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Numéro 34 - Le libraire

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En état de romanLittérature étrangèreLa chronique de Robert LévesqueHenrik Ibsen<strong>Le</strong> mineur de fondÀ la mort du dramaturge Henrik Ibsen, le 23 mai 1906, sa veuve fit ériger une colonnesur la tombe de son illustre mari au cimetière de Christiania (aujourd’hui Oslo), une stèlesans inscription sur laquelle était gravé un pic, l’outil du mineur de fond que fut, authéâtre, l’auteur d’Hedda Gabler. À 22 ans, n’avait-il pas écrit : « Roche! Éclate avecfracas, sous les coups de mon lourd marteau, en bas je dois frayer ma voie, vers le butqu’à peine j’ose pressentir ».L’image du pic résume l’ouvrage entier que, sa vie durant, ce librepenseur,ce disciple scandinave de Voltaire, a passionnément mené.Ibsen est un homme qui rompit tout lien avec sa famille bien-pensante(sauf sa sœur Edvige) et s’exila de son pays, la Norvège,durant vingt-sept ans (c’est un exilé littéraire). Il put, à bonne distance,chercher à comprendre ses contemporains et en particulierles femmes qui, dans son œuvre théâtrale, occupent uneplace centrale, profonde et énigmatique.Il y a, dans le théâtre d’Ibsen, autant de pièces où l’homme est lepersonnage principal (Un ennemi du peuple, John GabrielBorkman). Cependant, celles où c’est la femme qui est au cœurdu travail de forage mental, du pressentiment, telles Nora dansMaison de poupée, Rebecca West dans Rosmersholm, EllidaWangel dans La Dame de la mer, Hedda Gabler dans la pièceéponyme, relèvent toutes du chef-d’œuvre. À tel point que la réputationd’Ibsen, qui sera si grande dans l’Europe de la fin du XIX e siècleet qui inspirera les dramaturges américains du XX e siècle (O’Neill,Miller, Williams), sera celle d’un écrivain pour femmes, ce qui faisaitrager le Suédois Strindberg, cadet, rival et misogyne de choc. Strindbergreconnaissait à mi-voix le talent d’Ibsen, mais il hurlait son dégoût d’untel féminisme propagé par un mâle.Des êtres humainsGénial Ibsen, que Freud jugeait aussi grand que Shakespeare, Sophocleet Euripide. Cent ans après sa mort, sa force est de demeurer controversé,d’échapper à la respectabilité du « monument », provoquant encoreavec ces grandes pièces sombres qui continuent d’inquiéter ceux qui s’yfrottent (Hedda Gabler est une pièce aussi intrigante qu’à sa création en1891). L’auteur de Rosmersholm n’a pourtant pas été, comme ledénonçait Strindberg, qu’un dramaturge féministe, ce qui réduirait sonœuvre, la lierait à une lutte sociale. Ibsen, défenseur féroce de sa solitude(il passa sa vie avec sa fidèle épouse Susannah, ne changea pas son trainde vie le succès venu, ne s’engagea envers aucun parti), n’adhérait àaucune cause. Il creusait, seul. <strong>Le</strong> pic.Lorsqu’il revint vivre en Norvège en 1891, à 65 ans, la société norvégiennedes droits de la femme voulut évidemment le fêter; il s’y prêta debonne grâce mais en faisant devant ces femmes une mise au pointimportante : « Il me faut refuser l’honneur d’avoir consciemmentœuvré en faveur des droits de la femme. Je ne suis même pas sûr desavoir ce que sont les droits de la femme. Pour moi, ce fut une questionde droits de l’homme. Et si vous lisez mes livres attentivement vous vousen rendrez compte. Il est évidemment souhaitable de résoudre leproblème des femmes, mais cela n’a pas été mon seul objet. Ma tâche aété de faire le portrait d’êtres humains ».Jacques De Decker, qui a mené une longue carrière de critique dramatiqueau Soir de Bruxelles, signe une nouvelle biographie d’Ibsen, un travailnon scientifique mais porté par une grande justesse de vue sur cethomme secret qui n’a pas laissé d’écrits autobiographiques. Il affirmequ’à partir du Canard sauvage, en 1885, on ne pouvait plus prendreIbsen en défaut de connaissance de ses personnages. « Il ne se heurteplus qu’à leur mystère », écrit-il. Ibsen, qui avait un pouvoir de concentrationextrême lorsqu’il construisait ses drames, dessinait ses personnagesavec une richesse de détails inouïs, il les débusquait, creusait sousIbsenJacques De Decker,Gallimard, coll. FolioBiographies,224 p., 13,95 $Drames contemporainsHenrik Ibsen,<strong>Le</strong> Livre de Poche,coll. La Pochothèque,1278 p., 44,95 $les couches successives de sentiments contradictoires qui les constituaient,ce qui les rend en fin de compte « insaisissables », d’oùson génie. D’où le fait que son théâtre demeure énigmatique etque son propos suscite encore la controverse.Il aimait répéter que l’artiste est là pour poser des questions etnon pour administrer des réponses. Il n’en apporta aucune.On comprend pourquoi le plus grand explorateur de l’inconscient,le docteur Freud, s’intéressa tant aux pièces de son contemporain.Dans L’Inquiétante Étrangeté, il dit de l’héroïne deRosmersholm : « Nous avons jusqu’ici traité Rebecca Westcomme si elle était une personne vivante et non une créationde l’imagination de l’écrivain Ibsen ». Cette Rebecca West (sonpersonnage le plus fort, avant Nora, avant Hedda) qui, gouvernantechez le pasteur Rosmer, a d’abord poussé au suicidel’épouse stérile de celui-ci, pour entraîner ensuite le veuf dans unsuicide avec elle au nom d’un amour idéal (selon l’idée deKierkegaard, la seule manière d’éviter qu’il ne s’étiole est de ne pas leconsommer).Dans sa correspondance avec Freud, Jung fait allusion à La Dame de lamer (où Ellida refuse de partir avec l’Étranger revenu la chercher — sonseul amour véritable — dès lors que son mari lui dit qu’elle peut choisirlibrement de partir) pour expliciter un cas d’analyse sur lequel il se penchait: « La construction du drame, la façon dont le nœud est agencésont identiques à Ibsen ».« Et si vous lisez mes livres attentivement… », disait le dramaturge auxféministes norvégiennes. Ibsen, rappelle De Decker, misait tout surl’écriture de ses drames qui étaient ce que l’on appelait des lesedrame,des pièces à lire. D’ailleurs, l’événement n’était pas tant la création de sespièces à la scène que leur parution en librairie. Longtemps avant qu’ellessoient jouées, elles étaient lues. La censure retardant les mises en production,ses tirages devenaient très grands. Quand parut <strong>Le</strong> Petit Eyolf,une foule se pressait au port de Christiania pour accueillir le bateauapportant les caisses d’exemplaires imprimés au Danemark…Ibsen et Strindberg, qui ne se rencontrèrent jamais, avaient mené enparallèle la révolution théâtrale scandinave, fondant le théâtre moderne.Aux pièces historiques et aux drames poétiques entre rois et reines quifleurissaient, ils opposèrent des tragédies mettant en scène des gens dela classe moyenne, leurs semblables, réduisant le dialogue, le nettoyantdu verbiage, scrutant dans le noir des âmes, creusant avec des pics dansl’enfouie nature humaine. <strong>Le</strong>ur théâtre reste actuel.En 2006, c’est le centième anniversaire de la mort du Norvégien; ce seraau tour du Suédois en 2012.Robert Lévesque est journaliste culturel et essayiste. Iltient un carnet dans l’hebdomadaire Ici Montréal. Sesouvrages sont publiés chez Boréal, et aux éditions Liberet Lux.M A I - J U I N 2 0 0 617

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