <strong>de</strong>puis les années trente. Le Vienne, Le Berlin, LesChamps-Elysées et le salon <strong>de</strong> thé Porte, repeint certes. Comme ces boutiques figées dans le temps, etcelle-là au hasard, qui ne vend que <strong>de</strong>s ciseaux encore emballés dans du papier <strong>de</strong> soie, qu’un vieuxmonsieur ne parlant qu’espagnol défroisse pour chaque paire qu’il déballe comme si <strong>de</strong>puis un siècleun objet rare m’attendait.Depuis ces années quatre-vingt la <strong>ville</strong> suit une courbe ininterrompue <strong>de</strong> croissance. Les usines sontarrivées, et toujours à flots continus et réguliers l’argent <strong>de</strong>s montagnes. Un ami, marocain installéen Finlan<strong>de</strong>, achète sur plan un appartement presque sur la plage. Deux ans après, plâtres à peinesecs, il se voit offrir le double <strong>de</strong> ce qu’il l’a payé par le promoteur même qui le lui a vendu.Enfin aujourd’hui le capital industriel investit la zone. Un walli <strong>de</strong> choc fait raser par dizaines lesmaisons <strong>de</strong>s barons abusivement plantées sur le bord <strong>de</strong> mer entre <strong>Tanger</strong> et le site du nouveau port.Les ruines sont ostensiblement visibles, comme <strong>de</strong>s gibets qui serviraient d’exemples. Les entreprisesont travaillé à la lueur <strong>de</strong>s projecteurs, elles ont ouvert la montagne, dans un paysage étonnant <strong>de</strong>collines ari<strong>de</strong>s et rugueuses couronnées d’éoliennes, pour creuser ex nihilo un nouveau port <strong>de</strong> commerceà soixante kilomètres <strong>de</strong> la <strong>ville</strong>. Dans toute l’histoire <strong>de</strong>s politiques d’aménagementeuropéennes on a fait cela une fois et une seule, à Fos, près <strong>de</strong> Marseille. Le nouveau port existe<strong>de</strong>puis l’été, géré par <strong>de</strong>s capitaux <strong>de</strong> Dubaï. Je le crois promis à <strong>de</strong>venir le premier <strong>de</strong> la méditerranée,formant un dispositif portuaire avec celui d’Algésiras, en face. Anvers a fait fortune en mariantson port avec celui <strong>de</strong> Rotterdam. Plus un seul mouvement social ne peut paralyser le trafic, puisqu’ilfaudrait parier sur une improbable coordination <strong>de</strong>s dockers belges et néerlandais. Si l’un fait grève,l’autre reçoit le trafic. Imparable. C’est un peu la même chose qui se prépare entre <strong>Tanger</strong> et Algésiras.Marseille, Gênes ou Barcelone sont foutus. On creuse à une vitesse ahurissante, rarement vue sur unchantier au Maroc, <strong>de</strong>ux autoroutes et une voie <strong>de</strong> chemin <strong>de</strong> fer. Mais aucun Etat là encore n’a réellementvoulu cela. Cette nouvelle <strong>ville</strong> et ses sites industriels sont nés d’abord <strong>de</strong> la volonté du roi <strong>de</strong>combler le préjudice économique et moral que le nord du Maroc avait subi sous le règne précé<strong>de</strong>nt.Le nouveau <strong>Tanger</strong>, futur premier port <strong>de</strong> Méditerranée, nouvelle économie frontalière enfin remise àl’échelle du mon<strong>de</strong>, est la conséquence d’une volonté <strong>de</strong> rétablir la dignité perdue d’une région, bienplus que <strong>de</strong>s calculs <strong>de</strong>s aménageurs ou <strong>de</strong>s économistes.<strong>Tanger</strong> est donc désormais <strong>de</strong> ces <strong>ville</strong>s dont les contrastes et les écarts sont si vifs que ceux qui lesportent ou les subissent semblent ne plus vivre dans le même mon<strong>de</strong>. Transnationale elle l’est aussi,avec cette impossible et introuvable compétence à donner un sens commun à ces niches et dérives.Pouvait-elle être en l’état source d’inspiration, redonner aux artistes qui continuent d’y vivre et d’yvenir la double assurance d’y trouver la sérénité d’un mythe désormais ancré comme les colonnesd’Hercule sur le bord <strong>de</strong>s rives, en même temps qu’un souffle neuf ? C’est en tout cas <strong>de</strong> le penserqui nous a donné l’envie <strong>de</strong> faire ce numéro et <strong>de</strong> le consacrer à la <strong>ville</strong> que la frontière aspire.Michel Péraldi

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