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LA CHRONIQUE DE STANLEY PÉANÉcrivain et animateur d’émissionde jazz à Espace musique,Stanley Péan a publié unevingtaine de livres destinés aulectorat adulte et jeunesse.I C I C O M M E A I L L E U R SUn homme et ses fantômesL I T T É R A T U R E Q U É B É C O I S EQIl y a deux ans, Rachel Leclerc nous avait éblouis avec La patience des fantômes,premier volet d’une ambitieuse saga gaspésienne un brin déroutante où lepassé et le présent s’amalgamaient dans une écriture poétique à souhait. Pourson cinquième roman, Le chien d’ombre, la romancière et poète renoue avecles personnages du clan Levasseur, pour notre plus grande délectation.Au moment de la parution de Noces de sable (Boréal, 1995; prix Henri-Queffélec),certains avaient qualifié le premier roman de Rachel Leclerc de « faux romanhistorique »; et cette appellation avait été invoquée à nouveau pour La patience desfantômes, qui mêlait allégrement une reconstitution d’époque fort bien échafaudéeà des anecdotes familiales relevant du souvenir ou de la pure invention, peu importe.D’ailleurs, l’écrivaine ne faisait-elle pas écrire à Richard Levasseur, le narrateur de sonroman, comme elle romancier et poète d’origine gaspésienne, « tant pis s’il m’arrived’inventer pour combler des lacunes, l’anecdote et l’affabulation ne pourront pasempêcher la véritable essence de ces hommes et de ces femmes de se révéler ànous, nous qui avançons en aveugles. »Ce précédent roman nous plaçait résolument dans l’imaginaire de cet homme hantépar les spectres de sa lignée, tiraillé entre le désir de témoigner de leurs histoires etune certaine impudeur à l’idée de révéler au grand jour les secrets de famille, dontcertains qu’il aurait peut-être préféré laisser dans l’ombre. Dans Le chien d’ombre,nous retrouvons Richard en proie à un inquiétant sentiment d’irréalité qui l’a envahiau lendemain d’un accident cardio-vasculaire survenu un an plus tôt.« Savez-vous combien de femmes, d’hommes, d’enfants de par le monde se sontréveillés une nuit et sont sortis pour obéir à une voix qui venait du dehors, une voixqui n’appelait qu’eux seuls? », demande notre héros, dans l’intrigant incipit du roman.C’est que, vacillant entre fantasmagorie et lucidité, Levasseur a lui-même entenduune pareille voix le convoquer. Et c’est ainsi qu’il se retrouve bientôt en pleinconciliabule avec le fantôme de son grand-père Joachim, juché sur une roche plate,cigare au bec, chapeau sur la tête.Bâtisseur visionnaire, personnage plus grand que nature, Joachim Levasseur aapparemment convoqué son petit-fils aujourd’hui sexagénaire dans l’intention delui confier une histoire que tous les membres du clan ignorent encore; il entend luiconfier l’itinéraire d’un fils inconnu, fruit d’un amour adultère, Georges, forcémentplacé en orphelinat dès l’enfance. Né d’un père inconnu, abandonné à sa naissancepar sa mère, victime d’abus sexuels, cet enfant illégitime parviendra, grâce à soncharme et à son intelligence, à mener la vie à laquelle il aspire. Mais pourquoi, peutonse demander, Joachim tient-il donc à raconter la vie de Georges? Pour exorciserses remords? Ce serait trop simple, comme explication…Pour faire écho au titre, beaucoup d’ombres planent sur ce récit gigogne,superbement mené par la romancière au style aussi élégant que suggestif. Lauréatedu prix Émile-Nelligan (pour Les vies frontalières, Le Noroît, 1991) et du prix Alain-Grandbois (pour Rabatteurs d’étoiles, Le Noroît, 1995), Rachel Leclerc excelle àcamper une atmosphère, esquisser un paysage, évoquer des existences tragiquestout en douceur, sans le moindre effet d’écriture superfétatoire.Une galerie de personnages masculins« Tu te souviens de tant de choses, Richard, mais pourquoi la plupart de ces chosessont-elles si noires? », de demander l’aïeul fantôme à son confident. « N’y a-t-il pasde beaux moments dans ta tête? Bien sûr qu’il y en a, mais beaucoup sont venusplus tard, ils ne sont pas de la même époque. Le temps a fini par t’apporter ce qu’ilaccorde aux survivants : un peu d’abondance et quelques amis venus du hasard,auprès desquels tu as appris l’amour et la liberté. » Tout un philosophe, ce Joachimdont le discours envoûte autant son petit-fils que le lecteur qui se laisse volontiersprendre au jeu de ce récit initiatique teinté d’un brin de réalisme merveilleux. Fascinépar les péripéties de la vie de Joachim et de Georges, on traversera ces pageshallucinées sans trop porter d’attention à ces indices discrets dont Rachel Leclerc asubtilement parsemé son roman et qui prendront tout leur sens à la conclusion.Mais au-delà des révélations et des coups de théâtre, ce sont les personnagesmasculins, forts et attachants, qui s’imposent et qui obligent l’adhésion au Chiend’ombre. Certes, il y a bien ici et là quelques femmes : Marie, la femme de Joachim;Dorothée, son amante illicite, mère de Georges; Bianca, la compagne de Richard;sœur Lucille, etc. Mais du propre aveu de la romancière en entrevue, en dépit deleur intelligence et de leur sensibilité, elles resteront à l’arrière-scène, discrètes,effacées même. Nettement plus impulsifs, plus en proie à leurs pulsions primales,les mâles occupent donc l’avant-scène de ce drame du mensonge, mensonge lié aufameux péché de la chair et au châtiment divin qui en fut la conséquence, dans unQuébec encore livré à la domination du clergé catholique.D’une génération à l’autre, les hommes du clan Levasseur s’efforcent de tenir lesrênes de leur destin, en sachant diffusément que toute existence comporte son lotde drames et de tragédies intimes qui laisseront des cicatrices si profondes qu’ellesseront elles aussi transmises en héritage, irrémédiablement. « Les petites histoiressont bien plus tenaces que la grande histoire », écrivait la romancière dansLa patience des fantômes, qu’il vaut sans doute mieux avoir lu avant d’entreprendreLe chien d’ombre. « Elles impliquent surtout des blessures qui se transforment enmythes personnels et en forces obscures devant lesquels il faut s’incliner. »Avec ses secrets inavouables, ses mystères crépusculaires et son écriture en demiteintes,ce roman de Rachel Leclerc se donne à lire comme une parfaite illustrationde l’insondable part de ténèbres logée au cœur de toute vie.LE CHIEN D’OMBRERachel LeclercBoréal288 p. | 24,95$LA PATIENCEDES FANTÔMESRachel LeclercBoréal264 p. | 24,95$LES LIBRAIRES • FÉVRIER-MARS 2014 • 13

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