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Numéro 34 - Le libraire

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<strong>Le</strong> bout de la routeEntre découverte et déception, exploration et exploitation, le tourisme actuel est-il en train d’épuiser sespossibilités? L’homme a toujours été un voyageur. Il y a deux millions d’années, l’homo abilis entreprenaitses premières migrations hors de son berceau africain, amorçant un mouvement qui n’a fait que gagner enimportance à ce jour. Rien de nouveau sous le soleil, en ce sens, dans le fait que le sapiens moderne chercheencore à voyager.Par Rémy CharestCe qui a changé, c’est la raison du voyage. Depuis lemilieu du XIX e siècle, avec l’apparition graduelle desvacances et des moyens de transport modernespermettant des déplacements à peu près fiables, il estdevenu beaucoup plus facile de voyager non pas parnécessité, comme les commerçants et les immigrantsde toute époque, mais simplement pour l’agrément.C’est l’univers maintenant omniprésent du tourismeoù, comme le décrivait très bien Roland Barthes dansses Mythologies, il y a déjà cinquante ans, les pays sevoient le plus souvent réduits à une succession de montagnes,de plages, de beaux paysages et de monumentshistoriques, parsemés ici et là d’habitants servant àplanter un décor pittoresque et à certifier l’authentique.Selon le célèbre linguiste et sémiologue, humains etespaces y sont réduits à des types : « En Espagne parexemple, le Basque est un marin aventureux, le<strong>Le</strong>vantin un gai jardinier, le Catalan un habile commerçantet le Cantabre un montagnard sentimental. »Et le Québécois, un bûcheron à la gigue facile…L’authentiqueBien nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, cherchent às’éloigner ce monde de voyages organisés à l’excès et declichés culturels faciles. C’est l’ère du tourisme d’aventure,du tourisme culturel, de l’écotourisme, qui se veutrespectueux des gens et des lieux, et qui promet à sesclients de se rapprocher du vrai, de l’authentique. C’estle monde du routard, à la recherche d’une expériencemoins formatée et plus directe, comme le décritPhilippe Gloaguen dans sa toute récente autobiographie,Une vie de routard, où il évoque constammentson « goût des autres » — tout en parlant aussi, pendantde longues pages, des aléas commerciaux de sonentreprise.Bien intentionné, ce tourisme plus distinctif peutévidemment céder au snobisme, ces « vrais »voyageurs désirant avant tout vivre une expérience prétendumentauthentique qui échappe aux « vulgaires »touristes. « Heureux le touriste qui a tout vu avant l’arrivéedes touristes », résumait avec ironie BernardArcand dans un de ses Quinze lieux communs, il y adéjà une bonne douzaine d’années.<strong>Le</strong> journaliste et écrivain montréalais Taras Grescoe s’étaitamplement interrogé à ce sujet en entreprenant, en2000 et 2001, un voyage autour du monde de plusieursmois, dans le but de comprendre les réalités ancienneset actuelles du nomadisme temporaire : « <strong>Le</strong> touriste,c’est toujours le gars d’à côté », résume-t-il à propos decette distinction dont il a bien vu les pièges et leslimites, décrites dans Un voyage parmi les touristes.Parti se retrouver, référant habilement à l’histoire duvoyage, il avoue avoir côtoyé « le pire du tourisme », dupréfabriqué qui cloche à l’exploitation pure et simple.Il raconte, par exemple, un déprimant voyage au nordde la Thaïlande où il s’aperçoit que les cultures traditionnellesqu’on montre aux touristes avides de rencontresinterculturelles sont avant tout des façadespréservées au profit de gens d’affaires de Bangkok.Pour Grescoe, les « femmes-girafes » au cou étiré decolliers constituent dans ce décor un exemple extrêmede ces tendances à la mise en scène qui sontomniprésentes dans le monde touristique : « C’estune expérience créée par des agences de voyage. Toutle monde le fait. Nous le faisons ici avec nos villestouristiques : le Vieux-Québec, le thé à l’hôtelEmpress, à Victoria. Il y a des cultures qui peuventêtre endommagées, mais il y en a d’autres qui sontexpertes à en profiter. » L’industrie, vendant du rêveet de la détente à ses clients, cherche à créer desexpériences lisses qui n’encouragent pas vraiment,selon lui, les vraies rencontres avec l’autre.Anthropologue du voyage et auteur de livres aux titresévocateurs (Désirs d’ailleurs, Voyage au bout de laroute), le Français Franck Michel souligne que si« l’essor des voyages “ exotiques ” est fils de ladomination occidentale du monde », la recherched’images d’Épinal, de mythes et de clichés se retrouvetout aussi bien, de nos jours, chez les voyageursbrésiliens, indiens, russes ou chinois, qui ont de plusen plus les moyens de voyager. Selon Michel « leshabitants de Shanghai ou de Pékin se rendent au Tibetet plus encore au Yunnan, y (re)trouver l’ancienne vierurale et parfois découvrir le mode de vie — misgénéralement en folklore — des nombreusesminorités ethniques qui peuplent la Chine. »Après tout, pour le vacancier, le voyage est une occasionde mettre de côté le quotidien et ses turpitudes : commentlui reprocher entièrement d’opter pour le rêve,pour une expérience « coussinée », plutôt que d’aller àla rencontre des turpitudes quotidiennes des autres?« Bref, il importe de vendre du rêve d’autant plus que laréalité n’est pas belle à voir! », résume Franck Michel.La rencontre, malgré toutCela dit, Michel, Grescoe et Gloaguen, tout endénonçant les multiples travers du tourisme, croienttous également à la possibilité de véritables rencontres.Grescoe, par exemple, confie avoir trouvé un contactprivilégié avec une famille lors d’un séjour d’apprentissagegastronomique en Inde, où il logeait chezl’habitant. Dans les Îles de la Reine Charlotte, sur lacôte Ouest canadienne, engager un guide ou logerdans un hôtel tenu par des autochtones ramènent lesprofits à la communauté elle-même.Confronté avec horreur au tourisme sexuel, Gloaguenrencontre pour sa part des gens qui s’y opposent avecidéalisme. Empêtré dans ses clichés américains (dontil voudrait bien se déprendre), il raconte aussi avecplaisir l’histoire de résidants qui ne s’en laissent pasconter par des visiteurs entreprenants. L’arnaque voisineavec le touchant, les limites des Guides font contrasteavec une part d’insaisissable.Pour Franck Michel, il demeure tout à fait possible devivre une véritable rencontre avec d’autres peuples etsurtout, d’autres individus. À condition de faire l’effort :«L’essentiel est d’inscrire ses pas et ses pensées dans lasociété d’accueil, de se mettre à l’écoute de celui verslequel on va. […] Mais cela est, semble-t-il, beaucouptrop compliqué pour nombre de nos touristes, trophabitués à la servitude volontaire (au travail notamment)et incapables de faire preuve d’esprit d’indépendancesans volonté de nuire ni à autrui ni à soi! »L’espoir, pour lui, se situe dans le voyage désorganisé, l’éducationau voyage et une meilleure conscience dumétissage et de l’altérité.Taras Grescoe abonde dans le même sens, lui qui estquelque peu revenu de son désenchantement :« Je suis plutôt content que les gens voyagent. Depuis le11 septembre, on a tendance à avoir peur du monde.Malgré toutes les déprédations du tourisme de masse,rester chez soi est peut-être pire. » Une peur nourrie parl’ignorance, que l’on ne peut combattre qu’en allant à larencontre de l’autre, sur le terrain miné du voyage.Quinze lieux communsBernard Arcand, Boréal,coll. Papiers collés,212 p., 24,95 $MythologiesRoland Barthes, Seuil, coll. Points,256 p., 12,95 $Une vie de routardPhilippe Gloaguen (avec PatriceTrapier), Calmann-Lévy, 281 p., 29,95 $Un voyage parmi les touristesTaras Grescoe, traduit de l’anglais parHélène Rioux, VLB éditeur, 416 p.,29,95 $Désirs d’ailleurs. Essai d’anthropologiedes voyagesFranck Michel, Québec, Presses del’Université Laval, 376 p., 30 $M A I - J U I N 2 0 0 622

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